ROMAN
Partie l
LE CHANTEUR PERDU
Près de la ville les vagues tumultueuses de l’Irtych se calment tout à coup, et le fleuve devient lent, lourd et calme. La ville se batît sur une haute côte sableuse: oseraie, bouleaux, buissons – et on vit tout de suite des maisonnettes délabrées aux toits en bois et marches vétustées, et derrière elles de longs bâtiments gris ressemblant aux baraques en pierre, - des entrepôts et des magasins. Derrière les entrepôts il y avait une mosquée, derrière la mosquée un cinéma en planches avec des colonnes et une pointe – il était construit il n’y a pas longtemps, les planches n’eurent pas encore le temps de noircir, et voilà qu’on pouvait déjà voir monter de vrais palais sur la montagne, couverts de fer, peint d’ocre et de vermillon, avec des hercules et déesses. Tout cela devait, selon l’idée de l’architecte, ressembler à Paris, Moscou et Pétersbourg ou même à Rome et à Florence. C’est juste que les noms des propriétaires de cette majesté n’étaient pas du tout florentins : Kocheliov, Stroganov, Galimov, et encore une dizaine de pareils. Il y a beaucoup de monde dehors, c’est bruyant dans la rue. Un chameau marche majestueusement avec une lèvre aristocratiquement décollée, de vraies troïkas russes s’envolent en faisant sonner crânement des clochettes— le vernis et les ressorts rouges brillent, des gens marchent avec des casquettes à la cocarde noble, des vieillards marchent en portant de longs surtouts, on voit des malakhaïs, des calottes, des châles gitans en roses et boutons (chaque bouton égalait une grande tête de chou), on voit aussi des blouses asiates coloriées, des costumes verts des mousses enroulés de ceintures. Les uns se renfrognent, les autrent sourient, et on voit que les uns ont un poids sur le coeur, les autres se réjouient, et cette joie gicle de leurs yeux et illumine le visage – chacun a sa propre façon de le faire, mais cette propre façon se rapporte aussi à quelque chose de général pour tous, à quelque chose de grand et d ‘inédit ce qui frappa les uns et les autres de la même manière. La source de la joie et de la tristesse est unique pour tous.
J’aime beaucoup cette vieille ville construite sur les côtes sableuses de l’Irtych, - je l’aime en été, en hiver, mais j’aime le plus au printemps, - quand les bouleaux commencent à fleurir, le duvet blanc tendre vole dans les rues, et le putier sent doux dans des jardinets sombres.
Et mainteant c’est aussi le printemps. Les maisons sont ornées de toiles rouges et de branches de sapin. On construit des tribunes et des arches sur les places, et partout le tissu rouge. Le pays fête l’un de ses jours les plus joyeux, la fête du premier mai.
Le soleil se lève. Les premiers passants apparaissent aussi dans la rue, les premiers rayons se posent sur les trottoirs et les flaques joyeuses printanières. Quelque part on entend le bruit sourd de tambour, et tout de suite en réponse une trompette cria, chanta et étouffa d’une voix rauque comme si elle se raclait la gorge. Trois hommes regardent dehors à travers la fenêtre ouverte. La chambre où ils se tiennent, est sombre et macabre, mais il y a beaucoup d’air. Et elle est décorée avec goût. Le plancher est couvert d’un tapis persan pourpre, au mur il y a un très grand suzané de couleurs peu vives - un dombre sur lui avec des incrustations riches nacrées. Il y a de la vaisselle en cuivre et porcelaine sur des rayons et la table, il y a de hautes cruches en cuivre à la gorge étroite ornées d’un dessin fin aiguillonné, des bols bariolés, des théières blanches rebondies aux roses bouffantes. Dans le coin il y a un coffre qui n’est pas simple non plus, il a un ornement forgé sophistiqué. Une table asiate basse couverte d’une nappe vive en soie complète la décoration de la maison. Et tout de même il fait sombre et macabre dans la chambre.
Trois homme regardent la fête du premier mai à travers la fenêtre.
Le premier a à peu près trente-cinq ans – son visage est bazané, au nez bossu et aux yeux noirs tristes. Il est grand et il a de larges épaules. Il porte une chemise blanche en soie avec un haut col droit, une ceinture fine ornée de médailles argentées et des bottes jaunes en maroquin. Il porte une blouse en velours au col en fourrure. De longs cheveux. Il ressemble à un poète ou à un peintre. Les femmes devraient tomber amoureuses de lui d’un premier coup d’oeil, mais maintenant il garde le silence et a l’air sombre. Il fixe le même point sans cesse et pense à sa chose à lui. On voit qu’ils viennent de terminer une conversation difficile. Ses deux interlocuteurs se tiennent loin de lui : un jeune djiguite bazané aux yeux noirs, pensif, aux cheveux frisés et au grand front sculpté. Il est habillé à la façon européenne. L’autre est immense, solide et puissant comme un jeune chêne. Il porte un chapeau kazakh rond bordé de fourrure, une blouse rouge boukhare, une large ceinture lourde argentée et des bottes chromées tissées. Son regard est lourd et aigu en même temps – on dit d’un regard pareil qu’il ne regarde pas mais qu’il vrille des yeux. Ses lèvres sont crispées. Son visage bazané est figé dans une grimace furieuse et douloureuse en même temps.
Les trois regardent par la fenêtre : un poète kazakh connu et ses deux élèves – Bourkout et Akpar. Bourkout est aussi poète, mais si son professeur Akhan est l’un des premiers kazakhs dans cette ville qui terminèrent le gymnase, Bourkout fit même ses études à l’université d’Omsk. Maintenant il enseigne la langue et la littérature dans les grandes classes. Akpar etait dans la même classe que Yoourkout, ils terminèrent le gymnase la même année. Maintenant Akpar travaille comme secrétaire d’un tribunal. Bien sûr que pour Akpar Karymsakov, héritier de la famille la plus riche et la plus connue du clan Sary, ce n’est pas une grande carrière. Dans ce clan des beys connus et des dirigeants de volost sont nés, et lui, il est juste « détupé ». Mais que faire. Ce n’est pas la même époque. C’est pour ça que ses lèvres sont crispées, son regard est lourd, son visage est sévèrement réservé.
Les trois regardent par la fenêtre.
La fête commença.
Les premiers drapeaux s’envolent, les premières colonnes passent – la faucille en or et le marteau se lèvent au-dessus des rangs. Quelqu’un commença la chanson, et voilà qu’elle se leva et s’envola. Maintenant c’est toute la place qui chante.
Ils chantent ! – dit Akhan. – Ils chantent de joie ! Les kazakhs sont les mêmes. Quels idiots ! Ils ne comprennent pas de quoi ils se réjouissent.
Il s’éloigna de la fenêtre et marcha à travers la chambre. Akpar le regarda et vit :
Oui, c’est pour une raison que vous avez chanté ça un jour :
J’ai attendu le printemps en vain :
Le rayon du soleil n’a pas brillé pour nous,
L’océan russe
Inonda de nouveau mon pays.
Akhan marcha de long en large deux ou trois fois, s’arrêta net tout à coup au milieu de la chambre et dit :
Notre malheur est dans notre crédulité. Nous sommes comme de petits enfants : celui qui va nous promettre un bonbon, on le suivra et on court ventre à terre. On périt à cause de notre crédulité.
Et il se remit à marcher.
—• Oui, — dit Akpar, - oui, c’est ça. On périt à cause de notre bêtise. C’est ça ! Vous avez absolument raison, Akhan-aga.
Akhan le regarda et sourit d’un air désolé :
Mais où est-ce que j’ai raison ? Mais avant je savais où mener notre peuple. Je l’appelais à s’unir, à lutter pour la liberté, l’indépendance, et voilà qu’aujourd’hui je regarde cette marche et... – Il rencontra un regard inquiet de Bourkout et ne finit pas la phrase. L’élève préféré regardait son professeur silencieusement, d’un air averti. On voyait qu’il ne comprenait pas tout et qu’il n’acceptait pas tout dans les paroles de son professeur. Et ayant capté cette incompréhension Akhan dit :
Et bien, on faisait tout ce qu’on pouvait. Et au final nous sommes restés absolument seuls. On est trois devant cette fenêtre, et là, dehors, il y a des milliers de gens. Regardez, ils marchent, ils portent des drapeaux,chantent « l’Internationale », et pas notre hymne national... Pourquoi ? Hein ? – et il regarda fixement Bourkout.
Vous êtes très irrité aujourd’hui, Akhan-aga, - dit Bourkout au lieu de répondre.
Irrité ? – Akhan s’arrêta et réfléchit. – Mais non ! Ce n’est pas le bon mot. Je ne suis pas irrité, je ne suis pas fâché, mais je suis dérouté, et je ne peux plus rien comprendre. Voilà qu’ils suivirent les Russes. Pourquoi ?
Mais même Abaï-aga nous appelait à étudier chez les Russes, - rappela Bourkout prudemment.
Etudier ! – sourit Akhan. – Mais est-ce que je suis contre cela ? Bien sûr qu’il faut étudier. Mais étudier, mon cher, - Akhan menaça du doigt, - ce n’est pas ramper. Aimer, ce n’est pas obéir. Je jure Allah, j’aime Pouchkine et Lermontov et Dostoïevski non moins que tout autre Russe, mais est-ce que de cela il est question ?
De quoi alors ? – demanda Bourkout.
Mon cher, par exemple, un Indien attaché au canon, tu te rappelles « Peine à Bombay » par Verechtchagin, n’avait rien à faire avec le fait si les Anglais avaient Shakespeare ou non. Les nègres mouraient aux plantations sous le fouet d’un surveillant bien que les Américains eussent Longfello. Un kazakh qui a perdu sa nationalité se transforme en un vagabond, un renégat, et qu’est-ce que cela fait qu’il récitera par coeur « Yevgueni Oneguine » ?! Il n’y a pas de plus grand malheur que de se séparer de son peuple, et il n’y a pas de plus grand bonheur que de vivre sa vie et de savoir qu’il te comprend aussi. Mais en dehors de la nationalité il n’y a ni bonheur, ni liberté. Perds la langue, et l’Ouest va t’avaler tout de suite. Tu as lu Kipling ? C’est un grand poète anglais, n’est-ce pa ? Voilà ce qu’il a écrit :
L’Ouest est l’Ouest, L’Est est l’Est,
Ils ne marcheront pas ensemble.
Avant qu’ils ne se montrent au tribunal de Dieu.
C’est dit noir sur blanc, - poursuivait-il. – Il y a le jour, et il y a la nuit. Il y a l’Ouest, et il y a l’Est. Et l’Ouest étouffe l’Est et veut l’avaler. C’est de cela que Kipling écrit.
Bon, Kipling n’est pas un bon exemple,- se renfrogna légèrement Bourjout. – C’est le même envahisseur portant un casque colonial avec une cravache. Dans le monde entier il ne voit et n’entend que sa propre Angleterre. Alors pourquoi le citer en exemple ? A l’Ouest il y a des autres, il y a beaucoup de nos amis...
Ah oui ? Beaucoup ? – hocha la tête Akpar. Avant il ne faisait que se taire et écouter. – Bon, peut-être ! Un tas d’amis impuissants et lâches et des millions d’ennemis non armés de cravaches, que ces cravaches sont des jouets, - mais de brownings et de mitrailleuses. Et les amis gardent le silence, mais les ennemis agissent toujours...
Il voulait ajouter encore quelque chose, mais il regarda Akhan et se ravisa.
Attends, - dit Bourkout, - l’Ouest veut avaler l’Est. C’est ça. L’Angleterre presse l’Inde comme un citron. C’est aussi vrai. Mais est-ce que tu rapportes ça aussi à nos terres ? Les Russes et les Anglais, est-ce que c’est la même chose pour toi ? Qu’est-ce que les Russes veulent de nous ? Ils veulent notre Terre ou quoi ? Mais leurs terres doivent leur suffire largement !
Exactement ! – Akpar se retourna brusquement vers Akhan : - C’est de notre terre qu’ils ont besoin. Ils ont des yeux insatiables et des mains avides, et ils ont besoin de nos troupeaux ! De nos montagnes ! De nos plaines ! Des jardins dans ces plaines ! Cinquante ou encore soixante ans passeront encore et tu vas te souvenir de moi : pas un lopin de terre restera chez nous pour nourrir une dizaine de moutons galeux. Le peuple kazakh est tombé en quenouille, s’est affaibli, a perdu courage. Il n’a ni chef, ni maître.
Alors, tu veux encore appeler tous au combat ? – sourit Bourkout. – Tu as besoin de Kenessary ou quoi ?
Pas Kenessary, mais... – Il ne finit pas sa phrase encore une fois.
Mais là même Kenessary ne va pas aider, - Akhan sourit-il tristement. – Et Tamerlan ne va pas aider non plus. Où est son empire ? Il est mort, et son Etat s’est défait comme une étoffe pourrie. Et là où se tenait Otrar, la plus grande ville de l’Est médiéval, - on ne voit que la steppe, des buttes et des ravins. Et est-ce que tu te souviens de l’empire d’Alexandre de Macédoine ? Mais comment il était ? Le monde entier n’a pas vu un empire pareil. Des Balkans jusqu’à l’Inde. Et Iskander est mort, et l’empire s’est écroulé. Non, Bourkout, l’époque des envahisseurs est passée. Et on ne construit pas un Etat sur les os des peuples conquis maintenant. C’est avant qu’on appelait la Russie la prison des peuples...
Et maintenant ? – demanda Akpar.
Et maintenant chaque peuple la glorifie pour sa libération ! Tu entends comment ils crient et chantent derrière la fenêtre ? Mais nous ne sommes pas avec eux. Nous restons derrière la fenêtre. Et cela est pire que la mort pour les écrivains, mes chers. Un vrai écrivain, il marche comme une ombre avec son peuple, il est sa conscience, sa fierté, son intelligence, son honneur, et des écrivains comme nous qui restent sans rien faire et gardent le silence, c’est...— Il réfléchit, garda le silence et termina : - C’est comme avec un albatros.
Avec un albatros ? — demanda Akpar avec étonnement. – Je pense que c’est un oiseau marin, non ?
Oui, c’est un oiseau marin, - Akhan hocha-t-il de la tête. Et un grand poète a écrit une poésie sur cet albatros. Des matelots l’ont attrapé, l’ont lâché sur le pont. Et voilà qu’un grand oiseau blanc marche à travers les planches, il s’abat mais il ne peut pas s’envoler, ses ailes ne le laissent pas s’envoler, elles sont si grandes que pour s’envoler elle a besoin de l’espace, mais où va-t-il le prendre ? Sur les planches ?
Et alors ? — demanda Bourkout.
Tu ne comprends pas ? « Voilà comment tu es, poète », - dit Bodelaire, c’est sa poésie, et elle a été traduite par P.Y.,c’est-à-dire par Pavel Yakoubovitch, un grand écrivain russe, - voilà comment tu es poète, tu peux voler seulement quand tu es entouré de ton élément naturel. Et l’élément du poète est son peuple. Si le peuple n’a pas besoin de poète, personne n’a besoin de lui. Même il n’a pas besoin de lui-même. Et tu vois : le peuple, il est là, et nous, on est ici. Et si c’est comme ça, on a un seul chemin.
Lequel ? – demanda Bourkout. – Quel chemin, maître ?
Akhan se remit à marcher à travers la chambre. Les deux élèves le regardaient. Tout d’un coup il s’approcha de la fenêtre, il prit la boucle de la fenêtre et se tint ainsi sans bouger pendant une minute. Quand il se remit à parler, sa voix était silencieuse et pensive.
- J’aspirais à beaucoup de choses dans la vie, - dit-il, - j’ai promis beaucoup de choses, mais je n’ai rien fait. Rien du tout. Si l’on y pense, - sourit-il même. – Je marchais, je chantais, je me réjouissais, mais je me suis retourné et j’ai vu que j’étais dans le désert. La chaleur, le sable, la mort, mais je n’ai plus de forces de revenir. Voilà tout. La fin ! Je me suis perdu dans le désert !
Et c’est vous qui le dites ? – demanda Akpar avec étonnement. – Vous, dont les chansons tout jeune homme et toute jeune fille connaissent par coeur dans les aouls les plus éloignés.
Oui, en ce qui concerne la lyrique amoureuse, je suis le maître ! – sourit Akhan tristement. – Je chante doucement. Chacun le dira. Mais est-ce que de cela le peuple a besoin maintenant ?
Mais alors ? – demanda Bourkout avidement. – De quoi a-t-il besoin, maître ? Dites-nous.
Je pense qu’il a besoin de la liberté. Et je l’appelais à la libération ? De qui – on me demandait – on doit se libérer ? Je répondais – des Russes. Et je disais encore à mon peuple que sa force est dans son union. Je l’appelais à s’unir, et toujours contre les Russes. Et il se trouve que mon peiple cherche la liberté à sa façon, et il comprend l’union d’une autre façon, - et tu entends quelles chansons ils chantent derrière la fenêtre ? Et ils marchent tous ensemble sous le même drapeau rouge. Les Russes et les Kazakhs ! Et les mots « nationaliste », « nationalisme » sont comme des jurons pour eux ! Les Kazakhs et les Russes. C’est là le problème.
Un jour vous parliez autrement, - prononça Akpar en fixant attentivement son maître.
Un jour ? – redemanda Akhan, et il y avait quelque chose d’important dans sa voix. – Oui, un jour mais je ne comprenais pas beaucoup de choses !
C’est plus exact de dire : je ne comprenais rien. Bon, on ne va pas se souvenir de quelque chose qui avait lieu au passé. Et est-ce que tu te souviens bien des poésies de Blok ? Celles-là :
On va nous enterrer,
La pauvre maison va se couvrir d’herbe.
Et on va entendre : loin, haut.
Il pleut sur terre quelque part...
Il lut cette poésie jusqu’à la fin et dit :
Voilà ! Et vous dites – « un jour » ! L’homme bête s’agite, cherche sa place, et il se trouve que sa place est là !
Où ? – demanda Bourkout d’un air inquiet et s’approcha d’Akhan. – Maître, pourquoi avez-vous lu cette poésie maintenant ?
Le tombeau, c’est comme ça que cet endroit s’appelle, le tombeau,- dit Akhan. – Il n’y a rien de plus solide dans le monde qu’un tombeau. Ni le feu, ni la balle peut l’atteindre. C’est comme ça.
Il marcha, s’étendit juste sur la couverture, il n’ôta même pas ses bottes et il ferma les yeux.
Maître, - l’appela Bourkout timidement. Il eut soudain très peur. C’était comme s’il avait senti la respiration piquante de la mort. Il n’y avait pas assez d’air dans la chambre. Un poids était sur sa poitrine. – Akhan-aga, - appela-t-il de nouveau. Et de nouveau le maître ne lui répondit pas. Ses yeux étaient fermés, ses lèvres crispées, mais il ne dormait pas – on pouvait le voir selon sa respiration rapide et saccadée.
Une vieille entra dans la chambre. Elle mit une cruche de koumys, trois bols sur la table et sortit en silence. Et dès que la porte se ferma après elle, Akhan se leva du lit et s’approcha de la table. Ses mouvements étaient mesurés et exacts. Il sortit une louche et se mit à mélanger le liquide jaunâtre visqueux – le koumys des juments poulinées, on le lui emmenait des lointains pâturages montagnards. Ensuite il versa du koumys dans les bols et dit :
Je vous prie, essayez.
Et il but du bol le premier.
Pendant quelques minutes tous buvaient en silence.
C’est du bon koumys, - loua Bourkout en essuyant les lèvres, - ce n’est que chez vous qu’on peut le boire. Et pourquoi vous ne le buvez pas vous-même, Akhan-aga ? Vous en avez bu un peu et vous l’avez mis sur la table. Buvez !
Je n’ai pas d’appétit, - se crispa Akhan. Il se leva et se remit à marcher dans la chambre.
Bourkout le regarda et ne se retint pas.
Akhan-aga, cessez de le torturer, - dit-il en sautant. – Vous avez peur de quelque chose ou quoi ? Vous avez peur qu’on va vous faire quelque chose pour cela ? Les autorités soviétiques font justice seulement de ses vrais ennemis ! Est-ce que vous êtes un ennemi ?
Akhan sourit :
Tu comprends le mot « ennemi » d’une façon bizarre. Alors, selon toi, l’ennemi est celui qui sape les ponts ou met le feu aux aouls ? Non, pour eux l’ennemi est chacun qui est contre leurs idées. Et leur idée est de rendre tous authentiques. Et pour cela il faut éteindre la conscience, infliger leur volonté à tout le monde. Et pour l’atteindre il faut tout de même détruire ceux qui réveille, dirige, éduque cette conscience du peuple. La fierté des meilleurs fils du peuple. C’est par cela que commence la chasse aux poètes, penseurs, professeurs. Ce sont eux qui souffrent les premiers. C’est mon destin aussi.
Et alors c’est le nôtre aussi ? – demanda Bourkout.
Non, vous êtes différents, - répondit Akhan. – Vous êtes jeunes, forts, on ne pourra pas vous vaincre si facilement. Vous allez encore déployer vos ailes.
Et vous ?
— Et moi, je suis vieux, fatigué et j’ai des cheveux blancs. J’avais des ailes à l’époque, mais elles sont vieiiles, il y a peu de plumes. Je voudrais juste atteindre le gîte. Je ne pourrai vous montrer aucun chemin ! A part la fureur, je n’ai plus rien, et la fureur est une mauvaise conseillère. Je peux vous dire la seule chose : aimez votre peuple ! Aimez-le de tout votre coeur ! Pas comme moi, d’une manière sage, de votre propre manière. – Il s’approcha de ses élèves et les entoura de ses bras. – Et maintenant, partez ! Allez vous promener, regardez la fête, et moi... Je suis fatigué, je vais me reposer. – Et il les accompagna jusqu’à la porte.
Au troisième étage déjà ils rencontrèrent deux soldats de l’Arméé Rouge. Les soldats montaient et étaient si pressés qu’ils ne regardèrent même pas leurs amis. Bourkout allait s’attarder, mais Akpar le tira par la main silencieusement et fortement.
Qui sont-ils venus chercher ? – demanda Bourkout quand ils se retrouvèrent dehors.
Allez-vous-en ! – ordonna Akpar et il courut presque.
Il y avait beaucoup de monde et il y avait du bruit. La démonstration termina déjà, mais c’était une journée claire, ensoleillée, et les gens ne voulaient pas rentrer chez eux. Par ci et par là de petits groupes de gens dansants et chantants apparaissaient – en se tenant par la main les gens marchaient dans les rues, et une assez grande foule se rassembla près d’une maison en bois. On chantait là. Un grand homme maigre se tenait devant une fenêtre ouverte et chantait.
Les amis s’arrêtèrent.
L’homme maigre chantait :
Le chemin s’avance, s’avance,
Et je le suis.
Qui sait combien de jours et de nuits encore dois-je marcher ?
Je me suis remis en chemin,
Mais le lointain est si loin...
Vais-je me retrouver quelque part,
Ou les vents vont chanter
Ma cendre au-dessus des tas de sable ?
Oui, les vents vont chanter ma cendre...
Et le lointain est large...
Il chante une chanson bizarre, - dit Bourkout. – C’est la joie ici, et il ...
Mais elle convient absolument à notre humeur, - sourit Akpar légèrement. – C’est comme s’il l’avait choisie exprès. Oh, maître, maître !
Partons, - se renfrogna Bourkout, - Voilà que l’orchestre s’approche de nous.
Ils prirent le côté opposé de la rue et s’arrêtèrent pour réfléchir où se mettre. Et Bourkour saisit tout à coup son ami par la main :
Regarde, regarde.
Ils se tenaient maintenant de l’autre côté de la rue en travers de la maison d’Akhan. Et à l’étage supérieur une fenêtre s’est ouverte d’un coup brusque comme si c’était un coup de poing. Le poète se tenait et regardait la rue.
Qu’est-ce qu’il fait ?! – cria Bourkout tout à coup.
Akhan sauta soudain sur l’appui de la fenêtre et se figea là pour un moment, ensuite fit un mouvement insaisissable et plongea dans l’abîme de quatre étages ouverte devant lui.
Arrête-toi ! – cria Bourkout. – Mais arrête-toi Et il se mit à courir vers l’endroit où déjà une foule se rassemblait et continuait à s’agrandir. Le professeur était couché le visage en bas du pavé, les bras écartés, et une mare sombre commençait à augmenter près de lui. Il était encore en vie, parce que quand un milicien s’approcha (la foule
s’écarta en silence devant lui), se pencha et prit Akhan par la main, celui-là ouvrit lentement les yeux et les ferma ensuite. Cinq minutes après, quand le médecin arriva, Akhan était déjà mort.
Akpar tira Bourkout de la foule presque par force et l’emmena à la maison.
Allons, allons, - disait-il. – Il ne faut pas qu’on nous voie. Maintenant ce sera l’enquête, les questions – comment et quoi, et on ne pourra plus l’aider.
Ils marchèrent un quartier à peu près, et Bourkout s’arrêta.
Non, ces morts ne passent pas en vain, - dit-il avec une conviction profonde, - quelqu’un doit répondre pour chaque goutte de sang du maître..
Bien sûr, - opina Akpar avec empressement. Pour chaque goutte.
Bourkout se tint, réfléchit. On voyait ses pommettes bouger et ses noeuds gonfler.
Et que je sois maudit, - dit-il enfin, - si je l’oublie.
Mais bien sûr, - continua Akpar en hâte. Voilà ma main. Vengeance pour le maître.
Vengeance, - confirma Bourkout. Il garda le silence, pensa et ajouta : - La vengeance impitoyable à tous les ennemis. A tous.
II
Bourkout avait sept ans quand on l’avait emmené de l’aoul et il était admis au medrecé de Karnak – l’école supérieure de la science musulmane en Asie Centrale. Ce jour chaleureux lui est toujours mémorable. Il faisait très étouffant ici et il ne faisait pas de vent. Un ciel échauffé brillait au-dessus de sa tête. L’école se tient sur la butte, et en bas on ne voit que sa pointe –des dômes et des minarets - tout le reste est inondé en verdure profonde et sombre. Le garçon marchait à travers la cour, et à chaque pas il rencontrait des vieux portant des turbans blancs avec des chapelets entre es mains et des mullahs lentifs aux barbes aigues. Deux élèves, il le vit, sont assis sous un arbre avec un in-folio ouvert et, en se balançant comme des bamboches, chantent quelque chose. Mais un mullah passa devant eux, et ils se mirent debout tout de suite et s’inclinèrent devant lui. Et l’aîné d’eux allait déjà sur ses 30 ans. Bourkout marchait et s’étonnait. Après les montagnes, les côtes sableuses et les lacs bleus, les minarets irisés, les turbans verts, les vêtements bariolés chinés suprenaient Bourkout par leur diversité des couleurs. Il était prêt à rire et crier de surprise joyeuse quand il regardait les dômes brodés, les corniches de la mosquée d’Achmet Yassavi. Il s’attendrissait jusqu’aux larmes quand il entrait dans l’obscurité épaisse verte des vergers cachés des étrangers par de hautes palissades. Il était aussi frappé par la grandeur des marchés – des melons verts, jaunes et oranges décorés de dessins de serpent ; des ânes chargés de somme de toute sorte ; des tapis pourpres hirsutes couchés par terre.
Mais voilà que les études commencèrent, et dès le premier jour il voulut mourir ou s’évader d’ici même au bout du monde. On le mettait à genoux. Il n’arrivait pas à comprendre le rinceau arabe rusé, et c’est pourquoi on le battait, et il s’endormait en larmes. Il n’avait de gîte nulle part. Les camarades le taquinaient et les professeurs le chassaient. Un an passa ainsi. Mais vers le commencement de la deuxième année il lisait déjà le Coran couramment, et à douze ans il connaissait l’arabe, le perse, le tchagataï, citait « Chackh-Namé », « Loïli et Medjnoun », il récitait les contes de «Mille et une nuit». Probablement il aurait pu devenir un mullah talentueux ou même prêcheur si quand il avait eu treize ans , son père ne serait pas venu soudain et l’aurait emmené à Akchatyr au gymnase russe. Et le premier jour de son arrivée dans cette ville Bourkout se souvenait aussi avec une clarté surprenante. Il se souvenait des côtes rocheuses de l’Irtych, de la grande ville avec des larges rues spacieuses, des maisons ferrées en pierre à deux étages ; uune foule aux marchés et sur des places ne ressemblant pas du tout à la foule tourkestane, ce n’étaient pas des turbans, des voiles, toques et des malakhaïs, mais quelque chose d’absolument différent – des chapeaux, des casquettes, des bonnets. Au gymnase il avait dû attaquer le russe au lieu du tchagataï. Et comment ! Ecrire des dictées et des compositions. On donnait seulement un trois pour trois fautes, cinq fautes équivalaient à « mauvais », à un point. Il était toujours à « passablement », et il n’avait jamais atteint « très bien », mais il avait appris à parler russe très bien. Mais il n’oubliait pas non plus le monde ailé de l’Asie, ses chansons, contes et poèmes. Maintenant il étudiait la littérature kazakhe classique : « Koblandy », « Kozy-Korpech et Baïan-Slou ». Il avait lu mille fois des brochures litographiées publiées à Kazan et Tachkent. Et il aimait aussi les poésies d’Abaï. Ils lui rappelaient son aoul, les jours où il courait vers le lac avec ses camarades , les mêmes gamins maigres aux jambes bazanées, pour pêcher avec un filet. Jusque là il a toujours ce souvenir dans sa mémoire – un souvenir pas du tout remarquable. Il marche sur la côte du lac à travers un petit mais très large bosquet vert et lit les poésies d’Abaï à mi-voix. Autour il y a beaucoup de monde, mais personne ne fait attention à lui – un jeune homme qui marche et lit des poésies sans cesse. Peut-être qu’il est un peu sôul, ce n’est l’affaire de personne ! Tout le monde est un peu soûl par cette claire soirée de mai ou de juin chaude. Mais par cette soirée peu remarquable et en général ressemblant aux centaines d’autres soirées Bourkout ressentit pour la première fois la trépidation
d’une poésie naissante. En conséquence il parlait de lui-même : « Ce soir-là j’entendis un rugissement de lion en moi ». Il appelait la voix d’une muse le rugissement de lion. Ce jour-là il écrivit sa première poésie. Le lendemain matin il en écrivit une autre. Il en écrivit après la troisième et la quatrième. Les poésies bouillonnaient en lui avec une telle force que pendant toute la journée il était abasourdi par leur résonance. Et leur résonance l’entourait pendant la journée, elle venait dans son sommeil, elle le forçait à chanter en marche, elle s’élançait pour être sur papier et le déchirait. Un an après on commença à parler de Bourkout, un an encore après il rencontra Akhan et le fit son élève. Depuis ce temps-là dans ses poésies qui chantaient avant juste l’amour, la nature, le koumys et l’amitié, apparurent des mots « La Patrie », « Ma Kazakhia », « Frère Kazakh ». Cela coïncida avec la révolution, les tirs dans la rue, les drapeaux rouges, des gendarmes arrêtés, des magasins pillés des « Frères Chakhvorostovy ». Les gens commencèrent à se diviser en partis, et des barricades apparures dans une rue. Un grand homme maigre aux longs cheveux et au pince-nez annonça la création de la République Soviétique. Ce jour-là Bourkout composa la poésie « Mes frères kazakhs », et il n’y avait plus ni joie, ni sensation de bonheur, mais la tristesse amère, les pensées au passé et la peur pour le futur. La joie qui pénétrait ses premières chansons, parfois des chansons très imparfaites encore, disparut dès ce jour-là. Et pendant ces années difficiles Akhan périt. Sa mort était pour Bourkout comme un coup sous le coeur. Il ne pouvait ni se réconcilier avec elle, ni l’expliquer. « Non, il ne se suicida pas, on le tua », - disait-il et se souvenait de ces deux soldats, et quand on le demandait : « Qui l’a tué ? » - il montrait l’ouest de la main en silence. Voilà que pendant ce temps Akpar gagna son coeur. Le destin avait fait comme s’ils étaient destinés pour être amis ou contraire pour être des ennemis mortels
Ils sont nés dans la même volost, ils entrèrent au gymnase la même année et la terminèrent en même temps. Ils étaient assis devant la même table, ils faisaient la cour aux mêmes filles, et les amis disaient d’eux : « Oui, amis, mais ennemis ». « Même s’ils sont des ennemis, ils sont quand même des amis ». Et il faut dire qu’il y avait beaucoup de raisons à ça. A commencer par les poésies. Il semble qu’il n’y a pas un seul kazakh qui n’avait pas composé de poésies dans sa jeunesse, - Akpar aussi écrivait des poésies à l’époque. Le journal régional publiait ses chansons assez déliées, ensuite il commença à se publier dans les revues « Aïkap » et « Sana » et se mit à écrire des poèmes. Il y avait peu de poésie en eux, à vrai dire, mais plein de citoyenneté. Et quelle citoyenneté ! Le jeune poète se souvenait d’Alach-khan, du khan Ablaï, de Kenessary. Il les appela tous à se lever du tombeau et mener le peuple à la victoire ou à la mort. Les mots étaient forts et solennels, chaque ligne finissait avec un point d’exclamation. Ayant lu ses poésies Akhan dit d’un ton peu sûr : « Mais alors, tu as de bons sentiments, pour cela on va te pardonner beaucoup de choses ».
Et c’était le seul louange que le professeur avait jamais fait à son élève. En ce qui concerne Bourkout, il le louait beaucoup et volontiers. Le professeur manquait toujours de réserve et d’un tact sage. Soit il détruisait, soit il louait copieusement. Il pouvait tout simplement nommer Bourkout un génie. C’était la première raison de leur rivalité.
La deuxième était d’une nature un peu différente. Les deux amis-ennemis étaient amoureux de la même fille, et elle choisit Bourkout. La jeune fille s’appelait Olga, elle était la fille du directeur du gymnase. Une belle grande fille aux cheveux châtains et avec un tresse jusqu’à la terre. Les deux poètes lui dédiaient les poésies, les deux lui écrivaient des poésies dans l’album, les deux composaient des chansons pour elles et les interprétaient eux-mêmes. Olga avait grandi dans cet endroit, et la langue kazakhe était pour elle comme maternelle. Et le fait qu’elle avait quand même choisi Bourkout, avait presque mis Akpar au désespoir. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi Bourkout se retrouvait toujours à la première place et en quoi ce plouc qui avait grandi dans l’aoul était meilleur que lui – il n’était pas un improvisateur, et sa technique de poésie était médiocre, et sa langue n’était pas si bien pendue que chez lui, Akpar. Mais étant un homme intelligent et pratique Akpar comprit tout de suite une autre chose : il est bête d’être ennemi avec celui qui a le levier et appuyer sur llui. Et il trouva ce levier – c’était la mort du professeur. Il faut commencer par elle.
Et Akpar commença. Quand il dit à Bourkout qu’il serait bien de faire un répas funéraire – ce sera bientôt le quarantième jour depuis le jour de la mort du professeur. Bourkout même eût des larmes aux yeux. « Mais bien sûr, bien sûr ! » - s’écria-t-il. Et ajouta : « Tu fais bien, Akpar »
Il faut juste scrupulesement préparer la liste des invités, - dit Akpar. – Il n’est pas possible que des étrangers soient présents à ce repas.
C’est ça, - accepta Bourkout.
Je pense que nous allons nous réunir au restaurant Potapov. Pendant la journée il n’y a pas de bruit là-bas. On va réserver un cabinet séparé et on va s’enfermer. On aura des choses à discuter.
Bourkout accepta cela aussi. Le restaurant Potapov était vraiment créé pour ces rendez-vous. Comme tous ces restaurants de l’époque de la Nep, il était décoré des palmiers artificiels enveloppé de feutre pourpre, avec des feuilles faites de planure painte, décoré des nymphes et des bacchantes L’orchestre « roumain » y jouait – violon, guitare et piano, - des gitans chantaient, des femmes avec des ronds bleus autour des yeux et des lèvres vives laquées se tenaient devant les tables. Il y avait beaucoup de soie,d’atlas, de batiste dans le restaurant, ça sentait la poudre, l’oignon frit, les cigares. D’une manière générale tout était comme il faut : la musique résonne, les gitans crient et glapissent, et tout le temps des serveurs aux dos cambrés, avec des papillons noirs et des revers brillants, filent sans bruit dans la salle. Alors, c’est un restaurant comme les autres. Tous les restaurants de la Nep sont un peu pareils, les uns sont un peu plus propres, meilleurs, d’autres sont plus simples et plus sales.
Pour quarante jours les hôtes étaient donnés un cabinet particulier de « négociant », c’était une assez grande pièce pour quarante personnes à peu près. Au milieu de la pièce il y avait une table, au-dessus de la table sur le mur entier était peint « Le dernier jour du Pompei ». Et après l’avoir regardé Bourkout pensa : le fait que c’est ce tableau-làqui apparut au restaurant que des nepmans, des prostituées et des déprédateurs fréquantaient, avait définitivement un sens supérieur.
Il y a beaucoup d’invités, mais ils sont assis sans faire du bruit, sur la table il n’y a ni vin, ni vodka, juste des cruches avec le koumys, il y a aussi son compatriote (ils sont du même aoul) et un parent lointain Khassen qui est aussi poète et chanteur, mais ces chansons sont absolument différentes que celles de Bourkout – il vient d’une famille pauvre, pendant toute sa vie son père travailla pour des riches, tantôt chez des Russes, tantôt chez des Kazakhs, et il avait légué à son fils d’avoir la patience et de travailler. Et Khassen n’aurait pas contourné le destin de son père si la révolution n’avait pas eu lieu. La raison pourquoi Bourkout le fit venir ici n’est pas très claire. Il serait convenu à toute une autre compagnie de gens. Akpar se tient près de la fenêtre, il fume et regarde Bourkout. Khassen allait prendre un dombra, mais il toucha juste ses cordes du doigt et le mit de côté.
— Il n’y plus personne qui puisse en jouer, - soupira Bourkout. – Notre chanteur a péri. Il nous a quittés au moment le plus difficile. Il s’est envolé...
Tu dis qu’il nous a quittés ? Qu’il s’est envolé ? – Akpar hocha la tête
— Non, il ne s’est pas envolé et il ne nous a pas quittés. Il n’a pas quitté la vie, mais on l’a chassé. Il s’est sauvé d’une traque acharnée. Des chiens le saisissaient déjà par les talons, mais il a été plus malin qu’eux et il s’est évadé.
Khassen se retourna et regarda Bourkout.
Bon, alors, on peut dire, bien sûr, qu’il est parti, - Bourkout se mit-il à parler. – Mais quoi qu’on dise, la vérité est que le maître n’est plus avec nous. Mais en nous quittant il nous a dit : « Mes enfants, kazakhs, tenez-vous la main plus fort et ne vous perdez pas de vue. Vous êtes les meilleurs de notre peuple qui a tant souffert, vous êtes son seul espoir. Votre devoir devant eux est de se rassembler. Se rassembler au nom de la lutte. La lutte sera difficile et inégale, peu de vous en sortiront vivants, mais nous n’avons pas d’autre chemin »
Il n’y a pas d’autre chemin, - comme en écho confirma Akpar. Et Khassen toucha de nouveau les cordes, et comme une respiration, des sons tristes de « Aksak-koulan » retentirent dans la pièce. Bourkout le regarda et continua :
Quarante jours passèrent. Seulement quarante ! Et à moi il sembla qu’un mi-siècle avait passé. Pas une nuit j’ai dormi depuis le temps que j’avais vu le coprs du maître sur le pavé. La fureur m’étrangle, mes frères. Akpar a dit la vérité – notre maître n’est pas mort, on l’a tué, on l’a mis de force dans le tombeau, - et voilà on n’a personne qui en soit responsable. Ce n’est plus la même époque quand un batyr prenait une épée et sortait seul contre quarante ennemis. On ne voit pas maintenant les ennemis – ni un seul, ni quarante. Et tout de même ils sont cachés sous chaque buisson. Je l’ai bien compris pendant ces jours terribles. La mort d’Akhan-aga est une frontière effrayante pour chacun de nous.
Les sons du dombra s’éteignirent. Khassen le mit dans le fauteuil avec précaution et se leva.
- La mort d’Akhan est une plaie qui ne se fermera jamais, - dit-il. – Quand je me tenais devant son tombeau, je ne pouvais pas parler, je ne faisais que pleurer. Parce qu’on marche tous dans notre steppe, le même soleil brille dans le même ciel pour chacun de nous, les mêmes montagnes nous entourent, et voilà qu’on lit des chansons d’Akhan et qu’on comprend qu’il a vu tout ça avec des yeux de génie – en couleurs plus vives, d’une manière plus saillante que nous. Et quand on écoute ses chansons, on voit soi-même la steppe aussi vive, magnifique, riche que lui.
Voilà ! – s’écria Bourkout. – Voilà que tu as dit les mots les plus nécessaires. On ne peut ni oublier sa mort, ni pardonner ! Ils n’ont pas le pardon. Ils ne l’ont pas et ne l’auront pas !!
De qui tu parles ? – demanda Khassen perplexe.
De ses ennemis, de ceux qui sont coupables de sa mort.
Coupables ! – soupira Khassen. – C’est là où est le malheur, mon cher, il n’y a pas de coupables. Il y a un coupable. Et ce coupable, c’est lui-même. Il se donna lui-même cette peine, et sa mort est une leçon. Mais c’est une leçon pour nous. Celui qui oublia son peuple, celui va mourir. Et toi, Bourkout, assimile bien cette leçon. Souviens-toi de l’histoire avec Kassym.
Avec Kassym ? – redemanda Bourkout perplexe. – Mais pourquoi...
Parce que, parce que, - dit Khassen avec conviction, - réfléchis bien à cette histoire. Réfléchis-y bien.
Et l’histoire de Kassym était ainsi : un jour le vieux Moldabek de la famille d’arguines avait emmené un orphelin d’Akchatyr dans son aoul, un garçon russe Kostia âgé de sept ans. Kostia avait des yeux bleus, des cheveux frisés et était tellement indifférent à la vie des adultes qu’il ne connaissait même pas son nom. Le vieux emmenait Kostia pour faire de lui un aide-berger, mais le laissa dans sa famille comme son fils – il n’avait pas d’enfant, - et bientôt on donna un autre prénom à Kostia, celui de Kassym Moldabekov, et il commença à appeler le maître akhé son père, et la maîtresse Bigaïcha sa mère. Ses parents parents adoptifs lui donnèrent un malakhaï kazakh et un tchapan kazakh, lui firent coudre des tchouviakis pour les jours ordinaires, et des bottes bordées pour les fêtes, et jusqu’à son service militaire Kassym restait kazakh. Il jouait aux assyks avec des enfants, chantait « Kamajaï », participait à la la baïga , et à dix-neuf ans on le convoqua pour servir dans l’armée, on le rasa, lui donna des vêtements de soldats, on lui apprit tant bien que mal à tirer et le chassèrent au front de l’Ouest. C’était l’été de 1916. En 1919 Kassym revint dans son aoul. Et ce n’était pas un retour joyeux – au lieu de son aoul il avait retrouvé des ruines et des tas de cendres – deux jours avant son arrivée des doutovtsys y avaient fait ravage. Ils tuèrent les parents adoptifs de Kassym – « N’aidez pas les bolchevyks, les chiens ». Pendant toute la journée Kassym errait dans l’aoul ruiné, s’asseyait à côté des vieilles qui pleuraient, parlait avec des vieillards qui faisaient comme s’ils étaient figés de tristesse. Vers le soir un détachement des soldats de l’Armée rouge arriva. Ils étaient envoyés pour saisir Doutov. Mais à la demande des vieilles femmes le chef du détachement laissa une dizaine de soldats pour creuser des tombes, - les bandits n’avaient pas laissé un seul homme fort en vie.
Jusqu’au soir on habillait les morts et on faisait ses adieux avec eux en pleurs. Et quand il fit tout à fait sombre, les soldats fatigués avaient fini de creuser un grande fosse – une fosse commune – et ils se mirent à y poser en pile des gens coupés et tirés. Le tour du corps de la mère vint aussi. On l’enveloppa en une vieille couverture en laine, et Kassym le porta dans ses bras vers la tombe. Et voilà qu’une vieille l’arrêta près de la fosse. Elle saisit Kassym par la main – boiteuse, aux cheveux hirsutes, maigres, laide comme une sorcière – et se mit à crier :
— Ah, Kassym ! Notre cher Kassym ! Mais qu’est-ce qu’on a fait à ces bourreaux aux yeux bleus ? Pourquoi ils ont fait ça à nous ? Notre cher Kassym, tu as été avec eux, tu fais partie d’eux ! Dis-nous, qu’est-ce qu’on leur a fait ?
Attends, - dit Kassym presque calmement. – Laisse-nous enterrer tout le monde, on parlera après.
Mais on n’eut pas la chance de lui parler. Le matin les soldats de l’Armée rouge l’apportèrent dans une capote. Un pied était nu – il se tira une balle dans la poitrine. Il détendit le pistolet à l’aide de son orteil. La balle passa à un doigt de son coeur. On l’emmena à l’hôpital militaire, et il y resta un an. Il revint dans l’aoul au printemps de 1920 et commença à bâtir tout de suite, sur la même place, près du lac. Ainsi le nouvel aoul apparut-il..
Plusieurs connaissaient cette histoire très claire et triste en même temps. Bourkout la connaissait aussi. Il voulut même écrire un jour un poème « Frère ».
Alors, - dit Khassen en regardant fixement Bourkout, - réfléchis à cette histoire, et tu comprendras quelque chose. En 1916 on battait pour la libération nationale, et encore pas contre les Russes en général, mais contre le tsar russe. Et maintenant, quand les Russes atteignirent la libération pour nous tous, pour les peuples de l’ancien Empire russe, notre chemin est de marcher avec eux.
Mais les Russes tuèrent notre maître, - dit Akpar.
Tu dis des bêtises, - se renfrogna Khassen. – Akhan se suicida parce qu’il ne s’était pas trouvé de place dans sa vie. Il comprit que le peuple n’avait besoin ni de lui-même, ni de sa doctrine. Alors, aujourd’hui il fallait admettre da faute, renoncer à tout ce qu’il enseignait avant, - et pour cela il n’eut pas le courage. La mort se révéla être plus accessible. Voilà tout. Celui qui ne veut pas vivre, il peut suivre son exempe, mais celui qui connaît bien le passé et qui vit au présent, - celui espère voir le lendemeain. Akhan n’avait pas ce lendemain.
Et toi, tu l’as vraiment, - sourit Akpar, - et tu es sûr que tu le connais ? Tu peux me dire comment il est, hein ? Est-ce que ton passé ne t’a rien appris ? Voilà Kassym, les Russes ont tué son père et sa mère, lui, il a peut-être compris quelque chose, mais toi ? Attends, écoute-moi – quiconque n’ait pas pillé nos terres, n’y ait pas mis feu, quconque n’ait pas tué nos proches ? Ce n’est pas juste Chinggis Khaan et Timour ! Il y avait aussi des Huns, des Djoungars, et Allah sait qui encore. Et nous, on n’aurait pas existé, si nos khans n’avaient pas compris de choses et s’ils ne s’étaient pas jetés aux genous des tsars et des tsarines russes. C’est vrai qu’ils ont perdu la liberté, mais ils ont gardé le peuple. Merci à eux pour cela.
Tu dis merci à quelque chose qui n’existe plus, - sourit le grand djiguite maigre qui se tenait près de la porte, - On a fusillé le dernier Romanov.
C’est vrai ! – s’écria Akpar. – On l’a fusillé. Nous sommes de nouveau libres. « Kaz-ach » veut dire « un homme libre » en traduction. Et maintenant on a devant nous une tâche sacrée : celle de s’unir. « Tous les Kazakhs en une famille » Voilà ce qu’on doit écrire aujourd’hui sur nos drapeaux.
Alors, qui t’empêche de le faire ? – Khassen fit-il une grimace fâchée. – Tout le monde marchera sous un drapeau pareil.
Ah oui, - Akpar cligna-t-il des yeux d’un air moqueur. – Et la lutte des classes ? L’égalité ? Les Russes ? Les classes ? Les riches et les pauvres ? La religion ? Les traditions de nos grands-parents ? Qu’est-ce qu’on en fait ? Les bolcheviks disent : les mosquées doivent devenir des écuries, les pauvres doivet piller les riches, les femmes en avant, les hommes en arrière ! Mais nous, on ne veut pas cela. On va lutter.
Mais avec qui ? – s’écria Khassen et se redressa. – Pour qui ? Tu es un homme bête. Et alors, à ton avis, dans la steppe il n’y a pas de riches et de pauvres, hein ? Il n’y a pas de bey et d’ouvriers ? Tu me le dis à moi, au fils d’un ouvrier ! Mais toi... – Il ne finit pas sa phrase.
Ne divise pas, ne divise pas mon peuple en deux parties, - s’écria Akpar et cogna son poing contre la table. – Il est déjà petit comme ça.
Tous les traîtres font ainsi. C’est la vieille règle de « divise et domine ».
Et tu as pensé à quoi tu appelles nous tous ? – cria Khassen. – Est-ce que tes paroles ne sentent pas le sang et la poudre ? Mais tu veux que des khans sanglants viennent de nouveau dans la steppe, et qu’ils soient suivis par des généraux sur des chevaux blancs. Qu’ils tuent et qu’ils mettent feu à tout de nouveau. Qu’ils esclavagent tous. Cela ne se fera pas, Akpar ! Tu m’entends : cela ne se fera pas ! On ne fera pas revenir le passé. Le peuple, qui errait dans la steppe comme un troupeau de saïgas depuis des siècles, se trouva un berger.
Et ce berger est un soldat de l’Armée russe avec une étoile sur le casque ? On les a vus quand ils allaient prendre notre maître ! – ria Akpar. – Bon, oublions ce berger ! Nous n’avons pas besoin de tel berger ! Et ne compare pas notre peuple à un troupeau de saïgas, mais compare-le avec une troupe d’aigles, ce sera plus juste. Et je te dis à toi, Khassen, ne nous fais pas d’obstacles sur notre chemin, ne sois pas notre ennemi – nous te détruirons.
Alors, ça, on verra ! – Khassen se leva-t-il de la table. – J’ai entendu des pires menaces, et des gens beaucoup plus sérieux que toi.
— Je ne te menace pas, je te dis que si tu vas contre nous, tu perdras ta tête, - grommela Akpar.
Mais ça suffit, - cria-t-on de tous les côtés. – Nous sommes venus pour un repas funéraire ou pour massacre ?
Oui, ça suffit vraiment. – Et Khassen prit son dombra entre les mains, et on entendit de nouveau l’air argenté de « Aksak-koulan » dans la pièce. Le bruit cessa tout de suite. Il fit un silence extrême dans la pièce, et juste à ce temps-là le soleil couchant fit irruption dans la pièce. «Le dernier jour de Pompei » rougit comme une blessure immense.
Ah, mon maître, - soupira Bourkout, - mais qu’est-ce que tu as fait, mon maître, à toi et à nous ! Tu aurais pu nous plaindre si tu ne pouvais pas le faire pour toi-même.
Oui, le peuple ne pardonnera jamais cette mort aux bolcheviks, - dit Akpar.
Parle en ton nom seulement, pas au nom du peuple, il ne t’en a pas donné le droit ! – Khassen cria-t-il.
Pourquoi ça ? – s’étonna Akpar avec arrogance. – Est-ce que moi, je ne suis pas le fils de mon peuple ?
Fi-ils ! – Khassen même mit le dombra de côté. – Quel fils ! Un fils avec un fouet à la main ! Et tu veux chasser ton peuple comme des brebis dans l’abîme. Toi, et ton ami là, - montra-t-il Bourkout.
Mais toi... – Bourkout fut tellement abasourdi qu’il ne trouva pas de mots tout de suite. – Et toi, tu es qui ? Moi je suis chanteur, akyn, poète, je chante les souffrances de mon peuple, le peuple chante mes chansons. Et que fais-tu ? Mais dis-moi.
Je lutte contre des gens comme toi ! – cria Khassen et tira la nappe si fort que la vaisselle en tomba. Tout le monde sauta de ses places.
Lâche-moi ! - cria Bourkout et s’échappa des mains du voisin.
On ne sait pas par quoi cela aurait fini si soudain la porte ne s’était pas ouverte et le serveur était entré avec une serviette sous l’aiselle.
Vous m’avez appelé ? Vous voulez commander encore quelque chose ? – demanda-t-il, et ces mots calmes, communs, et la chose la plus importante, la voix dont ils étaient prononcés, remirent tout à sa place. Bourkout s’assit lourdement. Khassen reprit son dombra et commença à toucher doucement les cordes. Akpar s’écarta jusqu’à la fenêtre.
Combien nous vous devons ? – demanda quelqu’un des invités.
Mais ne vous inquiétez pas, tout est payé ! – grimaça Akpar et repoussa le serveur. – Non, on n’a plus besoin de rien. On part maintenant.
Voilà ce que je veux te dire, - dit Khassen maussadement à Bourkout, quand le serveur sortit. – Bien sûr, tu es poète.
Et même un bon poète. Le peuple chante tes chansons. Tout ça est vrai... Mais tout de même tu ne connais pas ton peuple. Tu ne le connais pas du tout ! On ne pourra pas t’amener dans un nouvel aoul même à l’aide d’un lasso. Tu en as juste peur. Et alors, essaye de te dominer, vas-y, regarde, parle aux gens, pense à ce que tu as vu et entendu, - alors là on parlera, mais maintenant ça ne sert à rien.
Il partit, et tous les autres le suivirent. Bientôt il ne resta que deux personnes dans la pièce vide : Bourkout et Akpar.
Assieds-toi, - Bourkout invita-t-il son vieil ami, - regarde à quelle vitesse ils se sont dispersés ! L’un après l’autre, l’un après l’autre ! Voilà, Akpar, c’est le prix de leurs mots et de leurs actions ! Dès que cela touche à quelque chose de réél, tout le monde s’en va. Et là on n’avait même pas d’affaire réelle, juste des mots graves « Kazakh », « nation ». – Il eut un rire jaune. – Oui, maintenant on doit craindre même des mots pareils.
Akpar gardait le silence. Il était assis et le regardait avec un air railleur, et cela enfin mit Bourkout hors de lui.
Et pourquoi tu ris ? – demanda-t-il. – Tu trouves mes mots ridicules, c’est ça ? Alors pourquoi tu n’es pas parti avec eux ?
Akpar ne bougea pas.
Tu regardes dans la mauvaise direction, - dit-il. – Tu ne peux pas distinguer l’ami de l’ennemi, c’est pourquoi tu es seul. Et tu le seras. Mais rappelle-toi : nous avons vu la mort du maître ensemble. Nous avons aussi vu ses tueurs, c’est bien ça ?
Et alors ? – demanda Bourkout.
Et il a passé ses dernières heures aussi avec nous deux, c’est ça ? Est-ce que tu le comprends ou non ? Tu dis « Vas-y ». Mais je n’ai pas de place où aller sans toi, c’est à nous deux que le maître a laissé son affaire, alors que signifient nos petites querelles en comparaison avec ça ? Et est-ce qu’il est vraiment question du fait que tes chansons sont meilleures que les miennes, qu’Olga t’aime, et qu’elle est
Indifférente envers moi ? C’est la vie ! Non, ce n’est pas à ça que nous devons penser maintenant. Tiens ma main – je n’ai pas eu d’ami plus fidèle que toi, et je n’en aurai pas, si tu es vraiment prêt de te charger de ce fardeau ?
Quel fardeau ? – demanda Bourkout.
Le fardeau de la libération nationale, mon cher ami, de la lutte pour notre peuple. Mais alors, donne-moi la main. C’est un fardeau lour, peut-être, même écrasant, mais il n’y a plus personne à le porter à part nous deux. Tu as bien vu ce qui se passait ici. – Akpar tendit sa main. Bourkout la serra amicalement, et ils se tinrent ainsi, sans bouger, pendant une minute. Akpar fut le premier à desserrer la main, il la mit dans la poche et en tira un browning.
Prends-le, - dit-il. – J’en ai un encore. Tu sais en t’en servir ? Non ? – Akpar hocha la tête. – Eh, toi, lutteur, tu ne sais rien, mais bon, je vais t’apprendre ! C’est une chose bien utile. Juste un mouvement, et la personne n’existe plus. Il est chargé.
Bourkout prit prudemment le browning, le tritura dans les mains et le rendit à Akpar.
Tiens-le ! Je n’en ai pas besoin ! C’est vrai que je ne sais pas m’en servir ! Mais je n’en ai pas besoin. Mes paroles sont mon arme !
Akpar mit le browning dans la poche.
Bon, allons, - dit-il. – On ne fera pas grand-chose avec les mots, il y a peu qui les comprennent. Ils ont besoin encore d’une chose – d’un coup de poing dans les dents – agita-t-il de son poing. Mais tu vas le comprendre bientôt ! Bon, allons !
Ils sortirent dans l’antichambre. Il faisait un bruit énorme dans les salles, des batailles commençaient déjà. Un grand djiguite grêlé, peut-être un barreur, tirait un homme ivre par l’épaule. L’homme ivre criait quelque chose et le poussait du genou.
Dans la salle on entendait le rire, des cris ivres, après on entendit soudain le son d’un accordéon.
Le festin au milieu de la peste, - dit Akpar.
Et tu te souviens, chez Khayyam, - sourit Bourkout d’un air forcé.
On ne trouvera pas de bouclier pour nous défendre des flèches portant la mort,
Elle traite également le pauvre et le roi,
Pour vivre avec plaisir, vis pour le plaisir,
Le reste, crois-moi, est seulement la vanité !
C’est magnifique! — ria Akpar. – Si c’est comme ça, pourquoi on perd notre temps ? Revenons, prenons une carafe pour nous, du champagne pour les belles filles, et voilà ! Réjouissons-nous tant que nous sommes en vie !
Tu as raison ! – soupira Bourkout. – Réjouissons-nous !
Et les deux sortirent dans la rue.
III
Cette année l’été fut chaleureux et amical. L’hiver neigeux se transforma tout de suite en un printemps abondant. Des rivières se remplirent d’eau et inondèrent des champs et des fonds à plusieurs centaines de kilomètres. C’était un vrai bonheur pour les oies et canards sauvages ! Il y avait même des cygnes. On avait l’oreile dure à cause du bruit qui se faisait dans les plaines basses. Il semblait que les oiseaux du monde entier s’étaient rassemblés ici. Et le ciel était très bleu, et cette couleur bleue était profonde et humide comme si c’était au-dessus de la mer. Au début de l’été il y eut des orages avec des averses et coups de tonnerre, mais vers le mois de juillet le temps se stabilisa, la terre sécha, et l’herbe si haute et abondante grandit dans la steppe que les vieux ne faisaient qu’hocher la tête de surprise. Ils disaient qu’ils n’avaient pas vu de moissons pareils depuis trente ans. Et comment la steppe fleurissait ! Le stipa léger argenté comme s’il essayait de s’envoler ;
Le trèfle du rouge bleuâtre, si haut qu’un lièvre pourrait s’y cacher ; l’absinthe bleue et jaune ; et enfin là où la steppe s’approchait tout près de la rivière et devenait humide – il y avait un jungle de roseaux.
Mais pendant ce temps bénéfique Bourkout partit sur son cheval dans l’aoul d’Akpar. Il allait sans se dépêcher, il s’attardait pour les nuitées pendant longtemps, il allait dans des aouls qu’il rencontrait sur son chemin, sans se dépêcher. Et à une quarantaine de verstes un envoyé de Karymsak, du père d’Akpar, le rencontra. Cet envoyé fut rapide, souple, très jeune et il s’ppelait Aryn. A commencer de cet endroit ils allèrent déjà à deux. Ils allèrent sur la terre vierge. L’herbe était si haute qu’on ne pouvait voir que les têtes des chevaux, et quand le vent faisait bouger la végétation herbeuse, elle produisait un bruit et se couchait par des vagues.
Aryn commença une chanson résonnante sur l’amour et une bien-aimée et soudain il frappa son beau cheval avec le fouet et alla à l’envi avec Bourkout. Mais Bourkout ne voulait pas lui céder non plus. Son cheval ambleur gagnait toujours les meilleurs prix. Ce cheval courait d’une manière calme, fluente, si on s’asseoit sur lui et on prend un verre dans ses mains - il ira de la manière qu’il ne déversera même pas cette eau. Le cheval d’Arin resta tout de suite derrière lui, et Bourkout se sentit comme une mouette au-dessus de la mer, - un ciel immense au-dessus de lui, au-dessous de lui et et devant lui une steppe immense et vide - ramasse les brides, crie, frappe ton cheval avec le fouet, - et il semble qu’il se séparera de la terre et s’envolera. A ces moments on réalise avec une acuité particulière la beauté du monde. L’espace illimité, l’air avec l’infusion de l’herbe de steppe, le ciel clair, un cheval léger. Et tout cela est à toi ! C’est ta patrie, ton pays, ta maison.
Reposons-nous ici, - dit Aryn s’étant approché de Bourkout. – Descendez. Que les chevaux pâturent.
Ils entravèrent les chevaux et se jetèrent par terre. –- Regarde, il y a des fraises ici, - dit Aryn, - quelles baies ! Mais couche-toi et regarde en dessous – tu vois comment elles sont ?
Il est vrai que Bourkout ait vu des fraises pareilles pour la première fois dans sa vie. Il mangeait, mangeait et ne pouvait pas s’arrêter. Et bientôt il avait l’odeur des fraises sur tout son corps.
Est-ce que la steppe t’a beaucoup manqué ? – demanda Aryn.
Ouh ! Elle m’a manqué comme l’eau au poisson ! – Bourkout gémit-il même. – Ce poisson se bat dans l’eau, les acheteurs le touchent, lui saisissent les branchies, et elle ne fait que penser à sa rivière.
Aryn sourit et se coucha sur le côté.
Oui, on se sent bien ici, - dit-il. - Silence, vaste espace, liberté. Les fraises mûrissent, le vent fait bouger l’herbe, les oiseaux chantent. On est bien ! Regarde si longtemps qu’on veut ! Tu ne le verras plus dans le futur.
Pourquoi ? – s’étonna Bourkout.
Mais cela n’existera plus. On va détruire tout cela. On commencera à construire un chemin de fer ici. Un ot-arba va passer ici.
D’où le sais-tu ? – Bourkout se leva-t-il sur son coude.
Un négociant qui est venu de la ville, me l’a raconté. Je ne sais pas si c’est vrai. Ce serait bien si ce n’était pas vrai, le peuple s’agite.
Et pourquoi il s’agite ?
Mais alors pourquoi ? Il arrivait que que quelqu’un venait sur un chaïtan-arba, et on en parlait pendant des mois, et là un miracle pareil – on dit que cette locomotive s’avance, jette des étincelles, produit de la fumée – ça fait mal de regarder, et dans cette locomotive il y a cinq mille hommes avec des pelles et des pioches. Une locomotive comme ça viendrait ici une dizaine de fois, et c’est la fin de la steppe ! On va la creuser, labourer, on va y construire des baraques. Tout le monde va sortir, des gars russes vont traîner avec leurs accordéons dans les aouls, et ce sera la fin à tout !
«Oui, oui ! – pensa Bourkout. – Et celui-là dit la même chose qu’Akpar. La ville russe attaquera la steppe kazakhe, se construira à l’aide des briques et du granit sur le lieu des vastes espaces, et rien ne restera : ni chansons, ni coutumes, ni traditions. Et on dira : « Aime la steppe – elle est ta Patrie », - est à quoi bon j’ai besoin d’une Patrie pareille ?
Alors, on y va, - dit-il en se levant de la terre, - le soleil se couche déjà.
Et la steppe se mit vraiment à s’endormir. Le vent soufflait maintenant facilement, doucement, et l’herbe ne s’agitait plus par des vagues, et le vent faisait bouger leurs pointes. Des oiseaux se turent aussi. Un silence palpable, fragile se tenait dans la steppe, un silence plein de petits sons prudents et fins.
A l’ouest un coucher de soleil se remplissait de l’or et et de la pourpre.
- Notre gîte n’est plus loin, - dit Aryn, - on arrivera dans l’aoul de Takejan dans une dizaine de verstes. C’est vrai que les gens sont pauvres là, mais les jeunes filles sont comme des tulipes. Je connais tout le monde là-bas, dis-moi seulement chez qui t’amener – chez des jeunes filles ou femmes ?
Je dois parler aux aksakals, - dit Bourkout, - Je veux parler aux aksakals !
Et pourquoi veux-tu leur parler ? – Aryn se tourna vers lui perplexe et, sans recevoir de réponse, finit sa phrase : - Comme tu veux, je peux t’amener même chez Takejan même. Il aime les invités.
L’aoul se trouvait sur la côte d’un grand lac, au milieu des dromes. L’iourte de Takejan était située la première. Quand ils entrèrent, les propriétaires se préparaient à se coucher. Ayant vu les invités, un vieillard s’inquiéta : il ordonna de mettre le feu dans l’âtre de nouveau,
d’apporter du fumier séché, d’illiminer la lampe. Il était fort, aux os larges, bronzé à cause d’un soleil cruel de steppe. Il tenait à tout prix à faire manger de la viande aux invités, et il allait déjà ordonner d’apporter une chèvre, mais les invités lui juste demandèrent de leur mettre un lit et ils s’endormirent.
Le lendemain Bourkout se leva de bonne heure comme c’était l’habitude en ville, mit un tchapan sur ses épaules – un bon tchapan, tout neuf (il le prit exprès dans ce voyage) et sortit de l’iourte. Il se sentait frais, mais son corps lui faisait mal et il était langui – il avait passé quand même quinze heure en selle ! Mais il savait aussi que cet abattement allait disparaître dans une demi-heure, et sans plus y penser, il allait dans la direction de la butte la plus proche. Quand il passait la cour, un long chien noir d’une taille de veau se leva et bougea de la queue, et deux grands chiots suivirent Bourkout, en gémissant doucement tout le temps, en s’agitant et en sautant : des chiens d’aouls sont aussi accueillants que leurs maîtres. Bourkout monta sur le sommet de la butte, ou plus justement – d’une petite butte couverte d’herbe. Il y avait un lac sous ses pieds, un brouillard matinal floconneux passait au-dessus-du lac. On ne pouvait voir ni les oies, ni les canards – peut-être qu’ils dorment dans les roseaux. Et les roseaux se tiennent en un mur total, et on ne ne peut pas voir les côtes à cause d’eux. Le lac dormait aussi que l’aoul. Il n’y avait pas de bruit, c’était calme et désert. Bourkout fut aussi embrassé par ce silence et ce calme. « Je vais attendre le lever du soleil », - pensa-t-il et il se baissa sur une pierre qui s’était retrouvée par hasard sur ce sommet. Une dizaine de minutes après il vit une
Bande rose peu claire. Elle grandissait, se gonflait, se remplissait de nouvelles couleurs, — toute la nature se figea et se tendit en attendant quelque chose de nouveau, de vif, d'inattendu, et voilà qu’un bout de soleil se montra, un rayon perçant s’arracha et s’illimuna – et le matin commença. Tout acquit tout de suite sa couleur et sa forme. Le roseau devint vert, le ciel devint bleu, et l’eau devint bleue aussi. Une alouette s’envola dans le ciel et chanta. Une femme avec des seaux et et une bascule sortit sur le chemin, les mêmes jaunes chiots couraient après elle ; des vaches mugirent, et des brebis firent entendirent leurs voix. Une fumée bleue volait de travers au-dessus de l’aoul. Une fine jeune fille avec des nattes presque jusqu’au sol et et une toque sortit d’une grande iourte au milieu de l’aoul. Elle tenait deux seaux entre les mains, et elle les porta si doucement que même le duvet jaune le plus léger sur sa toque resta absolument inamovible. Un rossignol chanta, craqueta dans les buissons, et la jeune fille chanta aussi tout de suite. Bourkout ne comprenait pas les mots et n’essayait même pas de les écouter, parce que les mots n’étaient pas importants – la jeune fille chantait de la joie de vivre, de la joie de naître sur cette terre, du fait comme il est bien de bonne heure, quand tout le monde dort encore et que le soleil vient de se lever, de prendre des seaux, et sortir dans la steppe tout doucement sans réveiller personne, dans ce beau chapeau, en portant ce léger vêtement d’été, et que le vent souffle, que le soleil brille, et que les chiots drôles et maladroits aboient joyeusement. « Oui, - pensa Bourkout, - et c’est dans cette beauté et cette joie que se trouve le sens de ma vie. Et malheur à celui qui voudra le détruire !
Bourkout aimait la nature, il la sentait de chaque cellule de son corps, mais il tenait surtout à ce temps, quand l’herbe parfumée sent.
Et les iourtes se posent sur des boucles des rivières.
En été il tenait toujours à partir dans son aoul après la fin des cours - bien qu’il eût vécu très peu dans l’aoul -le quitta tôt, et ne garda aucun souvenir précis de son enfance .
Mais maintenant cette tristesse de steppe le chassait de la ville, elle le forçait à passer les mois d’été en chemin et enfin adopta une telle force que les notions « steppe » et « peuple », « steppe » et « patrie » devinrent équivalents pour lui. Peut-être que ses meilleures poésies étaient sur des djaylaous et des déplacements nomades.
Bourkout se tenait ainsi, se souvenait des choses jusqu’à ce que que quelqu’un ne le touchât pas prudemment par l’épaule. Il se tourna. Le vieux Takejan se tenait devant lui.
Takejan se tenait en posant tout son corps sur un bâton, et regardait Bourkout d’un air joyeux, amical et un peu railleur.
Mais alors, tu t’es reposé après ton voyage ? – demanda-t-il. – Je sais ce que cent verstes en selle en steppe veulent dire. C’est un plaisir pour un berger, mais c’est la mort pour quelqu’un de la ville. C’est ça, n’est-ce pas ?
Bien que cela ne soit pas vraiment la mort, - sourit Bourkout, - mais il est vrai que je sois bien fatigué. On allait à toute vitesse quand même ! Je tenais tellement à voir des djaylaoys ! Je me demandais tout le temps quand j’allais les voir. Et voilà, je les regarde, et je ne peux pas cesser de les admirer. Quelle terre vous avez ! On ne peut pas en détacher le regard ! Et quelle herbe vous avez cette année. Je pourrais la regarder pendant toute la vie. Je ne partirais nulle part, je n’y penserais à rien.
Mais alors, reste ici, - sourit le vieux,— Habite ici du moins quarante ans, on ne va pas te chasser quand même. On va te marier, on te fera un mariage, on te mettra une iourte. Nos filles sont connues par leur beauté dans toute la contrée ! Tu ne trouveras de filles pareilles nulle part. Pourquoi souris-tu ? Tu ne crois pas ?
Mais si, pourquoi ? Je te crois – j’ai déjà vu une tellement belle fille aujourd’hui ! Elle marchait avec des seaux !
Ah oui, je sais, je sais ! Elle s’appelle Cholpan ! Alors, tu l’as déjà remarquée ? Mais très bien ! Tout le monde s’éprend d’elle. Nos gars, et les garçons de l’aoul voisin, de l’autre côté du lac. Voilà qu’ils se sont déjà réveillés, ils chargent la télégue, alors ils iront en ville maintenant, je dois leur...
Bourkout regarda de l’autre côté et vit des tentes imperméables, des télégues et quelques soldats dans la steppe. Trois hommes étaient près du lac et se lavaent le visage.
C’est qui ? – demanda Bourkout.
Des moujyks, - répondit le vieux calmement, - des habitants. Russes. Ils vont construire un bourg ici.
- Sur votre terre ?
Le vieux sourit et écarta les bras.
Sur la nôtre ? – redemanda-t-il comme s’il avait entendu quelque chose de très drôle. – On disait avant la terre de Dieu, après on disait que c’était celle de khan,ensuite celle de tsar, ensuite celle de bey, maintenant on dit que c’est la terre commune.
Mais alors ils vont vous la prendre toute si elle est commune, - dit Bourkout d’un air inquiet, - Ce sont eux qui vous ont dit ça ? Alors cette année ils vont construire un bourg ici, et l’année prochaine ils vont vous chasser d’ici.
Mais pourquoi vont-ils nous chasser ? Ils ne vont pas le faire ! La terre suffira à tous. – Le vieux regardait Bourkout et lui parlait comme avec un petit. – Ils sont d’un côté du lac, et nous sommes de l’autre, et tout le monde se sent bien.
Bourkout regardait le vieux et il était pris des sentiments ambigus – le vieillard lui plaisait beaucoup. Il aimait sa largesse, son hospitalité, son calme assuré, mais cela avait aussi un autre côté – le vieux était juste insouciant et imprudent, il accueillait des hôtes dans sa maison sans penser à ce que le lendemain ces hôtes voudront devenir des maîtres et le flanqueront à la porte. Pour cela ils doivent juste rassembler leurs forces et attendre le bon moment. Et que ce moment viendra – Bourkout ne le doutait pas.
Mais comment ils se sont retrouvés ici ? – demanda-t-il au vieux.
Mais par hasard. Ils allaient vers l’Irtych chercher le bonheur, ils passèrent la nuit chez Kassym, et ils les amena ici le matin. Et voilà, tu vois, là où il y avait juste des buissons et des pierres, un bourg a été construit. L’année prochaine on va semer ensemble. Ils vont nous apprendre à planter les pommes des terre, à faire pousser des melons, est-ce que c’est mauvais ?
Et qui est Kassym ? – demanda Bourkout.
Mais regarde, il vient vers nous.
Bourkout regarda. Quelques gars kazakhs portaient un filet. Deux jeunes filles marchaient derrière eux, Bourkout reconnut tout de suite l’une d’elle. L’autre était vêtue plus simplement et semblait être plus âgée. Les deux marchaient avec des seaux.
Ils viennent te dire bonjour, - dit le vieux. – Ils ont entendu qu’un hôte était venu, et c’est exprès qu’ils ont fait un détour. Ils doivent aller à la pêche.
Le premier à parler avec Bourkout fut Kassym. Il était grand, maigre, dynamique. Même ses cheveux furent décolorés à cause du soleil. Il semblait être très fort et souple, et c’est pour ça qu’il était encore plus désagréable de voir le bras de sa veste vide, bouché dans sa ceinture. Kassym n’avait pas de bras gauche. « Mais c’est ce Kostia qui s’est tiré une balle, - comprit Bourkout tout à coup ; - C’est ça, c’est ça, on me disait qu’il habite de l’autre côté du lac. Je tenais vraiment à le rencontrer avant, et maintenant... » Maintenant, on ne sait pas pourquoi (il ne comprenait pas lui-même pourquoi en effet) il regardait Kassym avec un sentiment de lourdeur et de gêne. Probablement, c’était en partie à cause de cette belle jeune fille que Bourkout avait vue au lever du soleil. Elle regarda juste un moment Bourkout et ensuite regarda Kassyma sans baisser les yeux – elle regardait comment il se tenait, comment il parlait, comment il souriait – et on voyait que personne n’existait pour elle dans le monde à part Kassym. Et cela frappa Bourkout tout de suite.
Mais Kassym ne remarquait rien du tout. Il regardait l’invité et souriait.
Et voilà comment tu es, - dit-il en une langue kazakhe pure. – Et nous, on chante très souvent tes chansons. Nos filles sont les premières chanteuses, - il regarda sa compagne comme par en passant, et elle rougit tout de suite.
Et peut-être, Bourkout-aga ira avec nous au lac ? – demanda le compagnon de Kassym, un djiguite roussâtre ramassé, et cette question mit Bourkout en garde encore plus
Merci, - répondit-il froidement. – Mais on se dépêche. – Et il vit Aryn. Il marchait vers lui et menait les chevaux sur la bride.
On n’a pas le temps, - répéta Bourkout.
Bon alors, on le fera la fois prochaine, - décida Kassym. – Au revoir, camarades.
Et ils partirent : Kassym, le djiguite roux et deux jeunes filles.
Venons dans la maison, -dit le vieux. – Je ne vous laisserai pas partir comme ça.
Et juste à ce moment on entendit un coup de tonnerre derrière le lac, un fracas, et un chien aboya fort.
C’est quoi ? – demanda Bourkout.
Mais des géologues, - répondit le vieux. – Tu vois, ils quelque chose. Ils nous préviennent d’avance, parce qu’avant les femmes et les enfants avaient peur et pleuraient.
«Il semble que bientôt ils auront peur non juste à cause de la peur », - pensa Bourkout, mais il ne dit rien. Dans une heure ils étaient en chemin de nouveau, et juste après s’être éloignés à une distance suffisante de l’aoul, il dit à Aryn : « Alors, allons chez les géologues », et il fit tourner son cheval ambleur.
La terre derrière le lac les rencontra par un silence de pierre, le désert et l’accumulation des pierres grises. Les pierres étaient grandes et petites – quelques-unes étaient de la taille d’une maison, et les autres étaient comme des galets de la sole. Et les côtes du lac étaient tout de même vertes, et la verdure ici était haute et abondante. Les rochers cachaient le soleil, et c’est pourquoi tout semblait vague et sombre dans cette brèche. Il faisait sombre dans l’âme de Bourkout aussi. Ils durent mettre une demi-heure pour gagner le camp des géologues, et quand ils l’atteignirent, ils virent la chose suivante : des iourtes, et des chevaux en selle aux jambes enchevêtrées marchent entre elles. Sur le sommet de la butte il y a une tour de tirage, et des gens s’affairent autour d’elle. Ayant entendu le piètinement des chevaux ils cessèrent le travail et se mirent à regarder les arrivants, et quand les chevaliers s’approchèrent tout près d’eux, l’un des travailleurs s’écria :
Bourkout-aga ! Comment l’idée de nous voir vous est venue à l’esprit !
Nourlan ! – Boutkout saisit la main tendue et la serra avec émotion. – Comment tu es ici ?
Je suis en stage ici ! – répondit Nourlan en souriant de toute sa figure. – Je termine l’insttut ici. Bientôt au revoir à Tomsk et je reviendrai chez moi. Mais alors descendez, vous serez nos hôtes. Et voilà Aleksey Vladimirovitch...
Un grand homme un peu voûté vêtu d’une blouse s’approchait de lui. Un constructeur ou un piocheur.
Aleksey Vladimirovitch, - dit Nourlan, - c’est mon ami Bourkout, un grand poète kazakh. On chante souvent ses chansons. Et voilà son camarade !
- Mais alors, bienvenue, bienvenue, - prononça Alexey Vladimirovitch en souriant et en serrant la main. – Alors vous vous appelez Bourkout, et votre camarade, il s’appelle comment.
- Je suis Baysalov, c’est le nom de mon père, - répondit Aryn d’un air imposant. – Mon père est un homme connu. Tous les kazakhs le connaissent, comme on dit, il est le premier orateur chez nous. – Aryn aimait être le camarade de Bourkout-aga.
- Et moi, je suis chef de ce parti, - sourit Alexey Vladimirovitch, - Alors je pense que vous resterez chez nous un jour ? On peut faire de la chasse et de la pêche ici. Nourlan, aide tes camarades. C’est dommage que je doive partir pour un détachement eloigné, sinon je... Vous jouez aux échecs ? – se tourna-t-il vers Bourkout. – Non ? C’est dommage, dommage ! Sinon, vous et moi, on... Mais alors, rien à faire ! Alors, Nourlan, prends bien soin de tes hôtes.
- Il est un homme magnifique, - dit Nourlan quand le géologue • en chef s’éloigna. – Ce serait bien si tu écrivais un poème sur un homme pareil, elle aurait fait le tour de tout le monde tout de suite.
- Et toi ? – dit Bourkout à son camarade. – Tu es aussi poète.
Mais celui-là n’a fait que sourire timidement.
Mais quel poète je suis devant toi, - répondit-il et fit un geste de la main, - je ne suis qu’un moineau ! toi, tu es un vrai aigle.
Et toi, tu pourrais être de même, - dit Bourkout sévèrement, - tu as du talent, mais tu n’écris pas parce qu’avoir du talent ne suffit pas, il faut encore trouver son chemin.
Mais je le cherche, - répondit Nourlan franchement. – Je le cherche tout le temps, Bourkout-aga. C’est notre profession Je pense maintenant que c’est la profession la plus utile – pensez justement, d’où est venu un géologue, c’est de là qu’une mine apparaît, une usine, un bourg, et même toute une ville.
Bourkout sourit tristement..
Mais la ville de qui, Nourlan ? Je n’ai pas entendu parler des villes kazakhes, et je ne crois pas que ton Alexey Vladimirovitch construise une ville pour les kazakhs. Et est-ce que tu travailles pour ton frère kazakh sur cette terre kazakhe ? Tu travaille pour les Russes ! Et moi, je ne peux pas faire pareillement ! Bon, alors, bonne chance à toi, - et il s’apprêta à aller à cheval.
Attendez,- Nourlan mit la main sur la selle du cheval, - alors, nous nous préparons à construire des usines, des mines, des stations électriques, des cinémas pas pour les Kazakhs ? Mais pour qui alors ? Alors, le Kazakh est seulement kazakh s’il naît près des brebis et meurt dans l’étable ? Et le cinéma, les lettres, le club, tout cela n’est pas pour lui, c’est ça ? Je ne ne comprends pas, qu’est-ce que vous voulez ?
Je ne veux pas, - dit Bourkout d’un air menaçant, - je ne veux pas que les Russes travaillent sur ma terre. Je ne veux pas qu’ils y construisent leurs villes ! Qu’ils m’invitent chez eux et m’apprennent à jouer aux échecs sur ma terre ! C’est clair, - Et juste à ce moment-là on entendit une explosion quelque part au loin.
Voilà, - dit Nourlan, - vous entendez ? C’est la nouvelle ville qui naît.
Non, c’est mon coeur qu’on déchire, - lui cria Bourkout et serra l’éperon du cheval.
Aryn n’arrivait pas à suivre Bourkout. Celui-là s’avançait à toute vitesse et n’arrivait même pas à regarder son compagnon. Il galopait, c’est tout. A la question d’Aryn où il se dépêchait tellement, il répondit :
— On revient en ville.
«Mais, alors, il est complètement fou, - pensa Aryn, - mais on vient d’en venir... » Mais il ne se mit pas à le contredire : de toute façon il ne l’entendra pas.
Et il semblait vraiment que Bourkout était devenu fou. Il n’y avait plus un endroit vivant dans son âme — tout était rempli d’une seule idée : « Mais Akpar a raison, la steppe meurt, elle vit ses derniers jours, et personne n’a rien à faire avec cela.
Voilà Nourlan dit qu’il faut apprendre chez les Russes. Il n’y a rien de vexant, il dit : il faut apprendre chez le frère russe aîné ! C’est là le problème – chez le frère aîné ! Alors, le frère russe va avaler le frère cadet – et on ne le verra plus. Et on ne va pas être des frères, on va être de petits frères, sans langue, sans chansons et contes ! Et que restera de nous alors ? Est-ce qu’on a eu peu de choses désagréables ? Allans, huns, khozars – où sont-ils ? «
C’est ainsi que Bourkout réfléchit et il galopte à toute vitesse. Juste deux heures après, quand le soleil se mit à flamber, il prit haleine. Il regarda autour. Il vit Aryn au loin et lui fit un signe de la main. Autour, tant qu’on pouvait voir, on voyait la steppe, et il n’y avait rien sur quoi poser son regard. Mais, quelle que soit la chose à laquelle on réfléchit, tout est en vain ! Tu es ridicule comme un homme qui a vu un cadavre : il a peur de ne pas en devenir un. Ce sont des bêtises. La fin sera la même pour tout le monde !
Il s’arrêta, et Aryn s’approcha de lui. Bourkout le regarda et il s’attrista encore plus – le cheval était trempé, le chevalier était fatigué, ça faisait de la peine de regarder les deux...
J’allais et je composais une chanson. La voilà, écoute, - dit Bourkout et chanta.
Ni les proches, ni l’aoul n’existent pas,
C’est la steppe qui se tait autour.
Je suis moi-même comme une mouette
Avec une aile tirée.
Je cours après une vague sans but –
Je ne peux ni l’atteindre, ni l’embrasser.
La pauvre mouette ne peut que crier.
Que dois-je faire, que dois-je faire
Si je n’ai plus les mêmes forces ?
Et je pleure comme une mouette
Dans le vide indifférent...
C’est moi, - dit-il après avoir fini de chanter, - c’est moi qui pleure comme une mouette. Pour moi cette steppe est comme mon corps. Tout est à moi ici – chaque herbe, chaque pierre – tout ça, c’est moi. Je ne peux pas le donner à un étranger. Je ne peux pas, je ne veux pas et je ne peux pas !.. Tue-moi, mais je ne peux pas.Que les Russes comprennent de cette steppe ? Et pour moi elle chante, comme un kobyz, et je ne vais pas échanger ni ses buttes brûlées, ni le stipa, ni même les os jaunes sur le chemin contre aucun petit coin de paradis. Voilà pourquoi je pleure, je me torture et je ne peux pas durer en place ! Et je ne sais pas si j’ai raison ou non ! Peut-être que je ne comprends rien vraiment, hein ?
Et il regarda Aryn avec une telle exigence et impatience que celui-là s’embrouilla et balbutia:
Mais oui, on ne pourra rien faire. C’est le destin de notre peuple alors.
De notre peuple ! – souria Bourkout. – Tu as bien dit : de notre peuple ! Alors on va continuer à aller. Si c’est le destin de notre peuple, alors rien à faire !
Ainsi ils allèrent pendant encore trois heures. Le soleil se mettait déjà à se coucher quand Bourkout fit tout à coup reculer son cheval et regarda autour pour voir où il s’était retrouvé.
Notre aoul est tout près maintenant, - dit Aryn. – Alors, on y va ?
Mais je ne sais même pas, - regarda Bourkout autour avec un air perdu, - Peut-être on revient ? Ca suffit, on a assez galopé.
Mais on est tout près de notre aoul, - s’étonna Aryn. «Et vraiment, pourquoi revenir ? – pensa Bourkout. –L’aoul de Karymsak n’est pas loin d(‘ici. Je vais y aller. Je vais voir ce qui se passe ici maintenant », - et il sourit involontairement à ses souvenirs.
Il y a trois ans Akpar l’invita dans son aoul pour les vacances d’été. Ils partirent. Les chevaux étaient jeunes et rapides, et ils firent tout le chemin en trois jours. Et quand ils s’approchaient de l’aoul, Akparar arrêta son cheval.
On a une situation dans notre famille, - dit-il en regardant Bourkout d’un air gêné. – Mon père se maria avec une jeune femme, et il envoya sa vieille femme partir chez ses parents. Notre mère est morte quand ma soeur avait trois ans, et moi, j’en avais quatre, - ajouta-t-il très vite.
Pourquoi ? – s’étonna Bourkout.
On disait qu’elle bringuait, -répondit Akpar avec peu de volonté, - et toute sa famille était phtisique... Bon, je ne sais pas. Il l’a envoyée partir, c’est tout. Et il amena la jeune.
Mais alors, lui, il doit avoir soixante ans ? – demanda Bourkout.
Plus. Et des miettes, - rit Akpar.— Bon, s’il le veut ; qu’Allah les aide. Le prophète n’est pas contre cela, et les vieux ont leurs lois. Je pense ainsi !
Mais oui, bien sûr, - accepta Bourkout, mais le reste du chemin, ils le firent en silence.
Et quand ils s’approchèrent de l’aoul, ils virent qu’il était désert – personne n’était sorti à leur rencontre, même le chien n’aboya pas. Seulement un étalon bai en selle attaché près de la maison extrême, les regarda, hennit un peu et agita sa queue autour de lui-même en chassant les mouches.
Une iourte blanche se trouvait au milieu de l’aoul. Il n’y avait personne autour d’elle non plus. Ils attachèrent les chevaux, arrangèrent leurs bechmets et franchirent le seuil de l’iourte.
Assalyaoumagalaïkoum, - dit Akpar respectueusement.
Assalyaoumagalaïkoum, — répéta Bourkout respectueusement après lui.
Ils virent un tableau étrange. Un peu à côté de l’entrée, au fond de l’iourte, était étendue une grande natte de feutre blanche avec de grands oreillers et un matelas, et le bey Karymsak y était couché, tout blanc, en sous-vêtement, à la barbe grise et longue. Il avait des pommettes saillantes, il était fort et blanc d'une manière hospitalière, pas saine, contrairement aux vieux kazakhs de village tous noircis par le soleil ; une revue « Cholpan » ouverte était posée sur l’oreiller. Une jeune fille était assise aux pieds du bey blottie contre ses genoux chevelus, elle souriait et regardait les hôtes. Elle était encore presque enfant, elle devait à peine avoir seize ans, mais on l’a déjà habillée comme une femme mariée adulte : sur sa tête il y avait un foulard rouge brodé, elle portait des bagues et des bracelets sur les mains. Une robe chère kazakhe de velours écarlate.
Оh, mais c’est Bourkout-djan lui-même, - s’écria le vieux cordialement, et soit il se leva un peu de son lit, soit il changea juste de pose – peut-être qu’il voulait dire quelque chose encore, mais il regarda sa femme et ne se décida pas.
Marjan, apporte-nous du koumys, nos hôtes auraient soif, je pense, - ordonna-t-il.
Marjan s’envola de sa place – des nattes noires magnifiques lui tombèrent sur la poitrine, des nattes couvertes d’argent et de pierres de couleur. Elle s’approcha de la table, elle prit une cruche de la table et commença à verser du koumys dans des bols. Le vieux avait un koumys parfait : épais, jaunâtre de graisse, gardant encore l’odeur de l’absinthe. Marjan était très belle et mûre, comme une femme – tout son corps jouait et scintillait sous sa robe. Elle distribua les bols avec une inclination. Une conversation habituelle et lente commença, et voilà que les pans de l’iourte s’ouvrirent et un grand homme portant un bechmet usé et trouvé par endroits entra. Il n’alla pas dans l’iourte, il s’arrêta près du seuil. Le visage du vieux s’assombrit, il mâcha les lèvres avec impatience.
Alors, tu es venu ? – demanda le vieux.
Je suis venu d’obtenir ce qu’il reste, bey-eké, - répondit le garçon humblement.
Ah oui, c’est vrai, il y a encore quelque chose que je te dois, - le vieux se souvint-il négligemment. – Combien ?
Quatre moutons.
Le vieux hocha la tête :
Alors, tu penses que je t’ai trompé ?
Il ne s’agit pas de tromperie ici, - dit le garçon, - il me faut juste obtenir tout ça maintenant.
Pourquoi si pressé ?
Je pars, je suis entré dans la formation spéciale.
Et c’est quoi ?
Je vais attraper des bandits.
On ne va pas les attraper sans toi ? – le vieux regarda
le garçon dans les yeux, mais celui-là supporta le regard et ne détourna pas les yeux. – Bon, on emmènera le bétail, et tu les auras.
Le djiguite s’inclina et sortit.
Le vieux regarda son fils et hocha la tête.
Il s’appelle Matan. Tu vois sa gratitude ! Il a fait paître nos chevaux à Koksaï pendant cinq ans, il était un homme comme tous, et dès que les soldats de l’Armée rouge sont venus, c’est comme s’il est devenu fou. Regarde-le, il s’inscrit dans la formation. Bon, je vais lui donner ce qu’il lui a assigné, et après qu’il aille au diable.
Et qui a assigné ? – demanda le fils.
Ojar.
Et vous avez accepté ? Et vous n’avez pas retenu le bétail qui était mort de sa faute ?
Que le diable l’emporte, qu’il parte ! Maintenant c’est comme ça : il prendra ta femme et on n’aura personne à qui se plaindre.
Marjan se tenait là, rougie, les yeux baissés. Après l’arrivée du berger elle était mal lunée – elle rougissait et pâlissait comme si elle ne savait pas où se mettre.
Ce n’est que plus tard qu’Akpar apprit l’histoire assez habituelle pour cette contrée : Marjan est une fille d’un négociant moyen vivant à côté. Karymsak l’a achetée pour quarante-neuf têtes du bétail chez son père. Et alors ? Marjan obéit. C’est le destin d’une femme kazakhe depuis des siècles – elle commença à vivre. Tout allait bien, mais soudain... Le vieux s’aperçut que sa jeune femme regardait tout le temps le beau grand garçon de ferme nommé Matan. Elle rit en entendant les plaisanteries de Matan, elle engage des conversations avec lui, elle lui demande de l’aider par-ci par là. Ils ne faisaient rien de grave, mais cela suffisait déjà au bey. Il le chipota pour quelque chose et licencia le garçon de ferme. Le garçon de ferme vint se plaindre au comité des pauvres, et le chef du comité Ojar convoqua les deux chez lui – le servant et le maître, écouta tout, pesa les arguments du garçon de ferme et du bey, et à la fin déclara : « Allah sait ce qui s’est passé chez vous, mais il a travaillé chez toi, alors paye-le », et il établit une somme juste. Maran sortit de chez Ojar et aurait chanté :
Il n’y avait de pauvre plus hilote dans l’aoul,
Mais maintenant sa main est partout.
Et si moi, djiguite, je suis courageux et insouciant,
Pourquoi as-tu besoin de l’amour et des richesses du vieux ?
Pour le sang et la sueur, pour tout mon travail,
Oh, Karymsak, j’ai eu ma ration.
Tu as payé à la facture,
Je pars. Ta femme part avec moi.
Cette poésie fit vite le tour de l’aoul, en les entendant les yeux du vieux s’injectent de sang, et sa jeune femme ne fait que rougir et rire. « Quelles bêtises », - dit-elle, mais ses yeux brillent. Durant quelque temps le vieux allait faire justice de ce goujat à sa façon, rassembler les djiguites, leur donner une collation appropriée, mais le matin il ne resta même pas de trace de ce Matan, - mais il comprit tout de suite que ce n’était pas le bon moment et que vraiment les garçons de ferme avaient leur main partout.
Voilà ce que Bourkout apprit quand il était passé avec Akpar dans son aoul de famille. Et après il y avait beaucoup de choses : le voyage sur les djaylaous, la participation à la baïga, et enfin la voix railleuse de Marjan le poussa à l’action la plus dure. «Et toi, mon cher ami érudit, je vois que tu es un grand lâche, -dit-elle, - tu ne t’approches jamais de moi et tu ne me parles jamais comme il faut. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as peur de mon vieux chien-loup ? N’aie pas peur, il ne reste que des chicots de ses dents. Il peut juste montrer ses dents, mais il n’a plus la voix d’aboyer ». Et ensuite des souvenirs plus troublants encore, mais de tels qu’on ne peut même raconter à personne : la nuit est éclairée par le clair de lune. Il est caché sous un buisson dans un ravin et attend. Il attend depuis presque deux heures. Il n’y a personne. Il veut partir, il se lève, prend le bâton et soudain il entend un murmure : « Tu n’as pas froid ? Je suis à peine arrivée à quitter la maison... »
Est-ce qu’il est possible d’oublier les choses pareilles ?
«Oui, où est tout ça maintenant ? – pense Bourkour. – Les gens disent bien : la joie passée est comme un oiseau dans une cage – si tu la lâches, tu ne la rattraperas plus ».
On a encore du chemin ? – demanda-t-il à son compagnon. On arrive déjà, - répondit Aryn, - il ne nous reste qu’à monter sur les buttes. On verra le lac, et l’aoul est juste derrière.
Cette fois les chiens se déchaînèrent comme des fous – trois chiens gigantesques se jetèrent sur les cavaliers en rugissant et en sautant. En se débattant d’eux à l’aide du fouet ils galopèrent vers l’iourte blanche. Comme la fois dernière personne n’était sorti à leur rencontre. Juste un vieux grêlé à la longue barbe qui était assis près de l’entrée, dit : « Passez, passez ».
Ils descendirent des chevaux et entrèrent dans l’iourte. Il y faisait sombre, pas un bruit, personne ne vint à leur rencontre. Il leur sembla que l’iourte était vide.
Assalyaoumagalaïkoum,— dit Bourkout tout perdu.
Il passa plus d’une minute avant qu’on lui répondît. Les haillons gris bigarrés posés sur le lit bougèrent, et Bourkout y vit Karymsak. Le vieux se leva et s’assit sur le lit. Sa barbe était hirsute, son visage pourpre. « Qu’est-ce qu’il a ? » - pensa Bourkout perplexe, mais là le vieux dit :
Bonjour, Bourkout ! Et où est Akpar ?
Il fut retenu en ville, il a des choses à faire, - répondit Bourkout. – Il vous dit bonjour. Il viendra à la fin du mois aussi.
Ah ! – dit le vieux d’une voix traînante. – Alors, il viendra et se réjouira aussi. On habite à une mauvaise époque, mon cher. On ne peut plus être maître de ses biens, on n’est pas le maître dans sa famille. Les Kazakhs ont courroucèrent Allah.
Mais qu’est-ce qu’il y a ?
Le vieux hocha juste la tête, mais quelqu’un toucha doucement le coude de Bourkout. Il se retourna. Le vieux grêlé lui faisait des signes de s’incliner. Bourkout inclina un peu la tête, et le grêlé murmura :
On a amené sa femme. Le milicien Matan est venu et l’a amenée. Il a dit : « Partons d’ici, ma belle ». Elle a rassemblé ses affaires et est partie. Deux miliciens avec une télègue l’attendaient déjà dehors. On a jeté son petit coffre dans la télègue et l’ont amenée.
Mais c’est n’importe quoi ! – jura Bourkout en russe – il était vraiment fâché. – Et pourquoi personne n’a rien fait ?
Encore quelques personnes entrèrent dans l’iourte et s’arrêtèrent en écoutant.
C’est un scandale ! – dit Bourkout fâché. – Moi, je ne sais pas ce que je ferai aux parents comme vous...
Et là tout le monde se mit à pialler :
Ils étaient trois et ils avaient des fusils et des sabres.
Mais elle est partie elle-même ! Elle-même ! Si elle s’était débattue, avait crié, mais elle a sauté sur la télègue et adieu ! Elle a même fait au revoir de la main.
Mais essaye de contredire ! Ils vont écrire qu’on voulait tuer les miliciens et on se retrouvera en Sibérie.
Et un grand djiguite noir, aux larges épaules, dit :
Mais je n’aurais même pas eu peur de la Sibérie si le bey-eké avait dit juste un mot. Mais il avait fait comme s’il était muet. Il est assis là, il se tait, il regarde.
Karymsak leva la tête bruqsuement.
Bon, alors, ça suffit de bavarder, - dit-il. – Elle est partie, et tout ! Et c’est très bien qu’elle soit partie ! Ce serpent ne va plus se coucher sous la même couverture que moi ! Le meilleur prix pour elle serait de cinq poulains. Bon, je ne vais pas m’en appauvrir. Personne n’est mort et l’Irtych ne s’est pas répandu ! Allez-vous-en, je veux parler à notre hôte.
Quand tout le monde partit, Karymsak se leva du lit se s’assit à la table.
On a du koumys frais là-bas, - dit-il. – Verses-en pour toi.
Et pour vous ? – demanda Bourkout.
Oui ! Elle m’a dardé droit dans le coeur, cette garce ! Elle a choisi une telle journée et elle a dardé. Bon, c’est ma faute – il ne fallait pas m’approcher de cette misère ! C’est ma faute ! Avant je l’aurais battue, et maintenant... tu vois qui a pris le pouvoir ? Matan ! Le garçon de ferme ancien Eh, mais de quoi on parle là ! – Le vieux fit un geste désabusé de la main. – Bon, on ne savait pas garder le bien, on va vivre d’une mauvais façon. Et toi ? Tu vas quelque part ou tu vas attendre Akpar ?
Mais non, je vais attendre, je vais rester ici si vous n’allez pas me chasser, je vais voir ce qui se fait ici.
Mais oui, regarde, fais un tour, écoute ce que les gens disent ! Ca va te servir.
Bourkout habita dans cet aoul pendant quinze jours et partit absolument abattu. La chose la plus principale est ce que tout le monde attendait quelque chose de lui. Les garçons de ferme attendait la nouvelle loi, la division des terres, de la steppe. Ils attendaient qu’on chasserait les beys et que leurs biens seraient redistribués. Et les beys attendaient aussi. Ils attendaient que les troupes du tsar blanc viendraient de quelque part, battraient tous les garçons de ferme, pendraient tous les miliciens et l’époque calme reviendrait.
Quand Bourkout quitta enfin l’aoul, il avait des vertiges ; il ne savait pas que faire, de quelle côte s’approcher, quelles chansons chanter.
Khassen se leva de la table, fit un tour de la chambre plusieurs fois, s’ébouriffa les cheveux et se remit à lire. Il lit encore quelques feuilles couvertes de lettres écrites d’une écriture de grande taille, enfantine, peut-être, et hocha la tête.
—Mais quel idiot, - dit-il tristement. – Mais quel idiot ! Et où se met-il, idiot ? – et se remit à marcher dans la chambre.
La chambre était grande au haut plafond, remplie de toutes les petites choses. Cette maison appartenait à un négociant à l’époque, et maintenant le négociant soit se serait évadé à l’étranger, soit on l’aurait juste délogé, et l’appartement fut occupé par la rédaction d’un journal de la province. On donna à Khassen la salle de séjour comme il était secrétaire de la rédaction, célibataire et sans logement. Quoi qu’on en retirât, elle était tout de même bourrée des objets bizarres: il y avait un buvard d’acajou, une armoire en verre avec de la porcelaine façonnée, une table de jeu, un aigle empaillé, il y avait des tableaux aux sujets mythologiques – il sortit tout cela dans le couloir et le cagibi, et il colla des affiches et ses poésies sur les murs. Sur un tableau un soldat de l’Armée rouge piétinait sur son cheval Vranguel, Koltchak et un gros seigneur portant un joupan. Inscription :
«La colère du peuple est comme un torrent,
Il a attaqué, abattu et détruit !
Inscrivez-vous à la cavaleried e l’Armée rouge ».)
Sur un autre tableau un moujyk tirait des sacs durs, et un ouvriet en blouse bleue tendait les mains vers lui. Inscription :
«Tu es prolétarien, moi, je suis laboureur.
Nous les deux avons préparé un cercueil pour l’ennemi ».
Sur le troisième tableau il y avait un marteau, une faucille et un soleil levant. Inscription:
«Sous le soleil notre larteau et faucille brille
Vive le blaoson de notre république !
Sous ces affiches il y avait un vieux lit en fer, une table avec des taches de l’encre et quelques chaises. Khassen n’avait plus besoin de rien.
Maintenant il marchait dans la chambre et se fâchait. Les feuilles entassées provoquaient une irritation peu explicable en lui — on les lui envoya par poste aujourd’hui, et même si l’écriture était inconnue, enfantine, - ça veut dire qu’un élève dût les recopier, et la signature y était absente, il devinait l’auteur. « C’est le travail d’Akpar, - pensa-t-il. – Bourkout est plus direct, il l’aurait signé lui-même s’il avait eu l’idée d’envoyer ça. Peut-être qu’Akpar lui prit ses poésies sans demander sa permission. Eh, Bourkout, Bourkout, tu vas mourir pour rien ». Il resta assis pendant quelque temps encore, réfléchit, se rongea un ongle et se décida soudain : » Je vais allez chez Bourkout et lui parler en toute franchise ». Il avait déjà pris sa casquette et s’était approché de la porte quand celle-là s’ouvrit tout à coup.Un jeune homme inconnu, presque garçon, se tenait sur le seuil. Le jeune homme était habillé d’une façon fringante : un bechmet en velours avec une ceinture argentée, un large pantalon à un ornement façonné, des bottes en maroquin aux talons sur les pieds. Le jeune homme sourit franchement et amicalement. « Un beau gosse », - pensa Khassen et demanda :
-Vous êtes venu pour me voir ?
-Oui, pour vous voir ! Est-ce que vous accueillez les hôtes, Khassen-aga ? – demanda le jeune homme.
Entrez s’il vous plaît, - Khassen lui fit place.
Le jeune homme passa dans la chambre et s’assit sur une chaise.
Je vous que vous ne me reconaissez pas ? – demanda-t-il précieusement. – Et moi, j’étais tellement pressé. Je m’inquiétais que je viendrais, et vous seriez parti quelque part. Alors, vous ne me reconnaissez toujours pas ?
Attendez, - dit Khassen tout perplexe, en regardant attentivement, - j’ai l’impression que, que je...
Alors, alors, - dit le jeune homme en souriant, - reconnaissez-moi vite ! – Et soudain il s’écria : - Mais, je suis la soeur de votre ami Akpar – Khanchaïm.
Oh mon Dieu ! – s’écria Khassen en se jetant vers la fille et en la saisissant par les mains. – Mais je ne vous aurais jamais reconnue ! Vous étiez si petite, vous portiez des nattes, et maintenant...
Et maintenant il voyait devant lui une belle fille, grande, fine, svelte, aux sourcils noirs tirant sur le bleu.
Allah, Allah ! – répéta Khassen en regardant toujours la belle fille. – Et on dit encore que les merveilles n’existent pas ! Mais si on m’avait dit il y a cinq ans que la petite Khanchaïm serait devenue une telle belle fille...
Il y a cinq ans Khassen vint dans l’aoul de Karymsak pour le recensement. C’était une affaire nouvelle, peu habituelle. On devait travailler jusqu’à la nuit, c’est pourquoi Khassen faisait peu attention à la fille adolescente frétillante qui s’agitait tout le temps autour de lui. Il se souvenait juste de cette impression générale de légèreté et d’une joie insouciante ; la fille était coquine comme toute yerkechora, et inventait tout le temps de nouveaux jeux. Ses camarades étaient des garçons, et elle-même était comme un gamin, et à cette époque-là peu la différenciait d’eux, peut-être, juste
1 Yerkechora – une fille que les parents habillent et élèvent comme un garçon. Cela a lieu d’habitude dans des familles où il n’y a pas d’héritier.
Ces soins que ces gamins prodiguaient à leur petite amie, - à part tout ça elle était en plus la fille de Karymsak, d’un bey cruel vindicatif. Peut-être qu’à un autre moment Khassen s’y serait intéressé ; mais il avait trop à faire, et Khassen n’aurait pas remarqué Khanchaïm si ce n’était pas pour un hasard : on avait amené un poulain de la steppe parce que le bey allait en ville. C’était un grand cheval aux muscles puissants et au poil court et brillant. Personne à part le propriétaire n’osait pas monter sur lui. Mais Khanchaïm voulut le faire. Ce qui est dit, est fait. La fille s’approcha en courant du poulain et cria à Khassen (il se tenait à côté) :
Djiguite, aide-moi à monter ! – et arracha les brides à un gars qui lui avait amené le poualin. – Ah, mais peut-être que tu n’as jamais touché de selle dans ta vie !
Mais oui, comme je n’ai rien plus à faire... – Khassen essaya-t-il de rebéquer, mais la fille répéta d’un ton exigeant :
Mais viens, viens si on te le demande.
Et voilà que Khassen saisit la fille coquine sous les aisselles, la souleva, et là – jusqu’à maintenant il se souvient de ce moment — ses mains touchèrent à quelque chose de souple, rigide, et cela le fit suer tout de suite. Khanchaïm se figea aussi et resta si désemparée qu’elle ne sut même pas crier à Khassen quelque chose de taquin et de sarcastique. Ils se regardèrent ainsi pendant un moment. Après Khanchaïm hua et partit en galop. Mais ce moment et ce tremblement qui avait saisi tout son corps, - peut-être que tout cela amena Khanchaïm ici. Maintenant ils restaient debout et se regardaient.
Mais alors, entre, tu seras mon hôte,— dit Khassen enfin. — Tu as fait un long voyage, j’imagine. Tiens la serviette. La première porte dans le coulour, c’est le lavabo tu trouveras là une bassine et une cruche, et moi entre-temps, je filerai à la cuisine et je vais cuisiner quelque chose.
Est-ce que tu n’as pas de ménagère ? – demanda la fille. – Au moins une femme qui vient parfois chez toi ?
Ah mais non, quelle femme !— Khassen fit-il un signe désabusé de la main et sortit en courant de la chambre.
Cinq minutes plus tard ils étaient assis à table. Khassen versait du thé.
Alors tu as à faire ici ? – demanda Khassen.
Oui, j’ai une affaire importante, - répondit-elle en le regardant, - mais on en parlera après. – Elle examina la chambre. – Alors c’est ici que tu habites ?
Oui, ici, - répondit Khassen.
Et où tu travailles ?
A l’étage inférieur.
Oui, alors là il est difficile de s’amuser. Et tu n’as ni de ménagère, ni de soeur, ni de fiancée
Khassen sourit et écarta un peu les bras :
Je suis seul. Pourquoi ça t’étonne ?
Mais non, moi aussi, je suis seule ! – dit soudain la jeune fille.
Comment ça, seule ? – Khassen ne comprit-il pas.
C’est comme ça. Le père est parti avec ses gens en Chine à travers les montagnes. Et là il a ses gendres qui habitent à la frontière – il m’a emmenée avec lui, et moi je me suis enfuie à côté de Zaïsan.
Mais comment alors ? – Khassen écarta-t-il les bras.
Mais comme ça. C’était la nuit, et personne ne m’a vu galoper ailleurs.
Magnifique ! – Khassen ne put-il pas prononcer que ça. – Mais non, est-ce que tu le dis sérieusement ?
La jeune fille rit tristement.
Tu penses que je plaisante ? Non, mon cher, j’ai de mauvaises plaisanteries maintenant ! Le père est parti et a emmené sa jeune femme avec lui. On lui a mis la corde autour du corps, on lui a bâillonné la bouche et on l’a emmenée comme une brebis. Et quant au milicien Matan, on l’a soit tué, soit mutilé et on l’a emmené quelque part d’où il n’est plus revenu.
Et Akpar ? – demanda Khassen.
Quoi, Akpar ?
Est-ce qu’il sait tout ça ?
Et là Khanchaïm rit tristement de nouveau.
Mais c’est lui qui a appris au père cela. Celui-là lui laissa la moitié de son argent – ils ont tout arrangé encore deux mois avant. Le père avait envoyé un courrier à la frontière pour apprendre si on l’y attendait. Le courrier est revenu et a dit qu’on l’attend depuis longtemps déjà. Et voilà. Alors, le frère ne veut pas me voir non plus, et je n’ai plus qu’une seule personne...
Qui alors ?
Mais c’est toi !
Quoi ? – s’écria Khassen en se levant d’un saut.
La jeune fille le regarda avec un sourire.
Est-ce que tu n’en es pas ravi ?
Khassen se taisait abasourdi.
Ah, et moi, je pensais...
Mon Dieu, Khanchaïm ! – dit enfin Khassen et serra ses mains dans les siens. –Est-ce que je suis ravi ? Mais je... Mais non, non, je ne le crois pas encore.
Elle se leva soudain, s’approcha de lui, le prit dans ses bras et se blottit contre sa tête.
Tu sais, tu es dans mon coeur depuis longtemps, - dit-elle simplement, - du moment quand je t’ai vu dans notre iourte pour la première fois. Quand tu étais assis et tu écrivais. Et tu te souviens, là, sur le cheval...
Oui, je me souviens, - dit Khassen en se blottissant contre elle, - Je me souviens de tout, ma chère.
Elle rit et s’assit près de lui.
Et j’avais tellement peur ! Alors, pensais-je, je vais arriver, et il en a une autre. Alors, j’ai pensé que j’allais me jeter du haut d’une montagne. Et quand je suis entrée chez toi, j’ai vu que tout est en désordre, que tout est encombré, qu’il y a de la vaisselle sale sur la table, des chaussures sur la chaise, je me suis calmée tout de suite — j’ai compris que tu n’avais pas de femme
Je n’ai pas de femme, - répodnit Khassen en la serrant contre lui de plus en plus fort. – Non, non ! Maintenant j’en aurai une.
Maintenant, bien sûr, tu en auras une, mon cher, mon maladroit, mon bel ami ! – dit-elle et se leva adroitement.— Ecoute, est-ce que vous avez quelque étable pour les chevaux ? Mon gris n’a rien mangé depuis hier et il a galopé pendant cent trente verstes encore. Allons dans la cour.
Allons dans la cour, - Khassen se leva-t-il d’un saut. – Sortons ! Allons au parc ! On va se promener pendant toute la journée ! On va chanter ! On va boire ! Ah !
Elle le regarda avec un sourire :
Tu es bête, j’ai sommeil. Je n’ai pas dormi pendant deux jours. Je vais emmener le cheval et après je vais dormir, dormir, dormir!
Et elle bâilla comme une vraie enfant.
Et le lendemain matin Akpar est venu tout d’un coup.
Les jeunes étaient à table et buvaient le thé. Akpar se présenta devant eux en portant un bechmet noir, un fouet à la main. Et sa figure paraissait aussi noire et poussiéreuse. On voyait qu’il était furieux, mais qu’il se retenait.
Alors, - dit-il d’une voix traînante sinistrement,- — Alo-o-rs ! Voilà où tu es, ma petite soeur ! Alors, fous le camp de cette chambre, je dois parler avec Khassen.
Alors parle, - dit Khassen.
Mais j’ai dit qu’elle sorte. Et en fait, pourquoi elle est là ?! D’où vient-elle ?
Je suis ici parce que Khassen est mon mari, - se décida Khanchaïm soudain.
Ah bon ! – s’écria Akpar. – Mais très bien, petite soeur ! Tu es rapide. Tu ne perds pas ton temps ! Ah, j’aurais bien voulu te dire maintenant un mot...
Mais alors parle, - dit Khanchaïm.
Ca ne se fait pas qu’un frère et une soeur se parlent en présence des étrangers.
Khanchaïm regarda Khassen.
Je sors, - décida Khassen, - mais regarde bien, Akpar, si... – Il allait sortir et ensuite s’arrêta indécis près du seuil.
Sors, sors, mon cher, - pria Khanchaïm, - rien ne va m’arriver. On va juste parler avec mon frère, c’est tout.
Khassen sortit. Khanchaïm regarda le frère.
Alors ? – dit-elle.
Akpar s’approcha de la porte, la ferma au crochet et la tira.
Le crochet est fort, - dit-il, -il n’arrivera pas à ouvrir la porte. Alors, ma chère soeur, on va parler du reste après, et maintenant on s’en va ! Tu ne seras jamais la femme de ce salaud !
Mais je suis déjà sa femme, - sourit légèrement Khanchaïm, et ce sourire mit Akpar en colère à tel point qu’il pâlit, mais il se dominait encore.
On parlera de ça aussi après, - dit-il en serrant son fouet. – Et maintenant je te dis : vas-t’en ! Vas-t’en !
Je ne pars nulle part, - répondit la soeur au frère calmement. – J’aime Khassen, et pour qui tu le prends, ça m’est égal.
Alors, - dit Akpar et fit un tour de la chambre, s’approcha de la fenêtre et regarda la cour. Le matin venait de commencer, et il n’y avait personne dans la cour. – Alo-ors ! – répéta-t-il mystérieusement. – Je te dis que tu déshonores toute notre famille. Mais tu t’en fous ! Je te dis que cet homme est notre ennemi, mais tu t’en fous aussi. Mais le fait que je suis ton frère et que je peux t’ordonner, ça, tu t’en fous encore plus, c’est ça, ma soeur ?
Oui, mon frère, - répondit Khanchaïm fermement.
Bien, ma soeur, bien, - Akpar s’approcha tout près de Khanchaïm et la regarda droit dans le visage avec un sourire inexplicable : - Alors tu t’en fous de la honte, de la conscience, des ordres des pères. – Et soudain, d’un mouvement presque imperceptible et foudroyant il lui tapa dans les dents de plein fouet. Elle s’écria tout bas et s’affaisca par terre.
Lève-toi, - ordonna Akpar calmement.
Khanchaïm se leva en silence. Son visage était ensanglanté.
Comme tu es belle ! Alors, tu t’en fous, c’est ça ? – Akpar la battit quelques fois de son fouet sur le dos
Le fouet kazakh est une arme horrible. Son seul coup peut couper le corps jusqu’aux os. Mais Khanchaïm ne bougea même pas.
Je vais te battre à la mort,- dit Akpar tout bas et la tapa encore une fois.
...Quand, après avoir fait sauter le crochet, Khassen entra d’un saut dans la chambre, Khanchaïm était couchée par terre, et Akpar se tenait au-dessus d’elle en tenant son fouet. Khassen accourut vers lui et lui retira le fouet.
Je vais te tuer ! – dit-il et visa Akpar avec son browning. – C’est dommage que tu sois dans ma maison, autrement...
Mais cela ne fit aucune impression sur Akpar.
Ah ! – cria-t-il. – Tu me menaces ? Tu as déshonoré toute ma famille et tu me menaces encore ? Mais attends, attends, le Russe maudit ! Ce sera ton tour aussi ! Tu auras les larmes de Bourkout ! Mettre Bourkout en prison, mais tu n’as vraiment ni foi, ni loi !
Si furieux que fût Khassen, mais il demanda tout de même :
Bourkout ?
Oui, oui ! – cria Akpar déjà en toute fureur ! – Il est en prison. Il est là et il se souvient de toi, traître. Mais attends, attends, salaud... – Et il disparut derrière la porte.
Khassen se pencha au-dessus de sa femme.
Khanchaïm, - l’appela-t-il doucement, - Khanchaïm-djan...
Elle leva la tête de par terre, mais elle ne put pas ouvrir les yeux : un bleu pourpre les couvrait.
Là j’ai encore une robe, - dit-elle en se crispant de douleur. – une bleue. Prends-la du khourdjoun ! Et mon chéri, ne me regarde pas, s’il te plaît. Je suis si laide maintenant.
Khassen prit la robe et la lui apporta.
Détourne la tête, - pria-t-elle. Et une minute plus tard : - Et maintenant viens ici.
Khassen se jeta vers elle avec un tel élan d’une tendresse brûlante, presque hystérique, la prit dans ses bras si doucement que même les larmes se montrèrent dans ses yeux.
Ma Khanchaïm, Khanchaïm-djanym ! Ma bien-aimée, ma chère, - répétait-il presque automatiquement. Elle le regarda et sourit – sa lèvre était coupée, et il lui était difficile de parler.
Ce n’est rien, - dit-elle, - rien ! On peut tout supporter pour son bien-aimé ! Mais on n’a pas encore fini notre thé. Assieds-toi, mon cher. – Et quand ils étaient déjà assis, elle demanda soudain : - Et qu’est-ce qu’il y a avec Bourkout ? Il est en prison ? Pourquoi ?
Je vais tout apprendre aujourd’hui, - dit Khassen. – Je vais y aller maintenant.
Il lui montra comment se servir du téléphone, ouvrir et fermer la porte à clef, et partit.
Je vais revenir bientôt, - dit-il, - n’ouvre la porte à personne.
N’aie pas peur, - dit-elle. – Akpar ne viendra plus. Il est loin.
Khassen se dirigea vers la maison d’Olga Pavlovna. C’était une petite maison sans étages tout à l’orée. La maison était toute petite, à trois pièces, mais le jardin autour était immense, ombragé. C’est dans ce jardin que le putier le plus odorant et les lilas les plus fastueux poussaient. Le père d’Olga, Pavel Nikolayevitch Tchernychov, était un grand jardinier et amateur de fleurs – personne n’avait de tulipes pareils à ceux des Tchernychov, chez personne les roses ne fleurissaient plus tôt que chez Pavel Nikolayevitch, et et une médaille d’hooneur de la Société des amateurs jardiniers était aussi décernée en 1913 au directeur du gymnase d’Akchatyr, Tchernychov. Et il se passa ainsi que peut-être par hasard, peut-être pas tellement, pendant cette dernière année avant la guerre, que Pavel Nikolayevitch avait rompu certains de ce liens anciens qu’il pensait être non seulement « dangereux », mais même en partie conspiratifs. Cette année il refusa de signer la protestation de l’intelligentsia locale à propos d’un nouvel acte abominable de la police. Beaucoup de ses amis la signèrent, mais il refusa et n’expliqua même pourquoi. D’ailleurs, personne ne demandait sa signature – à cette époque-là il était déjà le gendre du gouverneur militaire et directeur du gymnase. Et bien sûr qu’il était un directeur magnifique – compétent, humaniste et progressiste. Dans son gymnase on faisait des soirées de bienfaisance, et les élèves lisaient des poésies de Blok et Brussov. Et quelles poésies!
Maçon, maçon en tablier blanc,
Que construis-tu, pour qui ?
Ne nous empêche pas, nous sommes occupés –
Nous construisons une prison -
lisait un artiste, et dans le premier rang était assis le gendre du gouverneur militaire et le directeur du gymnase qui applaudissait. Cela produisait une impression. Mais la chose beaucoup plus importante était une autre chose. Tchernychov était chef du département local de la Société géographqie et s’occupait activement de l’archéologie, rassemblait les contes, légendes et chansons. Il y a une trentaine d’années qu’il envoya à l’académicien E. Radlov cinquante chansons populaires notées en kazakh, mais en lettres russes, et leur correspondance commença. D’après le rapport de ce turcologue connu dans le monde entier il a été décorée d’une médaille en or de la Société de l‘ethnographie.Et un an après, d’abord à Tomsk, après à Pétersbourg, fut publié son livre « Chansons et contes de la steppe gelée ». D’ailleurs, Tchernychov ne devint jamais un vrai savant, mais il était un rassembleur assidu, consciencieux et infatigable. Et il connaissait les langues locales,comme on dit, avec conscience. Il sut aussi transmettre cette passion à sa fille Olga. Dès l’âge de cinq ans elle parlait parfaitement kazakh. Et tout serait bien si ce n’était pas pour la femme, Alexandra Ivanovna. Elle se tenait toujours à l’écart des passions de son mari, bien que’elle essayât toujours de ne lui empêcher en rien. Après la Révolution d’Octobre et les derniers événements en ville elle déclara soudain qu’elle faisait sa valise et partait tout de suite à Pietrograd. Probablement, c’était vraiment la chose la plus raisonnable que la fille d’un général Kolomeytsev pût entreprendre ou inventer dans cette situation vague. Les surnoms « bourreau » et « pendeur », et même tout simplement « vamapire » guettaient son père pendant dix ans déjà. Pour sauver sa peau le général dut s’enfuir. Sa fille s’enfuit aussi.A Petrograd elle avait beaucoup de connaissances et de parents, et elle trouva un bon travail, celui de pianiste dans un cinéma. Quatre ans après elle écrit la première lettre à son mari, ensuite la deuxième en réponse, et leur correspondance commença. Alexandra Ivanovna appelait son mari et sa fille chez elle, et ils répondaient évasivement, et seulement pendant la septième année le mari écrit : « Je clos toutes mes affaires, je rends les dernières visites. Si tout va bien, je t’enverrai un télégramme pour que tu viennes me chercher au début du mois prochain. En ce qui concerne Olga, rien n’est encore clair ».
Oui, pas clair, - dit-il en se levant de la table, - pas du tout clair. C’est-à-dire que tout était clair, et soudain... Dieu sait à quoi tout va aboutir.
Mais réfléchis à quoi tout peut aboutir, - dit-il à sa fille le soir, - il est arrêté par la direction politique de l’Etat, et évidemment pour quelque chose, tu sais son humeur, et malgré cela tu restes quand même l’attendre. C’est bête, ma chère ! Et ce qui suivra, ce qu’on l’enverra en Sibérie, et tu resteras ici sans argents, sans amis, sans travail. Qu’est-ce que tu vas devenir alors ?
Je vais l’attendre, - dit Olga.
Où ? Où vas-tu l’attendre, folle ? Comment ? Pourquoi ? Alors, supposons qu’il sort de la prison, et qu’est-ce qu’il va te dire ? Il te dira « Oh, que je vous déteste tous, et toi, la fille russe, je te déteste le plus ».
Mais qu’est-ce que tu dis, papa ! – s’indigna Olga.
- Ce que tu l’entends, ma chère. Il déteste les Russes, et pas une personne, ou deux, ou une centaine, mais tous les Russes en général, cela veut dire qu’il te déteste, toi, aussi, qu’il me déteste, qu’il déteste nos amis ? Tu as entendu ses chansons ? Est-ce que tu les as aimées ? Non ? Mais alors sur quoi est-ce que tu comptes ?
Olga garda le silence pendant longtemps, et quand elle se mit à parler, sa voix fut douce et régulière.
Bon, papa, - dit-elle, - je comprends tes sentiments, mais tu dois me comprendre aussi – je ne peux pas agir autrement. Oui, je sais ce que tu vas dire : romance, jeu, princesse Volkonskaya, etcetera – tout cela, ce sont des bêtises, papa, je ne joue à rien : je veux juste vivre, et je veux vivre avec Bourkout. Attends, ne me coupe pas la parole. On va le libérer. Il n’est pas contrerévolutionnaire, et il ne déteste pas du tout les Russes. Il déteste le grand-père, il supporte mal la mère, mais il m’aime, et il te respecte beaucoup. Si tu avais entendu une fois comment il parle de toi ! C’est vrai qu’il parle trop et vainement. Et sa langue devint méchante les derniers temps, c’est vrai aussi. C’est pour ça qu’il paye maintenant.
Et pour ses chansons aussi !
Et oui, évidemment, pour ses chansons aussi. C’est vrai. Je ne peux pas le laisser dans un tel état. Alors, je dois le protéger, démarcher. Les gens ne sont pas aveugles – ils verront où est la vérité, il faut juste en dire clairement. SI tout va bien, nous viendrons à Leningrad ensemble. C’est ma dernière parole.
Mais alors, si c’est la dernière... – le père écarta-t-il les bras et sortit de la chambre.
Voilà qu’une heure après cette conversation Khassen passa chez Olga aussi.
Khassen, mon cher, - la jeune fille se jeta-t-elle vers lui à peine ouvrit-il la porte, - si tu savais quel malheur nous est arrivé...
Je sais, - répondit Khassen, - tu me permettras de m’asseoir ? Alors comment cela a pu se passer ? Quand ?
Il se trouva qu’il y a à peu près trois jours elle, Olga, et Akpar étaient chez Bourkout. Tout à coup on frappa à la porte. Il était environ onze heures, et Bourkout dit : « Mais qui est là ? »— et se dirigea vers la porte, et revint accompagné de deux militaires en vestes en cuirs. Il avait l’air très perdu.
C’est n’importe quoi, - dit-il, - je ne comprends rien.
L’un des militaires demanda à Olga et Akpar leurs papiers, et après les avoir examinés, dit :
-Je vous prie de rester comme témoins, il faudra faire la perquisition.
Ils sortirent de la maison déjà tard la nuit.
Akpar alla chez lui, et Olga accompagna Bourkout jusqu’à la prison de ville..
Alors il est à la prison de ville, - dit Khassen en se levant, - merci pour les informations, Olga ! Je vais y aller.
A votre place j’irais d’abord à la direction politique unie de l’Etat, - dit Pavel Nikolayevitch, (au milieu de la conversation il appartu dans la porte et se tint ainsi tout le temps en écoutant), - on permet des rendez-vous aux prévenus juste à l’ordre d’un juge d’instruction ou d’un chef de service — il faut allez chez eux..
C’est vrai, - confirma Olga, - le militaire m’a dit la même chose. Il a même dit le numéro du bureau : cent trente-huit. Il dit que s’il faut, allez-y.
C’est vrai. J’irai au bureau cent trente-huit, - décida Khassen. – Dès que je saurai quelque chose, j’irai tout de suite vous le dire, Olga, et maintenant je dois partir.
Pendant à peu près deux heures Khassen parla avec le chef du service politique, et en sortant il alla tout de suite à la maison pour rejoindre Kh anchaïm, il ne passa même pas à la rédaction.
Nikolaï Ivanovitch Gavrilov, juge d’instruction de la direction politique unie de l’Etat, renfrogné, regarde la pointe de sa plume. Il ne sait pas du tout comment se conduire avec ce prévenu. Dans la tête de ce gars il y a un tel embrouillage, un mélange incompréhensible de toutes les notions qu’il est très difficile de lui parler. On commence à parler d’une chose et on ne s’apercevra même pas qu’on commencera tout à fait un autre sujet, et la conversation touche déjà à Alexandre le Grand et son empire.
Mais que l’empire d’Alexandre le Grand y a-t-il à faire, - dit Gavrilov en se crispant comme s’il souffrai, - et quel exemple vous donne-t-il ? Oui, on construit un Etat à plusieurs nations, mais chez nous tout est fondé sur l’intérêt commun, sur l’amitié des peuples, et là on avait l’occupation des terres, le pillage, la privation de l’indépendance des peuples, - l’occupation militaire en un mot. Comment peut-on comparer l’union fédérative des Etats à droits égaux à l’occupation ? Et vous ne cessez pas de dire qu’un Etat à plusieurs nation ne peut pas être solide. Oui, mon chez, aucun Etat ne peut être solide s’il est fondé sur l’oppression. Voilà pourquoi on a des révolutions. Est-ce que cela ne vous est pas clair ? Mais bon, cette Kassandra hystérique, votre maître, Akhan, n’a rien compris, mais je pense qu’on ne peut pas l’en accuser. Il est un homme vieux, élevé par des mullahs. Mais vous, jeune homme....
Et quand même vous l’avez accusé, - dit Bourkout. Il se tenait immobile devant le juge d’instruction et le regardait. – Et on l’a accusé à tel point qu’il ne lui est resté qu’un seul chemin.
Se défênestrer de l’étage supérieur ? – Gavrilov le regarda. – Oui, une histoire triste ! Et si l’on parle en toute franchise, tout à fait absurde. Personne n’allait toucher à votre maître, et franchement, il n’y avait pas de quoi l’accuser.
Alors, il est devenu fou ou quoi ?
Evidemment oui. Au moins socialement. Mais regardez bien qu’il y avait des gens qui approuvaient sa folie. Ce sont eux qui sont les vrais tueurs, ou, en tout cas, les complices du crime. Ce sont eux qui doivent en être responsables. Mais alors, ça, on va encore en parler. En tout cas vous n’êtes pas coupable de cette mort...
Ah mais Dieu merci, - Bourkout se mit même à rire, - alors vous connaissez ceux qui le sont.
Peut-être qu’on les connaît ! Mais je dis encore une fois qu’on va en parler encore. Parlons seulement de vous. Alors, nous vous proposons de ne plus suivre le chemin que vous prenez – il vous mène droit dans l’abîme.
Peut-être qu’il mène dans le fossé ?
C’est encore plus correct. Mais la parole n’est pas la chose principale ici. Nous vous proposons la chose suivante : si vous ne pouvez pas nous aider, ne nous empêchez pas au moins. Attendez ! Ecoutez ! Il n’est pas difficile d’embrouiller les esprits de vos compatriotes. Le tsarisme nous a laissé quatre-vingt-huit pour cent d’illetrés. Ces gens vivent encore selons les lois du Coran et de la charia et peuvent croire n’importe quoi. Ils croient les mullahs, ils vous croiront aussi. En plus, vous voulez vraiment du bien à votre peuple, mais vous ne savez pas juste où en chercher. Pour vous chaque Kazakh est égal à tout autre Kazakh, et il n’y pas de différence pour vous s’agit-il du bey Karymsak ou du pauvre Matan.
Bourkout frémit et regarda le juge d’instruction avec méfiance – c’est quoi ? Un piège ?
- Pourquoi vous avez nommé ces noms exacts ? – demanda-t-il.
Mais parce que, mon cher, Karymsak est le père de votre ami Akpar, - est-ce que cela n’est pas vrai ?
Bon, c’est vrai, mais qu’est-ce que Matan a-t-il à faire là-dedans ?
Ce faisant, Karymsak battit Matan à la mi-mort et s’enfuit en Chine. Il emmena avec lui tous ses troupeaux et tout son argent. A part cela il emmena avec lui son ancienne femme qui avait ses pieds et mains ficelés à la corde. Ce qu’il va faire avec elle, on ne sait pas – soit il va la battre à la mort, soit il va la pendre. Tous ces trois sont des Kazakhs, et vous voulez qu’ils soient contre nous. Bien sûr que Karymsak sera de votre côté, mais ces deux ? Comment vous pensez ? Ils suivront aussi le bey Karymsak ?
Vous tournez la conversation sur les personnes concrètes, - dit Bourkout avec mécontentement, - il n’arrivait toujours pas à rassembler ses pensées.
Non, je parle juste des choses concrètes, - objecta le juge d’instruction, - des faits inébranlables.
Il se leva, longea la chambre, s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit et la referma.
L’orage va commencer, - di-il, - ce n’est pas le bon moment, il va détruire les fleurs.
Vous savez cela aussi ? – demanda Bourkout. Gavrilov sourit :
Mais oui ! Je suis un ancien professeur. J’ai travaillé vingt ans dans la steppe kazakhe. Mais oui, mon cher ! Et mon grand-père venait de là-bas ! Kenessary l’a tué. Et mon père vient de là-bas ! Doutov l’attacha au c anon pour la rébellion. Alors vous voyez comment on résout ici les problèmes nationaux. Bon, cela ne concerne pas notre affaire. Alors, je vous répète encore une fois la même question. Si on va vous libérer maintenant, acceptez-vous de cesser votre lutte ? Toute lutte, mais premièrement la lutte idéologique. Est-ce que je peux assurer mes chefs qu’en sortant d’ici
vous n’allez pas composer une nouvelle chason sur les souffrances du peuple kazakh et les crimes affreux des commissaires ?
Bourkout était assis, tête baissée, et réfléchissait.
Vous réfléchissez ? – dit Gavrilov. – C’est bien ! Alors réfléchissez-y bien et dédicdez si vous pouvez nous donner votre parole. Parce que si vous nous la donnez, savez que vous ne pourrez plus vous raviser.
Pourquoi ?
Parce qu’alors on vous regardera comme un traître, vous ne serez pas meilleur pour nous que Karymsak, et on va vous détruire dès qu’on vous aura entre nos mains, - Il leva le combiné et convoqua la sentinelle. – Ramenez le prisonnier dans sa cellule, - dit-il et sortit sa montre. – Alors, Bourkout, il est huit heures maintenant. A dix heures je vais vous convoquer, et on devra aboutir à une décision définitive avec vous. C’est ça ?
Oui, - dit Bourkout et se leva de la chaise.
Attendez, - dit Gavrilov. – Réfléchissez à encore une chose. Vous avez travaillé comme professeur. On va vous demander de laisser ce travail. Vous comprenez pourquoi ? Ce sera mieux pour nous tous.
Il sortit de la prison à dix heures précises. Et quand l’horloge commença à battre les dix coups, il se trouvait encore au bureau militaire. Il sortit et se retrouva tout de suite sous le torrent de printemps joyeux. Il s’abattait sur les feuilles des lilas, sur les toits bas des maisons, sur les cabines et les reverbères. A leur lumière jaune hésitante on voyait les ruisseaux torrentiels s’avancer à toute vitesse, et les bottes de Bourkout furent mouillés tout de suite.
Regarde-moi ça, - dit le soldat en sortant avec lui sur le seuil de la guérite,— peut-être que tu vas déménager ? Si tu veux, tu peux rester pour toute la nuit ! Est-ce que c’est loin jusqu’à chez toi ?
C’est tout près, - dit Bourkout joyeusement, - tout près ! Au revoir, camarades !
«Oui, - réfléchissait Bourkout en passant à travers la cour. – Tout homme doit avoir un ami chez qui il pourrait venir. Il me semble que c’est un personnage de Dostoïevski a dit ça. Et où puis-je aller ? Chez qui ? Olga partit en suivant son père, elle avait déjà un billet sur les mains. Akpar ? Mais non, je n’irai pas chez Akpar. Il ne pense qu’à lui-même. Il considère sa propriété non seulement l’aoul où il est né, mais aussi les gens de cet aoul, les troupeaux et toute la steppe en général. Non, non, chez n’importe qui, masi pas chez lui ». Bourkout se souvint aussi de Khassen, mais très vite, en passant, il se souvint de lui d’une façon dont on se souvient parfois d’un bon homme avec qui il serait bien de se rapprocher, mais la chose n’arriva jamais. Il réfléchissait et allait à travers le parc quand soudain une silhouette noire se jeta vers lui.
Bourkout ! Bourkout ! – s’écria cette ombre en l’embrassant. – C’est toi, Bourkout !
Mon Dieu, - fut la seule chose qu’il pût prononcer, - mon Dieu, Olga !
Je t’ai attendu, attendu, - disait Olga en l’embrassant, - je t’ai attendu trois heures sur ce banc. Tu vois comme il est mouillé. Il fait si sombre que je ne vois même pas ton visage. Tu as maigri, je pense ? Alors, on ne t’a libéré que maintenant ? Tu as faim ? Mais venons, venons chez moi, tout y est prêt déjà. Mais on t’a libéré pour de bien ? On ne va plus te toucher, c’est ça ? Mais oui, bien sûr qu’ils ne vont plus te toucher, à quoi bon ils auront besoin de toi !
Elle demandait et répondait elle-même à ses questions. Elle pleurait et riait et serrait de plus en plus Bourkout dans ses bras.
Oui, pour de bon, - confirma Bourkout en serrant les doigt de la fille. – Pourquoi ils auront besoin de moi ? Ce n’est que toi qui as besoin de moi.
S’étant pris dans les bras ils allaient à la maison, - c’est-à-dire chez Olga, parce qu’à partir de ce jour-là Bourkout n’avait pas d’autre maison. Sa maison est maintenant là où est Olga. Et Olga sera toujours avec lui, pendant toute la vie. Elle est d’accord avec lui en tout : avec ses sentiments, pensées, son attitude envers les gens et les événements. Mais cela est clair. Si elle l’aime, alors, elle aime tout ce qui est cher pour lui – ses amis, ses pensées, ses espoirs. Elle ne savait pas comment vivre autrement avec un bien-aimé.
Ils décidèrent de fêter le mariage dans une semaine.
...Malgré le fait que les temps étaient troublé, ils décidèrent quand même de le fêter à l’ancienne. On eut une centaine d’invités – ils n’oublièrent ni Akpar, ni Khassen avec Khanchaïm, ni même une connaissance si éloignée comme Karajan, un jeune homme qui avait terminé le corps des cadets juste avant la révolution.
On emmena cinq moutons de l’aoul le plus proches, on acheta cinq outres de koumys. On n’oublia pas non plus la musique. Le faïsolla lui-même, troubadour local et menestrel, devait inaugurer la fête. Alors tout était arrangé, tout allait comme il fallait, et soudain le matin, le jour du mariage, vint Akpar. Il vint juste au moment où les fiancés finissaent de décorer la table festive. Bourkout se tenait debout avec un tas d’assiettes, et Olga avec ses amies les rangeait sur les tables.
Il faudrait qu’on se parle, - dit Akpar à Bourkout en l’avoir salué, - passons dans une autre chambre pour un moment ?
Alors, voilà l’affaire, - commença-t-il en s’installant sur le canapé dans le bureau. – Mais d’abord merci pour l’invitation,
je viens de revenir du voyage et je l’ai reçu. Alors, merci, et permets-moi de vous souhaiter tout le bien du monde.
Il parlait et souriait, et son regard était inquiet, son sourire fut oblique, pas naturel, ce n’esst pas le sourire qu’on vit, mais les dents d’un loup.
Tu vas le souhaiter au mariage, - dit Bourkout,- sache que on t’attend.
Mais c’est pour ça que je suis venu, - Akpar sourit-il de nouveau. – Je ne peux pas assister au mariage.
Pourquoi ? – demanda Olga.
Est-ce que ne vous le comprenez pas ? – Il la regarda en silence pendant une minute. – Je pensais que vous le comprendriez. Je suis un hôte très dangereux, en parlant avec des mots solennels, je suis le fils d’un traître d’Etat, et on vient de libérer Bourkout il y a juste une semaine, et bien sûr qu’on le surveille, et en général, le moins de gens me verront ici, le mieux ce sera. Et pour moi, et pour mes amis.
Ne dis pas de bêtises, - se renfrogna Bourkout. – Oui, ton père s’est enfui, mais toi, tu es resté. Alors de quoi peut-on t’accuser ?
Oui, malheureusement, il y en a de quoi. Tu es kazakh, tu connais nos traditions. Un hôte comme moi au mariage déshonore toute la maison. Celui qui n’a pas pu faire marier sa soeur d’une façon honnête, et l’a donnée à l’ennemi, celui(-là ne peut pas aller à un mariage d’autrui. – Son visage fut défiguré par la fureur. – Salaud ! Déshonorer ainsi toute notre famille... Mais je risquerai même ma vie pour que ce Russe maudit... – Il serra le poing et l’agita, mais soudain il se ressaisit et se mit vite à sourire : - Oh mon Dieu, mais qu’est-ce que je dis ! Je suis venu la veille du mariage dans la maison de la fiancée et je dis des bêtises. Voilà ce que j’ai apporté...
Il mit la main dans la poche et en tira un grand bracelet en or avec un fermoir de grenat.
Voilà, Olga-djan, je veux t’offri ce cadeau de mariage. C’est dans notre famille. Il passait des grands-pères aux pères, de génération en génération ! Prends-le !
Non, non ! – dit Olga en s’éloignant. – Je ne vais pas l’accepter, je ne l’accepterai qu’au mariage...
Il écarta les bras :
Mais je dis que je ne peux pas venir au mariage, et ne me vexe pas...
Mais c’est toi qui me vexes si tu ne veux même pas...
Olga, Olga, – Akpar hocha la tête avec un air de souffrance. – Mais qu’est-ce que tu dis, Olia ? Est-ce que je ne viendrais pas si je pouvais ? Prends-le, ne me vexe pas.
Prends-le, Olga, - Bourkout supporta Akpar. – Il le donne du bon coeur.
Le grenat apporte le bonheur, - poursuivit Akpar. – Regarde, comme le sang, il brille même maintenant, et au soleil ! Laisse-moi te le mettre. Mais c’est parfait ! Comme si c’est fait exprès pour toi. Porte-le sans l’ôter !
Olga regarda Bourkout – elle ne se sentait pas dans son assiette. Elle avait un peu peur d’Akpar. Cette peur resta des jours quand il lui faisait la cour. Elle ressentait toujours quelque chose de caché, d’incompréhensible, de secret en Akpar. Et ses paroles sonnaient d’une façon bizarre, cimme s’il disait une chose, et pensait une autre, ses yeux ne souriaient pas, ils étaient froids et immobiles, bien qu’il rît lui-même cordialement, et ses actes étaient étranges et peu clairs. Quand une fois elle exprima clairement ses sentiments pour Bourkout, ils se séparèrent et ne se virent pas
pendant presque un an. Ensuite ils se virent tous les trois et allèrent ensemble au cinéma, on ne parla pas de cette affaire ancienne. Depuis lors ils se remirent à se voir, et tout fut comme s’il n’y avait rien dans leurs relations à part les conversations gaies, les rencontres au hasard, les promenades à trois : elle marche bras dessus bras dessous avec Bourkout, et Akpar est quelque part près d’elle, il apparaît et disparaît, il participe à la conversation et il disparaît encore. Et sans ce sentiment de tension étrange qu’Olga avait tout le temps, on aurait pu penser que le passé était vraiment oublié et qu’Akoar était un vieil ami fidèle.
Je te prie que tu portes ce bracelet au mariage, - dit-il.
Oui, oui, - dit Bourkout, - c’est bien. Et à tous qui demanderont d’où il vient, on dira « le cadeau de mariage de notre ami Akpar », sinon on pensera qu’il n’est pas venu parce qu’il est vexé à cause de quelque chose.
Mais oui, bien sûr ! – s’écria Akpar. – Porte-le, ma chère, c’est mon coeur sincère qui te l’a donné ! Et maintenant... – Il se tourna vers Bourkout : - Je voudrais te dire quelques mots, mon cher, je pense qu’Olia ne va pas se vexer si tu...
Oui, s’il vous plaît, - dit Olga hâtivement et sortit.
Quelle fille magnifique ! – soupira Akpar. – Tu es un homme heureux, Bourkout ! Mais voilà ce que je voulais te dire : aime ta femme, garde-là, mais ne lui dis pas trop. Nos affaires sont nos affaires. Et c’est beaucoup mieux pour nos proches si à toutes les questions des étrangers ils pourront répondre : « Je ne sais rien ». A quoi bon les emmêler Dieu sait où ! Tu es d’accord ?
Oui, je pense que tu as raison, - dit Bourkout.
Alors, très bien. Et maintenant je vais partir. – Il s’approcha de la porte et s’arrêta. – Ah oui ! Encore une chose : Karajan ne viendra pas non plus. Il part demain de bonne heure.
Pourquoi ?
Le commisariat de l’instruction populaire le convoque. Ils veulent le rendre chef de quelque chose. Et pourquoi tu t’étonnes ?
Mais alors, attends, pourquoi l’instruction populaire ? il a terminé le corps des cadets à Omsk, il enseignait aux soldats d'Alachordy quelque part ici. Il est garde!
Oui, c’est ce qu’on pensait, - sourit Akpar, - et en fai il avait l’affaire aux bolchevyks déjà au corps des cadets. Et il se retrouva chez les soldats d’Alachordy non sans raison.
Et pourquoi il a été avec nous ?
Demande-le-lui. Pourquoi ? Je demandais, mais il ne fait que rire. « On sert à la cause commune, répond-il, vous faites ça, et moi, je fais ça », voilà toute la conversation.
Alors c’est bien qu’il ne vienne pas, - Bourkout se mit-il en colère. – Je ne supporte pas de gens pareils... des déboule-champ pareils, aujourd’hui il est ici, demain il est là. Le vent a soufflé, et il l’a suivi.
Bon ! – Akpar lui posa la main sur l’épaule. – On verra comment il va se conduire. Et maintenant voilà encore une chose, je ne voulais pas le dire en présence d’Olga, - je suis venu dire au revoir, je pars maintenant.
Où ça ?
A Alma-Ata. Le cocher m’attend déjà. Et toi, ne te retiens pas ici non plus. Fête le mariage, passe une semaine avec ta femme et viens aussi à Alma-Ata, je vais t’attendre.
D’abord je vais passer dans l’aoul, - dit Bourkout.
Dans ton aoul ? – s’étonna Akpar.
Mais non ! – Bourkout fit un geste de la main. – Tu sais que je suis orphelin, ma mère est morte quand je n’avais pas encore cinq ans, et mon père est Allah sait où. Je vais aller chez mon, il m’invitait chez lui.
Mais alors s’il t’a invité, vas-y, - permit Akpar gracieusement, - autrement tu vas mourir de faim avec ta femme. Personne ne va donner à manger pour les poésies. Il n’y a pas de beys. Notre gagne-pain facile n’existe plus. Il faut maintenant travailler, mon frère, voilà !
C’est quelque chose de nouveau ! Comme s’ils me donnaient du travail, et moi, je le refusais, - sourit Bourkout. – Mais qui va m’embaucher ?!
Evidemment celui qui a donné du travail à Karajan,- le pouvoir soviétique.
Ah bon ? Je ne crois pas que le pouvoir soviétique me redonne du travail.
Alors tu devras le croire, mon cher, tu devras. Non seulement croire, mais aussi se mettre au travail. Travailler pour eux. Juste le faire d’une façon intelligente, bien sûr. Tu comprends que si je ne suis pas parti en Chine avec mon père, je ne l’ai pas fait en vain.
Ah c’est de ça que tu parles ! – sourit Bourkout. – Alors travailler pour les deux côtés. Non, ce n’est pas mon genre.
Et rester en prison, c’est ton genre ? Oui ? Ne fais pas de bêtises. Souviens-toi de ce que nos ancêtres disaient. Si le temps est un renard, devies un chien courant.
Et demain je devrai devenir un loup et écraser un chien courant? Non, ce n’est pas du tout pour moi. Je ne lutte qu’ouvertement.
Et tu peux le faire, lutter ouvertement ? – rit Akpar. – Eh, Bourkout, Bourkout ! Tu veux tout faire à la façon digne, et s’il faut se battre, tu veux le faire visage contre visage.
Non, mon cher, les temps de Jeké- batyrs sont passés et ils ne reviendront plus. Dans cette lutte tu auras besoin d’une patience de chameau, d’une ruse de renard, des jambes de lièvre et des dents de loup, et celui qui ne possède pas tout cela, devra l’acquérir. Alors viens à Alma-Ata, mais souviens-toi, et dis-le aussi à Olga : si on se voit entre les gens, on ne se connaît pas.
Alors tu as eu peur, - sourit Bourkout. – Tu as eu peur de ce que ton adhérent a été en prison. Alors, c’est lui, et moi, je n’y suis pour rien, et j’ai même cessé de le saluer. Eh, mais tu es un loup ! Tu es un kaskyr !
Akpar sourit :
C’est vrai que je suis un loup ! Si je cache mes dents jusqu’à maintenant, c’est vrai aussi, mais je ne suis plus coupable de rien. Surtout devant toi. Quand on se verra, tu comprendras. Bon, adieu ! – Il s’avança et s’arrêta. – Ah oui ! Khassen va assister au mariage aujourd’hui ?
Pourquoi ? – Akpar se mit-il en garde tout de suite.
Alors il y assistera ? Et moi je pensais qu’il était déjà parti. Mais non, rien ! Je pars. Dis salut à Olia-djan.
Il partit, et Bourkout se tint debout encore pendant longtemps en regardant la porte par laquelle il était sorti, et réfléchissait.
Il y eut beaucoup d’invités au mariage. En général, à part Akpar et Karajan, tout le monde vint. Khassen vint avec sa nouvelle femme. Khanchaïm offrit à Olga une bague en or avec un rubis. Elle a été faite par un joaillier célèbre Moustaï. Cette bague et le bracelet offert par Akpar constituaient une partie de la dot de Khanchaïm. Ayant vu le bracelet elle se retint à peine pour ne pas s’écrier. Avant son évasion en Chine Karymsak ôta ce bracelet de la main de sa fille et le cacha dans le coffre. « Tu le remettras ailleurs », - dit-il. Mais Khanchaïm ne vit pas cet ailleurs et c’est pourquoi elle pensait qu’elle ne reverrait pas non plus ces bijoux, et voilà qu’elle les revit quelques jours après sur la main d’une autre femme. Comment cela put se passer ? Et pour ne pas se poser ces questions Khanchaïm domina son émotion, dit quelque chose d’insignifiant et s’éloigna de la fiancée.
Et Faïsolla se surpassa ce jour-là. Les vieux venus au mariage claquaient leurs langues en signe d’approbation. Il extirpait du violon une note la plus fine comme un cheveu, et le violon chantait entre ses mains presque comme un homme. Et elle pleurait comme un homme aussi. Et ensuite Faïsolla se mit à jouer quelque chose de joyeux et de bravoure, et les filles se mirent à chanter avec lui et battaient des mains en cadence avec la chanson. Ensuite on buvait le thé et on chantait de nouveau, et voilà que soudain on entendit le bruit du verre cassé. Quelqu’un tira dans la fenêtre. Les éclats couvrirent le plancher et atteignirent la table. Tout le monde se mit à crier, mais la propriétaire de l’appartement, Sakypjamal, criait le plus. Son bras pendait comme un torchon mouillé. Elle le faisait agiter et pleurait. Le sang coulait droit sur la table, et bientôt toute la vaisselle fut couverte de sang. Pleurante, on l’apporta dans une autre chambre. On courut chercher le médecin.
Il a tiré avec un browning, salaud, - dit Khassen en s’approchant de la fenêtre et en examinant les éclats. — C’est bien qu’il ait encore ciblé le bras gauche.
Mais pourquoi on a tiré sur elle ? – demanda Bourkout perdu.
—- Mais on n’a pas tiré sur elle, on a tiré sur moi, - se crispa Khassen. – Elle me servait le thé, il a tiré et il a ciblé son bras. Quel salaud !
Mais qui est le salaud ? – s’écria Bourkout sans toujours rien comprendre.
Mais qui ? Akpar, bien sûr, - s’étonna Khassen. – Ou quelqu’un de ses copains.
Akpar ! – Bourkout sortit en courant dans la rue.
La nuit, la lune, les ombres sur la terre, personne. Seulement quelque part très loin on entend le piètinement des chevaux.
«Est-ce que c’est vraiment Akpar ? – pensa Bourkout vaguement. – Pour se venger de sa soeur ? Oui, c’est possible. Eh, pourvu que je le rencontrais maintenant ».
Mais ils ne se virent pas. Trois jours après Bourkout et Olga partirent dans l’aoul de son oncle.
Partie 2
VAGABONDAGE AU CARREFOUR
I
Le phaéton passe en courant le long de la Boukhtarma. Le chemin passe tout près de la rivière. Et la rivière ici est rapide, torrentielle, avec des hautes côtes rocheuses. Les rochers font comme s’ils la découpaietn en deux, et de l’un côté on a la rivière, et de l’autre on a ces immenses rochers maussades avec des nuages à la cime. On lève la tête pour regarder, et le chapeau te tombe de la tête. Le long du chemin il y a des pins, des sapins, une forêt épaisse. Et encore plus près de la rivière des prés— l’herbe est jusqu’à la ceinture, - et sur ces prés il y a des bardanes juteuses, de hautes ombellules, des fleurs rouges et bleues. Dans l’air le gazouillement des oiseaux incessant résonne, il couvre tout : le bruit du piètinement, le soufflement du vent dans les rochers, et même hurlement du torrent. A l’homme habitué aux sons de la ville, au sonnaillement, aux klaksons, sirènes, il peut sembler qu’il se retrouva dans le pays des contes : les rochers sont fantastiques ici, ils sont tantôt pointus comme des pics, tantôt comme des immenses sculptures des contes, et les forêts sont épaisses et mystérieuses, et les oiseaux sont extraordinaires. Il y a trois personnes dans l’équipage — un cocher habillé d’un joupan, un homme maussade, peu bavard, il ne dit même pas deux phrases durant toute la route, Bourkout et sa femme. Olga porte une robe blanche en soie. Elle ne cesse pas de regarder le spectacle, tout l’étonne ici – ces cimes, ces fleurs extraordinaires sur le chemin, et les oiseaux divers.
Bourkout est au contraire maussade et concentré. Il pense à ses choses à lui. Le destin de son peuple durant plusieurs siècles est étrange, pense Bourkout, étrange et embrouillé. Il est très difficile, et mieux de
dire qu’il est tout à fait impossible de comprendre cette aveugle volonté de plusieurs millions d’hommes de partir de l’ouest à l’est, du sud au nord. L’histoire des Kazakhs commence du moment quand à peu près deux cents ans avant Jésus Christ les ouïsouns, l’une des tribus principales et les plus puissantes de Kazakhs sortit vers le lac Balkhach.
Ils passaient à travers la vallée de la rivière Ili ou en longeant la côte du lac Ala-Koul – ce lieu est appelé « porte historique » pas en vain, - tous les peuples voulant partir à l’est, passaient ici. Pendant presque quatre cents ans les ouïsouns possédaient la côté du Balkhach et tout le Semiretchye en général avant qu’une autre vague en 177 de notre ère ne les emportât loin à l’ouest. D’ailleurs, ce n’étaient pas les seuls ouïsouns qui étaient emportés, à l’époque c’étaient tous. Pas un seul peuple ne put conquérir les Huns, ils vinrent de la Chine et se répandirent à travers toutes les steppes du Sud. La grande migration des peuples commença. Les Huns possédaient ces pays pendant plus de trois siècles, et ensuite, à leur tour, étaient conquis par des Mongols et disparurent sans traces, ni monuments – alors que même le fait de leur existence « n’était pas archéologiquement établi « , comme disent les historiens.
«Le vent va à l’ouest, et le vent va à l’est, il souffle, souffle et retourne à la case départ », — dit-on dans un livre ancien. Les peuples tantôt quittaient les steppes, tantôt les conquéraient ; ils faisaient la guerre l’un avec l’autre, ils tuaient le bétail, les femmes et les biens, l’un l’autre, après se réconciliaient, se mélangeait alors qu’on ne pouvait plus comprendre quelle tribu,d’où elle était venue et quel était son rôle dans tout ce qui s’était passé. Toute sorte de tribus furent installées au cours de plusieurs siècles
sur la terre kazakhe qui avait beaucoup souffert. On eut des Petchenegs, des Turcs, des Polovtsy – avant qu’enfin, en XI siècle une vague forte de conquéreurs polovtsy ne les rejetât tous jusqu’à la Volga et plus loin dans les steppes et les villes de la Rus. Ce qui se passa après, on le sait bien des légendes russes, annales, bylines et contes. Il y avait des massacres incessants, des villes brûlées, des femmes en pleurs – qui ne se souvient pas de pleurs de Yaroslavna ? – il y avait des villes effacées de la terre, et tout cela continuait à l’infinité. Et voilà que de nouveau des kyrghizes-kaïsaks apparurent qui avaient totalement disparu après l’occupation des Huns. A partir de ce moment commence, proprement dit, l’histoire du peuple kazakh. Son histoire sanglante, pleine de souffrances, où il y a plus de chutes que des envols, et plus de pertes que de victoires.
Du deuxième au dix-huitième siècle le peuple kazakh semblait avoir enduré la destruction totale trois fois. Trois invasions perilleuses (Huns, Mongols, Djoungars) semblaient l’avoir effacé de la terre, mais il vivait toujours. Et ensuite vint le dix-huitième siècle avec ses expéditions du tsarisme coloniales, avec le pouvoir des khans de Kokandy, Khiva, Boukhara.
En général l’histoire ne fut pas réussie. Tout le passé de ce peuple malhereux, rejeté se réduisait aux souffrances, luttes ensanglantées, pertes et morts.
Il est difficile de trouver quelque chose de pareil même au Moyen Age cruel et maussade. Peut-être que c’est pour cela que l’âme du peuple kazakh se conserva le plus pas dans les chansons, les légendes joyeuses, héroïques – ils étaient aussi là, mais l’essence n’est pas là, - mais dans l’image génial de Korkout et d’Assan Kaïta.
Pendant des siècles ce pèlerin éternel Korkout vagabonde sur son chameau aux jambes rapides en espérant trouver la terre où il n’y a pas de mort. Mais où qu’il allât, partout devant lui s’ouvrait un tombeau – ce fossé vide et étroit qui est toujours un symbole de la mort dans les légendes et contes du peuple kazakh. Et alors il comprit que seul l’acte de la création est immortel. L’homme meurt, mais la chanson reste. Et il apprit à ses compatriotes à jouer au kobyz.
Et l’autre héros de la légende, Assan Kaïty, ou plus simplement Assan le malheureux, cherche aussi la terre promise où les oiseaux feraient leurs nids sur les dos de brebis ! Il semble que le poète ne put pas inventer une image plus calme et paisible pour exprimer sa tristesse de ne pas avoir de calme, de silence. Ainsi erraient les grands malheureux du peuple kazakh, cherchaient de l’apaisement et ne pouvaient pas le trouver.
De quoi rêves-tu maintenant, Bourkout ? A quoi penses-tu ? Est-ce que ces leçons sanglantes ne te suffisent pas ? Est-ce que la grandeur du peuple est dans ses tragédies ? Mais tu crois à la force vitale de tes compatriotes. A ce que rien dans le monde ne peut les conquérir et les jeter aux pieds du conquéreur. Tu le crois ! Peu importe comment on brûle cette terre, comment on l’inonde de sang— ton peuple ressuscitera de la poudre comme ce Phoenix légendaire !
Peut-être que c’est pour cette raison que ton peuple chante toujours. Un bébé naît, et les vieillards chantent devant son berceau, un vieil homme meurt, et les enfants le font baisser dans un tombeau en chantant. Et cette chanson s’appelle joktaou, c’est-à-dire une chanson de non-existence. On chante quand on se promène, on chante quand on travaille. On chante le matin, on chante la nuit, on chante quand on est malheureux, on chante quand on est joyeux. On montre la fiancée aux hôtes et on chante un betachar. On la marie et
on chante jar-jar. On tombe amoureux et on chante, on cesse d’aimer et on chante aussi
Chaque peuple mémorise sa jeunesse à sa façon. Chez les Grecs elle est dans les pierres de l’Acropole, chez les Italiens elle est dans les peintures de Raphaël, les Kazakhs laissent leurs chansons, parce qu’elle est la meilleur chose que le peuple sût créer.
Une fois le père d’Olga parlait à Bourkout d’un as fameux – le repas d’enterrement annuel en mémoire d’un riche Sagynaï. Tout était grandiose ici, comme dans les légendes anciennes. On installa des iourtes blanches pour les hôtes. A l’époque juste les riches avaient des iourtes de laine blanche, et on en installa cinq cents. Dans cinq cents iourtes il y avait cinq cents tapis de Boukhara.
Cinq mille hôtes se rassemblèrent de tous les côtes de la terre kazakhe.
Le repas d’enterrement dura deux semaines.
Les hôtes burent cinq tonnes de thé de fleur et mangèrent cinquante tonnes de sucre. On emmena la vaisselle en porcelaine, des samovars de Tachkent, Kazan et Nijni Novgorod.
On mit dix mille couvertures en atlas et oreillons du duvet le plus léger sur les lits des hôtes, ils emportèrent avec eux cinq milles robes de chambre de Boukhara et cinq cents loutres de Sibérie. On tua vingt mille moutons et mille chevaux de deux ans pour le repas. Trois cents étalons participèrent à la course. Cinq cents djiguites sur cheval et trois cents femmes servirent les hôtes.
Ce repas d’enterrement inoubliable coûta à la famille de kereï la même somme que coûta le palais connu Tadji Makhal, une des merveilles du monde, au Grand Mogol.
Mais rien n’aurait laissé de trace dans la mémoire du peuple sur ce repas à part les courses et les bechbarmaks si ce n’était pour une chanson tragique d’un grand poète.
Et elle ne parlait pas de bey mort, oh non. Pendant la course fut tué le fameux Coulaguer, cheval du chanteur Akhan Seré. Deux frères, Kotrach et Batrach, tuèrent le cheval à la manière des bandits, en lui ayant broyé la tête avec une massue, parce qu’u cheval d’un pauvre ne doit pas laisser derrière lui des étalons connus emmenés à la fête par les meilleurs djiguites de toutes les trois tribus. Et la chanson sur la mort d’un cheval magnifique composée par son maître, chaque Kazakh la connaît. Et les Kazakhs sont fiers de cette chanson pas moins que les Indiens en sont de la merveille en marbre, Tadj Makhal.
Voilà ce qu’une chanson est pour un Kazakh ! C’est pourquoi Bourkout avait le plus peur du fait que la culture russe détruira le meilleur des Kazakhs, leur âme, leur grande chanson immortelle. Voilà pourquoi il était triste. Voilà pourquoi il est pensif, dissipé et qu’il chante à mi-voix :
Ma vie, un chemin désert,
Beaucoup d’arrêts, de verstes dératées.
J’ai été rarement heureux, j’ai beaucoup pleuré,
Et mon pain a toujours été sec,
Mais je ne savais pas comment vivre
Autrement. Et pourquoi ce dombre
Solitaire pleure ma vie...
— Ecoutre, quelle chanson étrange ! Un chemin désert, un dombre solitaire, beaucoup pleuré dans la vie, - Olga se tourna-t-elle vers son mari. – Mais regarde comme c’est beau ici !
Une heure plus tard le chemin traversait la steppe déjà. Maintenant, de tous les côtés, tant qu’on pouvait voir, des tulipes rouges et jaunes dansaient, et au loin, à la ligne de l’horizon, de grandes taches vagues, tantôt jaunes, tantôt rougeâtres, se tenaient et se répandaient lentement – c’étaient des brouillards secs éloignés qui scintillaient. Et le silence, quel silence ! L’équipage s’avance en courant sans bruit, des nuages blancs s’avancent sans bruit, et leurs ombres glissent sur le chemin et les visages des pèlerins. Olga dort à poings fermés en souriant dans son sommeil que même le soleil de steppe – parfois son rayon droit et obstiné s’élance pour un instant d’un nuage – ne peut pas déranger, elle ne fait que bouger la tête et se crisper. Le monde entier semble attendre quelque chose. Mais juste une fois ce silence fut dérangé. Cette fois-là Bourkout s’endormit et se réveilla du cri d’Olga :
Regarde ! Regarde !
Un lièvre courait à toute vitesse vers leur phaéton. Les oreilles du pauvre étaient serrées contre le dos, et il volait à toute vitesse. Dans la steppe il n’y avait personne – ni loup, ni chien, personne.
Mais est-ce qu’il est fou ?! – Bourkout dit-il.
Soudain une longue ombre noire glissa à travers l’herbe, et ils virent un aigle royal. Il n’était pas là avant. Il venait de tomber des nuages. Comment le lièvre put-il sentir au-dessus de lui cette mort aux ailes et talons si elle se cachait derrière un nuage jusqu’au dernier moment ? Bien sûr qu’il ne pouvait rien voir, mais évidemment que l’instinct lui avait donné une clairvoyance extraordinaire, spéciale. L’ombre noire silencieuse était déjà toute prête à tomber sur lui quand soudain le lièvre fit un bond extraordinaire et se jeta sous le phaéton. « Arrêtez-vous ! » - cria Olga au cocher. Les chevaux s’arrêtèrent. L’aigle royal vola, ou plus précisément, glissa au-dessus de la terre – efffrayant et silencieux comme un poisson affreux (Bourkout vit ses plumes brunes et pâles sur les ailes, et en ayant presque touché le phaéton de ses ailes, il s’envola vers les nuages avec un
glatissement fâché.
Qu’il est furieux, - dit le cocher. – Tels aigles peuven aussi attaquer un homme, bien sûr s’ils ont trop faim. Bourkout regarda sous le phaéton. Le lièvre était couché serré étroitement contre la terre, on voyait se côtes se lever.
Qu’il revienne à lui, - dit Olga, - on attendra.
Ils attendirent pendant à peu près cinq minutes, et quand ils démarrèrent, le lièvre resta immobile encore pendant quelque temps, ensuite il se leva et fonça dans le brouillard.
Bon voyage à toi, cher lièvre ! – Olga lui cria à la poursuite. Et le lièvre fit comme s’il l’avait entendue : il gagna la butte la plus proche, s'allongea en un petit poteau et agita quelques fois de ses petites pattes à son côté. Olga rit. Bourkout rit aussi. Il rit et se mit à réfléchir tout de suite. « Voilà le phaéton, — pensait-il, - il a sauvé la vie au moins à un être vivant. Mon peuple... Est-ce que je pourrais te servir d’un tel gîte au moins à l’heure du malheur ? »
N’importe quoi me vient à l’esprit, - dit-il maussadement.
Quoi au juste ? – demanda Olga.
Regarde le rocher, à quoi ressemble-t-il ?
Olga regarda et dit :
A un homme.
C’est vrai.Les Kazakhs l’appellèrent « Kerbez-chyn », une belle en pierre. On ne le voit pas très bien d’ici, mais quand on sera de l’autre côté...
A peu près cinq minutes après ils gagnèrent le rocher.
Voilà, - dit Bourkout en s’arrêtant, - c’est ici que je suis né. Cela a eu lieu il y a presque trente ans pile, — Et en voyant qu’Olga le regarde avec méfiance, rit. – Mais il n’y a rien d’étonnant, ma chère.
A l’époque notre aoul voyageait dans le côté de Tarbagataï, nous descendions ici pour la nuit. Et voilà... – il écarta les bras.
Olga regarda – les rochers étaient hauts, raides et nus, et tout de même des pins faussés et tordus, cambrés au vent, escaladaient vers eux. vers leurs cimes. En bas il y avait du bruit et de la joie. Ils étaient dans un bosquet de bouleaux, une source était à leurs pieds, et un ruisseau transparent descendait le lit blanc sableux.
Oui, c’est dans ces endroits et vallées que les poètes naissent, - dit Olga.
Bourkout se retourna et la regarda avec un sourire douloureux.
Mais qu’est-ce qu’il y a ? – s’inquiéta Olga.
Non, rien – répondit-il et se mit soudain en colère : - Des poètes naissent ? Et pourquoi, je me demande, ils naissent ? Pour crier au son des tambours et des flûtes ! Pour fourrager dans la boue ! Pour se moquer des riches ! Pour dénoncer les bureaucrates ! Pour cela on n’a besoin ni de rochers, ni de poètes. Mais je suis poète, je suis né ici, je veux chanter des chansons sur le peuple que j’aime et sans lequel je ne peux pas vivre ! Et je m’en fous de tous leurs trompettistes et de leur section de propagande ! Tu comprends ?
Oui, je comprends ! – répondit Olga et l’embrassa dans la tête. – Je te comprends, mon cher ! Mais je te demande d’être non seulement noble, mais aussi intelligent. Le poète doit aussi être un penseur. Tout en toi est un élan. Et un coeur chaud ne suffit pas à un poète, il faut aussi une tête raisonnable. Promets-moi de réfléchir. Souviens-toi : tu es responsable pour deux vies.
Je m’en souviens toujours, ma chère, - soupira Bourkout.
Très bien alors. Et pour le reste... Tu veux pour ton peuple du bonheur comme tu le comprends, mais le peuple peut faire autre chose. Il a ses notions du bien et du mal, et tu ne lui inculqueras pas tes propres idées.
C’est très bien que tu aimes ton peuple, mais c’est mal que ton amour soit égoïste.
Comment ça ?.. – Bourkout crut avoir mal compris ses mots.
Oui, mon cher, - Olga le confirma-t-elle d’une manière innocente et cruelle. – Egoïste. Mais l’amour peu raisonnable est souvent ainsi. Elle inflige au bien-aimé ses propres notions : fais-le de cette façon-là, et pas d’une autre, parce que je pense que c’est bien, et que ça, c’est mal, et crois-moi, pas toi, je connais mieux que toi de quoi tu as besoin, parce que je suis plus intelligent. Est-ce que ce n’est pas de l’égoïsme ? Tu sais, il y a un proverbe russe : « Je te souhaite du bien – je te pousse dans l’eau, tu ne comprends pas mon bien, et tu sors de l’eau ». Est-ce que cela te ressemble?
Non, - dit Bourkout et se mit à rire.
Et sinon, ne décide pas tout d’avance, mais essaye de comprendre ce que ton peuple veut. Et quand tu comprendras sa volonté, obéis-y. Ce n’est pas en vain qu’on dit : « La voix du peuple est la voix de Dieu ».
...Au coucher du soleil ils atteignirent l’aoul de Bourabaï. Il était sur le bord d’un grand lac avec des broussailles de roseaux épaisses. Parmi les iourtes noires sans nombre, situées le long de tout le bord d’ouest du lac, une iourte blanche s’élevait et autour d’elle il y avait une dizaine de pareilles, mais plus petites. Elles étaient faites du meilleur feutre blanc et se tenaient loin du reste des iourtes, sur clairière au milieu d’un petit bosquet joyeux. Ici même, à une cinquantaine de mètres du logement, se tenaient les chevaux. Trente poulains bien nourris et lisses – le poil brille ! – étaient sous les selles et attachés. On ne voit personne dans l’oul, juste les chiens qui aboient.
Il n’y en a pas épais, - sourit Bourkout, - on ne nous accueille pas avec beaucoup d’hospitalité.
Si c’était un arpenteur, là ils s’affaireraient autour, - sourit maussadement le cocher.
Regarde, regarde, - Olga saisit-elle le mari par la main.
Un grand djiguite galopait droit vers eux.
Il descendit du cheval, le prit sous la bride et se dirigea vers le phaéton. Ayant cligné les yeux Bourkout le regardait et essayait de se souvenir où il pouvait voir ce grand beau jeune homme brun. Il était pauvrement habillé : un tchekpen de laine de chameau avec une ceinture tannée à la graisse, un vieux chapeau brûlé, des bottes rapiécées aux pieds. Ce sont des servants ou des pauvres qui s’habillent ainsi dans l’aoul. Et quand même, son allure, tout son être trahissait en lui un vrai djiguite. Il accomplissait aussi le rite selon toutes les règles : on accueille un hôte dans l’aoul seulement à pied, si quelqu’un est à cheval, il en descend et s’approche de l’hôte en menant le cheval à la bride, - le jeune djiguite avait fait tout ça. Mais selon sa façon de marcher, de sourire, de lever enfin son fouet contre les chiens, on pouvait tout de suite voir un homme poli, bien élevé et sachant sa valeur. Mais soudain son beau visage froid fut éclairé par une vraie joie :
Bourkout-aga ! – s’écria-t-il et lui tendit les deux mains tout de suite.
Attends, attends, - dit Bourkout en essayant de se souvenir de quelque chose, - le visage est familier, mais quelque chose...
Ils s’embrassèrent.
Mais comme le temps file ! – poursuivit Bourkout. – Je me souviens de toi comme de berger, tu avais une douzaine d’années à l’époque, je pense ? Tu es devenu un vrai djiguite. – Il se tourna vers Olga : - Voilà, c’est mon cousin, le fils de mon oncle, il s’appelle Yerké. Et c’est ma jeneché, Yerké, ta tante Olga.
Yerkeboulan rougit d’embarras. Il prit dans ses grandes mains brunes la main d’Olga et la serra avec soin. Il semblait qu’il voyait une si belle femme bien habillée pour la premère fois dans sa vie.
Mais alors, pourquoi tu la regardes comme ça ? – sourit Bourkout. – Prends-la dans ses bras, comme un frère ! Olga, mais il a peur de toi, vraiment peur de toi !
Olga rit :
Je n’aurais jamais pensé que je pourrais faire peur à un tellement grand djiguite. Ca va, ça va, on va devenir de vrais amis bientôt. Je le vois déjà.
Alors comment tu vas ? – demanda Bourkout. – Je ne suis pas arrivé à t’emmener avec moi à l’époque. Mais que faire, j’étais moi-même étudiant à l’époque ! Comment tu vas alors ?
Toujours la même chose, - répondit Yerkeboulan. – Quelles nouvelles puis-je avoir ? Comme je faisais paître le bétail avant, je le fais toujours. Voilà tout.
C’est mal ! Tu comprends, Olga, - Bourkout se tourna-t-il vers sa femme, - le destin de ce jeune homme est sur ma conscience. Il devint orphelin, la tante était venue aux funérailles, voulait l’emmener avec elle, mais nos aksakals ne l’ont pas laissé partir. Ils ont dit qu’ils allaient lui apprendre des choses eux-mêmes. Et tu vois ce qu’ils lui ont appris ! Mais bon, on en reparlera encore ! Et qu’est-ce que c’est que ce rassemblement dans l’aoul chez vous ? Vous avez une trentaine de chevaux attachés. Un toï ou quoi ?
Oui, un toï ! – sourit Yerkeboulan douloureusement. – Nous avons un tel toï, mon frère, que je préférerais ne pas le voir du tout. Chabaguy, le bey se marie !
Très bien ! C’est quelle fois déjà ?
Et qui l’a compté ? La dixième peut-être ! Ses femmes meurent bien vite. Voilà que maintenant sa femme cadette est morte, et il a décidé de rendre Nourjamal heureuse. Elle a dix-sept ans, lui, il en a soixante ! Très bien !
Ouii, - dit Bourkout. – Ouii ! C’est vrai ! – Il ne trouva plus rien à dire. – C’est la tradition de nos grands-pères et de nos arrière-grands-pères.
Mais vous le prenez trop à coeur que... – dit Olga en regardant le jeune djiguite.
C’est vrai, petite soeur, - enchaîna Yerkeboulan, - ce mariage maudit est dans mon coeur. On s’aime tellement avec Nourjamal... Je préférerais la voir morte que... Ce vieux maudit ! Elle, la prendre comme sa femme cadette ! Ah toi...
Attendez, attendez –dit Olga étonnée, - vous dites la femme cadette, mais est-ce que toujours c’est...
Mais oui ! Eh, ma soeur, vous ne connaissez pas nos traditions ! – Yerké fait-il un geste désabusé de la main. – Mais on enterrera un homme vivant si les vieux l’ordonnent ! Mais c’est Allah même qui vous nous a envoyés ! Ils n’iront pas contre vous, Bourkou-aga ! IlTout sera comme vous le direz ! Oui, oui ! C’est Allah qui vous nous a envoyés !
—• Oui, oui, - répéta Bourkout après lui presque automatiquement. – Oui... – Il ne savait vraiment quoi dire. – Mais comment son père a-t-il pu l’accepter ? C’est vrai, dix-sept ans... et soixante ans... – Il était perdu. C’est vrai qu’il plaignait le garçon, mais il n’était pas venu dans l’aoul pour transgresser l’adat.— Mais est-ce que son père a pu vraiment l’accepter...
Bourabaï l’a ordonné ! On n’ira pas contre lui. Ce vieux diantre lui a promis un cheval pie, et ce cheval est célèbre dans tous les alentours.
Bourkout monta en silence dans l’équipage et donna le signe au cocher de démarrer.
Ils entrèrent dans l’aoul.
Une fille chantait. Elle chantait et pleurait. Elle pleurait son aoul natal qu’elle ne reverrait plus jamais, ses amies qui elle devait quitter, elle pleurait le fait que dans l’enfance on l’aimait et on prenait sojn d’elle et ne laissait même pas le vent souffler sur elle, et quand elle avait grandie, on l’avait vendue dans un autre aoul en échange d’un poulain et de deux brebis.
C’est qui ? – demanda Olga.
Regarde, regarde, - Bourkout la saisit-il par la main. Un cortège de jeunes filles apparut de derrière des iourtes grises. Elles étaient habillées d’une façon festive : cottes de velours vert et noir, des chapeaux de zibeline et des toques tapissées de l’or et de l’argent sur leurs têtes. Un faisceau de plumes s’agitaient sur leurs têtes. Leurs nattes sont défaites, des pièces de monnaie et des bibelots en argent sont entrelacées dans leurs cheveux. Tout cela bouge, brille, sonnaille. Une télègue suit lentement le cortège, et il y a beaucoup d’affaires là-dedans.
Et voilà Nourjamal, - murmura Bourkout.
Elle était en tête du cortège – une belle mince au visage clair, aux longues nattes, aux grands yeux noirs. « Elle a des yeux d’un petit chameau », - disent les Kasakhs de telles filles, et c’est le meilleur louange. A part cela elle est fine et souple, et peut-être qu’à cause de cela elle semblait être plus grande que ses amies. « Regarde, elle est comme un cygne au milieu des oies «, - murmura Bourkout. Les jeunes filles traversèrent le chemin et entrèrent dans une petite iourte qui se tenait parmi d’autres, aussi grises et délabrées.
La fiancée chantait :
Au revoir, ma chère contrée,
Je me rends dans un long voyage !
Tu m’aimais tellement, mon père,
Tu prenais tellement soin de moi –
Mais l’heure est venue
Et tu as échangé mon âme contre les brebis.
Adieu, les jeux des années enfantines,
Adieu mes amies,
Mon mari est maussade, cassé,
Ses cheveux sont gris,
Et j’ai peur de son amour... -
et là elle se mit à pleurer.
Regarde, regarde, - dit Olga.
Une vieille femme sortit de l’iourte et porta dehors un beau tapis rouge. L’une des filles l’accepta de ses mains et le mit sur l’araba.
Qu’est-ce que c’est ? – demanda Olga.
Le cadeau de famille ! Une tradition ancienne populaire, -murmura Bourkout. – C’est ainsi qu’une jeune fille rassemble son dot – khassaou. Avant le voyage chaque famille donne aux jeunes quelque chose de nécessaire pour le ménage. Celle-là a donné le tapis, et tu vois que dans l’araba il y a encore des oreilles, un samovar, une couverture.
Quelle belle tradition ! – s’écria Olga à voix basse.
«Oui, si seulement toutes nos traditions étaient ainsi », -pensa Bourkout.
Le cortège passa à travers tout l’aoul et se mit à descendre de la montagne. Bourkout et Olga les suivirent en phaéton. Yerkeboulan s’avançait à cheval à côté d’eux. Quand les jeunes filles s’arrêtèrent devant trois iourtes blanches situées un peu loin, il descendit du cheval et le mena à la bride. Et il avait un tel visage qu’Olga détourna vite le visage. Lui aussi, il semblait qu’il ne voyait à rien à cause des larmes.
Que la fiancée est belle,- murmura Olga, - je ne peux pas détacher les yeux d’elle.
Regarde-le aussi, - dit Bourkout doucement,- c’est si comme il est fait de bronze. C’est un couple parfait !
Quand le phaéton arriva au niveau du cortège de jeunes filles, une femme bronzée sortit de la foule.
Bienvenue, cher mirza, - dit-elle en s’inclinant, - j’espère que maintenant Yerké n’aura plus à s’attrister, parce que vous, cher frère, avez entendu son appel..
Merci pour la bienvenue, chère compatriote, - dit Bourkout respectueusement, - voilà mon cadeau de mariage, - et il tendit une bourse.
Nourjamal, - cria la jeune femme,- regarde ce que le mirza t’a donné pour le mariage.
Soudain la fiancée se jeta vers le phaéton.
Agati, sauvez-moi ! – cria-t-elle et se mit à pleurer.
- On va chez elle ! – ordonna Bourkout soudain. – Jeunes filles, montrez-nous le chemin !
Et le phaéton tourna bride.
II
Le père de Nourjamal s’appelait Adilbek. Il venait de la famille de karjas et il était arrivé dans l’aoul de Bourabaï il n’y a pas longtemps. Adilbek était déjà d’âge mûr et était cordonnier. Il rapiéçait des bottes, cousait des kébis – tchouviakis, rattachait des semelles. Le cordonnier Adilbek gagnait difficilement sa vie, cet homme arrivé récemment et pauvre. Sa famille est grande – huit enfants, et la plus aînée parmi eux est Nourjamal qui a dix-sept ans. Il faut nourrir tout le monde, leur donner à boire, leur acheter des vêtements, il a peu de bétail : juste deux vaches, un chameau, une dizaine de brebis. Bien sûr ques les vaches sont pour le lait, les brebis sont pour la viande, et le chameau est pour les voyages – au printemps pour un déplacement d’été, en automne pour un déplacement d’hiver. On survit à peine avec un tel ménage, et là si encore on travaille en surplus. Voilà qu’en automne Adilbek se rendit dans des aouls coudre des bottes, mais tout de même il était obligé de courber le dos et
prier les autres. Et il se trouva ainsi qu’il était tout de suite devenu endetté auprès de quelques riches de l’aoul. Si l’un d’eux lui donnait une vache qui donnait du lait, alors tout de suite il devait demander à un autre un bout de terres des moissons et prendre une faux chez le troisième. Alors quand l’aksakal Bourabaï ordonna de donner sa fille à Jabaguy ventru et loucheur, Adilbek l’accepta tout de suite. Il savait aussi une autre chose : pour Jabaguy la seule chose importante était l’accord de l’aksakal, sinon il aurait pu ne pas demander la permission de son prère, il serait venu avec des djuiguites la nuit et aurait ramené la fille mutine. Et si elle allait crier, il lui aurait mis une corde autour et aurait mis un bâillon dans la bouche. Voilà tout. Et là il n’aura aucun profit.
Adilbek terminait déjà son bain de soir quand un garçon accourut et dit que des invités se dirigeaient vers son iourte..
—Ah bon ? – Adilbek donna une bouilloire au garçon et s’enfonça dans l’iourte. — Mais c’est qui ? – cria-t-il déjà en courant et ayant appris que c’était le mirza Bourkout, akyn, dont il avait entendu le nom plusieurs fois, il devint tout joyeux et fier. On lui dit qu’il était venu spécialement pour le mariage de sa fille. Et voilà qu’Aldibek ordonna mettre un nouveau korpé, faire réchauffer la pièce et metrre la marmite avec de la viande.
...Il faisait déjà pleine nuit quand les marcheurs après un bain s’assirent à table. Un vieux samovar rénommé apparut et un tas de galettes. On envoya les enfants jouer, et le maître, les invités plus une dizaine de voisins venus regarder les étrangers s’installèrent autour d’un dastarkhan mis par terre. On mit des baourssakis – de petites galettes rondes cuites dans l’huile, un kourt rond, fromage frais séché et du beurre. Bourkout est assis sur une place d’honneur (Olga est avec des femmes dans une autre iourte) A côté de Bourkout un autre hôte d’honneur est assis – le vieux Takejan – il vint dans cet aoul pour des affaires.
De l’autre côté de lui il y a l’aksakal Chalabaï et enfin, le maître même, Adilbek. La maîtresse verse du thé, c’est la mère de Nourjamal. A l’époque elle était aussi belle et c’est vrai qu’elle garda un visage simple clair, juste qu’elle a peut-être trop de rides. Le dernier à être assis est un jeune grand djiguite dans un tchemen troué – un parent le plus éloigné.
La conversation se transforma tout de suite en une discussion, et on discuta pendant longtemps/ On dit qu’à l’arrivée du nouveau pouvoir trop de choses changeront dans la steppe, et voilà que tout le monde énoncent leur avis sur cela. Il n’y a pas de tsar, mais la pauvreté fait toujours ravage. Comme avant le bey a le tout, et le pauvre n’a rien ; mais à quoi bon on en a besoin, de cette liberté ? Tout le monde est d’accord avec cela. Et là c’est Bourkout qui prend la parole.
— Adilbek-aga, - s’adressa-t-il au maître, - vous ne cessez pas de parler de la liberté, vous tous. Tout le monde s’en réjouit, tout le monde en a besoin. Tout cela est bien sûr vrai, mais pourquoi vous ne voulez pas de liberté pour votre fille ? Mais si on a la liberté, alors elle est pour tous – pour vous et pour les filles. Mais alors comment pouvez-vous faire marier Nourjamal avec ce vieux ? Il a déjà deux femmes, et vous lui en vendez la troisième. Et encore qui ? Votre fille préférée. Mais comment est-ce possible ? Vous dites qu’on a une nouvelle loi. Mais cette nouvelle loi défend strictement de vendre les jeunes filles comme le bétail.
Adilbek regarda son invité et se renfrogna. Il était heureux de l’arrivée de Bourkout, il était fier de sa visite, mais il ne comprenait toujours pas pourquoi Bourkout avait eu besoin de son iourte pauvre. Maintenant il le comprit. « Il y beaucoup de conseillers comme vous, - pensa-t-il, personne ne peut aider, mais tout le monde donne des conseils. Mais qu’est-ce qu’ils peuvent me conseiller ? Est-ce que je me suis lié avec ce Jabaguy maudit de joie !... » « Celui qui n’a pas mal à la tête, celui ne parle pas de Dieu » — c’est un proverbe très juste ».
Mais où est-elle, cette nouvelle loi ? –se tourna-t-il vers Bourkout. – Nous ne l’avons pas encore vu. Voilà que vous êtes venu de la ville, et là peut-être qu’elle existe, mais chez nous, dans l’aoul, on en entend juste parler, et la loi ici, c’est Bourabaï. Si tu lui plais, tu survivras, sinon, tu crèveras de faim. Parce que tout ici appartient à lui : l’eau, la terre et le ciel. C’est ainsi, cher hôte. Tu sais où ces lois servent à quelque chose ?..
Il y eut un silence..
Oui, - soupira quelqu’un. – Oui, c’est vrai.
Mais ce n’est pas du tout comme ça, - se mit en colère le vieux Chalabaï assis à côté du maître. – Et ne mets pas Allah en colère. S’il n’y avait pas de Bourabaï, notre aoul n’existerait pas non plus. Quand a-t-il refusé d’aider à quelqu’un ? Quand s’est-il détourné des parents pauvres ? Il a fait un homme de toi aussi. Devenir un parent de Jabaguy est un honneur pour toi. Un grand honneur quoi qu’on te dise. Et tu ne peux plus t’inquiéter pour tes enfants. Tu auras de l’argent de kalym, et avec cet argent tu mettras tout le monde sur pied. Et qui faut-il remercier ? Toujours le même Bourabaï. Non, je ne peux dire rien de mal sur lui. Il m’a aidé tout le temps.
Le vieux Takejan regarda Chalabaï et hocha la tête ironiquement.
Je t’aurais peut-être cru, Chalabaï, -dit-il doucement, - si tu n’étais pas de famille Jangabyl. Et c’est pour ça que tu le dis. Et après, quel paradis as-tu eu de Bourabaï, dis-moi ? Qu’est-ce qu’il t’a donné ? Une iourte trouée et du mauvais feutre ?
Chalabaï baissa obstinément la tête.
Personne ne donne le paradis à personne pour rien, -dit-il abruptement, - mais on n’a eu personne qui soit plus généreux que Bourabaï.
Et pourquoi ne serait-il pas généreux, - sourit Takejan. – Sa steppe est immense, on n’arrivera pas à compter ses haras, et qui les fait paître ? Est-ce que tu as vu une seule fois Bourabaï faire amener un cheval dans la steppe ?
Et pourquoi aura-t-on besoin d’un berger alors ? – demanda Chalabaï d’un air moqueur ?
Voilà, on va aborder ce sujet maintenant,- se réjouit Takejan. – Alors on a besoin des bergers pour qu’ils courent dans la steppe jour et nuit comme des loups, et le maître existe pour avoir du profit, pour remplir ses coffres d’argent, acheter de jeunes filles et casser les dos aux parents – c’est pour cela que Bourabaï vit. Tout cela est comme ça. Mais le fait que toi, vieil homme, l’appelles un bienfaiteur pour cela, ça, je ne peux pas le comprendre. Et moi, cher Bourkout-djan, - se retourna-t-il vers le hôte d’honneur, - si moi, je n’ai vu aucune joie dans la vie, alors je vous souhaite à vous, les jeunes, de la voir ! Et je prie Dieu : que votre génération voie le jour au moins.
Bourkout se retourna vers le vieillard et s’inclina tout bas devant lui.
Merci, aksakal, - dit-il. – Alors, tu vois, tu souhaites de la joie aux jeunes, mais on n’a toujours pas d’où en tirer. La nouvelle vie est venue, mais le vieux malheur est toujours là. Nourjamal s’aveugle de larmes, et personne ne veut penser à elle. Et on s’en fout de son amour. Elle aime un autre.
Adilbek mordit un bout de kourt, fit quelques gorgées d’un bol et répondit enfin :
Tu t’en fais pour le destin de Nourjamal, - merci pour cela, mon cher. Si on était tous si jeunes que toi, on n’aurait pas connu de malheur. Et maintenant on est dans un tel fossé qu’on ne sait plus comment s’en tirer. Et ton père Kountouar, bien qu’il fût intelligent et eût son ménage, se retrouvait souvent dans un fossé et ne savait pas non plus ce qu’il devait faire, où chercher de l’aide ? C’est pour cela qu’il est mort précocement. Toi, tu es un homme éduqué, tu écris des poésies, tu composes des chansons, bien sûr que ni nous, ni lui ne sont pas tes tes égaux, mais tu ne connais pas notre vie et tu ne la vois pas. Et tu ne sais pas non plus comment ton père a tourné en rond pendant toute sa vie, mais en ce qui concerne les conseils, tu les donnes. C’est toujours facile de donner des conseiller, - fit-il encore une gorgé, - c’est facile de conseiller, mais aider, c’est beaucoup plus difficile ! Et maintenant il n’est pas du tout possible d’aider. Dis-moi, est-ce que je ne plains pas ma fille ?
Mais comment vous la plaignez ? Elle a pleuré tous les yeux, et vous vous en foutez, - s’écria Bourkout.
Attends ! Qui t’a dit que je m’en fous ? Mais qu’est-ce que je dois faire ? Aussi pleurer en la regardant ? Oui, on peut pleurer, mais à quoi bon ? Et les larmes ne sont pas un ruisseau. Le ruisseau coule, coule et ne tarit pas, alors qu’une fille pleurera et c’est fini. Pourvu que son bonheur ne s’envole pas de ses mains.
Un bon bonheur ! – sourit Bourkout tout fâché.
Bon ou pas bon, - dit le vieux obstinément, - mais quand même un bonheur. J’en ai toujours rêvé. Maintenant mes enfants seront nourris, - tu entends ce que l’aksakal a dit, il a bien dit, ils sortiront sur un non chemin, ils ne vont pas, comme moi à leur âge, prier un bout de pain et un os de mouton.
Et alors là la mère se mit à pleurer – elle se mit à pleurer à haute voix, ouvertement. Un bol trembla dans sa main. Un silence lourd vint. Ensuite quelqu’un soupira :
C’est de la faute à la misère, à la misère maudite !
Et tout le monde se mit à parler tous ensemble :
Mais est-ce qu’il est facile de vendre son propre enfant ?
Et encore la donner à un vieux !
Et encore à un vieux loucheur !
Et encore à Chabaguy aux dents pourries !
Bien sûr, comment la mère ne peut pas pleurer là ?
Oui, on pleurera !
On pleurera et donnera.
Oui, c’est vrai.
Et Bourkout était assis, tête baissée, et réfléchissait. Voilà qu’il vit son idéal. La loi de la steppe. Famille, adat, tradition ou autrement : Kazakh, nation, autonomie - il était prêt à mourir pour ces principes. Voilà comment ils tous sont du côté du vieux maudit, et c’est à eux que deux jeunes vies sont sacrifiées. Oui, il se trouve que ce sont des dieux très féroces – famille, vie, adat. Où est l’issue de cet embrouillement ? Comment préserver les deux ? Lier le jeune amour aux traditions des ancêtres ? Où est le dénouement, l’issue ? Un labyrinthe, un vrai labyrinthe ! On va errer pendant cent ans et on ne trouvera pas de chemin.
Bon, alors, c’est assez, - dit Aldibek, - ça suffit de pleurer. Mais Bourkout-djan le dit ne pas pour nous juger, mais pour nous compatir. Est-ce que nous ne comprenons pas nous-mêmes ce que c’est pour Nourjamal de quitter sa vie natale et partir vivre chez un vieillard. Alors, ça suffit, ça suffit.
Pardonnez-moi, apa, - Bourkout se retourna-t-il vers la vieille troublé, - mais j’ai rencontré Nourjamal et Yerké sur le chemin et mon coeur s’est figé de pitié.
Mon cher, - dit la vieille en étouffant ses sanglots, - mais toi, tu ne l’as vue qu’une seule fois, et tu l’as plainte déjà tellement, et tu imagines comment ça doit être pour moi, la mère ? Si tu ce n’était pas pour cette misère maudite...
C’est ça, - son mari hocha-t-il la tête, - c’est la misère. A part Nourjamal on a encore sept enfants. L’aînée va avoir seize ans – il faut chausser, habiller et nourrir tous. A chacun un bout, ça fait dix bouts, et où les prendre ?
Et tout le monde se tut de nouveau.
Maintenant au moins on a deux vaches et une jument, - dit la mère d’une voix presque calme déjà, sans pleurs, - et une quinzaine de brebis. Un kalym quand même ! Les jeunes disent : « Que ce kalym soit maudit ! », et moi je dis : « Que cette ville soit maudite ! »
«Oui, - pensa Bourkout, - oui ! Pour garder neuf doigts il faut en donner un. Choisis n’importe lequel ! Et on a choisi ! Mais que faire, qui accuser ? C’est comme ça avec Aldibek, mais il a encore des vaches, des brebis, des chameaux, et comment vivent ceux qui n’ont rien du tout ? On rêve d’autonomie, et eux, ils pensent au pain. Ils ne nous comprennent pas ! D’abord nourris-les, ensuite appelle-les à la liberté. C’est comme ça, bien sûr ».
Il regarda son voisin Takejan, et celui-là sortit de la poche une bourse avec du nasybaï, le mit sous la lèvre avec précaution, se tint une minute sans bouger, et dit ensuite :
Voilà, par exemple, cette année l’herbe s’élève au niveau de la ceinture. Le bey se réjouit – le bétail va s’engraisser, mais le pauvre, qu’est-ce qu’il en fait ? Il n’a pas une seule brebis.
Et soudain un grand jeune djiguite dit en se tenant près de la porte :
Cela a été ainsi depuis des siècles. Le bey a toujours les meilleurs lopins, et maintenant on dit que cela va être autrement.
Et comment ? – demanda quelqu’un.
Et voilà comment. J’ai été en ville récemment. J’étais avec ma caravane et et j’ai entendu la chose suivante : on va avoir un grand partage et on donnera toutes les terres du bey aux pauvres.
Pourvu que ce soit vrai ! – dit quelqu’un.
Mais qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce qu’il va te donner ? – se fâcha Chalabaï. – A quoi bon tu as besoin de la steppe si tu n’as pas de bétail.
Si au moins on me donnait la terre, - dit le djiguite, - je vais y semer du blé. Je vais le vendre en ville, tu sais combien d’argent vais-je gagner !
Et où tu vas prendre ce blé ? Et avec quoi tu vas labourer la terre, bête ? – sourit Chalabaï.
Si j’avais la terre, je trouverais le reste, - le djuguite fit-il un geste désabusé de la main, - je vais aller chez les Russes, et ils vont m’en donner et m’apprendre des choses...
Regarde bien, méfie-toi des Russes. Ils vont donner la terre, et ils vont te retirer ta Patrie, ça, ils savent le faire,- dit Chalabaï.
«Oui, ça, ils savent, - pensa Bourkout avec amertume, - mais il a lu mes pensées, vieux maudit. « Patrie ! » Mais qui lui a appris ce mot ? Est-ce que nous avons peur de la même chose ? Mais non, lui, il n’a besoin de rien à part son lopin, il n’a besoin d’aucune terre, et moi, je m’inquiète pour toute la steppe ».
Et le gars, comme s’il avait lu ses pensées, se retourna vers Chalabaï.
Eh, aksakal, -dit-il, - alors, tu as beaucoup de terre dont tu n’as pas besoin si tu parles de la Patrie. Mais où est-elle ? On ne l’a pas vu ! Ou est-ce que tu la caches et ne le dis pas ?
Ne dis pas de bêtises ! – interrompit Chalabaï fâché. – J’ai parlé de nos terres parce que ce n’est pas à un Kazakh de semer, il doit faire paître des haras et des troupeaux dans la steppe. C’est comme ça.
Et moi je suis d’accord de semer, - Takejan se mêla-t-il de nouveau, - qu’ils me donnent la terre, et je vais me procurer du blé et d’une charrue. Et toi, tu verras encore ? Tu verras !
Mais qu’est-ce que je vais voir ? Avec l’aide de qui ? Avec ton aide ou quoi ?
Pourquoi avec mon aide ? – sourit Takejan paisiblement. – Je suis un vieux comme toi. Il y aura des gens ! Et pour quoi ? Parce que tu erres dans les iourtes en faisant des cancans, et les gens, les jeunes surtout, ne l’aiment pas. Voilà que cette anné on va semer le blé, on va voir ce que tu diras.
Et qui va le faire ? Toi ou quoi ? – dit Chalabaï méchamment.
Moi ! – dit le djiguite et se frappa son doigt plié dans la poitrine : - Je vais le faire moi-même!
Et alors, les parents sont d’accord ? – demanda Chalabaï.
Quoi, les parents ? – cria le djiguite. – Les parents n’ont rien là-dedans. S’ils ne vont pas être d’accord, je vais enrêner ma vache, je vais mettre la charge sur elle et je partirai ailleurs. Je partirai à Sarykoul !
Bon, bon, - Takejan leva-t-il la main sèche, - ne te fâche pas, mon cher, ne te fâche pas. A Sarykoul on a moins de terre que chez nous. Cherche le bonheur où tu vis, c’est comme ça.
Mais alors, tu vois, ils ne la donnent pas, - le djuiguite montra-t-il Chalabaï de la tête.
Ils vont la donner, - Takejan le calma-t-il. – Il y aura une loi et ils vont la donner. Personne ne peut rien faire contre la loi. Attends juste un peu ! – le vieux cligna-t-il de l’oeil et se remit à boire du bol.
«Va les comprendre, - pensa Bourkout, - ils n’ont l’espoir que pour le pouvoir soviétique. Ils n’attendent rien de leurs beys et aksakals. Qu’est-ce que c’est ? Leur inconscience ou ma stupidité ? Et si vraiment j’ai attribué mes pensées à mon peuple, pas les leurs ? »
Il se plongea tellement dans ses pensées qu’il n’avait pas entendu quelqu’un le toucher par l’épaule. Il se retourna. Un très jeune homme, presque un garçon, se tenait devant lui. *
Bourkout-aga, - dit-il, - Boureké vous attend. Vous et jenguey.
Bourkout regarda le maître.
Vas-y, vas-y, mon cher, - Adilbek lui sourit-il. – Les aksakals n’invitent pas les gens juste comme ça. Quand le temps viendra, tu viendras encore chez nous.
Bourkout sortit de l’iourte, il ne voyait Olga nulle part. « Peut-être qu’elle est allée se promener avec les jeunes » ; - pensa-t-il et se dirigea vers l’iourte de Bourabaï.
...Et pendant ce temps-là Olga était à tout bout de l’aoul dans une iourte des pauvres. Une veuve travaillant à la ferme y habitait. Elle n’avait ni feu, ni lieu, ni cour, ni brebis, ni chiot, mais elle était très gaie et passait pour une grande animatrice parmi les jeunes. Elle avait toujours plein de monde dans son iourte pendant les fêtes. Et maintenant la fiancée et toutes ses amies se rassemblèrent dans sa pauvre iourte de veuve. Olga fit attention au fait que la fiancée s’était soudain calmée, rassembla ses esprits et elle ne ressemblait plus à cette fille pleurante et inconsolable qu’elle avait rencontrée en arrivant dans l’aoul. Et bientôt Olga apprit pourquoi. Il se trouva que les jeunes n’allaient pas se rendre. « Il vaut mieux mourir ensemble que vivre à part », - dit Yerkeboulan à sa fiancée ce matin. « Attends-moi cette nuit dans le ravin. Je vais emmener les chevaux et personne ne nous retrouvera plus. Quand ils verront que nous ne sommes plus là, nous serons déjà en ville. Et là ce n’est pas l’aoul, ils n’iront pas là-bas. Et Bourkout-aga nous défendra ». Voilà ce que la fiancée dit à Olga. « Pourvu que personne ne l’apprenne, - dit la fiancée. – Tu vois là ces deux femmes ? C’est Jabaguy qui les a envoyées ». Et Olga comprit que la fiancée n’était pas simple que cela lui avait paru avant.
Alors les femmes et les jeunes filles étaient là, chantaient, se faisaient la fête, s’étonnait qu’Olga parlait le kazakh parfait, sa prononciation pure, sans accent. Après elles commencèrent à examiner son sac de ville, sa montre-bracelet, son bracelet et ses bagues. Tandis qu’elles examinaient tout cela et l’essayaient, soudain la porte s’ouvrit et toute une foule de djiguites entra. Le premier à entrer était Yerkeboulan. On voulut le faire asseoir sur une place d’honneur, mais il refusa et resta près du seuil. La propriétaire lui apporta un dombre.
Chante, mon cher, - dit-elle, -chante, réjouis-nous.
Il hocha la tête.
Alors où encore chanter si pas au mariage ! – dit la veuve.
Yerkeboulan ne répondit rien, il n’a fait qu’hocher la tête. Et alors Nourjamal demanda :
Chante, Yerké, ne t’oppose pas – qui sait quand on se verra encore ? – et lui fit un petit clin d’oeil.
Il prit le dombre et demanda : « Et que chanter ? » Et soudain de tous les côtés on entendit les conseils et les demandes :
Chante Syrymbet..
Non, non, Janbota.
Pourquoi Janbota, chante Laylim Chirak.
Et là Nourjamal dit de nouveau :
Mais pourquoi des chansons si tristes ? On est déjà bien chagrinées comme ça. Chante-nous quelque chose de bien spécial... – et elle claqua des doigts.
Yerkboulan réfléchit et frappa ses doigts contre les cordes. La chanson s’appelait « Akkouraï », c'est-à-dire un kouraï blanc, et était considérée comme l’une des chansons les plus joyeuses.
Oh, kouraï blanc, oh, kouraï rouge,
Mon Dieu, donne-moi la meilleure fille,
Et que son père ait une maladie tremblante,
Et que sa mère soit sourde,
J’ai trouvé le dombre dans l’herbe du bord de la route,
Un moineau était assis sur sa tête.
Oh, kouraï blanc, oh, kouraï rouge,
Le nasybaï me fait étouffer, me sèche ;
Et si je ne vais pas mâcher le nasybaï,
Il va se prendre la tête, aï-yaï-yaï !
Yerkeboulan chantait fort, d’une voix sonore, avec des grimaces et des singeries, et les auditeurs l'encourageaient avec leurs cris :
Vas-y, vas-y !
Encore, encore !
Voilà, voilà, très bien !
Olga regarda la fiancée. Nourjamal sourit à travers les larmes. Elle sait comment Yerké se sent. Chanter et rire maintenant, il faut avoir des forces extraordinaires maintenant pour cela.
Vas-y, encore ! – dit-elle et cela sonna comme « très bien, Yerké ».
Et Yerké frappa contre les cordes encore une fois et chanta :
L’hiver viendra, et la neige commencera,
Et le djiguite va perdre les jeunes belles filles,
Je suis seul ici et je chante des chansons,
Et les vieux se renfrognent contre ma chanson,
Pour faire mon dombre j’ai cassé le kouraï.
Et un moineau s’assit sur le dombre, aï-yaï-yaï !
Et tout le monde rit de nouveau, mais Olga est bien étonnée : quand-même le fiancé et la fiancée ont un jour décisif aujourd’hui : on ne sait pas si l’évasion va réussir ou non, et ils s’amusent et chantent des chansons. «Oui, c’est vraiment un peuple mystérieux, - pensa-t-elle, - je pense que moi, je ne pourrais même pas dire un mot, mon visage serait enflé de larmes, et elle joue, rit. Et on peut rien lire sur leurs visages ! Rien du tout. Ils s’amusent, c’est tout. Et mon Bourkout, je pense, il est aussi comme ça. Il est le frère de ces gens de steppe mystérieux. Nous devons absolument aider ces jeunes, mais comment ? Je ne sais pas comment, mais il faut les aider absolument. On voit selon tout qu’ils ne disent pas ce qu’ils ne sont pas prêts de faire, et si la fiancée n’arrive pas à quitter le vieux, ils mourront les deux. Comme Roméo et Juliette, comme Baïan-Slou et Kozy-Korpech. C’est bien si ces vieux aux barbes grises vont suivre les conseils de Bourkout, mais sinon – que fera-t-on ? Mon Dieu, ça fait peur même d’y penser ! Du calme, du calme ! Un mot dit au hasard peut tout faire perdre. Du calme, du calme ».
Elle détacha les yeux du chanteur et regarda les gens rassemblés. La chanson engloutit déjà l’attention de tous, et maintenant ils chantaient un couplet suivant. La fiancée elle-même chantait aussi.
Le kouraï, le kouraï alla contre le dombre,
Et le moineau s’assit sur le dombre, aï-yaï-yaï...
Pendant ce temps-là Bourkout était assis en hôte d’honneur dans la maison de Sourabaï. Il n’y a pas beaucoup de hôtes, une dizaine de personnes, pas plus. Ils s’installèrent sur une couverture de laine mousseuse placée au-dessus d’un tapis aux poils. Un coussin était placé près de chacun. Le hôte boit, mange et s’appuie du coude sur le coussin. Et en général dans la maison du riche Bourabaï il y a beaucoup de beaux objets chers. Deux samovars nickelés brillants comme le miroir, plusieurs coffres ferrés et compactages. Là il y a plein de tapis et de pèlerines multicolores, un lit à ressorts avec des boules en argent. Les gens regardent cette pompe en souriant. Tous sont ventrus, barbus, avec de grands nez charnus. Sur quatre couvertures placées l’une sur l’autre, le maître est assis. A la différence des autres il est grand, maigre, il a un visage ridé et émacié. Le fiancé est assis à ses côtés. Il est aussi gros, mais il est gibbeux – quelque chose sort de son joupan de tous les côtés, et c'est pourquoi il ressemble à un sac de fumier. Son visage est calme et immobile, mais après l'avoir regardé on comprendra tout de suite à quoi un dispute avec lui pourra mener. Sur la meilleure place est assis le mollah Rakhimbaï, un homme petit et aplati d’une façon étrange. Les garçons l’appellent « tortue ». Bourkout est assis à sa gauche. Après l’ordre de hôtes à table n’est pas installé selon leur importance, d’autres hôtes sont installés comme ils veulent. Sur la dernière place, tout près de la porte, est assise la jeune femme de Bourabaï, à joues rouges, costaude, achetée l’année dernière. Elle est richement habillée – sur sa tête elle a un kimechek aux boutons en nacre, des bracelets et des bagues sur les mains – beaucoup de bagues, on voit que le vieux mari l’aime. Elle est assise et elle fait mélanger le koumys. Le silence règne à table qui est parfois interrompu par quelque cri ou rire. Tout le monde mâche d’un air concentré : les ventres bougent, les mâchoires travaillent. Le dastarkhan est rempli de nourriture. Bourkout les regarde et essaye de comprendre au moins quelque chose – il voit des tchapansriches à la bordure dorée, des manteaux de renard, des cottes en velours aux larges ceintures dorées et argentées. En se renfrognant il examine tout cela et soudain il aperçoit un pantalon multicolore, - et tout se transforma pour lui en un pantalon – un pantalon rouge, vert, bleu, jaune. Il ne se souvenait plus ni de têtes, ni de nez –juste des jambes chevelues et des pantalons. Des jambes chevelues des animaux, des mains en poil ! ce ne sont pas les gens, ce sont les animaux – un rassemblement d’animaux : un loup, une tortue, un singe et un aigle royal mué. Et soudain quelque chose parla en lui par une poésie : des strophes se composaient dans sa tête, et il les lut silencieusement.
Pantalons, pantalons, tchapans rouges,
Ce sont les gens ou les singes ?
Voilà un mouton, un sanglier, un ours, un renard,
Voilà un singe, voilà un sanglier qui s’asseoit,
Comme s’il avait senti ses propres funérailles,
Les corneilles entourèrent le dastarkhan,
Et la mort avec une longue faux se pencha
Au-dessus de l’âme de la jeune fille innocente.
Bourkout même hocha la tête : cela ressemblait vraiment aux funérailles.
Mais voilà que le fiancé de soixante ans se racla la gorge et dit :
Alors, Bourkout-djan, parle-nous du nouveau pouvoir. Est-ce qu’il est bon ou mauvais pour les Kazakhs ?
«Ca dépend des Kazakhs », - Bourkout voulait-il répondre, mais celui-là n’attendait même pas sa réponse, il régurgita, examina le cercle de ses parents et continua :
Nous n’avons pas de dent contre elle maintenant. Tu sais, il y a un proverbe : « C’est loin jusqu’à Dieu, c’est loin jusqu’au soleil ». Et chez nous ce n’est pas ainsi – Moscou est loin, et le pouvoir est bien proche. Voilà, il a ce pouvoir dans la poche. Il montra de la tête un grand garçon boutonneux. – Fais sa connaissance – c’est Bouzaoubek, mon neveu. Bouzaoubek, montre à notre hôte le pouvoir soviétique s’il te plaît. Montre comme il est. Mais montre, montre, n’aie pas peur. – Le gars roux sourit largement et sortit de la poche le cachet du Conseil d’aoul. – Tu vois ce pouvoir soviétique ? On arrête celui qu’on veut.
Un djiguite entra en portant une bassine en cuivre, une cruche et une serviette sur son épaule. Une céremonie d’ablution commença. Le mollah Rakhim-bey ayant essuyé les mains avec soin, sortit un chapelet en bois et les fit taper contre la table.
La jeune femme du bey entra de suite et en faisant balancer ses hanches,
elle libéra l’espace sur le dastarkhan. Ensuite elle apporta et mit sur la table un grand plat avec de la viande. Le mollah attendit que la femme du bey sortît – il n’est pas bon de parler des choses sérieuses devant une femme, et dit :
Oui, on n’a pas encore de dent contre elle ! Encore ! Et on ne sait pas combien de temps cet « encore » va durer. Est-ce que ce pouvoir nous laissera encore le temps de vivre selon nos vieilles traditions ? Non, je ne pense pas. On le voit déjà. On a déjà un lasso autour du cou, on ne fait que tirer sur lui, et là essaye de te libérer ! Les jeunes sont déjà si gâtés maintenant qu’adat et Allah pour eux ne sont que des jouets pour eux. Ta femme, - montra-t-il de la tête la porte à travers laquelle la jeune femme sortit, — elle dort avec toi, mais ses rêves sont sur « l’égalité », -il prononça ces mots en russe,- Si c’était sa volonté, ce serait son mari qui mettrait des enfants au monde, et elle irait aux réunions avec son foulard sur la tête. Et c’est la faute à qui ? Tu dis que le pouvoir n’y est pour rien, - mais qui alors a semé tout ce trouble, qui a suggéré ces idées au peuple, qui a indigné Dieu, hein ? Ou tu es devenu aveugle et tu ne vois ce qui se passe ?
Deux djiguites apportèrent une auge où il y avait un mouton, le mirent sur le dastarkhan et s’étant installés de deux côtés, commencèrent à couper la viande. Bourabaï prit une tête de mouton de l’auge et la donna au mollah. Le mollah sortit de sa poche un couteau pliant, coupa une oreille de la tête et l’apporta à Bourkout.
Là la cérémonie fut finie – tout le monde se mit à manger.
Alors, Jabaguy, qu’Allah te donne une longue vie, tu es le plus jeune aujourd’hui ! – dit le mollah. – Chaque année tu as une nouvelle jeune femme ! Et si par exemple ma femme, Allah nous en garde, va mourir, qui va m’en donner une autre ? Le pouvoir soviétique ou quoi ?
Jabaguy rit à se tordre les côtes.
Mais pourquoi ta femme mourra ? – dit-il. – Quel âge a-t-elle ? Elle était encore toute une fille quand tu l’avais mise dans ton lit il y a un an.
Allah, Allah l’ordonna,- le mollah sourit-il pieusement, - il n’aime pas les hommes célibataires. Le Coran dit : quarante jours après la mort de ta vieille femme emmène une jeune femme dans ta maison. On ne peut rien y faire – c’est la sagesse de l’Allah. L’Allah ne veut pas qu’un homme s’ennuie, l’homme commence à avoir des pensées étranges d’ennui. L’homme doit vivre en joie.
Et moi, je ne cherche pas l’amusement, - se renfrogna soudain Jabaguy, - je voudrais juste avoir un fils. Qu’elle me mette au monde un fils, et je n’ai plus besoin de rien d’elle. C’est pour cela que je paie un kalym.
Et là Bourkout se décida enfin :
Mais payez plus, - dit-il calmement et mit de côté l’os qu’il mâchait. – Payez avec votre honneur. Tout l’aoul le voit — Nourjamal pleure jour et nuit, et tout le monde la plaint, et vous savez ce qu’ils disent de vous ? Ils disent de mauvaises choses de vous, Jabaguy.
Balsary, mais où est le rassolnik ? – cria le maître qui se taisait jusqu’à ce moment. – Mais apporte-le tout de suite !
La jeune femme entra de nouveau en portant un teguené rempli, le donna à l’un des djiguites qui servait les hôtes et sortit sans avoir regardé les présents.
Les conversations finirent. Les hôtes goinfraient, mâchaient, hoquetaient, reniflaient, gémissaient. Ils prenaient les morceaux de viande avec leurs mains, et la graisse coulait sur leurs doigts. Ils mangeaient d’une façon qu’on pouvait penser qu’ils avaient souffert la faim pendant une semaine. Il y avait même quelque chose de canin dans ce grondement, dans cette concentration silencieuse et cette avidité. « De vrais chiens, des chiens, - pensa Bourkout en s’écartant du dastarkhan, - et voilà qu’avec ces chiens que je voulais construire mon libre Etat. Mon Dieu, comme je suis stupide ! Et s’ils mangent ainsi quand ils sont nourris comme des cochons, qu’est-ce qui arrivera quand ils auront faim ? Ils commenceront à se tuer. Et on dit encore « os blancs, sang bleu ». L’honneur et la conscience de ma nation.
C’est elle qui doit mener mon peuple ! Mon Dieu, que c’est bête ! »
On mangea pendant longtemps. Peu à peu, quand la montagne de viande se réduit de moitié, les bouches et les mâchoires se mirent à bouger plus lentement. Bourabaï mit de côté son os rongé le premier, versa du koumys jaune de graisse dans une tasse en bois, et commença à le mélanger doucement. Et là le mollah se retourna soudain vers Bourkout.
Je pense que je ne t’ai pas compris, Bourkout-djan,- dit-il. – Toute la steppe chante déjà tes poésies – et dans chacune d’elle tu parles de la Patrie, de la terre des pères. « Le pays des pères, les traditions des grands-pères ». Mais en réalité tu penses autrement. Tu as négligé les traditions des grands-pères et ta terre, tu les as complètement négligées ! Voilà ce que je veux te dire.
Mais pourquoi ? – demanda Bourkout étonné.
Tu es venu dans ton aoul, nous sommes heureux de te voir ! – continuait le mollah. – Mais pourquoi as-tu amené une Russe ici ? Qu’est-ce qu’elle fait ici ?
Bourkout se troubla et ne trouva pas tout de suite quoi répondre. Il passa une journée dans l’aoul, et pas un seul pauvre ne lui demanda pourquoi il était avec une Russe. « Et la chose la plus principale, - pensa-t-il, - ce qu’ils tous pensent ainsi. Et je pense que ce n’est pas vraiment le fait qu’Olga est russe. Si elle était la fille d’un gouverneur ou d’un négociant de la première guilde, alors là tout le monde m’aurait compris, et là, à quoi bon auront-ils besoin d’une fille de professeur ! »
Est-ce que tu n’as pas pu trouver une bonne femme kazakhe ? – continuait le mollah. – Est-ce qu’elles ne sont pas assez belles pour toi, c’est ça ? Si tu es avec les Russes, il te faut une femme russe aussi, c’est ça ? Et comment tu peux reprocher Jabaguy, hein ? Il se choisit celle qui lui plut et envoya honnêtement des marieurs chez ses parents, alors pourquoi c’est mauvais ? Selon nos traditions des ancêtres c’est bien. Et qu’est-ce que tu en diras ?
Mais Nourjamal aime un autre ! – s’écria Bourkout.
Alors, voilà quelles idées tu as ! Elle aime ! C’est une nouvelle loi que tu as amenée de ce pouvoir ici ? – demanda Jabaguy et son visage se crispa de rage. – Alors, je me marie avec celui que je veux, et les parents n’y sont pour rien, c’est ça ? Toi, chanteur !
Attends, attends, Jabaguy, ne te mets pas en colère, - le mollah le retint-il, -tu vois, Bourkout, dans la ville on a des lois, et chez nous on a des traditions. La ville ne peut pas vivre sans loi, la steppe ne peut pas vivre sans traditions, autrement tout va s’écrouler. Et on ne peut pas avoir de différentes lois pour un seul cas, soit on fait comme ça, soit on fait comme ça. Si on bâtit une maison en utilisant des briques différentes, la maison va s’écrouler. Voilà qu’on a cette tradition depuis des siècles dans la steppe qu’une jeune fille se marie selon la volonté de ses parents, et notre steppe est toujours là, elle ne s’écroule pas. Et toi, tu as vois, tu en as plainte une, et pour toi l’adat et la charia ne signifient plus rien, pourvu que Nourjamal vive avec ce pauvre ! Tu dis de mauvaises choses, tu fais de mauvaises choses. Si on faisait à ta façon, on ne serait pas là à cette table et on n’aurait pas cette conversation. C’est vrai que les Soviets n’attendent que cela !
Et voilà, récemment,- dit Bouzaoubek, et son visage rougit tout de suite,- on disait récemment dans le conseil que les Russes viendraient et prendraient la terre aux aksakals, et la donneraient aux pauvres, à ces Yerkeboulans !
Voilà-voilà, - dit Jabaguy, - ils nous prendront la terre, on n’aura pas de foin, le bétail va mourir, alors que notre peuple va-t-il devenir ? Qui va l’aider ? Où va-t-il se diriger ? Dans la ville ? Ce sera la fin de la steppe ! Alors, toi , le Kazakh le plus sage, mari d’une femme russe, - dis-le franchement, - et frappa ses osselets contre la table, - et ne te loue pas trop que tu es savant. Mon frère est aussi savant, il habite en ville. Il dit que quand il n’y aura plus de traditions, il n’y aura plus de bétail, plus de Kazakhs.
Mais pourquoi tu pleures le bétail, Jabaguy ? – sourit le mollah. – Qui va te prendre la terre, il prendra aussi le bétail. Yerkeboulan et sa jeune femme, par exemple !
Allah nous en garde ! – dit Jabaguy si franchement que tout le monde rit. Pour un moment l’ambiance se déchargea, tout le monde bougea bruyamment, sourit, se mit à parler.
Allah va nous en garder, - calma le mollah tout le monde, - avant que le monde n’aille pas de travers, la steppe ne le vivra pas. Le Coran dit : « Celui qui convoite, celui va périr de malédictions ». La lumière s’éteindrait, mais cela n’arriverait pas.
Que la fin du monde vienne, - dit Bourabaï. – Que les Galakhs me prennent les chevaux, je donnerai à chacun un poulain ! Possède-le ! Et la steppe est à toi aussi. Prends-la toute ! Je vais t’attacher à la queue pour que tu ne tombes pas de mon argamak – comme tu n’as jamais été en selle, - et je t’enverrai te promener dans la steppe ! Qu’il soit comme dans un conte ancien – tu prendras aussi beaucoup de terre que tu pourras faire à cheval ! Prends-la ! Elle est toute à toi ! Mange, remplis ta bouche ! J’attends avec impatience ce jour. Que cela advienne au plus vite ! – et il grinça même les dents.
«Des loups, de vrais loups, - pensa Bourkout. – Comme je suis bête ! Ou peut-être qu’ils comprendront qu’on les traite en humains ?
La charia, c’est bien, mais il faut aussi se souvenir de Dieu, - dit-il. – Voilà que vous tous, que nous tous avons critiqué le tsar et ses acolytes, tous ces ispravniks, commisaires de police, gouverneurs, on a fait la guerre contre eux, - tout le monde se souvient de l’année 16, - et on a aussi attendu que le soleil chassât cette canaille. Mais voilà qu’il l’a chassée, on a renversé le tsar, on a chassé ses chiens, alors pourquoi ne pas commencer une nouvelle vie, et vous… - Il fit un geste désabusé de la main.
Et alors quoi, nous ? – demanda le mollah.
Mais vous êtes tous les mêmes ! Nourjamal pleure jour et nuit, ses yeux vont bientôt disparaître à cause de ses larmes. Tu penses que les gens ne les voient pas et qu’ils ne te maudissent pas ? Que le mollah a dit ? « Celui qui convoite, va périr de malédictions ». Mais je sais que tu n’as pas peur d’Allah depuis longtemps, mais les gens…
Eh, réfléchis bien avant de parler ! – rugit Jabaguy et sauta sur ses pieds. Il eut une kamtcha à courroie entre ses mains – un fouet fait de quelques cuirs tannés à la graisse, - une arme terrible qui coupe la peau comme un sabre. – Si tu n’étais pas notre hôte !.. – cria-t-il en rugissant et en postillonnant.
Attendez, attendez ! – se leva aussi le mollah Rakhym-bey. — Voilà que tout le monde dit, Bourkout, que tu es un homme intelligent, mais qu’est-ce que tu fais ? Tu es venu dans l’aoul de tes pères et tu as déjà semé le trouble ? Tu excites les pauvres contre les riches. A quoi bon tu dis tout cela ? Quel est le sens ? Alors, est-ce que tu vas faire changer l’avis à Jabaguy-bey ? Mais même si mille jeunes comme toi disaient la même chose, cela ne ferait rien à lui ! Et les aksakals ? Est-ce qu’ils violent la charia ? Ah, toi…
Il est bête, - dit Jabaguy en rayonnant de joie. Il aima beaucoup le discours calme du mollah. –Bête et jeune. On lui a appris à aboyer en ville, si au moins…
Bourkout, si tu es venu chez nous, - dit le maître paisiblement, - sois un hôte, bois, mange, raconte-nous quelque chose ou chante, et ça, ce n’est pas ton affaire… Là on a des aksakals, nos meilleurs gens, ils savent comment il faut faire.
Alors si vous êtes les meilleurs, quels sont les pires ? – dit Bourkout. – Au moins quelqu’un aurait dit quelque chose à ce vieux dévergondé.
Quoi ? – rugit Jabaguy et sauta sur ses pieds presque ayant renversé son voisin. – Alors que mon kalym soit perdu, mais je te… - Et il battit Bourkout sur le visage avec son fouet quelques fois.
Le sang se montra tout de suite, et des raies rouges se dessinèrent sur le visage. Bourkout, tout confus, passa de la main sur le visage.
Du sang, - dit-il étonné.
Les hôtes se taisaient. Le maître voulut dire quelque chose, mais Bourkout essuya sa main avec sa veste, se leva silencieusement et sortit de la maison.
Il va savoir maintenant, - lui bougonna Jabaguy dans le dos, mais tout le monde se taisait.
...Bourkout allait à travers l’aoul. Des ombres légères et transparentes étaient déjà descendues sur la steppe. Les femmes avec des seaux à traire s’affairaient entre les maisons. On entendait le bêlement et le mugissement. Tous les sons paraissaient perçants et clairs au crépuscule du soir. Dans les cours on voyait des feux à bois, des marmites, le lait qui bouillonnait. Bourkout aimait surtout ces heures de soir, mais il n’y avait qu’une pensée qui occupait sa tête, et il oublia même sa douleur. Quand il s’approcha de l’iourte d’Adilbek, Olga se jeta à sa rencontre et murmura :
Ils n’ont attendu que toi. J’ai donné à notre cocher le bracelet d’Akpar. Il a accepté de nous attendre au vallon.
Très bien, Olga, - dit Bourkout troublé et l’embrasse. – C’est bien fait pour lui, ce vieux serpent. On n’a pas d’autre solution. Qu’ils s’enfuient.
Mais allons vite chez eux, - Olga prit Bourkout par les épaules, - Nourjamal chante maintenant, et tout le monde s’est rassemblé autour d’elle, et ensuite moi, je vais chanter, comme ça Nourjamal pourra quitter la maison inaperçue.
Ils entrèrent dans l’iourte, s’assirent sur le feutre (on leur libéra de la place avec un empressement bruyan), et Olga se mit à chanter. Elle avait une haute belle voix, et elle connaissait plein de chansons de steppe. Elle apprit par cœur presque la moitié de l’œuvre de son père. Elle chantait des chansons de mariage, des chansons des jeunes, des chansons joyeuses et des chansons tristes, sur la séparation, les adieux, un amour repoussé. Olga chante à haute voix, et des vieilles de tout l’aoul se rassemblèrent près de la maison d’Adilbek – tout le monde est curieux d’entendre la Russe chanter.
Cependant, près d’autres iourtes – iourtes, spécialement préparées pour le mariage, - les gens se rassemblent aussi. Ce sont des hôtes d’honneur, invités par le fiancé, certains vinrent des aouls lointains – Jabaguy et Bourabaï sont des gens sérieux. Barbes grises, cheveux gris coiffés, astrakans, turbans blancs et verts, discours lents et flatteurs. On se rencontre, on s’embrasse, on s’installe, on est assis. Et soudain, un cri perçant interrompt cette conversation solide et lente :
Oh mon Dieu, quel malheur, on a emmené Nourjamal !
Et là tout explosa :
Mais comment ça, emmené ?
Où on l’a emmenée ?
Qui l’a emmenée ?
Mais ce maudit Yerkeboulan l’a emmenée.
Mais ce n’est pas possible !
Tout est possible maintenant.
Les chevaux !
On va les attraper !
Mais qu’est-ce qu’on attend ?!
Oh, mais qu’est-ce qu’on va dire au fiancé ?
Quelqu’un dit timidement :
Oui, peut-être, encore…
Quelqu’un répondit furieusement :
Quoi « peut-être ? » Il n’y a pas de peut-être ! Ils ont tout fait sans accroc, ces gredins !
Et les pleurs de quelqu’un !
Alors, nous, qu’est-ce qu’on va dire au fiancé ? Mais il va nous tuer !
On y va, on y va, il faut les attraper ! Ils ne pourront pas s’en aller loin avec ce phaéton. Où sont les chevaux ?
Mais qu’est-ce que tu dis ? Ce phaéton partit encore avant la tombée de la nuit.
Ca alors !
Quelqu’un traîna de la maison une femme qui geignait, et en la tapant des pieds, criait :
Mais c’est toi qui l’as gardée ! Mais comment tu l’as gardée, garce ?! Où tu as été ?
Et la femme, en se cachant le visage de ses mains et en se traînant par terre, pleurait :
Oh mon Dieu ! C’est la faute de ton frère ! Il m’a emmené dans les buissons. Oh mon Dieu, ton frère !
Une foule bruyante, horrifiée, une foule d’hôtes qui se moquaient et ceux qui compatissaient, s’approchèrent des iourtes blanches. Bourabaï en sortit, et Jabaguy le suivit.
Quand le fiancé apprit ce qui s’était passé, il tomba par terre et se mit à pleurer :
Ils m’ont tué, ils m’ont déshonoré ! Ils m’ont coupé à la racine même ! Nourjamal, Nourjamal, où es-tu, ma chère à la poitrine blanche ?
Pendant tout ce brouhaha encore deux hôtes arrivèrent. A mi-chemin de l’aoul ils rencontrèrent un phaéton, mais qui y était, ils ne le virent pas, le haut du phaéton était baissé, et l’équipage ne passa pas mais vola devant eux.
Ayant entendu cela Jabaguy hurla :
Et voilà tout ! Ce maudit gueux ne m’a laissé qu’une seule mauvaise jatte ! Qu’il soit maudit !
~ Alors ça, on verra, - dit Bourabaï et ordonna : -
Que six djiguites se mettent à leur poursuite. Qu’ils les attrapent, les attachent avec de la corde et les traînent par ici. Alors là nous allons célébrer leur mariage !
Quelques minutes plus tard un groupe de cavaliers galopait déjà à toute vitesse. Derrière tout le monde, sur un poulain noir, cahotait, sautait Jabaguy, sans vouloir rester derrière. Il devint tout vert de fureur. Il voulait tuer Yerkeboulan de ses propres mains à tout prix. A côté de lui galopaient encore quelques ses parents. Leurs chevaux étaient choisis, spécialement préparés pour une baïga de demain. Ils allaient à toute vitesse. Le phaéton avait quitté l’aoul encore avant la tombée de la nuit, et cela faisait une bonne cinquantaine de verstes.
...Trois verstes avant le cocher entendit le piètinement de chevaux et fit marcher le phaéton à toute vitesse. Mais il était déjà tard ! Cinq minutes plus tard trois fous géants qui hululaient lui coupa le chemin. « Arrête-toi si ta tête t’est chère ! » - l’un d’eux lui cria-t-il et frappa avec son fouet contre le haut en cuir. Le phaéton s’arrêta. Jabaguy s’en approcha à toute allure. En montrant tous ses dents comme un loup, il frappa le cocher de toute sa force. Celui-là s’écria sourdement et tomba. Jabaguy resta suspendu sur la bride, et le cheval, en râlant, s’assit sur ses hanches.
Au secours, ils m’ont tué ! - le cocher cria-t-il tout à coup tout fort.
Mais sortez-les-en ! – criait Jabaguy ! – Traînez-la par les cheveux et jetez-la par terre. Et avec lui, je vais le faire moi-même… Mais alors, qu’est-ce qu’il y a ?..
Mais il n’y a personne ici, - s’écria quelqu’un désespérément.
Comment ? – hurla Jabaguy et ayant laissé le cheval, il se jeta vers le cocher tordu sur le chemin. Celui-là en le voyant, se mit à crier à plein gosier.
Charogne ! – le bey siffla-t-il en montrant les dents et le frappa avec sa kamtcha à tour de bras. Ensuite il le souleva par les cheveux et approcha son visage horrible de lui. – Je te tuerai ! – dit-il d’une voix enrouée. – Tu vas mourir ici ! Où sont-ils ?
Allah, Allah, - criait le cocher, - Mais est-ce que vous êtes un brigand ou quoi ? Je n’ai pas un seul sou. Vous pouvez tout fouiller et vous ne trouverez rien ! Et ce ne sont pas mes chevaux, ce sont ceux de Naourzbaï. Oh, Allah, Allah.
Tais-toi, salaud ! – rugissait Jabaguy. – Où sont-ils ? Où est ce gredin ? Où est la jeune fille ? Je te tuerai !
Oh, ils me tuent, ils me tuen ! On tue le cocher de Naourzbaï-aga ! – criait le cocher. – Mais quelle jeune fille, soyez maudit, vous ! Je n’ai vu personne ! Je vais chez moi, chez Naourzbaï-aga ! Oh mon Dieu ! Ils me tuent ! – Le cocher poussa un tel cri que les djiguites eurent mal aux oreilles.
Merde ! – Bourabaï cracha dégoût. – On ne fait que perdre notre temps avec lui ! On s’en va!
Personne ne voulait avoir affaire avec Naourzbaï, un homme puissant, méchant et vindicatif.
Ils n’ont pu partir nulle part ! – dit Jabaguy d’une voix enrouée. – Il faut les chercher sur le chemin. Oh, si seulement je les avais eu entre mes mains, ces gredins !
...En revenant les chevaux marchaient parce qu’on les avait chassés à toute vitesse pendant toute une nuit. Jabaguy se taisait, et personne n’osait s’approcher de lui. C’était comme s’il était devenu plus petit et plus bas durant ces quelques heures.
Ils allaient le long d’une rivière. On s’arrêta pour se reposer près d’une petite île de canne. Ils relâchèrent les sangles aux chevaux, ils se couchèrent sur l’herbe. Jabaguy donna au cheval à boire, le laissa se refroidir, ensuite il monta sur lui et entra dans la rivière. Bourabaï regarda et hocha la tête.
C’est un vrai malheur ! – dit-il. – J’ai vécu soixante ans, et je n’ai jamais vu de telle disgrâce.
Oui, maintenant, il ne leur fera pas grâce maintenant, - dit un autre djiguite, - il va les manger vivants. Regardez comment il montre ses dents.
Oui, il a des dents de loup. Regarde, regarde, il nage sur l’île.
Jabaguy revint dix minutes plus tard et dit : « Voilà ! » - et agita d’un foulard blanc.
C’est quoi ? – demanda Bourabaï.
Mais c’est son foulard à elle ! Il était sur un peuplier ! Ils sont là ! Alors : si on n’arrive pas à les attraper, il faudra mettre feu à l’île. Les cannes sont de l’année dernière, elles vont s’enflammer tout de suite ! Allume !
Les djiguites se regardèrent.
Mais, Jabaguy, là elle va brûler aussi, - dit quelqu’un avec indécision.
Non, elle sortira. Elle aura peur.
Et si … - Bourabaï allait-il bégayer.
Alors que le diable l’emporte ! – s’écria Jabaguy. – Qu’ils brûlent tous les deux ! Elle passa toute une nuit avec lui ! Je n’ai pas besoin d’une femme pareille ! Tu entends, Bourabaï, va sur l’île. Tu as les allumettes sur toi ? Sinon, j’en ai !
Mais Bourabaï ne s’y décidait toujours pas.
Mais c’est l’île du bey Maï-Bassar, - dit-il.
Je vais lui payer. Mon bétail suffirait ! L’année prochaine ces cannes vont pousser encore mieux ! Il aurait fallu les brûler il y a longtemps. Allume !
Et avant que quelqu’un eût le temps de dire quelque chose, il frappa son cheval de côte et navigua vers l’île. Quelques minutes plus tard un feu rouge se mit à danser au-dessus de l’île. Soudain il entendit un cri lointain et désespéré ressemblant à un cri d’une jeune fille.
Bourabaï regarda en arrière.
Bon, allons-nous-en, - dit-il aux djiguites, - ils ne survivront pas de toute façon.
Une demi-heure après l’île se transforma en un feu absolu. Une fumée noire bouillonnait comme l’eau dans une marmite, le stipa brûlait d’une lumière blanche, des roseaux secs brûlaient d’une lumière jaune. Une grande lueur d’incendie orange se tenait dans le ciel. Une heure plus tard tout était fini. La poursuite revint dans l’aoul le matin, et deux heures plus tard tout le monde savait déjà que les amoureux avaient brûlé, mais qu’ils ne s’étaient pas séparés. Parce qu’il vaut mieux brûler que se marier avec celui qu’on n’aime pas. Parce que l’amour de Jabaguy est pire qu’une mort la plus cruelle. C’est cela que toutes les jeunes filles de l’aoul comprirent et retinrent.
...Olga et Bourkout se tiennent en silence au-dessus des piles de cendres. Tout est noir ici : le ciel noir au-dessus, la terre noire brûlée sous leurs pieds, elle craque, s’effile, une poussière sèche et menue s’envole de leurs pieds. La robe d’Olga est aussi noire. Elle se retint à peine pour ne pas se mettre à pleurer. Bourkout se tait. Il regarde la terre brûlée, sur les cendres effilées et pense : « Voilà pour qui j’allais me battre non à la vie, mais à la mort. Voilà à qui je dédiais mes chansons et poésies. Au serpent Bourabaï et au sanglier Jabaguy ! Mais ils sont kazakhs, eux aussi. Une partie futile, insignifiante de mon peuple qui s’est cru être le peuple entier. Si ce n’était pas nous, disent-ils, le peuple kazakh n’existerait pas non plus. La charia, c’est nous, l’adat, c’est nous, et celui qui est contre nous, celui est contre tous les Kazakhs. Et tu les as crus, Bourkout ! Tu les as crus, bête, et maintenant tu marches sur les cendres mortes ! »
...Olga, Bourkout et le vieux Takejan (c’est lui qui les a emmenés sur sa simple télègue sur cette île horrible) revinrent tard dans l’aoul. Ils arrivèrent et rencontrèrent tout de suite quelque chose de nouveau. Sur la place il y avait une table couverte d’adrinople rouge. Il y avait trois personnes à table : président du Conseil de l’aoul, ce gars boutonneux que Jabaguy lui avait montré hier, une vieille Kazakhe, et au milieu un jeune djiguite mince. Des gens se tenaient à gauche et à droite de la table. Bourkout avait déjà vu des réunions pareilles plusieurs fois :
par exemple, on élisait ainsi un chef de la volost, mais à l’époque toutes els familles se tenaient en petits groupes. Maintenant le peuple se divisa selon un autre critère – d’un côté il y avait des hôtes de Jabaguy d’hier, - beys, biys, négociants, aksakals, et en face d’eux il y avait des pauvres.
Qu’est-ce qui se passe ici ? – demanda Bourkout à son voisin, un garçon de ferme de la famille jangabyl, et celui-là lui répondit :
Un nouveau décret est arrivé.
«Ah, c’est dont Gavrilov m’a parlé hier », - comprit Bourkout. Il se mit à presser l’oreille. La foule bourdonnait, on parlait du moisson, du partage de la terre, du fait qu’on allait la partager autrement maintenant. « Oui, - pensa Bourkout. – Ils se tiennent l’un contre l’autre ici, comme des ennemis de famille. Mais ce n’est pas la famille ici – ici on a une autre division : ici on a la richesse contre la pauvreté, le travail contre l’exploitation, la force contre l’impuissance. C’est ce que les bolcheviks appellent une lutte de classes. Elle continue maintenant aussi – on va lire ce décret, les gens vont rentrer paisiblement chez eux, mais le lendemain ils se reverront déjà étant différents, chacun d’eux gardera rancune. Et une lutte vac commencer. Une lutte non à la vie, mais à la mort ».
Mais cette lutte commença non le lendemain, mais tout de suite. Dans le silence on lut l’ordre sur la terre. La terre était partagée entre tous, et non selon le nombre du bétail, mais selon le nombre des bouches, comme c’était dit.
Et où on va mettre notre bétail ? – demanda un gros vieux à l’haleine courte d’un aoul lointain qui se tenait à côté de Bourkout. – Voilà que moi, j’ai mille brebis, trois cents chevaux, et on n’est que cinq dans notre famille, alors qu’est-ce que vous voulez que je fasse, que je tue tout le bétail ?
Alors si c’est comme ça, qu’ils nous tuent tous ! – dit Bourabaï. – Il vaut mieux mourir de couteau que de faim !
Et la foule se mit tout de suite à bourdonner, à crier, à bouger.
Et on va tuer votre bétail ! – cria quelqu’un de l’autre côté. – Vous pensez qu’on va vous plaindre ? Est-ce que vous, vous nous avez plaints ?
Jabaguy, Jabaguy, où est ta femme ? – cria quelqu’un. – Tu ne rêves pas d’elle ? Attends, attends, tu vas rêver d’elle, vieux carneau !
Et cela commença à bouillir. Les disputes et même les bagarres sont rares aux réunions d’aoul quand on partage la terre, et aujourd’hui on aurait pu avoir un vrai conflit – les poings étaient déjà serrés, les kamtchas étaient déjà levées de deux côtés. Déjà quelqu’un avait saisi quelqu'un par le col et avait tiré quand soudain on entendit un cri :
Regardez, regardez !
Des cavaliers se montrèrent de derrière les iourtes. C’était un détachement de milice envoyé pour arrêter Jabaguy et ses compagnons.
III
Bourkout est assis dans une petite pièce derrière la scène et attend qu’on l’appelle. Aujourd’hui on l’admet à l’Association kazakhe des écrivains prolétaires – AKEP. Maintenant il y a les débats, on va l’appeler dans quelques minutes. Hier pendant toute la journée et toute la nuit il préparait son discours pour la réunion, et maintenant il sent qu’il n’a pas besoin de tout cela. Dans sa déclaration il écrit tout ce qu’il croyait principal dans sa vie, il avait énuméré les mérites, il n’avait pas tu les erreurs – il y en a plus que de mérites, peut-être. En général, il écrit franchement, sans mentir, il ne cacha rien de bon, rien de mauvais et il n’écrit rien d’incompréhensible. Il comprit vraiment beaucoup de choses pendant ce temps-là. Un an le séparait du mariage avec Olga et du voyage dans l’aoul. Dix mois de cet article qu’il considérait le début de sa nouvelle vie. L’article était cinglant, martial. Bourkout décrivait en détail l’histoire d’une vie, de l’amour et de la mort de deux amoureux. Il avait parlé avec une émotion et passion extraordinaires de leur mort. Il décrivait cette île horrible, noire, brûlé, où tout craquait et s’effilait, et le sentiment avec lequel les trois : le père de la fille morte et eux les deux – deux personnes étrangères – erraient sur ces cendres déjà sèches. Ensuite il décrivait le tueur – un vieux ventru et malpropre aux yeux de hibou et un discours hésitant, qui avait calmement fait ce feu de sacrifice gigantesque. « Si elle n’est pas pour moi, alors elle n’est pour personne ! » - dit-il. Et en finissant l’article Bourkout demandait comment on pouvait mesurer le crime du malfaiteur. L’article provoqua beaucoup de réactions. On trouva vite la mesure. Elle était la supérieure – Jabaguy fut fusillé, et ses complices furent envoyés en Sibérie. Pour ce moment-là Bourkout avait déjà déménagé à Alma-Ata (ainsi on renomma la ville Verniy) devenue la capitale du Kazakhstan. La ville (d’ailleurs, à l’époque c’était plutôt une petite ville) avait tout de suite plus à Bourkout. C’est vrai qu’on n’y avait pas de fleuve si large, tantôt torrentiel, tantôt silencieux et majestueux sur lequel se tenait Akchatyr, mais en revanche la ville se tenait au pied d’Ala-Taou, sous les cimes enneigées et tout plongé en jardins. Chaque rue ressemblait à une allée de peupliers. Et les peupliers poussaient grands, élancés, comme des géants centenaires à la peau d’éléphant ridée. Et ensuite des aryks ! L’eau rapide glaciaire s’élance le long des rues, et au-dessus d’elle il y a des branches lourdes, toutes couvertes de fruits jaunes et rouges. Et les gens sont différents à Alma-Ata - ils sont plus ouverts, sociables. Bourkout se lia vite d’amitié avec eux. La situation était la pire avec les compatriotes. C’est ici qu’Akpar et Karajan travaillaient, mais il ne voulait pas voir ces deux-là. Il ne voulait pas voir Karajan parce que celui-là était un parent de Jabaguy, et pour Jabaguy et pour tout ce qui le concernait, Bourkout ne pouvait pas penser à lui sans frémir. Et Karajan travaillait d’ailleurs au Commissariat de l’instruction populaire, occupait un poste responsable et pourrait être bien utile à Bourkout.
Bourkout était franchement heureux voir un seul compatriote – Khassen. Celui-là travaillait à la rédaction d’un journal républicain, et venait de revenir d’un voyage de mission. Il allait dans des aouls, lisait et expliquait le nouveau décret sur la terre, avait amené un tas d’impressions et les partageait volontiers.
Ils parlèrent jusqu’à tard dans la nuit, et Khassen avait loué l’article de Bourkout plusieurs fois : « Un bon article, un article très à propos, franc. J’ai même pleuré quand je le lisais ». Et à la fin il lui donna un conseil, celui d’entrer à l’AKEP. « Comprends, - dit-il à Bourkout, - maintenant tu n’as personne à qui demander un conseil, je ne compte pas ta femme, et là tu auras une grande équipe, tu auras des amis – et cela est très important. Demain va chez le président, moi aussi je vais passer, tu verras qu’il t’accueillera comme une connaissance ». Bourkout suivit son conseil et tout se passa exactement comme Khassen l’avait dit. C’est pourquoi Bourkout est assis maintenant dans une petite pièce derrière la scène et attend qu’on l’appelle. On l’appela enfin. Il entra, on le fit s’asseoir au premier rang. Le président rapportait. C’était un homme costaud au visage rond, à la taille moyenne. Il dit très peu. Voilà ce qu’il dit :
Nous connaissons Bourkout en tant que poète depuis longtemps. J’ai chanté ses chansons encore durant les premières années du pouvoir soviétique. Je pense que plusieurs de vous les ont chantées aussi. Il faut dire que c’étaient de très bonnes chansons. Il compose des chansons maintenant aussi. On ne peut pas dire que tout nous y arrange. Mais comme on voit dans la déclaration de Bourkout Kountouarov, il le comprend lui-même et veut se débarrasser de toutes les choses fausses, hypocrites qu’il a en lui. Je vais lire maintenant sa déclaration. Alors écoutez et prenez une décision, camarades.
Il lut la déclaration et dit :
Discutons. Qui va prendre la parole le premier ?
Le premier orateur monta à la tribune, un homme costaud aux cheveux grisâtres habillé d’une tunique ; ses cheveux courts et rêches étaient coupés en brosse. Avant de commencer à parler, il toussa et se passa la main dans les cheveux.
La déclaration du camarade Kountouarov me plut beaucoup, - dit-il, - c’est écrit d’une façon claire, franche, sans détours. Il se trompait, il faisait fausse route, il écrivait et faisait ce qu’il ne fallait pas, maintenant il comprit tout et finit avec son passé. « Et maintenant je vous prie de me comprendre : je faisais fausse route en toute franchise et je corrigeais mes erreurs aussi en toute franchise, mais au passé ainsi qu’au présent je ne voulais que du bien ». Voilà ce que Bourkout nous a dit en fait. Je le crois et je suis pour l’admission de Bourkout dans notre association.
Il le dit et descendit de la tribune. « Merci », - lui murmura Bourkout quand celui-là passait devant lui.
Un grand homme aux cheveux bouffants et aux lunettes monta sur la tribune. Il rejeta les cheveux du front, regarda dans la salle et dit :
-Camarades, nous sommes tous des écrivains, et cette institution est l’Union des écrivains. Il n’y a pas de gens plus responsables devant le peuple et l’histoire que les écrivains. Surtout maintenant. Personne ne doit travailler aussi dur qu’un écrivain. L’époque fixe devant nous un objectif d’une importance et difficulté sans précédent que…
Qui est-ce ? – demanda Bourkout à son voisin. Celui-là sourit :
Je ne sais pas, mais il fait un discours à chaque réunion. Voilà qu’il parle et parle ainsi comme un phonographe. On ne peut pas l’arrêter. L’orateur finit son monologue sophistiqué, à plusieurs composantes, et continua :
Ce sont des tâches d’honneur. Mais on se heurte aux difficultés considérables à leur réalisation, et on doit…
Il parla ainsi pendant encore cinq minutes et finit :
Alors, si le camarade Bourkout Kountouarov nous donne une promesse solennelle de s’acquitter des obligations qui sont données à l’écrivain prolétaire par le peuple, je pense qu’il faut l’admettre. Je suis pour. Mais le camarade Kountouarov doit se rendre compte de sa responsabilité. Voilà.
Et il descendit de la tribune ayant regardé Bourkout strictement.
Ensuite un jeune militaire portant une culotte bouffante et un ceinturon sur l’épaule prit la parole. Son discours fut très court :
Je suis pour. Le camarade Kountouarov est un maître mûr, et on a quoi apprendre chez lui. Il a admis ses fautes, c’est aussi très important, qu’il apprenne maintenant aux autres des choses en se basant sur ses fautes à lui.
Ensuite quelque chose de peu compréhensible se passa. Bourkout vit deux hommes près de la porte : l’un d’eux était Akpar, et le deuxième… Le poète avança involontairement : « Mais c’est Karajan ! Comme il a changé ! ». Il avait l’air très solide et même « responsable ». Un pantalon solide d’une coupe militaire, une pochette sur l’épaule, un étui à revolver sur le côté, des bottes d’armée nettoyées. Un pince-nez. Quand le militaire descendit de la tribune et le président demanda : « Alors, est-ce qu’il y a encore des volontaires ? » - Karajan leva le bras sans se presser et dit : « Permettez-moi ». Il ôta son pince-nez sur la tribune, l’essuya et en le tournant dans ses doigts, il dit :
Je ne suis pas membre de votre association, mes camarades, mais j’ai un rapport tout à fait direct à elle. Mon nom est Aïbassov. Au Commissariat du Peuple je suis en charge du service à travers lequel s’effectue le lien du Commissariat avec votre association.
Nous vous connaissons tous, camarade Karajan, - répondit le président, - et nous avons très envie de vous écouter.
«Karajan ! Le cousin de Jabaguy, - Bourkout pensa-t-il, - mais il est un héros, un héros ! Il a sauvé la vie du communiste Nouroly et de ses trois camarades. En risquant sa vie il s’infiltra dans le détachement des soldats de Koltchak, gagna leur confiance, se proposa de commander la fusillade des soldats de l’Armée rouge et les amena tous. Il leur organisa une fuite. Les gardes-blancs le cherchaient, voulaient le tirer, mais là Akchatyr, - et c’est là que tout se passa – a été occupé par des soldats de l’Armée rouge ». Bourkout n’avait aucun doute dans toute cette histoire, et il ne pouvait pas l’avoir – tous les trois communistes sauvés parlèrent justement ainsi de leur sauveur.
Karajan mit son pince-nez et continua :
— Camarade Bourkout écrit une belle lettre, vraiment très elle, je l’écoutais, et j’avais des larmes aux yeux. Voilà que mon pince-nez se couvrit même de buée, - sourit-il et fit une pause comme s’il s’était plongé en ses pensées pour un moment et continua : - Mais ce n’était que mon premier sentiment. Et ensuite j’ai pensé : mais est-ce que c’est vraiment comme ça ? Est-ce que camarade Bourkout se repentit vraiment comme il l’écrit ? Il est poète, et il peut écrire des choses pareilles. Nous pleurons quand nous écoutons ses chansons. Nous pleurons maintenant aussi. Mais réfléchissons où sont les preuves de sa renaissance ? Et ce dont on parle, c’est de sa renaissance. Cela n’arrive pas comme ça, camarades… Le matin le poète est une personne, et la nuit il a un rêve, et voilà qu’il se lève déjà en nouvel homme le matin. Il se lève et va soumettre une déclaration de l’admission au Parti ou à l’Association des écrivains prolétaires. Mais c’est n’importe quoi, camarades. Pour qu’on admette un homme pareil au parti ou à l’association, il faut qu’il apparaisse quelque chose de complètement nouveau en lui. Est-ce que cette nouvelle chose existe chez Bourkout ? On dit qu’il y a un article dans le journal régional sur l’acte horrible de Jabaguy. Et qu’il y a une preuve à cela. Preuve de quoi ? Jabaguy est une personne, juger son crime ne veut pas dire juger toute sa classe, n’est-ce pas ? Et si l’on examine l’affaire de plus près, on verra que camarade Bourkout a jugé le bey Jabaguy, mais il a chanté sa classe. Selon ses chansons cette même classe est porteur et gardien de toutes les traditions sacrées du peuple kazakh. Bien sûr que ses poésies sont excellentes, mais si vous, camarade Bourkout, avez admis vos erreurs, alors nous avons le droit d’attendre de vous de nouvelles chansons franches, et on va vous juger selon ces nouvelles chansons. Et tant qu’on n’a pas de chansons pareilles, on n’a pas d’arguments pour vous juger. C’est pourquoi, camarade le président, je prendrais en considération la déclaration du camarade Kountouarov, mais je m’abstiendrais de l’admettre dans l’association maintenant – je pense qu’il faut attendre. Il faut voir. On a le temps. Voilà, c’est mon avis, camarades. – Et il descendit de la tribune.
Le bruit se fit dans la salle. Quelqu’un cria : « Il a raison ! » Quelqu’un demanda avec emportement : « Alors, pourquoi alors Bourkout a soumis une telle déclaration ? » Et là Karajan se retourna et répondit avec une question : « Et vous avez entendu une fable sur un loup habillé d’une peau de brebis ? » Et il continua. Mais là Bourkout ne put plus se retenir. Il se leva brusquement et lui barra le chemin. Tout en tremblant d’agitation il demanda :
Alors, je suis le loup à votre avis ?
Karajan sourit malicieusement.
Alors, est-ce que tu vas me battre ou quoi ? – demanda-t-il. – Mais comment non si tu as déjà serré les poings. Alors, je te répondrai – je ne te crois pas, Bourkout. Je ne te crois pas parce que tu as décidé d’entrer à l’association à une heure qui t’est très avantageuse. A ce moment précis quand on n’a plus de choix. Tu sais quand une averse commence, alors on n’a plus le temps de choisir un toit, on entre dans n’importe quelle masure, et dès que l’averse finit, alors là, adieu, masure, je n’ai plus besoin de toi, j’ai mon chemin
Mais on n’a pas besoin de tels hôtes de nuit. Alors, pourquoi tu me montres encore tes poings ? Les poings sont un mauvais argument, mon cher, surtout pour un écrivain. On a besoin d’autres preuves.
Je te prouverai avec mes chansons que tu mens ! – cria Bourkout tout agité.
Mais avec quelles chansons ? Si avec celles qui n’existent pas encore, alors moi et tous ceux qui sont ici, nous serons heureux de les entendre, mais où sont elles ? Et si tu parles des chansons anciennes, - tu sais qui ces chansons honoraient, - ce Jabaguy même ! Et est-ce qu’il était le seul ? Tu veux que je te dise des prénoms ?
Il dit tout cela doucement, avec un triste sourire, et la salle s’agita de nouveau.
Oui, oui, Karajan, qu’il le prouve d’abord ! – criait quelqu’un.
A quoi bon remuer le passé ! – criait-on d’un autre coin. – Brussov, par exemple, louait la guerre à l’époque, et il est mort étant membre du Parti. Et il y en a plusieurs comme lui… Et si l’on ne prend en compte que cela…
Bourkout se retourna soudain et sortit de la salle. Un appel cinglant du président l’arrêta :
Camarade Kountouarov ! Prenez votre place s’il vous plaît!
Bourkout revint et s’assit.
Voilà. Camarade Karajan, je n’ai pas trop aimé vos paroles. C’étaient des mots très méchants, injustes. Comme si vous ne parliez pas de votre camarade, mais d’un ennemi. Non, on ne peut pas traiter le poète Bourkout Kountouarov ainsi. Il est encore jeune. Toute sa vie est devant lui. Alors, camarades ? – dit-il en se retournant vers les présents. – Je pense qu’on peut déjà commencer à voter. Camarade Kountouarov, maintenant on vous prie de sortir et d’attendre dans la pièce voisine. Cela prendra dix minutes, pas plus.
On l’appela pourtant une demi-heure plus tard, - des discussions ou des débats auraient surgi au cours du vote. Karajan n’était pas dans la salle. Le président demanda à Bourkout de s’approcher de lui.
Alors, - dit-il, - l’assemblée décida de remettre l’examen de votre déclaration à six mois d’ici. L’assemblée attend que pendant ce temps-là vous saurez bien sûr écrire encore quelques œuvres qui donneront la possibilité à nous et à vous de fermer la bouche à tous qui essayeront de prononcer des discours pareils à celui d’aujourd’hui. Ne considérez pas notre résolution un refus, c’est plutôt une sorte de vérification pour vous et pour nous. Vous dans les engagements que vous avez pris, et nous dans le fait de vous avoir cru. Nous sommes sûrs que …
Bourkout se retourna et sortit en silence. La fureur bouillonnait en lui. La fureur qui rendait la respiration difficile.
...Il ne voit rien. Des branches lui s’abattent sur le visage ( il entra au parc), ses bottes claquent, les passants se jettent de côté parce qu’il s’avance droit aux gens comme un aveugle ou un fou, - il marche et il ne s’aperçoit pas qu’encore une personne le suit.
Bourkout ne s’arrêta qu’aux alentours mêmes, près de la rivière Alma-Atinka – rapide, peu profonde, mais folle, s’abattant sur des galets. Et il ne comprit que maintenant à quel point il était fatigué. Il s’assit aveuglément sur un géant galet noir. Il resta ainsi pendant quelques minutes en regardant par terre, sans réfléchir à rien. Et quand il leva la tête, il vit Akpar devant lui. Il se détourna en silence. Akpar s’assit sur ses talons à côté et se mit à jeter des galets dans l’eau. Encore quelques minutes s’écoulèrent ainsi. Les deux se taisaient. Enfin Akpar dit :
Tu ne te sens pas bien, mon cher ? Tu veux pleurer ? Ne pleure pas : quand un enfant pleure, on lui raconte un conte magique, et il se calme. Et le poète est comme cet enfant, juste qu’il est grand. Tu veux que je te raconte un conte ?
Bourkout ne répondit rien.
Bon, écoute. Il était une fois un poète. Il avait tout : talent, intelligence, assiduité – il écrivait toutes les nuits, mais Allah ne lui donna pas de bonheur – il n’avait pas de chance. Des amis pourraient l’aider, bien sûr, et il en avait. Mais malheureusement ses amis n’avaient pas de chance non plus. On écrit des articles sur d’autres poètes dans des journaux, on publie leurs portraits dans des « Ogoniok », et on ne dit pas un seul mot de ce poète qui a du talent, de l’intelligence, de l’assiduité, - pas un mot. Mais est-ce que ce n’est pas fâcheux ? Bien sûr que c’est fâcheux, mais rien à faire ! Voilà qu’un jour il demande à un critique : « Dis-moi, s’il te plaît, pourquoi on loue tout le monde, et on ne dit rien de moi ? Est-ce que je suis pire que les autres ? » - « Non, - dit le critique, - tu es meilleur que tout le monde, mais on n’a pas pour quoi te louer. Nous sommes tous des rouges, et ces poètes sont rouges aussi, c’est pour ça qu’on les loue. Et toi, mon frère, tu es blanc, tu ne nous ressembles pas, tu n’es pas de nôtres, alors pourquoi on te louera ? Que les blancs te louent ». Et alors comment ces blancs peuvent te louer quand ils sont soit en prison, soit fermés à clef, soit ils sont là où on va à chiens. « C’est une affaire fichue pour moi, - pensait le poète. – Il faut devenir rouge, sinon je mourrai ». Et il demande au critique : « Dis-moi, est-ce que je peux devenir rouge ? » - « Pourquoi pas , - répond le critique, - bien sûr, vends-nous juste tes amis, et tu deviendras rouge tout de suite ». Mais est-ce que c’est une chose importante de vendre ses amis ? A présent c’est tout facile ! Le poète dit : « D’accord ». Et il rougit tout de suite. Il n’est pas devenu blanc comme le drapeau de nos ancêtres, il n’est pas devenu vert comme le drapeau de Mahomet et de Kenessary, mais rouge comme adrinople. Il rougit et dit : « Voilà, je suis rouge, prenez-moi chez vous. De quoi avez-vous encore besoin ? » Tu comprends ?
Je comprends, - répondit Bourkout. – Ecoute, dégage-toi de grâce, je ne peux pas y penser maintenant.
Je vois, je le vois,- sourit Akpar malicieusement, - mais le conte va bientôt finir de toute façon. Ils ne l’ont pas admis, ces rouges, ils l’ont envoyé chez le Diable. « Tu n’es rouge qu’en apparence, mais tu es blanc dedans comme un radis. Vas-t’en, on n’a pas besoin de gens comme toi ». Tu vois, ils ne sont pas bêtes non plus. On ne peut pas nettoyer un chien noir jusqu’à ce qu’il devienne blanc – c’est un proverbe russe. Et le pauvre poète est allé à travers la ville et ne sait pas où se mettre : les rouges ne le prennent pas, et il a vendu les blancs. Il a atteint la rivière, il s’est assis au bord de la rivière et pense : soit courir au bout du monde de honte, là où personne ne me connaît, soit sauter du quatrième étage.
Vas-t’en ! – cria Bourkout et se leva brusquement. – Mais qu’est-ce qu’il te faut ? Tu es venu te moquer de moi ici ou quoi ?
Je suis venu te sauver, toi, bête ! – dit Akpar soudain tout sérieux. – Tu es perdu sans moi, est-ce que tu ne l’as pas compris encore ? Tu ne pourras même pas te noyer dans cette mare, tu finiras de toute façon d’être poussé vers la rive comme le fumier. Si pas vers cette rive, alors ce sera vers l’autre. Et tu continueras à flâner comme ça. Non, mais est-ce que tu as vraiment décidé de te noyer?
Avec des bienfaiteurs pareils on se jetera vraiment dans l’eau, - dit Bourkout méchamment.
Alors, je suis coupable de nouveau ! Eh, toi ! Tu cherches toujours des coupables autour de toi ? Je me ficherais bien de toi si ce n’était pas pour notre amitié. Alors, écoute. Dans quelques jours je vais passer la frontière chinoise. Viens avec moi. Nos tribus errent là-bas. Ils sont partis à l’étranger encore en 1916. Ils ont perdu la terre, mais ils ont gardé la langue – ils donneront leur âme pour une bonne chanson. Ils te couvriront d’or de tête aux pieds. Ce sont des gens riches, ils ont beaucoup de biens. Décide-toi ! Là tu trouveras la maison, la famille, la gloire. Une jeune fille – toute fille voudra se marier avec toi, à quoi bon tu as besoin d’une Russe ?
Pendant qu’il parlait, Bourkout se tenait silencieux. Même les mots sur Olga ne le touchèrent pas – il ne dit qu’une seule chose :
Alors, tu as fini ?
Akpar hocha la tête.
Alors, mon cher, - dit Bourkout en se levant de la pierre, - cours seul, c’est vrai que tu n’as rien à faire sur cette terre, et laisse-moi tranquille. J’atteindrai mon objectif. Quand tu vas errer en Chine et regarder de notre côté comme un loup, je vais chanter mes chansons. Et tu les entendras là-bas ! Je te promets – tu les entendras sûrement ! Et maintenant adieu ! Il se trouve que même des gens comme toi ne sont pas tout à fait inutiles. Tu n’étais pas là, et je ressentais une telle amertume et une telle offense qu’il est vrai que j’avais envie de me noyer, mais voilà que j’ai écouté ton discours, et j’ai pensé : mais les camarades ont raison. Avec qui j’ai été ami, pour qui j’ai fait la guerre, les discours de qui j’ai écouté ? Si tu as osé me conseiller de m’enfuir avec toi, alors c’est vrai que je ne suis pas celui qui mérite une telle confiance, et c’est bien fait que les camarades ne m’ont pas cru tout de suite et qu’ils m’ont dit de m’en aller, de réfléchir encore, de rassembler mes pensées. Adieu, Akpar, ne garde pas de rancune contre moi, mais on ne se reverra plus. – Et il s’en alla rapidement.
Akpar restait là encore longtemps et regardait l’obscurité où il avait disparu. Ensuite il haussa les épaules et se mit à rire.
Bon, - dit-il, - bon, camarade Bourkout, si vous avez choisi un tel chemin… Alors, on verra.
...Olga se retint à peine pour ne pas pleurer quand elle vit son mari – tellement son visage était sombre.
Et moi, je t’ai attendu, attendu, - dit Olga. – Regarde, il est déjà presque minuit. Mais où as-tu été jusqu’à cette heure ?
J’étais sur l’Alma-Atinka, - sourit Bourkout.
Quoi ? – s’étonna Olga et comprit tout de suite. – On t’a refusé ?
Non, - répondit Bourkout, - on a remis la décision à six mois d’ici. Bon, on en parlera après, tu sais qui j’ai vu ? Akpar !
Oh mon Dieu ! – murmura Olga. – Et il…
Il m’a conseillé de te quitter et de m’enfuir en Chine. Il a dit que je suis comme un radis et qu’à l’intérieur je suis blanc. Je l’ai envoyé au diable, et quand je marchais, j’attendais tout le temps qu’il me tire dans la nuque. L’endroit était désert : Alma-Atinka ; non, il a eu peur de quelque chose, ou peut-être qu’il n’a pas pris son browning. Bon, on a fini avec lui. Et ce qui m’arrivera à moi… - Et il hocha la tête en souriant malicieusement.
Tu sais, - se décida soudain Olga, - j’ai une bouteille de cognac, et je l’ai toujours gardée pour une occasion spéciale, on va la boire.
Oh, que tu es riche, - sourit Bourkout.
Olga sortit une bouteille de cognac d’Arménie cachée encore du temps d’Akchatyr, sortit un verre de l’armoire, ensuite courut dans la cuisine, apporta le pain, le beurre et les mit devant son mari. Il la regarda avec un sourire.
-Comme tu es brave, mon Olga. Voilà que j’allais chez moi, je me sentais si mal que je n’avais même pas envie de vivre, et maintenant c’est comme si tout est bien de nouveau. Alors, si l’on ne peut pas boire pour la joie, on va boire pour le malheur. Mets le deuxième verre, buvons ensemble.
Ils trinquèrent et burent. Olga toussa.
Qu’est-ce qu’il y a, c’est amer ? – demanda Bourkout.
Comme la ciguë.
Oui, je pense que nous devrons boire de la ciguë avec toi, - sourit Bourkout amèrement, - et pas une fois, mais plusieurs. Voilà qu’Akpar m’appela traître, et tu sais que ce n’est pas juste ses mots. Les gens d’un côté et de l’autre disent la même chose. Karajan m’a dit presque la même chose qu’Akpar, mais Karajan est un héros, il a posé sa tête sous les balles pour son camarade… Bon, verse-moi-en encore.
Olga dut écouter beaucoup de choses ce soir, cette nuit Bourkout dit beaucoup de choses injustes par rapport à lui-même et à ses camarades. Il était irrité, triste, déconcerté, et Olga le voyait. Elle ne se mit pas à lui objecter, elle le fit juste se coucher. « La chose la plus principale est qu’il ne baisse pas les bras, qu’il ne perde pas la foi en lui. Maintenant c’est le temps des épreuves, il faut qu’il le supporte ». Et ensuite elle pensa : « Et o n’a que deux pièces de vingt kopecks. Il faut inventer quelque chose ».
Et elle inventa une chose. Tôt le matin elle glissa de son lit, et ensuite, avec soin, en essayant de ne pas faire du bruit, elle ouvrit le placard et en sortit son châle de duvet blanc.
« J’irai de nouveau chez cette négociante, - pensa-t-elle (tous appelaient ainsi on ne sait pas pourquoi la veuve qui s’occupait de l’achat et de la vente des vêtements de corps et prêtait de l’argent aux intérêts)
—Peut-être qu’elle me donnera cinq roubles pour cela. » La négociante habitait pas loin, dans une maison blanche à trois fenêtres au seuil sculpté. Olga frappa, mais personne ne répondit. Elle frappa encore une fois. «Entre, entre, - s’entendit une voix féminine. – Je suis ici, dans la cour. » On voyait que la négociante venait de terminer de laver le linge. Une ficelle était tendue entre les pommiers, des fruits rouges pendaient au-dessus des nappes violettes et roses. La négociante était une femme costaude aux joues rouges, d’une quarantaine d’années, habillée d’un chemisier aux manches roulées. Elle portait une bassine avec du linge tordu. Ayant vu Olga, la négociante mit la bassine sur un tabouret et s’essuya les mains contre son tablier.
Bon, bon, - dit-elle, - déroule, montre ce que tu as. – Olga déroula le journal. – Châle ? Châle de duvet blanc ? – Elle jeta le châle sur ses épaules et dansa un peu comme si elle était devant un miroir. – Bon, un châle comme tous les autres, - dit-elle en l’enlevant, - mais je n’en ai pas besoin. En plus il est mité.
Mais ce n’est pas possible, - s’indigna Olga, - il resta tout le temps dans le coffre sous la naphtaline, où vous avez vu les mites ?
Mais partout, partout, ma chère ; non, c’est l’été maintenant, les châles ne sont pas d’usage maintenant. Prends-le, - elle plia et lui rendit le châle.
Mais je vous le vendrais pas cher, - dit Olga tristement. – On a besoin de l’argent.
Tout le monde a besoin de l’argent, ma chère, mais personne ne l’a, - prononça la négociante d’un ton sentencieux. – Vends-moi plutôt ta bague en or.
Mais c’est le cadeau de mon mari !
Ah bon ? Alors, tu as un bon mari, il en achètera une encore. J’avais un mari pareil, mais il est mort, maintenant je suis obligée de tout acheter moi-même. Alors tu vas me la vendre ou non ?
Je ne sais même pas, - hésita Olga. Elle avait très besoin de l’argent. – C’est mon mari qui me l’a offerte quand même.
Tu auras un mari, tu auras une bague aussi, - lui coupa la parole la négociante. – Fais voir, si tu me la vends, je t’achèterai le châle aussi. Je te paierai un bon prix, tu n’auras pas tellement d’argent à Torgsin
Olga rentra à la maison toute chargée. Le mari était assis sur le lit et mettait ses bottes. Il avait un air assez perdu. Elle rit, jeta les paquets sur la table, s’approcha de lui et l’embrassa.
Hier, moi ? Est-ce que j’ai trop bu ? – demanda-t-il avec hésitation. – Je ne me souviens pas comment je me suis endormi.
Tu n’as pas mal à la tête ? – demanda Olga. – C’est bien. Maintenant on va préparer un dîner. Lève-toi, tu vas m’aider à éplucher les pommes de terre.
Ecoute, mais d’où tu as tout ça ? – demanda Bourkout quand ils épluchèrent les pommes de terre. – L’argent aurait dû finir il y a encore longtemps.
•=- Non, il en suffira encore pour une semaine, - Olga le calma-t-elle.
Alors, très bien, très bien,- se réjouit Bourkout, - et dans une semaine je toucherai l’argent du « Kazakhstan rouge », alors nous nous en sortirons.
Après avoir pris le petit déjeuner il se rendit à la rédaction. Le chef du service de la prose, un grand homme maigre d’âge moyen, le salua d’un hochement de la tête.
Vous m’avez demandé de venir aujourd’hui, - dit Bourkout.
Oui, oui, - répondit le chef du service cordialement,- c’est juste que malheureusement je ne peux vous dire rien de consolant, le récit a été retiré de la revue.
Alors il va être publié dans le numéro suivant ? – sourit Bourkout timidement.
Si je dis « retiré de la revue », cela veut dire que le récit ne va pas du tout être publié dans notre revue, - expliqua le chef.
Très bien ! – dit Bourkout abasourdi. – Et pourquoi ?
C’est un ordre !
Quel ordre ? – Bourkout ne comprit-il pas.
L’ordre d’en-haut, - dit le chef et montra le plafond du doigt. – Et qu’est-ce que ça veut dire concrètement – demandez-le au rédacteur.
Bourkout alla chez le rédacteur.
On ne peut rien y faire, - écarta les bras le rédacteur. – Karajan est contre !
Karajan Aybassov ?
Oui, lui-même. Il dit que le récit est plein d’allusions inadmissibles. – Lesquelles, par exemple?
Ben, il y a beaucoup d’exemples. L’image du loup signifie les communistes et la découlakisation dans les aouls.
Mais vous vous moquez de moi ou quoi ?
Mais pas du tout ! – sourit le rédacteur. – C’est bien encore si on ne m’appelle pas en justice pour perte de l’intuition de classe. Votre loup a une bouche rouge ! Il dévore les brebis blanches avec sa bouche rouge – cela est considéré comme une propagande rouge.
Et vous ne vous moquez toujours pas de moi ?
Le rédacteur se mit soudain à rire amèrement.
Mais de quelles plaisanteries peut-on parler là, mon cher ! – dit-il simplement, s’approcha et prit Bourkout par les épaules. – Voilà ce que je vous conseille, finissez-en avec votre revue et allez dans d’autres rédactions. Là où la main de Karajan ne vous atteindra pas. Nous nous trouvons sous la charge du Commissariat populaire de l’instruction. Et vous publierez quelque part encore quelques poésies, et ensuite venez chez nous. Alors là aucun Aïbassov ne vous sera pas une menace. Mais maintenant vous ne pourrez pas lutter contre lui.
Alors où dois-je aller ?
Quelque part plus loin de nous – dans des journaux de jeunesse, par exemple. Là les gars sont courageux. Pour eux Karajan n’est pas une autorité.
Il n’alla nulle part. Il revint chez lui. Il s’installa devant la table, ouvrit un dossier avec le manuscrit du poème « Yerkeboulan et Nourjamal ». Il le lisait et relisait jusqu’au tard dans la nuit, et ensuite encore jusqu’au matin. Le poème était terminé il n’y a pas longtemps, mais maintenant, en l’examinant de nouveau, il voyait combien de corrections il nécessitait encore, combien de lignes il devait encore remplacer ou barrer. Il fallait commencer à le faire tout de suite ; il comprenait que l’argument le plus efficace dans sa dispute avec Karajan était son poème, et c’est pourquoi tout ce qu’il pouvait faire, il devait le faire tout de suite, sans plaindre ni son temps, ni ses forces. Il ne doutait plus que la lutte fût longue et acharnée. Qu’Olga dorme – lui, il va travailler jour et nuit.
Olga ne dormait pas. Elle était couchée, elle le regardait de derrière ses paupières mi-closes et pensait que l’argent dont elle s’était procurée aujourd’hui, lui aurait suffi pour une semaine, et après ?
IV
Deux cavaliers allaient l’un après l’autre à travers un sentier de montagne étroit. Un cheval noir sous l’un d’eux, un cheval blanc sous l’autre. Un homme est devant, une femme est derrière. La femme s’appelle Cholpan (ce qui veut dire « l’étoile du matin « - Vénus), l’homme s’appelle Akpar.
Il fait un silence et il n’y a pas de gens. Le soleil d’automne tantôt perce les nuages légers et blancs, tantôt se cache derrière eux. Les gens et le bétail s’avancent suivant la pente de la montagne loin des cavaliers. On entend le ronflement des chevaux, le mugissement, les cris des bergers. L’aoul de Takejan déménage du lac Konyr, Aïguyr, dans le bourg. L’aoul est pauvre, et on le voit tout de suite. Les hommes portent des tchekmens troués, les femmes sont habillées de haillons, mais celle qui galope sur un cheval blanc, porte un pourpoint de velours rouge, une ceinture en argent, et un malakhaï somptueux de fourrure de renard. C’est la fiancée d’Akpar, ou plus justement, l’ancienne fiancée d’Akpar. On la rechercha en mariage à Akpar quand elle était encore née. Elle était cette fille que Bourkout avait vu tôt le matin quand il habitait dans l’aoul de Takejan. A l’époque elle marchait en tenant des seaux et chantait, et Bourkout pensa tout de suite : « Voilà une chanteuse insouciante ». Et Cholpan était vraiment ainsi avant que la vie ne se retournât contre elle. Premièrement son père se ruina – son troupeau se retrouva dans le djout et mourut presque entièrement. Le djout est l’un de ces malheurs terribles qui ne peut arriver qu’à un Kazakh. A cause d’un changement brusque du temps – d’abord la pluie, ensuite le froid ou d’abord le dégel, après les premières gelées – la steppe se couvre d’une croûte fine glacée.
L’herbe qui se trouve sous cette croûte devient inaccessible. Ni vache, ni brebis, ni même cheval ne peuvent percer cette glace de leurs pieds et meurent. Le djout est famine, pieds cassés et disloqués, mort de faim, misère. Voilà que le père Cholpan est réduit à la misère aussi (on dit que le prix d’un riche est un djout). C’était le premier chagrin qui s’était abattu sur les épaules de la jeune fille. Ensuite tout de suite le deuxième malheur atteint leur famille — Karymsak refusa la recherche en mariagen et enfin le fait qu’il fallut rendre le prix du bétail qu’ils avaient reçu il y a dix-huit ans comme kalym pour Cholpan, acheva complètement cette famille. Alors, le mariage n’eut pas lieu, mais Cholpan resta quand même. Et même plus, elle se mit à devenir adulte, plus belle, une vraie fiancée, et les djiguites voisins commencèrent à la regarder. C’est ainsi qu’Akpar la vit. Il faut dire que d’abord il avait de la chance. Dans l’aoul les jeunes filles ne regardaient que lui, ne parlaient qu’avec lui, ne pensaient qu’à lui. Et pour bien des raisons ! Il était étudiant, citadin, savant. Ensuite vint une très longue séparatio, Akpar était absent pendant trois ans, et quand il revint, il ne crut pas ses yeux : Cholpan était devenue une vraie beauté, mais maintenant elle aimait Kassym-Kostia. Il y avait une entente. On décida de fêter le mariage l’année prochaine, après le déménagement. Il est que pour les gens de l’aoul ce déménagement voulait dire beaucoup de choses : ils décidèrent de construire des isbas sur le nouvel endroit et de commencer à semer le blé. Et voilà que maintenant l’aoul déménage. La moitié des jeunes sont déjà sur place – ils mesurent la terre, ils font lever la vapeur et installent des constructions de fortune. Kassym commande le tout. C’est pour cela qu’Akpar se retrouva maintenant à côté de Cholpan. Les parents de Cholpan ne se souvenaient pas de mal – ils accueillèrent l’ancien fiancé de leur fille comme leur proche, lui donnèrent à manger et à boire, le firent se coucher, et le matin ils le convainquirent de partir ensemble,
Akpar accepta tout de suite. L’aoul errait vers la ville, c’est pourquoi (comme il leur a expliqué) c’était sur son chemin. Il savait que des indulgences étaient possibles en ces voyages nomades : les jeunes hommes et filles jouent, chantent, galopent soit à qui arrivera le premier, soit à côté. Voilà que maintenant l’ancien fiancé et l’ancienne fiancée vont côte à côte. « Bien sûr que le père a bien fait, - pense Akpar en regardant la fille, - qu’il ait quitté ces miséreux. Peut-être que le profit de toute la famille ne suffirait que pour habiller Cholpan. D’ailleurs, les Russes aident aussi. Mais, attends, attends, mon ami, je vais te montrer ma fiancée. Perdre une telle fille ! Mais tu vas t’en mordre les doigts ensuite. Non, ce n’est pas un vrai homme qui puisse céder une telle beauté ! Mais tu vas t’en souvenir, Russe. On a encore un jour et demi avant l’hivernage, alors je vais inventer quelque chose. Je ne la séduirai pas ni avec mon éducation, ni avec mes soupirs – elle en a vu, - ici, il faut insister sur le passé, je pense. »
Oui, - dit-il en souriant tristement,- un poète a dit la vérité : « Il n’y a pas d’un plus grand malheur que de se souvenir du bonheur aux jours de la tristesse ». C’est comme ça avec moi. Je me souviens toujours de notre dernière rencontre. Tu te souviens, la nuit sur le djaïlaou. Il y avait beaucoup de monde, et tous chantaient des chansons, des jeunes filles et hommes, et tu m’as chanté :
Tu as été si tendre avec moi, mon cher,
Pourquoi passes-tu devant moi maintenant ?
Tant qu’on est ensemble, je n’ai peur ni de chagrin, ni de douleur.
Et je te croyais, et voilà que trois ans ont passé…
Cholpan ne répondit rien.
Tu te tais ? Tu te fâches ? Mais je ne suis coupable de rien ! J’ai eu trop de malheur. Mon père s’est évadé, mon professeur est mort, mon ami m’a trahi, ma sœur est partie chez mon ennemi, mes proches se sont détournés de moi. Voilà que je suis arrivé dans l’aoul où je suis né, et tout le monde me regarde comme si j’étais un loup. Et ton père aussi. Mais bien sûr ! Je suis le fils du bey, et il est un dekhanin rouge, pauvre, pilier du pouvoir soviétique dans l’aoul. Est-ce que je ne le comprends pas ? Et qu’est-ce que je devais faire ? M’évader aussi en Chine ? Et ma Patrie ? Mes amis ? Et toi ? Voilà que je m’agite ainsi sans savoir où me mettre, et j’ai si mal que je n’ai même pas envie de vivre.
La jeune fille se taisait. Il la regardait et serra les brides dans ses mains.
Alors, Cholpan, qu’est-ce que tu vas me dire ?
La jeune fille le regarda avec surprise.
Et qu’est-ce que je dois te dire ?
Qu’est-ce que tu dois me dire ? Mais tu m’as aimé jadis. – Et Akpar soudain chanta :
Tant qu’on est ensemble,
Je n’ai peur ni de malheur, ni de douleur.
Ce n’est pas ainsi maintenant, Cholpan ?
Elle le regarda.
Trois ans ont passé, tu as dit, mais plein de choses ont changé. Tu te souviens comment tu es venu de la ville ? Habillé d’une veste de ville, d’une cravate, avec un bracelet à la main. J’ai vu une montre pareille sur toi pour la première fois. Peut-être que ce n’était pas la chose principale qui m’avait attiré envers toi, mais tout de même… Tu étais spécial, comme si tu n’étais pas d’ici, tu ne ressemblais à personne.
Et après ?
Et après il y a eu autre chose. Dès que tu arrives dans l’aoul, il y a tout de suite des bagarres, des cuites, des cartes, des chansons obscènes. Tu te souviens du scandale quand un jeune djiguite t’a perdu son cheval et sa selle en jeu aux cartes. Et comment son père t’a maudit ? Et ensuite ce malheur arrivé à Jibek. Qu’est-ce que tu lui as fait ? Est-ce que tu ne la plains toujours pas ?..
Akpar trembla, mais il ne dit rien. Oui, il se peut que l’on n’oublie pas bientôt cette histoire avec Jilbek. Et l’histoire était ainisi. Cette Jilbek habitait chez ses parents lointains dans l’aoul de Cholpan, elle était fine comme un roseau, timide comme un chamois. Elle était si silencieuse qu’on l’entendait rarement dire un mot. Et il semble que personne ne la vit rire. C’est elle qui fut diffamée par Akpar une fois. En allant à travers la gorge il vit une fille, il sauta de la selle, il l’appela, l’attrapa et la tira dans les buissons. Voilà tout. La fille ne cria même pas, et personne n’apprit rien à la maison à l’époque. On l’apprit plus tard, quand dans un mois Kostia-Kassym l’avait apportée mi-morte à la maison.
Il se trouve que la jeune fille se jeta dans le lac, et si ce n’était pas pour Kostia qui vérifiait son filet à cette heure précise, personne ne l’aurait vue vivante. Et même après cela elle ne raconta rien à personne.
Mais de mauvaises rumeurs se répandirent à travers l’aoul. Jibek devint malade, et les gens en accusaient Akpar. Cela finit par le fait que Kostia avait emmené la fille en ville et l’avait ramenée un mois après. La jeune fille se mura encore plus dans son silence. Elle n’en parlait toujours avec personne.
Oui, - dit Cholpan méchamment. – Les gens emmènent des cadeaux aux enfants de la ville : livres avec des images, savon parfumé, rubans. Et qu’est-ce que tu as offert à cet enfant ? Et personne n’osa te le reprocher ! Mais bien sûr, tu es un djiguite, un homme de la ville, tu fumes des cigares, tu connais beaucoup de mots savants, tu sens le parfum ! Eh toi ! C’est la première chose qui m’avait repoussé de toi.
Et la deuxième ?
La deuxième… tu es trop méchant, Akpar ! Rien ne te plaît chez nous. Voilà que tu dis que mon père te regarde méchamment, mais il t’a accueilli comme un cher hôte. Comme un hôte le plus cher. Et qu’est-ce que tu as dit de lui ? Et qu’est-ce que tu dis de mon Kassym ? « Russe! » Tu n’as pas d’autre mot pour lui. Quoi qu’il fasse, tu te moques de lui tout le temps. Voilà que maintenant il a rassemblé les djiguites et est parti construire un aoul, là ils coupent, creusent, enfoncent des pilots, ils n’ont pas ni jour ni nuit de libre, et toi, tu ris. Et pourquoi tu ris ? Et tu ris parce que tu n’as jamais tenu de pelle, ni de hache, et tu as vu le blé pousser peut-être une ou deux fois dans la vie – c’est pour ça que tu ris. Eh, Akpar, Akpar ! C’est comme si tes parents ont appelé comme ça pour rire.
Akpar pâlit, mais se retint.
Et pourquoi ça ? – dit-il.
Parce qu’Akpar signifie « le grand » en arabe. Et comment toi, tu peux être le grand ? Qui peut dire du bien de toi ? On n’entend que des choses mauvaises sur toi.
Akpar se retenait encore.
Et quelles choses mauvaises tu as encore entendu dire de moi ? - siffla-t-il. – Dis-moi !
Mais dire quoi ? Tu as dit toi-même qu’on te regarde comme si tu étais un loup, - mais tu es un loup. Et comment peut-on aimer un loup ? On ne peut qu’avoir peur de lui. Tu es une mauvaise personne, Akpar, une très mauvaise personne ? Voilà ce que je te dirai en toute franchise.
Mais quelle garce ! Je vais te montrer ta franchise ! – Et en se levant sur les étriers il la tapa soudain quelques fois avec son fouet sur son visage. Elle cria et tomba sur la selle. Son visage se couvrit de sang tout de suite. Akpar se retourna, vit les djiguites s’avançant vers lui – et encore une fois, en serrant les dents, la tapa avec son fouet – sur le dos, les épaules et la tête. Ensuite il frappa son cheval moreau et galopa. On le poursuivait, on lui criait quelque chose, on le menaçait avec des nagaïkas – mais personne n’avait pas de cheval pareil comme Akpar, et la poursuite disparut bientôt.
Vers la nuit il baissa les brides et descendit du cheval. Il faisait si sombre qu’il ne voyait que les buissons de saule devant et quelque chose de gris sombre – soit une idole, soit un pilier. Il s’assit par terre et pleura. Et ce n’étaient même pas des pleurs, il éclata en sanglots sans se retenir.
Il pleurait à cause de tout : de haine, d’impuissance, d’offense, du fait que sa vie allait d’une façon si malchanceuse qu’il ne sait même pas comment faire, et il ressemblait vraiment à un loup – un loup chassé de tous, un vagabond solitaire et gris dont tout le monde a peur et qui a aussi peur de tout le monde. Peu à peu ses sanglots changèrent en un hurlement triste. Ce n’est que là qu’il se remit. Il se leva et essuya les yeux. Il était calme et silencieux. De grandes étoiles bleues brillaient dans le haut ciel noir. Elles étaient silencieuses, calmes et elles calmaient comme l’eau froide. Elles seules n’étaient pas hostiles à Akpar maintenant.
— Alors, - dit Akpar fort et il ne comprit pas qu’il parlait avec lui-même, - alors c’est comme ça, camarades. Vous avez décidé de me poursuivre ? Très bien ! Mais sachez que je ne me rendrai pas comme ça – si vous voulez la guerre, vous l’aurez ! Ah, vous me chassez pour le fait que mon père est parti en Chine, mais je n’aime ni vous, ni votre pouvoir pour le fait que ce qui est à moi, est à moi, pas à vous ! Parfait ! Nous verrons ! Bien sûr que je suis seul, et vous, vous êtes nombreux. Mais on verra ! Et mes larmes, chers camarades – ces larmes par cette nuit dans la steppe, je ne vous les oublierai pas. Sachez-le ! Construisez-moi-même une iourte en or, et je vous revaudrai tout cela ! Mort pour la mort, sang pour le sang, larmes pour les larmes. Vous allez tous pleurer ! Pleurer aved des larmes sanglantes, chers camarades. Voilà !
Un jour plus tard il fut à Akchatyr, vendit son cheval (pour lui dire ses adieux il lui embrassa même le front - il n’embrassa même pas son père le jour de leur séparation) et partit pour Alma-Ata le même jour. Pour une raison peu claire il ne pensait plus à la fuite en Chine. Il avait de l’argent.
(Il trouva cet argent dans le vieux lieu d’hivernage de son père. Il était caché dans un endroit convenu – quelques centaines de pièces en or, et Akpar les avait sur lui tout le temps, dans son sac. « Cela me suffira pour payer mes amis », - pensa-t-il en appelant ses amis Bourkout, Cholpan, Khassen et sa sœur.) Il dut faire la distance de gare jusqu’à la ville (et à l’époque c’était une grande distance) avec un cocher. Il dit l’adresse et peu de temps après il entrait déjà dans la cour d’une petite maison sans étages aux volets d’une couleur vert vif et aux chambranles, près d’un aryk de tête. Karajan se tenait au-dessus d’une bassine en zinc, au milieu du jardin, nu jusqu’à la ceniture et s’essuyait avec une serviette-éponge. Il salua Akpar d’un hochement de tête et demanda :
Tu es déjà revenu ?
Bah comme tu vois !
Tu es rapide ? Quoi ? Tu viens de descendre du train ?
Oui. Je pensais que tu dormais encore.
Karajan rit, souleva un seau et versa l’eau sur sa tête.
Comment ça je dors ? Dès l’enfance je suis habitué à me lever tôt et à faire la gymnastique. Je dirai que j’ai eu cette habitude depuis toujours.
Tu dis que c’est ton habitude de cadet ? – Akpar cligna-t-il les yeux.
Ecoute mieux ! Une habitude militaire ! Alors, quoi de neuf ?
«Alors, tu as renoncé au corps de cadets, - pensa Akpar, - а et il en était si fier à l’époque qu’il était même difficile de l’aborder ! »
Quoi de neuf ? – dit-il pensivement. – Je suis allé dans l’aoul, j’ai vu mon pays natal. J’ai rencontré quelqu’un. En général, peu de choses nouvelles, rien de neuf. Il faut qu’on parle !
Bon, on va parler. Attends, je vais faire encore quelques exercices. – Et Karajan se dirigea vers la barre fixe.
Il s’enleva en soulevant tout haut son beau corps musclé, et Akpar regarda avec envie ses épaules puissantes arrondies, sa large poitrine cintrée et il pensait que de toute façon cet ancien cadet était adroit, rapide et ressemblait à un argamak préparé à la baïga. « Moi, j’ai du ventre, - pensa-t-il, - et lui, il n’a pas du tout de ventre, je dois absolument faire de la gymnastique. »
Regarde: - cria Karajan en s’envolant au-dessus de la barre fixe et se figea en se tenant avec un seul bras. Ensuite il descendit en saut, sauta de nouveau sur la barre fixe et se mit à tourner comme une roue de feu. Akpar vit des choses pareilles seulement dans le jardin de gouverneur. « Et on dit encore qu’il peut viser une pièce de cinq kopecks à la volée, » - se souvint Akpar. – Oui, le corps de cadets ne fut pas une chose vaine pour lui. »
Karajan sauta enfin par terre et reprit haleine.
Bon, allons dans la maisons, - dit-il en mettant une chemise, - la propriétaire ne s’est pas encore réveillée, alors nous nous installerons à la cantine.
La pièce où ils entrèrent, brillait de propreté et de décoration. Au milieu il y avait une table ronde couverte d’une nappe de velours vert. Sur la table il y avait un plateau d’argent et des tasses bariolées en porcelaine à au bord en or. Tout cela se reflétait dans un grand trumeau d’acajou.
Installe-toi ici, sur le divan, on va parler, - dit Karajan. – Dis-moi qui tu as vu, ce que tu as entendu dire, raconte.
Ils ne parlèrent même pas cinq minutes que la porte s’ouvrit, et une grande femme blonde apparut habillée d’une blouse cramoisie. Elle était toute couverté de différents bijoux. Un collier de corails était sur son cou, des bracelets en or lui pendaient des poignets, de grandes perles enchâssées d’un métal blanc décoraient ses oreilles. Elle était grande, belle, de race et elle ressemblait à une jument chère des écuries des khans. Son allure était tranquille, calme, ses mouvements étaient ronds, calmes, et ses yeux riaient, ses lèvres rondes riaient aussi et étaient savoureuses et maniables d’une certaine façon. Elle s’approcha d’Akpar et lui tendit la main.
Il ne voulait pas me vous présenter, mais on va le faire tout de même, - ria-t-elle.
Sa main était douce, tendre, chaude, son serrement était presque masculin. Akpar dit son prénom et dit :
Je suis un vieil homme de votre mari.
Alors, vous êtes mon ami aussi, - dit la femme. – Karajan, donne un ordre de nous faire du thé ! – Et elle se retourna de nouveau vers Akpar : - Dites-moi où j’ai pu vous voir ?
«Si je t’avais dit où… »— sourit Akpar à l’intérieur.
..Akpar vit Maroukeï juste une fois, et bien sûr qu’elle ne l’avait pas remarqué à l’époque. Elle passa en coup de vent devant lui – jeune, belle, toute échauffée de course – en traîneau, et son cheval était couvert d’un filet bleu en soie. Cela eut lieu pendant les courses d’hiver traditionnelles à Akchatyr. A l’époque il y avait beaucoup de monde autour, et Akpar demanda abasourdi : « C’est qui ? » On lui répondit en riant que c’était Maroukeï, Et il apprit que son père, tatar baptisé, négociant de la première guilde, propriétaire des plus grands magasins coloniaux à Pietropavlovsk, Akmolinsk, Memipalatinsk et Atbasar: Maroukeï est sa fille unique et l’héritière de tout (sa mère mourut d’accouchement), et elle avait plein de fiancés, mais pour une raison quelconque il n’y eut personne à la fin…
Maroukeï est une telle fille qui ne fait connaissance qu’au lit, - lui expliqua-t-on un peu plus tard.
Beaucoup de temps s’écoula depuis. Le pouvoir soviétique vint, le père s’enfuit, Maroukeï resta avec sa belle-mère (c’était cette « négociante » qui avait acheté à Olga sa bague et son châle), et le nombre de ses fiancés ne diminua pas, mais au contraire grandit. Mais il semblait qu’elle s’était mariée il n’y a pas longtemps.
Dès que Maroukeï sortit, Karakan dit avec volubilité :
L’affaire est ainsi : son mari est en prison pour la vente d’anacha, et voilà qu’elle vit chez moi pendant six mois déjà. – Et en voyant Akpar se taire il ajouta : - Bon, quoi faire ? Il faut se marier tout de même.
Oui, - dit Akpar, - il faut. Bien sûr qu’il faut. – Et il pensa lui-même : « Ici je trouverai peut-être aussi des choses à faire. Ne t’attriste pas, Akpar ».
Bon, - prononça Karajan, - tu as parlé des autres, maintenant parle de toi. Premièrement je ne t’ai pas vu depuis cette réunion. Tu n’as plus revu Bourkout depuis ?
Juste la nuit d’alors, - répondit Akpar. – Bon, on retranche Bourkout du compte. Il n’est pas des nôtres, et même pire, il est notre ennemi. – Il prononça les derniers mots à mi-voix.
Karajan le regarda et ria :
Maroukeï n’entend rien. Comme les Russes disent, ses oreilles sont couvertes d’or, et elle n'a besoin que d'un djiguite et de l'or, si elle n'en a pas, elle mourra tout de suite.
«- Viens ici, Akpar,, — alors comme ça tu ne seras même pas trop offensé. On va le prendre en compte !»
Et il parla vite de tout ce qui lui était arrivé dans l’aoul de Takejan.
Tu comprends qu’elle m’a appelé de loup en pleine figure, et je l’ai fouettée et j’ai galopé ailleurs…
Et ils t’ont poursuivi ?
Et comment encore !
Alors ! – Karajan le dit-il avec plaisir. – Alors, mon cher, ça veut dire qu’un loup blanc a attaqué une brebis rouge. C’est amusant !
Mais oui, c’est amusant pour toi, - se renfrogna Akpar.
Mais je ne vois pas te pleurer à cause de cela, - rit Karajan,- et c’est bien, bien sûr. Mais alors qu’est-ce que tu penses faire maintenant ?
Akpar haussa les épaules.
Oui, - prononça Karajan. – Oui. On a à quoi penser. Il ne faut pas que tu te montres ici à Akchatyr. Mais tu n’es pas en sécurité à Alma-Ata non plus. Il faut que tu partes maintenant. – Akpar se taisait et regardait Karajan. – On ne peut pas faire autrement ! S’ils ne t’ont pas attrapé, ils vont se plaindre. Ils vont porter plainte au tribunal, à la milice. Ils vont te chercher. A part cela, il y a encore Bourkout. Tu es sûr qu’il ne va pas faire une dénonciation sur toi demain ? Alors, je ne vois pas d’autre issue pour toi que celle de partir au plus loin. A part cela, la situation n’est pas favorable – tu dis toi-même qu’on te regarde en dessous, qu’on te parle entre les dents. Alors il faut attendre. Combien ? Ca, c’est une autre affaire. Je pense que cela ne prendra pas beaucoup de temps. Mais il faut vivre quelque part pendant un an ou deux. Maintenant la question : où et comment ? Il y a deux variantes. La première est la plus simple :
recrute-toi et pars pour Karaganda. On va t’accepter, si l’on commence à se renseigner sur toi dans l’aoul, là on dira que tu t’es séparé avec ton père parce que tu avais refusé de t’enfuir en Chine. Et si c’est comme ça, personne ne va te demander pourquoi tu as soudain décidé de devenir prolétaire, c’est clair que c’était le cas échéant pour toi. Bon, et après… Tu sais que « le poignard est aigu, le sac s’use », tu ne vas pas rester ouvrier pour toujours, tu deviendras brigadier, et tu auras un chemin vert devant toi, - c’est la première variante. Mais comme je vois, elle ne t’arrange pas complètement. Bien ! Il y en a une autre : entre à l’université. On te donnera un papier nécessaire et une bourse. On a justement besoin des géologues maintenant. Tu as hoché la tête ? Cela ne t’arrange pas non plus ?
Non, ce serait parfait, - dit Akpar, - mais est-ce que tu prends en compte le fait que mon père s’est évadé en Chine, que je suis le fils d’un bey, et tout le reste ?
Karajan rit :
Mais de quoi tu parles ? Des papiers ? Non, tout va être bien. Alors pour aujourd’hui j’ai deux places libres à l’institut de Sverdlovsk des métaux ferreux – pars là-bas. Bon, tu me donnes la main ?
En souriant Akpar lui tendit la main.
Merci. Et quand dois-je partir ?
—- Le plus tôt possible. Aujourd’hui ? Parfait ! Le train part à dix heures du soir, tu auras les papiers dans l’après-midi. Maintenant je vais téléphoner et je demanderai au secrétaire de préparer les papiers. Installons-nous à table.
— ...Bon, - dit Akpar en serrant la main de Maroukeï dans le couloir, - vous voyez que notre connaissance n’a pas longtemps duré. Je pars ce soir. Alors si on ne se revoit pas, ne gardez aucune rancune contre moi.
Elle le regarda droit dans le visage.
On a encore beaucoup de temps jusqu’au soir, - dit-elle. – Où allez-vous maintenant ?
Je vais au Commissariat du Peuple avec Karajan pour prendre un bulletin de placement.
On a encore beaucoup de temps jusqu’au soir, -répéta Maroukeï et sortit.
Karajan entra déjà habillé d’un manteau et dit :
Tu es prêt ? Dis au revoir à Maroukeï et partons. Les papiers sont déjà prêts, je vais maintenant les faire signer.
Au commissariat Akpar passa le temps exact qui était néccessaire pour recevoir les papiers. Il dit qu’il avait encore une affaire.
Et à toi, - dit-il touché à Karajan, - je te suis reconnaissant jusqu’au tombeau. Ce que tu as fait pour moi aujourd’hui, ce ne sont que les frères qui le font l’un pour l’autre. Mais bon, d’autres temps viendront, peut-être que je pourrai te rendre la pareille.
Ils s’embrassèrent et Akpar pleura même.
...IL rendit la pareille à Karajan presque une demi-heure après. Chargé du vin et des fruits il frappa de nouveau à la porte de sa maison. Maroukeï lui ouvrit. Elle portait la même blouse cramoisie comme le matin entrouverte sur sa poitrine.
C’est moi…- commença Akpar.
Elle rit.
Mais je savais que tu reviendrais, - dit-elle, - entre, - et elle l’embrassa sur la bouche.
V
Un an et demi passèrent. Beaucoup de choses changèrent pendant ce temps-là. La grande ligne entre le Turkménistan et la Sibérie, Turksib, fut construite. Des géants en acier d’une puissance incroyable furent construits dans la steppe, des noms « Karaganda », « Djezkagan », « Ridder » commencèrent à paraître dans les journaux. La collectivisation eut lieu.
De nouvelles villes grandirent dans la steppe, et les bergers d’hier prirent dans leurs mains des marteaux-piqueurs. D’autres gens se mirent à longer l’espace de la Sara-Arka, du Semirechye, du Syr-Daria, d’autres chansons résonnèrent. Juste dans la vie de Bourkout presque rien ne changea. On ne le publiait toujours pas, mais il est vrai que pendant ce temps-là un journal de jeunes publia dans ses trois numéros son poème « Yerkeboulan et Nourjamal », mais ce fut tout. Karajan qui était en général une personne très prudente et même lente, montra soudain une énergie bouillonnante par rapport à Bourkout. Pendant la réunion républicaine il prit parole avec un grand rapport « Sur les atavismes du nationalismes de la presse républicaine » et il se concentra surtout sur les poésies et les chansons d’un « certain Kountouarov ».
Permettez-moi de lire cela sans aucun commentaire pour le moment, - di-il et lut vraiment pendant à peu près une demi-heure les poésies les plus précoces de Bourkout. Ensuite il mit de côté le dossier avec les coupures et dit : - Alors, je pourrais encore en lire pendant deux heures, mais je pense que cela suffit, camarades. Je pense que la question est claire. Comment peut-on appeler ces poésies ? Je pense qu’on peut les appeler « politiquement immatures » ou même « politiquement trompeuses » - ce ne sont pas les mots qu’on peut employer par rapport à de telles poésies. Une faute est une faute, et ici l’auteur sait ce qu’il veut atteindre.
Mais ce sont des choses anti-soviétiques ! – cria quelqu’un dans les rangs.
Bon, on peut appeler cela comme vous voulez, - se crispa Karajan, - mais il s’agit de l’essence et non des mots. Et l’essence de ce poète, permettez-moi de l’appeler ainsi, est telle que l’on a déjà arrêté à Akchatyr. On l’a arrêté et l’a libéré. Pourquoi on l’a libéré, on ne le sait pas, c’est leur affaire, mais notre affaire est de strictement défendre à de tels poètes l’entrée dans la presse soviétique. On ne peut pas donner la tribune à l’ennemi. Je pense qu’on ne va pas débattre de cette question.
Je demande la parole pour poser une question, - s’entendit soudain une voix, et un grand djiguite noir monta sur la scène, un rédacteur d’un journal de jeunes. – Ma question est la suivante, - continuait-il, - les poésies que notre rapporteur d’honneur nous lisait ne peuvent être publiées en aucun journal soviétique, c’est clair, mais c’est qu’elles n’y étaient pas publiées. Ce sont de vieilles poésies, des poésies datant d’une dizaine d’années. Camarade Kountouarov en a abjuré publiquement. Il n’écrit plus de choses pareilles. C’est justement pour cette raison qu’il a soumis sa demande à l’AKP. Vous avez assisté à cette réunion, vous l’avez entendu parler.
—- Mais attendez, attendez, - Karajan l’interrompit-il, - mais vous avez dit que vous vouliez me poser une question.
Oui, c’est maintenant que je vais la poser. Vous avez entendu le président qui annonçait à Bourkout Kountouarov la décision du bureau, celle de revenir à l’examen de sa demande un demi-an plus tard, avait dit : « Pendant ce temps vous saurez bien sûr écrire quelques œuvres qui prouveront à tous que vous avez fini avec votre passé pour toujours et que notre littérature a acquis un nouveau poète magnifique ». Alors, Kountouarov doit être publié. Et comment va-t-il être publié si l’on va le lui défendre ?
Son discours fit l’impression. On commença à murmurer dans la salle, à hocher la tête.
Alors c’est ça, votre question ? – demanda Karajan en souriant.
C’est ma première question, - dit le djiguite, - il y en a encore une autre, déjà beaucoup plus pratique. Dans le numéro suivant on va publier le poème de Kountouarov « Yerkeboulan et Nourjamal ». Le sujet de ce poème est le plus actuel, comme vous le comprenez. On n’a pas encore eu d’œuvres pareilles.
On l’a discuté et il a provoqué l’approbation totale. Le secrétaire de la propagande en a eu une très bonne opinion. Il vient de cette contrée lui-même, il a participé à l’enquête et il a envoyé son avis écrit. Je l’ai sur moi. Si vous voulez, je vais le lire. Alors, j’ai une question – que faire avec ce poème ? Il est déjà écrit, - il faut le détruire ?
La voix du djiguite sonnait d’une manière moqueuse.
Karajan haussa les épaules – il était un homme habile et il savait quand il fallait céder.
Mais alors pourquoi vous dites des choses pareilles, j’ai juste prévenu que Bourkout, comme il le dit, est un homme avec un passé loin d’être correct, et il faut toujours le prendre en compte, mais autrement… - il écarta les bras. – Si le poème est bon, bien sûr qu’il faut le publier. Vous êtes le rédacteur responsable, alors, c’est vous qui en êtes responsable.
Oui, j’en suis responsable, - accepta le djiguite et s’assit.
Bien sûr que sous d’autres conditions Karajan aurait défendu le poème de Bourkout. Il aurait juste appelé la rédaction et le matériel aurait été retiré du numéro. Il l’avait déjà fait avec son récit. Mais maintenant c’est la direction de l’AKP qui prit la défense du poème. Il avait eu une conversation très désagréable il y a une semaine. Le président de l’association, un vieil écrivain honorable, lui téléphona, et ayant prévenu qu’il ne parlait pas que de son nom, dit :
-Votre attitude envers Bourkout nous inquiète beaucoup. Il a été chez nous il n’y a pas longtemps, et il s’est plaint – vous avez retiré son récit de la revue, et il le sait. Maintenant son poème « Yerkeboulan et Nourjamal » doit paraître ce mois. Ce serait très désagréable si cette fois-ci quelque chose de pareil arrivait de nouveau. Alors là nous serons obligés de nous adresser à la comité de région.
Et Karajan répondit franchement bien que cela ne concernât pas l’affaire :
Je n’ai même pas lu ce poème de Bourkout.
Mais d’autant plus, - accepta le président. – Et encore une chose : Bourkout est professeur de littérature, il veut travailler dans une école, et on ne l’emploie nulle part. On s’est renseignés et on nous a dit qu’il y a un ordre spécial de votre service à ce propos. C’est injuste.
Et en ce qui concerne cette affaire, - répondit Karajan doucement, - c’est à nous de le savoir. Nous pensons qu’un homme qui a été en prison pour la contrerévolution, ne peut apprendre rien de bon à nos enfants, pour cela on a besoin de gens de tout à fait autres qualités, - et il raccrocha.
Le poème parut, fut loué, mais après cela la situation de Bourkout devint peut-être encore plus ambiguë. On exigeait de lui non seulement la fustigation du vieil aoul, mais aussi des œuvres sur la nouvelle vie, la construction, la classe ouvrière. Il fallait non seulement stigmatiser, mais aussi montrer la nouvelle vie, et ça, il ne savait pas encore le faire. Quelque chose de très fade, pathétique sortait de sa plume. Il n’alla plus loin que les différentes variantes au sujet de « Vive ! », et on commença à dire que Bourkout avait tari, que la nouvelle vie lui était étrangère, qu’il était tout plongé dans le passé. Et ensuite ces mêmes reproches furent énoncés dans le journal de région « Nous connaissons les vieilles chansons de l’akyn Bourkout, - écrivait le journal. – Elles glorifiaient le vieux mode de vie, la baïga, la compétition des chanteurs, mêmes des bagarres et les combats singuliers – bref, tout ce qui est du passé, et comme on dit, du passé irrévocable. Les poésies étaient résonnantes, colorées, sonores. On les chantait et apprenait volontairement. Ensuite vint la révolution, et le mode de vie de beys avec ces mêmes bagarres commença à devenir du passé, mais les bagarres, la baïga et les compétitions où les chanteurs rivalisaient non seulement en sonorité de leurs gosiers, mais aussi en sélection de gros mots où le vainqueur serait celui qui jurerait le mieux, continuaient toujours. Et de nouveau le chanteur de tout cela qui partait qui était à moitié vivant, mais qui ne voulait toujours pas mourir, fut ce même Bourkout. Et il faut avouer que c’étaient tout de même des poésies bien sonores. Ensuite le chanteur se tut et il garda le silence pendant longtemps – un an ou trois, il vivait le processus de transformation, de crise. Et alors ? On compatit profondément à la personne ayant le courage de barrer son passé et on veut les voir dans nos rangs. Mais voilà que de nouvelles chansons de Bourkout apparurent, on les lit et on ne comprend pas ce que le poète devint. Est-ce que cette chaîne des lignes fanées et fades est ce même Bourkout ? Tout est long, ennuyeux, forcé comme si c’était tapé à la va-vite à la machine. On répète que nous saluons le grand poète Bourkout et on lui pardonne volontiers ses erreurs du passé, mais s’il voulut vraiment vivre et travailler avec nous, s’il renonça à son passé, pourquoi alors il en écrit d’une façon si fanée et ennuyeuse ? Pourquoi est-ce ainsi ? Pourquoi les poésies sur les bagarres étaient réussies chez lui, et pourquoi est-il même désagréable de lire ces poésies sur la nouvelle vie ? Pourquoi ? » Après cet article Bourkout se découragea complètement et ce découragement fut encore renforcé par un conflit à la rédaction après lequel on avait tout à fait cessé de publier les œuvres de Bourkout. Karajan pouvait être content, encore un tout petit peu, et il en aurait fini avec con ennemi en qualité de poète. Mais là le destin eut pitié de lui et lui envoya un ami.
...C’était un printemps précoce, il faisait mauvais. C’était un printemps aux nuages, brouillards, tantôt au soleil, tantôt à la pluie, tantôt à la pluie et à la neige. Par-ci par-là l’herbe poussait déjà sur des collines, mais sous les palissades et à l’ombre des bâtiments il y avait encore de la neige brune et poreuse. Ces jours-là Bourkout ne se sentait jamais à l’aise. Maintenant il était couché sur le divan et lisait. Olga repassait le linge à côté. Il n’y avait rien dans la pièce, il n’y avait ni samovar, ni horloge – tout était vendu. A ce moment-là on frappa à la porte. Un facteur est venu avec un paquet. Bourkout déchira le paquet et en sortit un cahier. Il l’ouvrit et un formulaire de la rédaction en tomba. Il le lut et le jeta sur la table.
Alors, c’est fini, - dit-il.
Qu’est-ce qu’il y a ? – demanda Olga quoiqu’elle comprît déjà tout.
Cela ne leur convient pas. « La chanson des steppes » ne peut pas être publiée dans notre revue. Salutations… » Mais si l’on me salue, alors tout va bien, - Bourkout éclata-t-il de rire méchamment. – Et pourquoi cela n’est pas possible, on n’en dit rien. Et je sais pourquoi : l’auteur ne leur convient pas. Ils auront pu le dire ainsi : va où tu veux, fais ce que tu veux, mais on ne va pas te publier, alors ne te torture pas en vain. Et ils font le malin, donnent de l’espoir, traînent l’affaire. Qu’ils tous aillent au diable ! Tous ! Mon histoire ne vous convient pas ? Vous dites qu’elle est mauvaise ? Bon alors ! – Il saisit le manuscrit et se mit à le déchirer en morceaux et les jeter dans la pièce. Olga se jeta vers lui et le saisit par la main, - il la repoussa si fort qu’elle avait failli tomber, mais elle se jeta de nouveau vers lui.
Bourkout ! – cria-t-elle en pleurant.
En rugissant, sans rien écouter, Bourkout se jeta vers le placard et en saisit le manuscrit.
Alors laisse cela ! – entendit-il une voix calme à la porte. Khassen s’y tenait.
Il était tout mouillé : il s’était retrouvé sous la pluie. Bourkout le regarda, s’arrêta en réfléchissant un moment, ensuite tira la porte et sortit en courant dehors.
Bourkout, attends, mais où tu vas ? – cria Khassen à sa poursuite, mais Bourkout n’était plus là.
Et pendant ce temps-là l’oraga avait commencé à faire des ravages, le ciel tonnait comme une grande tôle. Un roulement de tonnerre suivait un autre, et à l’éclat de la foudre on pouvait voir le ciel mélangé à la terre. Quelque chose siffla à côté du vaisage de Bourkout. C’est une branche qui fut emportée par le vent. Les Kazakhs disent de ces orages que c’est la gaillard Gazretgali court après les diables sur son cheval Douldoul.
Le vent sifflait, hurlait et paraissait presque un corps costaud. Des ormes puissants se balançaient, des feuilles et des branches tombaient des chênes centenaires.
Bourkout pouvait à peine marcher. Il était devenu sourd et aveugle du vent, une fois il tomba même, mais il se releva tout de suite et poursuivit obstinément son chemin : il gagna un grand vieux chêne, s’arrêta, se serra de dos contre lui et dit d’une façon distincte et simple :
Alors, tue, tue-moi ! Les coups de foudre adorent ces chênes. Si tu existes vraiment, plains-moi, envoie-moi un coup de foudre. Frappe-moi ici, - il rejeta les cheveux en arrière et regarda le ciel. Une légende ancienne kazakhe dit que si l’on découvre la tête pendant l’orage, on sera tout de suite frappé d’un coup de foudre.
Le vent lui donna un tel coup qu’il était à peine arrivé à se tenir debout ; alors là il se retourna, il entoura le chêne de ses bras et colla son visage contre lui.
Mais alors tue-moi, tue ! – répétait-il presque sans réfléchir et cria tout à coup : - Pourquoi tu m’as créé ? Il faut savoir vivre, et moi, je ne sais pas le faire. On me chasse de partout, on me jette comme un chien ! On me dit de foutre le camp, qu’on n’a pas besoin de gens comme moi. Et de qui vous avez besoin, de qui ?..
Il posait des questions tout haut, sensément, et il semblait qu’il attendait vraiment une réponse. Mais il n’y avait que le vent qui hurlait et on entendait le craquement et le bruit de la pluie.
Ah bon, tu ne veux pas ? – dit Bourkout soudain calmement. – Ah, alors, tu n’en as pas encore eu assez de mes souffrances et humiliations. Alors, bien, bien, le très Haut ! – Il mit la main dans la poche de côte et en sortit un grand couteau pliant. Bourkout ne se séparait jamais de ce couteau. Aux moments de libre il aimait couper des figurines différentes des racines à son aide, et toute sa pièce était remplie d’elles.
Voilà que maintenant tu me serviras pour de vrai, - dit-il doucement au couteau, - est-ce que c’est une bonne affaire de couper des échecs ?! – Il l’ouvrit et l’approcha de sa gorge. – Et voilà tout ! – dit-il tout doucement. Un mouvement de la main, et tout sera fini – tortures, humiliations, ennemis, toute cette vie en général. Il fallait juste fermer les yeux, serrer les dents et flanquer un coup de couteau dans la gorge, mais sa main était comme figée, et il l’avait regardé comme de côté. L’acier aigu propre brillait maintenant d’une lumière presque bleue.
Ensuite Bourkout perdit connaissance et la sensation du temps, et quand il revint à lui-même, il se trouva qu’il se tenait toujours dos contre le chêne et sa main tremblait d’un tremblement profond interne. Dans sa tête des bouts de pensées filaient à toute vitesse, des bouts de toutes choses.
«Voilà qu’on meurt et tout sera fini tout de suite. Et tu ne pourras plus jamais le corriger. Et personne ne le corrigera. D’aucune façon. Pour toujours ».
Et il pensait encore :
«Oui, Akhan, a bien fai, évidemment, - cela n’aurait pas pu être autrement. Il cherchait une issue et il l’a trouvée. Bourkout trouvera la même chose. – Pour une raison inconnue il pensait à lui-même à la troisième personne. – Un mouvement de la main, et il ne pourra plus jamais répondre à la question d’Olga : « Pourquoi tu m’as laissée au moment le plus difficile de ma vie ? Est-ce que tu ne m’aimais pas du tout que tu n’avais même pas pensé comment j’allais vivre après ? » Il serrait encore le couteau, mais la mort s’était déjà écartée de lui, et il le ressentait. Il ne se souvient pas combien de temps il se tint ainsi sans rien voir et sans rien ressentir, dans un état étrange entre le rêve et la réalité. Peut-être que longtemps. Et seulement quand la pluie cessa, et il n’y eut plus de vent, il regarda et vit qu’il n’avait plus de couteau dans sa main.
Il n’était pas sous ses pieds non plus. Peut-être que Bourkout l’avait écrasé dans le sol.
Ils ne se virent pas avec Khassen depuis deux ans. C’est pendant cette période exacte que Khassen resta à Moscou à l’Institut de professorat rouge. Khanchaïm était partie avec lui. Leur fille y était née, et Khassen écrit à Alma-Ata qu’une Moscovite native était née dans leur famille, Bourkout et Olga félicitèrent le couple marié. En général ils s’écrivaient assez souvent, mais Bourkout ne lui écrit pas sur ses malchances. Néanmoins Khassen savait quelque chose, bien sûr.
— Alors, - dit Khassen après avoir tout écouté, - alors, tu es comme Gogol, ou plus exactement, comme un héros de Tourgueniev : « et j’ai brûlé tout ce que j’admirais, et j’ai admiré ce que je brûlais ». Bon, de toute façon ce n’est pas bien.
Ils étaient à table, et Olga leur versait du thé dans des bols. On préparait le bechbarmak à la cuisine – on cuisinait le bechbarmak à la cuisine – hier Olga avait vendu son dernier bien – une montre en or, cadeau de son père pour sa majorité. Il tendit la main et prit le dossier sur le meuble et dit :
Je chantais sans me fatiguer, comme un rossignol dans un bosquet,
Mais j’étais solitaire, et ma chanson se perdait.
Dans mon âme il n’y a que du désespoir,
Et il n’y avait pas d’endroit vivant en elle,
Elle saigne toujours,
Mais je suis clair, et ma tristesse est douce –
Je n’ai ni de proches, ni d’amis : je suis seul dans le désert,
Mais tu es avec moi, mon ami, - l’air d’une poésie.
Cela vient d’où ? – demanda-t-il. – Tu parles de toi-même ?
Mais pourquoi ? – Bourkout fit-il un geste désabusé de la main. – Mon poème s’appelle « Confession de Korkit ». L’action se déroule en dix-huitième siècle.
Tu dis que c’est en dix-huitième ?- Khassen tourna quelques pages et lut :
Je n’ai ni bétail, ni biens,
Je n’ai qu’une dombra en or.
Je suis toujours pauvre et toujours célèbre,
Ma chanson vole comme le vent.
Jeunes filles et hommes, voyez – je suis ivre,
Le joyeux Ayann vient chez vous,
Et que cela ne concerne personne
Qu’il n’a que sa dombra.
C’est cinglant, - dit Khassen, - et peut-être que ton Ayann est comme notre Till Ulenspiegel d’aoul, il vient et chante, une fille d’un khan tombe amoureuse de lui, - continuait-il en feuilletant le poème, - et voilà. C’est comme ça. C’est d’ici qu’on a un conflit, une collision, une impasse et une rébellion d’un poète. Bon alors. – Il ferma le dossier. – Tu as toujours été un romantique, et il faut t’accepter ainsi. Et tu ne peux pas faire publier ce poème d’aucune façon ? Oui, peut-être que le temps n’est pas meilleur pour ces histoires, surtout pour celles datant de deux cents ans. Il faudra attendre. Ca ira ! L’art a une longue vie !
Et la vie humaine est trop courte, - sourit Bourkout.
Bien sûr, - Khassen hocha-t-il la tête, - tel navire, telle eau, ce que le poète écrit pour l’éternité, cela va rester dans l’éternité. Si juste le poète n’est pas plus bas que son temps. C’est juste un petit « juste », n’est-ce pas ? Mais l’éternité est l’éternité, et l’actualité a ses besoins. Pour la première fois des événements pareils ont lieu dans la steppe, des événements comme le partage des terres aux pauvres, l’exil des beys, des docteurs, des ingénieurs, des professeurs vinrent dans la steppe, de nouvelles villes se construisent, des chemins de fer apparaissent. Tu es témoin de tous ces événements – est-ce qu’ils ne sont pas dignes de ta chanson ?
Bourkout haussa les épaules :
Qu’est-ce que j’en sais ? Et après le bien d’aujourd’hui peut se transformer en mal demain. « On ne verra pas le visage face à face, on ne voit le grand qu’à la distance », - dit le poète. Les historiens viendront et s’y orienteront.
Très bien ! – sourit Khassen. – Et toi, contemporain, n’es-tu pas témoin ? Quel matériel vont utiliser les historiens si tu ne ne les aides pas ? Mais il n’y a pas et il n’y aura pas d’éternité pour celui qui n’a pas pu comprendre l’actualité à l’échelle de l’éternité. Seulement un bon contemporain de son siècle est un contemporain de tous les siècles à venir. Souviens-t’ en.
— C’est bien dit, - Bourkout hocha-t-il la tête, - c’est très cinglant ! Peut-être que l’on vous apprend ça à l’Institut du professorat rouge. C’est bien ce qu’ils fassent. On a besoin d’un bon journaliste aujourd’hui, demain et mille ans après. Pour un contemporain – un bâtisseur ou un comptable – il est un homme d’une journée, et pour un historien il est une voix de son époque. Tout cela est vrai, mais je ne suis pas journaliste, mon cher Khassen. Mon affaire est d’écrire sur l’âme humaine. Mais je ne vois pas d’âme ici. Un historien écrira sur la construction, et mon affaire est d’écrire sur un homme, sur son âme, sur ses changements.
-Mais oui, - se réjouit Khassen et même se leva d’un saut. – Sur ses changements ! Mais pourquoi il change ? Sa fille bien-aimée l’a trahi ? L’homme a quitté sa Patrie et est parti pour d’autres contrées ? Ses parents sont morts ? C’est vraiment une grande transformation ! Mais le fait qu’il était berger et qu’il est devenu étudiant, qu’il était étudiant et qu’il est devenu ingénieur, qu’il était ingénieur et qu’il est devenu membre du gouvernement,- est-ce que ce n’est pas une transformation ? Dis-moi comment ton Yerkeboulan et sa Nourjamal auraient parlé s’ils avaient eu le temps de gagner la ville cette nui et si tu les avais rencontrés aujourd’hui au chantier ? Est-ce que cela ne t’intéresse pas, poète, hein ?
Bourkout écarta les bras :
Cela m’intéresse bien sûr, mais j’ai vu le vieil aoul de mes propres yeux et j’ai presque assisté à la mort de mes amoureux – voilà ce dont je parle. Et comment est-ce que je peux écrire des choses que je n’ai pas vues ?
Et tu n’as jamais été au chantier ? – s’étonna Khassen.
Non.
Bon, on peut le corriger, - sourit Khassen. Olga apparut en ce moment en portant un plateau.
Khassen, Bourkout, allez vous laver les mains ! – cria-t-elle joyeusement. – Tout est déjà sur la table.
Allons-y ! – Bourkout poussa Khassen en lui touchant les omoplates. – Il faudrait abattre un mouton pour un tel hôte, que faire ? Personne ne paye encore l’argent pour les pensées.
On paiera, on paiera, et non seulement pour les pensées, mais aussi pour les affaires, - Khassen le calma-t-il Khassen en passant avec lui vers le lavabo, - pour tes grandes affaires. Olga Pavlovna, Bourkout part.
Où ? – s’étonna Olga..
Chez ma femme au chantier. Ils iront ensemble à la construction du sovkhoze « Koktogaï ». Et la fille Zoura ira aussi. Il y a une école maternelle là-bas. Je vais les accompagner. C’est pour cela que je suis venu chez vous.
Et vous avez discuté pendant si longtemps ? – rit Olga.
Il est agréable de discuter avec un homme intelligent. Alors demain, mon cher, on ira au comité d’arrondissement, tu recevras une feuille de route et tu iras. Tu es d’accord ?
Oui, - répondit Bourkout.
Oui, - confirma Olga.
Une semaine plus tard Bourkout partit pour Koktogaï.
Partie 3
LA VIE EST UNE VICTOIRE
I
« Кoktogaï » se traduit littéralement comme un bosquet bleu, mais quand Bourkout y arriva, il ne vit pas le bosquet, mais la steppe et des monts. Un vent froid et pénétrant soufflait droit dans les yeux, faisait monter des tas de sable, et le ciel en paraissait jaune. Bourkout se tenait au milieu de la steppe avec un sac aux épaules, regardait et réfléchissait : mais alors pourquoi appela-t-on tout de même cette station « Bosquet bleu » - « Koktogaï « ? D’ailleurs, les noms de villages dans la steppe sont aussi ceux de steppe, kazakhs – Aïagouz, Sary-Ozek, Tchemolgan, Otar, Ouchtobé, et il n’y a qu’un seul village qui a un nom russe et qui est bien justifié – Lougovaïa (celui des prés). En ce qui concerne la construction de « Koktogaï », il se contruisait dans la steppe, il fallait faire encore une cinquantaine de verstes en voiture pour le gagner. Maintenant sur cet endroit il n’y avait que des fouilles et des constructions de fortune vite faites aux poêles ronds en fer. Maintenant, en novembre, on ne pourra pas vivre sans ces constructions car le froid dans la steppe transissait le corps et des vents soufflaient. Bourkout eut trop froid dans sa veste en cuir, à part cela il était fatigué, furieux et fatigué de la route. Le chauffeur ne le laissa pas s’asseoir dans sa cabine – il dit qu’il n’y avait pas de place, la copine du chauffeur, une femme toute ronde ricanant sans cesse, y était assise, et il resta pendant tout le chemin dans la carrosserie parmi deux tonneaux en fer roulant tout le temps. Ils arrivèrent dans le sovkhoze déjà vers le soir, on s’approcha tout près du coin rouge – ainsi appelait-on la baraque au milieu du bourg, - et la première chose que Bourkout avait vu ayant sauté le bord était une grande Kazakhe bronzée portant un foulard et un chandail qui était sortie à leur rencontre. Il la regarda et saisit quelque chose de familier dans son visage.
Khanchaïm, c’est vous ?- cria-t-il.
Oh, mon Dieu ! Bourkout ! – se réjouit Khanchaïm. – Et nous vous attendions vers la fin de la semaine ! Et vous avez si froid ! J’ai même froid en vous regardant! Alors, allons-y. Il n’est même pas possible de s’approcher du poêle – il est si chaud. Je suis secrétaire de la cellule du komsomol. Vous ne saviez pas ? Oui, moi, fille d’un bey !
Elle disait ces mots étant déjà dans la baraque en enlevant la veste en cuir de Bourkout et en le faisant s’asseoir près du poêle. Il y avait des raisons à cela – il ne faisait chaud que près du poêle brûlant, dans le reste de la maison le vent soufflait comme si c’était dehors. Pourtant l’eau bouillait dans la bouilloire, et quelques personnes étaient assises autour d’elle en tenant leurs tasses. On versa de l’eau bouillante à Bourkout aussi, et il en but quatre tasses. Ensuite Khanchaïm dit :
On va vous installer à deux verstes d’ici, là il y a de bonnes baraques solides, et ici, comme vous voyez, ce sont juste des gîtes temporaires. Vous voyez qu’on construit un pont ici – c’est une région très difficile ici. Le sol est mauvais, sableux, mouvant. Une fois déjà la commission n’a pas adopté le chemin qu’on avait construit, et il se trouve qu’ils ont bien fait : une semaine après la côte s’écroula et nous avons dû tout recommencer. On s’était affairés pendant deux semaines encore après cela. Alors, on est à la dernière place, mais ça va, on travaille sans repos. Mais je vois que vous avez bu du thé, mais vous n’avez rien mangé. Attendez, je vais vous donner au moins un bout de pain. Il arrive souvent qu’on n’a pas assez de pain, mais on s’en débrouille.
Elle s’en alla et revint avec un mi-croûton et un grand bout de brynza.
Alors mangez, - dit-elle. – Les cuisiniers vont revenir maintenant du chantier - ils sont allés servir le dîner, et je vais vous donner de la soupe, et ensuite je vais vous accompagner jusqu’ à la baraque.
Tout va bien, ne vous découragez pas, tout va être bien.
« Tout va être bien, c’est ça, - pensa Bourkout, - mais qu’est-ce qui va rester de moi ? Tu es jeune, tout est possible pour toi ».
Une heure après ils sortirent du coin rouge et allèrent au bourg. Il faisait déjà tout à fait sombre, et la lune apparut. Il faisait un silence mort, et quoi que ce fût étrange pour ces endroits, il n’y avait pas de vent. Ils passèrent devant des baraques et des tentes en bâche, ils regardèrent l’une, après l’autre – il n’y avait personne, quelques personnes dormaient.
Et où sont tous les autres ? – demanda Bourkout.
•— On va les voir maintenant. Ils travaillent. Je dis qu’on est derrière, alors on est obligés de travailler jour et nuit.
Et les gens supportent une telle tension ? – s’étonna Bourkout.
Que faire, - sourit Khanchaïm.
Et pour la nourriture ? Pas trop bien ?
La nourriture n’est pas trop passable, - se renfrogna Khanchaïm, - l’arrivage n’est toujours pas réglé. Il n’y a rien à l’entrepôt. Comme on dit, on est obligés de mettre le point sur la question, autrement on ne pourra pas tenir.
«Arrivage », « entrepôt », « mettre le point sur la question », « on ne pourra pas tenir » - mais est-ce que c’est toi, Khancha, - pensa Bourkout, - est-ce que c’est toi, la fille du bey gâtée ? Le travail fait vraiment des merveilles. Très bien, Khassen ! – Et il pensa tout de suite. – Et moi ? Est-ce que je suis vraiment plus faible que cette fille ? »
Bientôt ils s’approchèrent du chantier même. La rivière était dans le bas-fond, ils se tenaient au bout d’un ravin. D’ici les gens paraissaient des fourmis. Ils portaient des brancards, faisaient rouler des brouettes. Dans quelques endroits il y avait des feux de bois, et tantôt un seul homme, tantôt un groupe de plusieurs hommes s’en approchaient.
Maintenant on a un travail posté, - dit Khanchaïm,— 24 heures sur 24. Bon, ce n’est pas grave, on va s’en sortir.
Quand une heure après Bourkout s’assit à table et sortit un crayon et un cahier, il entendait encore le son des pelles, le bruit des pioches contre le gravillon, des gens criaeint, et des brouettes roulaient sans cesse. Quand il se leva de la table et sortit dehors, le soleil se levait déjà. Malgré l’heure matinale il y avait beaucoup de monde, quelques personnes se tenaient au-dessus des lavabos près des baraques. Un géant aux cheveux frisés nu à mi-corps s’essuyait la poitrine avec une serviette. Khanchaïm se tenait à côté de lui et lui disait quelque chose. Les deux riaient. Bourkout les salua. Ayant vu le poète Khanchaïm rougit tout de suite, le saisit par la main et dit au géant :
Voilà notre poète célèbre Bourkout-aga. Faites connaissance. Et c’est Boureké, notre contremaître. Voilà qu’hier, Bourkout-aga, nous avons été sur sa section. Mais comme nos gens sont travailleurs, n’est-ce pas ?
Ils sont si travailleurs que je les envie même, - répondit Bourkout. – Et si je vais demander une pelle à votre contremaître ?
Pour quoi faire ? – s’étonna Khanchaïm.
Mais je voudrais aussi courber le dos comme vous. Je voudrais voir comment j’y arriverai.
Khanchaïm regarda le contremaître toute perdue, celui-là cessa de se frotter la poitrine, jeta la serviette sur l’épaule, cacha le savon dans un porte-savon, le ferma et dit enfin :
Bon alors ! Allons-y ! Je vais vous présenter notre brigadier. Mais vous devriez changer de vêtements.
Et ce n’est pas possible sans le faire ?
Mais votre costume deviendra alors des haillons. Vous avez vu comme on travaille ? Alors, voilà !
Bourkout travailla à la construction du pont pendant une semaine.
Mais il retint cette semaine pour toute sa vie. Vers la fin de ce terme son visage se tanna, son corps fut brûlé par le soleil, ses vêtements s’usèrent.
Une personne importante le vit ainsi.
Ce jour-là un groupe d’artistes arriva à ce chantier dit celui de choc. Dans le coin rouge il y avait une affiche sur la rencontre des artistes avec les bâtisseurs du chantier de choc. La rencontre fut fixée pour le soir, et pendant la journée ces artistes et les travailleurs visitèrent le chantier accompagnés d’un camarade responsable du Commissariat du peuple. Ils longèrent la route, se tinrent au bord de la rivière, regardèrent les travailleurs, et là l’un des artistes célèbres arrêta un terrassier. Ce terrassier faisait rouler une brouette chargée du sable mouillé jusqu’au bord. Quand on l’arrêta, il reprit haleine et rejeta les cheveux en arrière. L’artiste lui demanda quel était son salaire mensuel. Le terrassier se tint, réfléchit et répondit qu’il ne le savait pas. Pourquoi ? Parce qu’il ne toucha encore de salaire pas une seule fois.
Mais comment ça ? – s’étonna l’artiste et regarda le représentant du Commissariat du peuple qui se tenait derrière.
Mais il vient juste de commencer, - expliqua le represéntant. – C’est l’ancien poète Kountouarov. Il échangea la plume contre la brouette, et bien sûr qu’il a bien fait. Est-ce que ce n’est pas ainsi, Bourkout, hein ? Les poésies, ce n’est rien, il faut transporter le sol ! ,
Tu vas encore entendre mes poésies ! Et tu vas encore en pleurer, Karajan ! Et comment encore, tes larmes seront celles de sang, - répondit Bourkout, et ayant salué l’artiste, il fit rouler la brouette.
Le poème sur le chantier « Toulpar en fer » parut dans un journal régional en extraits d’abord. Ensuite il fut entièrement publié par une revue. Les mentions sur lui étaient des plus favorables, et deux mois plus tard le journal régional proposa à Bourkout de visiter les mines de Konyraïguirsk déjà en qualité d’un envoyé spécial. « D’ailleurs, - lui dit-on, - Khassen viendra avec vous, en fait, on vous a proposé cette mission en suivant son conseil. Allez-y. Ces mines nous intéressent beaucoup. On va dédier toute une page à ce matériel ». Et Bourkout y alla.
En commençant par la dernière station ils durent gagner les mines déjà à cheval. Dans le comité du boug on leur donna un chariot et un vieux trotteur maigre. Et le conducteur était comme ce cheval – un grand vieux maussade d’à peu près soixante-dix ans. Il était assis à l’avant tout le temps sans se mêler aux conversations, il répondait aux questions difficilement et à contrecoeur, se taisait tout le temps et réfléchissait, et à l’heure du repos il s’approcha de Bourkout couché béatement sur l’herbe et dit :
Je voulais vous demander une chose. Vous avez jamais habité dans la ville d’Akchatyr ?
Oui, - répondit Bourkout.
Et vous n’aviez pas de camarade ? Un grand garçon bronzé de votre âge ?
Oui ! Akpar.
Voilà, camarade Akparov. C’est ça. Et vous veniez chez l’écrivain Akhanov, à celui qui avait sauté de la fenêtre le jour du 1er mai. Vous étiez chez lui avant cela.
Ecoutez, d’où vous… - cria Bourkout.
Hm ! – sourit amèrement le conducteur. – Mais je me suis retrouvé ici à cause de cet épisode. On voulait nous juger au tribunal.
Qui vous ?
Moi, et encore deux hommes…
Mais pour quelle raison ?
Pour l’inattention. Akhanov s’est écrasé à mort.
Et où y est votre faute ?
Mais oui ! Dites-le à eux ! – sourit amèrement le conducteur
— C’est ça, comment je pouvais savoir étant dehors ce qu’il avait médité dans sa tête, là, dans sa chambre.
Bourkout regarda Khassen d’un air hébété.
Attendez, - dit Khassen, il était couché à côté, mordillait un brin d’herbe et ne se mêlait pas jusque là de leur conversation. – Premièrement, comment vous vous appelez ?
Je m’appelle Dyakov, Piotr Maksimovitch Dyakov.
Alors, Piotr Maksimovitch, si vous avez commencé cette histoire vous-même, racontez-la clairement. Quelle relation avez-vous au suicide d’Akhan, pourquoi on vous en a jugé responsable ? Qu’est-ce qu’ils vous ont incriminé ?
Mais vous voyez, - se réjouit Piotr Maksimovitch d’un air renfrogné, - vous êtes un homme responsable. Vous le comprenez, on nous a dit : le 1er mai faites très attention à lui, à Akhan, c’est-à-dire ! Cela ne voulait pas dire l’empêcher en quelque chose, mais juste bien regarder qu’il ne fasse rien d’extraordinaire le 1er mai. Ils disaient qu’il était un homme désespéré, qu’il peut faire des choses pareilles. Alors on a bien regardé. Et on s’est tous aperçus qu’il était un peu bizarre… je ne dis pas ivre, non, mais comment dire… joyeux ou quoi. Malheureusement deux nos soldats de l’Armée Rouge, comme c’est de coutume le jour de la fête, en revenant de la manifestation, ont décidé de passer chez leurs dames, et ont confondu par hasard l’appartement. On a sonné à sa porte. Et il s’est décidé de sauter par la fenêtre. Et encore un malheur – il s’est tapé la tempe avec une pierre. Voilà tout. Et nous étions dans le jardin. On parlait encore avec ces soldats. L’ambulance est arrivée pour le transporter, et nous, on nous a emmené à la milice. Qu’est-ce qui s’est passé et tout ? Mais nous étions dans le jardin, on parlait encore à ces soldats de l’Armée Rouge. Ils nous ont dit au revoir et sont partis.
On l’explique, et le chef ne veut même pas nous écouter. « Eh, mais vous êtes ivres, dit-il ». Et quoique nous ne soyons pas ivres, nous avons bu deux cents grammes de vodka. Si l’on est impartial, c’est rien en fait.
On le lui dit, et il se met à s’énerver, à crier. Il a écrit un rapport. Après il a expliqué : « S’il était vivant, mais comme il est mort, on n’a pas de quoi parler. Je vous licencie ! Vous n’êtes pas des employés convenables ». Alors on nous a licenciés. Voilà que je travaille ici maintenant. Mais est-ce que c’est de ma faute ?
Bourkout soupira et se leva de l’herbe.
Non, ce n’est pas de votre faute, - dit-il, - et ce n’est la faute de personne, et ce n’est pas sa faute non plus. C’est juste que l’époque s’est révélée beaucoup plus supérieure à lui, et il se considérait supérieur à l’époque et ne pouvait pas se réconcilier avec le fait que sa vérité était petite et que la vérité du siècle était grande. Il ne le comprenait pas.
C’est vrai, - accepta le cocher Piotr Maksimovitch Dyakov. – Mais est-ce qu’ils peuvent le comprendre ? Il ne cessait pas de dire : « Ivre au service » - voilà tout.
Après cela leur chemin fut longtemps silencieux. Bourkout ne s’aperçut pas qu’ils avaient passé la steppe nue et qu’ils s’étaient retrouvés dans les contreforts. Les buissons épais et tenaces étaient de plus en plus fréquents, et soudain au tournant ils virent des rochers noirs aigus, tous couverts de buissons. Le soleil se couchait, et les cimes des rochers paraissaient écarlates. La chaleur tout à fait insupportable dans la steppe avait soudain baissé et avait fait place à la fraîcheur du soir. Et soudain un silence total régna dans la nature. Même les sauterelles se turent. Bourkout était assis ayant fermé les yeux de la main et pensait à quelque chose :
Oui, - dit Khassen, - Akhan-aga a péri ! C’est dommage ! C’est très dommage ! Et tu sais pourquoi c’est surtout dommage ? Mais parce que ce n’est que nous qui le plaignons. Personne d’autre n’a besoin de lui. On ne chante pas ses chansons, on ne lit pas ses poésies. Il a brillé, il a brûlé, et il n’a pas laissé de trace. Et c’était un tel poète ! Et quel poète !
Mais à moi, par exemple, cela ne vaut même pas la peine de le dire, - répondit Bourkout.
Et les deux se turent.
Le chemin fit soudain un tournant brusque circulaire, et une surface sombre couverte d’étoiles se montra sous les pieds, et au-dessus d’elle un maquis de roseaux. Une lune presque pourprée brillait. Ils vinrent au bord du lac.
Regarde, regarde ! – dit Khassen.
Bourkout regarda : un terrain brûlant pendait parmi les rochers – des milliers de feux faisaient comme s’ils reflétaient le ciel.
Qu’est-ce que c’est ? – demanda Bourkout.
La mine de Konyr-Aïguyr, - répondit Khassen.
Ah-ah !.. – dit Bourkout. – Je me souviens.
Et ce souvenir n’était pas non plus l’un des agréables. Il y a une dizaine d’années il avait déjà visité ces endroits et avait vu ce lac. A l’époque il allait chez Karymsak et était descendu dans l’aoul de Takejan sur son chemin. Et là, pour la première fois, il avait entendu comment on déchirait les rochers.
Qu’est-ce que c’est ? – demanda-t-il alors à son compagnon, un djiguite de bey Arin agile.
Ils déchirent les montagnes ! – répondit celui-là. – Ils y cherchent quelque chose. Et peut-être qu’ils veulent les détruire complètement pour que tout soit lisse. Allah le sait. Ce sont les Russes.
Allons-y, on va regarder, - proposa Bourkout.
Aryn hocha la tête mais accepta d’y aller. Voilà que là Bourkout fit connaissance avec tout le groupe de géologues, avec le chef Alexey Vladimirovitch et son aide Nourlan. Nourlan lui parla du plan des travaux et finit : « On aura une cité ouvrière ici dans un an ». Alors là il ne fit qu’un hum d’un air douteux et se dépêcha de partir. Et voilà que maintenant ils vont regarder l’usine de fonte de plomb apparue sur cet endroit.
On aura une descente ici, - dit le cocher, - tenez-vous bien. Hue, mon cher !
La cité se tenait au pied d’une montagne. Près d’une mi-centaine de
baraques personnelles, et autour d’elles il y a un nombre des iourtes et tentes. Les tentes sont en bâche, les iourtes sont en feutre. Tout cela ensemble compose une longue rue droite dont la fin se perd sous la montagne. Là, évidemment, il y a un bas-fond et la suite de la cités, parce qu’il y a aussi beaucoup de feux là-bas.
Où vous emmener ? – demanda Dyakov.
Vers le bureau, - répondit Khassen.
Alors on va sous la montagne – le bureau est là-bas, les réverbères sont illuminés.
On alla le long de la rue principale. Bien qu’il fût tout à fait sombre, il y avait plein de monde dans la rue. Ils se promènent, rient, chantent. Au bord de la rue il y a des feux, des marmites où quelque chose se prépare. Près de quelques feux de bois il y a du feutre par terre, et les gens y sont couchés.Cela ressemble tout à fait à un aoul paisible kazakh vers le soir ? Juste qu’on n’entend pas les chiens aboyer et qu’on a la lumière électrique égale au lieu des jattes de kérosène.
On étouffe dans les iourtes, c’est pour cela qu’ils sont dehors, - dit Dyakov.
Bourkout avait à peine le temps de se tourner. Sur le banc il y a une compagnie de jeunes djiguites, et entre eux deux jeunes filles portant des calottes aux plumes. Ils parlent et rien.
Elles sont belles, ces Kyzymochkis, - loua le conducteur.
Oui, - accepta Bourkout pensivement, - oui-ii…
On buvait du thé près d’un feu de bois. Les bols bougeaient lentement. A la tête du feu il y avait un vieux qui parlait de quelque chose d’un ton cérémonieux.
Et soudain on entendit une chanson.
Oh, - Khassen dit-il, - écoutez. C’est Saken Seyfoullin. « Marseillaise » des jeunes.
Dyakov écouta et dit :
On chante au bureau. Peut-être qu’ils ont une répétition d’un chœur aujourd’hui.
«Oui, - pensa Bourkout, - en voilà un nouvel aoul ! Et les chansons son aussi
nouvelles. Et on ne comprendra pas si c’est un aoul ou une mine. Maos ces gens chantes les chansons de Seyfoullin, pas les miennes ». Et il se souvint des mots de Khassen sur Akhan : « On ne chante pas ses chansons, on ne lit pas ses poésies. Il a brillé, il a brûlé et il n’a pas laissé de trace, et c’était un tel poète », - et cela le fit tressaillir même.
La calèche s’arrêta près du bureau.
Le jeune djiguite descendit en courant et se jeta vers la calèche..
Vous êtes venus, Bourkout-aga et Khassen-aga, - cria-t-il joyeusement, - et nous vous avons attendus encore dans l’après-midi.
Est-ce qu’il y a eu un télégramme ou quoi ? – demanda Khassen en descendant.
Mais bien sûr ! Donnez-moi la main, passez ici, après moi.
La voix parut à Bourkout très familière, et quand ils entrèrent dans la raie de lumière, Bourkout reconnut Nourlan.
Vous êtes toujours ici ? – s’étonna Bourkout.
Nourlan répondit d’un ton doux :
Mais oui ! Chef de la mine ! Bienvenue.
Son appartement à trois pièces était ici aussi, de l’autre côté du bureau. L’une d’elles, la plus grande, était préparée spécialement pour les invités. Nourlan présenta ses proches à Bourkout : sa femme – elle paraissait une petite fille, toute mince, fine, habillée d’une simple robe terne – et son père, un vrai aksakal, - c’était un grand vieux large d’épaules à la barbe blanche joliment coupée. Après être entré, il s’assit au bord du lit sans se presser et dit :
Bonne santé à vous. Comment a été votre voyage ?
On le remercia.
Vous êtes de quel aoul ? – demanda l’aksakal.
Nous sommes d’Alma-Ata maintenant, ata, mais en général nous sommes d’ici, d’Aïdabal.
Bon, alors, vous êtes vraiment des nôtres, -le vieux hocha-t-il la tête d’une manière condescendante. – Alors, comment ça va à Alma-Ata ?
Alma-Ata se construit, ata, - répondit Khassen. – Un jour passe, et une maison apparaît. Et quelle maison ! Toute cette mine pourra être placée dans un bâtiment pareil.
Pas mal, pas mal, - s’aperçut le vieux en faisant caresser sa barbe, - et nous sommes venus de Tchoubarty. Dès qu’on a élu Nourlan drecteur, nous avons fait nos valises et nous sommes venus ici!
Ce n’est pas drecteur, mais directeur, ata, - rit Nourlan. – Et on ne m’a pas élu, mais on m’a nommé directeur. Tu comprends ? Je suis directeur, et on élisait un dirigeant de volost.
Je comprends, je comprends, - sourit le vieux malicieusement, - mais tu as dit toi-même une fois : « Si le parti m’a élu… » C’est ça ?
Bon, c’est ça.
Et voilà ! Mais je vais te raconter comment nous, c’est-à-dire, notre parti, élisait le dirigeant de volost. Nous, les pauvres, voulaient une personne, mais l’autre parti voulait le bey Tolebaï. Nous crions une chose, ils crient la leur. Mais ils ont plus de gosiers, alors ils ont gagné. Tolebaï est devenu notre dirigeant de volost, tu comprends ? Et maintenant ton parti a gagné, alors ils t’ont élu. C’est ça?
Le fils fit un geste désabusé de la main. Le vieux se retourna de nouveau vers les invités :
Bon, alors, dès qu’ils ont nommé Nourlan directeur, nous avons déménagé chez lui. Et nous ne sommes pas les seuls. Cette mine a sauvé beaucoup de gens de la mort, beaucoup de gens ! – Il se tut pendant quelque temps, réfléchit. – Alors qu’est-ce qui s’est passé ici ? Dès que la collectivisation a commencé, des rumeurs ont commencé aussi, peut-être que quelqu’un le faisait exprès en disant qu’on n’aura plus rien de sa propriété dans le kolkhoze, que tout serait commun : cuillères, jattes, femmes, enfants, bétail. On nous dit que vous allez être couchés sur le même lit, se couvrir de la même couverture, manger d’une cuillère commune. Abattez le bétail au plus vite, sinon vous n’aurez plus rien... Et on se mit à l’abattre. Et on a abattu tout le bétail. Bon, on est entré au kolkhoze, les autourités ne nous ont pas laissé crever, ils ont donné le bétail aux pauvres, et au printemps on nous a donné des graines et on nous a envoyés les semer. On les a semées. Encore un malheur. Pas une goutte de pluie est tombée cet été. Tout s’est désseché. Voilà que ces mines nous ont aidés. Ils employaient tout le monde ! Voilà que là le travail a battu son plein, les jeunes sont allés au travail, on a commencé à leur apprendre des choses – des cours différents se sont ouverts.
Oui, on peut dire sans louanges ici qu’on a bien travaillé, - confirma Nourlan. – On a ici des cours de soudeurs et ceux de tourneurs, et une école de charpentiers. Vous auriez dû voir quelles mains d’or nos bergers ont! Même les professeurs russes s’en étonnaient.
Je me souviens, on en a écrit,- hocha la tête Khassen.
Bourkout se tenait en silence et réfléchissait.
Tout cela est bien sûr bien, - dit-il, - mais vous le dites vous-même : exagérations, mauvaises récoltes, le peuple s’est précipité aux usines – mais c’est la mort par la famine qui les a emmenés chez vous. Je vous ai bien compris ?
Mais cette mine a apparu encore avant la collectivisation, - se tourna vers lui Nourlan. – A l’époque les premiers ouvries sont venus chez nous – trois quarts d’eux étaient bergers et garçons de ferme. Alors déjà là on s’étonnait de leurs capacités : il est venu sans aucun savoir, et six mois après il savait déjà assembler et démonter un moteur. Vous vous rappelez que vous êtes venu chez nous il y a huit ans à peu près. Il me semble que vous êtes venu de l’aoul d’Akpar…
Mais c’est incroyable ! – s’étonna Bourkout. – Quelle mémoire vous avez, vous vous souvenez encore de ce prénom !
Comment ne pas m’en souvenir s’il travaille chez nous. Mais pourquoi vous êtes si étonné ? Il est venu comme stagiaire, il achève son diplôme d’ingénieur.
Et il est ici maintenant ? - se leva Bourkout en sautant.
Maintenant il est là d’où vous venez d’arriver. Il est à Alma-Ata. Il a dit qu’il avait des affaires de famille urgentes. Il sera ici dans quelques jours. Pourquoi vous vous êtes renfrogné, Khassen-aga?
Ces fils de beys ont de longues mains, - hocha la tête Khassen, - qu’elles sont longues ! Il est protété de qui ? Maintenant il va recevoir le diplôme, et on ne pourra pas l’avoir de nouveau..
Et pourquoi on le fera ? – objecta Bourkout. – La vie apprend des choses même à un ours. Peut-être qu’il n’est pas venu avec une pierre dans son sein.
J’espère bien, - soupira Khassen, - j’espère qu’on ne repousse personne. Qui tu as été avant, cela n’est pas important, sois juste un vrai homme maintenant, - voilà mon attitude envers les gens. Mais je ne crois pas Akpar. Le vieux s’est évadé en Chine avec son aide. Je suis sûr que c’est ainsi.
Nourlan ne fit qu’écarter ses bras.
Même un chat peut nuire, - soupira Khassen, - et un homme si méchant et obstiné comme… Bon, on verra.
Dyakov entra et s’arrêta au seuil.
Bonjour, - dit-il.
Ah, mon ami ! – se réjouit l’aksakal. – Entre, entre. Assieds-toi ici. On va manger maintenant. Et après on boira du thé ensemble. Nous aimons bien boire le thé, - se retourna-t-il vers Khassen, - et Akpar est le fils de Karymsak alors ?
Oui, de lui-même.
Je l’ai vu une seule fois. Un homme sévère. Il ne sourit jamais, il ne fait que se renfrogner. Et son père s’est évadé en Chine, c’est vrai… J’ai entendu des choses sur son hivernage, on l’a donné pour le zavkhoze.
Pour le sovkhoze, ake, - rit Nourlan, - zavkhoze est un homme, et sovkhoze est un ménage des Soviets.
Bon, c’est la même chose : zavkhoze ou sovkhoze. Je ne te parle pas de ça
Je parle du fait que l’hivernage du bey Karymsak est maintenant la propriété des pauvres de l’aoul de Takejan. Et quel hivernage encore ! Six maison en briques, des toits en fer, cent personnes pourront s’y placer, et encore des hangars, des tonneaux, et encore des biens, et on nomma Kassym directeur – on peut vivre avec un tel directeur, il n’offensera pas lui-même, et il ne laissera pas nous offenser. Par un an de sécheresse qu’est-ce qu’il a fait ? Il a fait les gens creuser un fossé dès le printemps. On l’a creusé, on l’a imprimé de ciment, et voilà qu’on n’a plus peur de sécheresse. Il faut juste le puiser et l’arroser. Chez les autres tout a brûlé, et chez nous tout est bien. Les pommes de terre et le chou (le vieux le prononçait « prommes de terres et chrou »). Il a aidé les voisins aussi. L’année passée il a organisé un artel de pêche près du lac – tu sais encore combien de gens il a sauvé de faim ? Voilà ce que c’est un bon maître.
C’est qui ce Kassym ? – demanda Bourkout.
Mais c’est Kostia, Kostia manchot, - répondit Dyakov, - il est russe, mais il a grandi chez les Kazakhs, c’est pour ça qu’il s’appelle Kassym.
Ah, Kassym ? – s’écria Bourkout. – Mais attendez, je le…
Et soudain il se souvint de ce matin lointain dans l’aoul de Takejan – le lac, et au bord du lac ce Kostia-Kassym manchot, et à côté de lui une fille aux tresses jusqu’au sol. « Il me semble qu’elle s’appelait Cholpan, - se rappela-t-il, - mais oui, bien sûr, Cholpan ! Elle regardait ce Kostia d’une telle manière que je l’ai même envié, j’avais pensé alors : qu’est-ce qu’il cherche chez nous, ce Russe ? Pourquoi une fille kazakhe aurait aimé cet étranger ? Mais voilà qu’aujourd’hui le vieux me l’a expliqué. Il a sauvé tout l’aoul, alors il a fait ce que je n’aurais pas pu faire ».
Cependant le vieux reprocha Dyakov avec un air offensé :
Mais pourquoi tu l’as nommé Kostia ? On n’a pas de prénom pareil chez les Kazakhs. Il est Kassym. Il est kazakh ! Et sa femme est kazakhe, et leurs enfants seront kazakhs ! Pourquoi est-il Kostia ?
Dyakov hésita, et la vieille regarda son mari et fit un geste désabusé de la main :
Mais tu deviens complètement fou, vieux. Kostia, Kassym, quelle est la différence ? C’est à chacun de décider comment l’appeler. Qu’il soit russe ou kazakh, mais il ne quittera jamais son aoul. Voilà tout, et toi…
Bon, bon, - dit le vieux en voyant les hôtes rire, - je dis un mot, tu m’en dis une dizaine. Tu es devenue si éduquée qu’on peut se passer de la radio maintenant ! Oui, - s’adressa-t-il de nouveau à Bourkout, - je pense toujours à Karymsak. Voilà qu’il levait l’argent d’un vivant et d’un mort, ne dormait ni jour, ni nuit, on dit qu’il a accumulé un sac d’or. Il a construit tout un aoul pour lui-même. Une maison à dix pièces, et des gens étrangers vont y habiter, et lui, il n’en fait pas partie.
Ce n’est rien, il a emmené plein de choses avec lui, - sourit Khassen, - un homme pareil ne sera jamais perdu. – Et il demanda à Nourlan : - Et alors, c’est sûr qu’Akpar est à Alma-Ata ?
Nourlan haussa les épaules :
Mais qui sait ! Il demandait la permission de s’absenter pour aller à Alma-Ata, et là… mais non, il ne peut pas avoir d’affaires dans son aoul.
Mais peut-être que si, quand même ? – demanda Khassen tout pensif.
Mais là la femme de Nourlan entra et invita tout le monde à table.
...Ils restèrent à table longtemps après minuit. Ensuite, quand on desservit la viande et qu’on apporta le thé, Bourkout se leva, s’approcha de la porte du bureau, l’ouvrit toute grande dans la rue et se leva en s’appuyant contre le jambage. Khassen s’approcha.
C’est toi ? – demanda-t-il à mi-voix.
Je regarde, - répondit Bourkout vaguement.
Khassen l’embrassa par les épaules et le fit s’approcher de la table.
Allons-y, le thé va refroidir.
Bourkout s’assit, le maître lui tendit tout un bol de thé à travers la table.
Buvez, aga, et on va se coucher ensuite. Demain on aura plein de choses à faire. On va faire sauter les pierres au pied du mont Mokhnataïa. Et je voulais vous demander à quoi vous aviez pensé quand vous regardiez cette mine ? Voilà un aoul kazakh typique, voilà ce que vous avez pensé. C’est ça ?
Oui, - s’étonna Bourkout, - mais d’où vous…
Mais parce que vous n’êtes pas le premier, cela vient à la tête de chacun. Alors je vous dis que demain on va faire sauter le mont, alors même le verre va tomber quelque part, mais les gens ne s’en soucieront même pas. Ils vont continuer à travailler comme ils ont fait avant, l’explosion est une affaire habituelle pour eux. La chose qui est vraiment inhabituelle pour un aoul, ce ne sont pas de nouvelles rues, des maisons en pierre et même pas des Kazakhs sur des tracteurs, mais la nouvelle conscience des gens, l’effondrement de la psychologie d’aoul.
Oui, c’est ça, - accepta Bourkout (il se souvint comment il y a huit ans, après avoir entendu la première détonation il avait pensé : « Il vaut mieux qu’ils me fassent exploser le cœur »), - Dites-moi, - continua-t-il après un court silence, - est-ce que nous pouvons assister à cette détonation ?
Mais bienvenue, - sourit Nourlan, mais là Khassen dit :
Demain nous n’y arriverons pas, je pense. J’ai tout à fait oublié que demain nous devrions avoir la première réunion du nouveau sovkhoze sur l’hivernage du bey Karymsak. Tout l’aoul de Takejan sera là.
Et alors ? – demanda Bourkout.
Mairs alors je pense que nous devons être là. Tu comprends que j’ai soudain eu le cœur serré. C’est l’aoul d’Akpar quand même. Voilà, peut-être, pourquoi il a demandé la permission de s’absenter. Est-ce qu’il pourra tenir si on va donner à quelqu’un sa terre ? Il la considère toujours la sienne. A part ça, il y a Cholpan là-bas. Et il ne pardonnera pas cela à Kassym.
On ira, on ira, - dit Bourkout et même se leva on ne sait pas pourquoi. – Il faut absolument qu’on soit dans l’aoul demain.
Je vous donnerai mon tarantass, - dit Nourlan, - et mon cocher aussi. Que Piotr Maksimovitch se repose.
...Ils partirent à l’aube. Juste au moment où on entendit la détonation de l’autre côté du mont et un poteau de fumée noire se leva vers le ciel.
C’est par cette détonation que je commencerai mon nouveau poème, - dit Bourkout. – La détonation est un symbole d’une nouvelle vie et le règlement des comptes avec l’ancienne. Je ne sais pas si je vais y arriver, mais j’ai tellement de choses dans ma tête…
Tu y arriveras, - l’assura Khassen, - tu y arriveras sûrement. Il suffit juste d’en avoir envie. Tu es un tel homme, tu n’as qu’en avoir envie. Regarde, - montra-t-il les chevaux de la tête, - même les chevaux ici n’ont pas peur de détonations. Eh ! – cria-t-il au jeune djiguite assis dans le tarantass. – Mon cher, va à toute vitesse !
Le djiguite frappa les chevaux avec un fouet, hulula quelque chose de sien, et ils allèrent à toute vitesse.
Qu’on arrive seulement à l’heure, - dit Khassen on ne sait pas pourquoi. – Mais bon…
II
De la hauteur du mont ils regardaient le lac et l’aoul situé sur son bord du sud.
Voilà ces iourtes en feutres au milieu des roseaux, tout cela est l’aoul de Takejan, - dit Khassen, - regarde, on n’a pas même encore eu le temps de les dresser comme il faut. Et l’hivernage de Karymsak se trouve plus loin dans la steppe.
Oui, je sais, - Bourkout hocha-t-il la tête en se souvenant sous quelles circonstances il avait vu ces constructions solides en brique rouge sans étages. Il y en avait cinq ou six. La plus grande était celle de Karymsak, et des maisons plus petites étaient pour son fils, sa fille, sa femme aînée, sa femme cadette, ses invités. A côté de ces constructions il y avait des enclos, des hangars et des granges. Tout était en pierre. Ici le bey conservait la farine et l’avoine, ici même en hiver il y avait le betail de viande et des coursiers sélectionnés, qu’il ne laissait pas pâturer dans le haras. Encore plus loin, juste par terre, on voyait des toits plats aux petites fenêtres de taupe – des bergers, des garçons de ferme et des proches plus pauvres vivaient dans ces huttes. Et encore plus loin il y avait la steppe – d’ici à une cinquantaine de kilomètres s’étendaient des forêts de grands-pères et d’arrière-grands-pères de Karymsak. Ses juments donnaient le meilleur koumys dans la contrée !
Oui, - dit Khassen, et ses yeux brillèrent d’une façon moqueuse. – Il n’y a pas encore longtemps on pouvait dire :
Kotchubeï est riche et glorieux !
Ses champs sont immenses !
Les haras de ses chevaux
Pâturent là-bas libres, sans garde…
Maintenant tout cela est à nous. Voilà qu’on arrangera tout ce ménage de bey et qu’on va le peupler. Peut-être qu’ils y arriveront vers l’automne. A dix verstes d’ici il y a une carrière Koulan-tas, les pierres de là-bas suffiront pour pourvoir tout le pays.
Ils descendirent du mont et n’atteignirent que les premières constructions qu’ils s’étaient déjà retrouvés parmi la foule bruyante – les gens se tenaient et regardaient le chemin en ville. Il y avait des femmes avec des bébés dans leurs bras, des enfants attroupés, des cavaliers sur les chevaux, des djiguites et des vieux aux barbes s’approchaient d’eux. Tout cela criait, riait, parlait, faisait du bruit.
Qu’est-ce que c’est ? – demanda Bourkout.
Khassen haussa les épaules :
On verra.
Et là tout à coup tous crièrent et bougèrent tous ensemble.
Du tournant de la route on vit deux monstres tonnants, tout noirs. Ils s’avançaient en se balançant et en faisant du fracas, et ce fracas grandissait sans cesse et devint enfin tel qu’il avait couvert les voix. Les enfants se mirent à pleurer. Un cheval se cabra soudain. Et les monstres s’approchaient toujours en vrombissant et en grondant. La terre tremblait à cause de leur pas d’acier, et dans le rythme de leur pas une fumée bleuâtre s’envolait des tubes sur les têtes des monstres. Deux jeunes hommes bronzés et souriants étaient assis au volant. Les monstres s’arrêtèrent. Le jeune homme sur le premier monstre se leva et agita un drapeau rouge. On rit et cria dans la foule.
Tracteurs, - dit Khassen d’un ton presque relaxé. – Les tracteurs dans notre steppe.
Et soudain Bourkout le saisit par la main et cria :
Mais alors, regarde, regarde, qu’est-ce que c’est ?
Le tracteur de devant s’approcha d’eux et il se trouva qu’une femme le conduisait.
Cholpan ! – s’écria Bourkout.
Oui, c’était bien elle. Elle portait une combinaison bleue et un foulard. Ses cheveux étaient rassemblés dans un nœud serré sur la nuque.
Mais ce n’est pas possible, - murmura Bourkout.
Mais est-ce que tu ne le savais pas ? – se retourna Khassen vite envers lui. – Mais oui ! Il n’y a pas longtemps qu’elle a terminé les cours de six mois à Alma-Ata et a reçu un permis. Et celle-là, derrière, c’est aussi une femme. Et elles font transporter des tracteurs de ville en ville. C’est leur devoir des excellentes élèves.
...Les machines s’avancent à travers la steppe, et la foule les suit. Kostia-Kassym marche devant les hommes. Il marche, sourit, sa chemise déboutonnée, une casquette à la main, il dit quelque chose, mais on n’entend rien. Et on s’attendrit le plus devant l’art des conductrices de tracteur.
Non, mais regarde comme elles sont ! – crie un djiguite géant dans la foule. – Je voudrais bien être si bien assis en selle comme elles.
Voilà les femmes, - lui répond-on. – On ne pourra plus se disputer avec une femme pareille.
Tiens bon, Kassym ! – cria quelqu’un et tout le monde rit.
Takejan s’approcha des gens arrivés à travers la foule.
Ne vous offensez pas, mes chers, qu’ils vous ont oubliés à cet heureux événement. Mais personne de nous ne croyait qu’on nous donnerait des tracteurs. Et encore que les femmes les conduisent !
Ce n’est rien, nous ne sommes pas des étrangers, aksakal, - dit Khassen, - et nous sommes aussi heureux que vous. On est heureux pour votre aoul et pour tout notre peuple. Quand pensez-vous labourer la terre ?
Alors la terre va sécher un peu, et on va commencer. On a des graines. Le gouvernement nous les a données.
Vous n’êtes pas en retard avec les semailles ? – douta Bourkout.
Non, mon cher, - dit le vieux, - ici on a un bas-fond, la terre va sécher dessus, et en bas elle sera toujours mouillée: on a demandé aussi des graines spéciales, précoces, on peut les semer quand on veut. Kassym s’y connaît. Voilà qu’Allah nous envoya vraiment un homme ! Il a réconqueri l’hivernage de Karymsak pour nous. Sans lui on n’aurait même pas vu ces endroits.
Et vous avez connu son fils ? Akpar ? Il ne s’est pas montré ici ? – demanda Bourkout.
Oui, c’est que peut-être qu’il erre quelque part, - répondit le vieux. – Seulement hier le berger disait qu’ils avaient vu un djiguite qui faisait boire à son cheval près du lac. Il demandait des choses sur notre aoul. Selon le signalement il lui ressemble, alors on s’est demandé si ce n’était pas lui. Et on en a fini avec cette conversation. Personne ne l’a traité sérieusement parce que personne ne pensait que ce djiguite pouvait vraiment être Akpar. Mais c’était tout de même lui. Il ne savait même pas trop lui-même ce qui l’attirait ici, qui il cherchait. Mais en fait il savait très bien qui il cherchait. Akpar cherchait Kassym-Kostia. Oh, beaucoup de choses le liaient avec cet homme ! Et pas du tout le fait que Cholpan s’était mariée avec ce gars russe manchot l’avait amené ici. En tout cas, pas juste cela. Il haïssait Kostia d’une haine lourde et cachée. Il y a encore longtemps, quand au repas funèbre il a décidé de voir et de révéler ce Russe étrange.
Toute son histoire, malgré son authenticité prétendue, semblait à Akpar tout à fait incroyable. Qu’un Russe se tire une balle à cause des larmes d’une vieille Kazakhe ? Juste à cause du fait que les soldats de Doutov ont pillé un aoul ? Alors pour cette raison ce Russe s’est tiré une balle et s’est retrouvé vivant seulement par merveille ?! Que tous qui racontent des contes pareils aillent au diable ! «Mais c’était vraiment comme ça », - lui objectait-on. « Avant que je ne le voie, que je ne lui parle, je ne le croirai pas », - coupa Akpar. Et voilà qu’ils durent vraiment se voir.
Après le mariage de Bourkout Akpar ne franchit pas tout de suite la frontière. Il décida d’attendre pendant quelque temps, de se cacher et il est allé dans sa contrée natale. Sur son chemin il descendit dans l’aoul de Takejan. Pourtant, à son grand mécontentement, les rumeurs sur l’arrivée d’un hôte de ville important se répandirent vite aux alentours. Dans l’iourte, où il était descendu, beaucoup de hôtes étaient venus, et parmi eux Akpar s’était aperçu d’un grand Russe aux yeux bleus avec une manche mise dans la ceinture. « Voilà comme il est, ce Kassym-Kostia, - pensa Akpar. – Oui, il est beau, beau, on ne peut rien y dire. Un tel garçon peut tourner la tête non seulement à Cholpan ! »
La conversation commença de très loin, des nouvelles de ville, ensuite passa aux affaires locales. On commença à parler de l’artel de pêche. Akpar savait que Kostia l’avait organisé, c’est pourquoi il a demandé comment les pêcheurs allaient.
On travaille ! – répondit Kostia évasivement. – Mais on a peu d’argent. On ne peut même pas acheter de bons engins de pêche. On travaille avec de vieux.
Comment ça ? – sourit Akpar d’une façon désagréable. – Alors, vous travaillez, et tout ça en vain ? On sait que de vieux engins ne laissent à personne de repos. Non, on n’avait pas de choses pareilles chez un maître. Chez le maître il était ainsi : celui qui travaillait, celui avait l’argent.
On aura aussi de l’argent, - répondit Kostia sèchement.
D’où alors ? – Akpar eut-il un sourire forcé. – Est-ce que l’Etat va vous en donner ou quoi ?
Et là pour la première fois Kostia regarda Akpar dans les yeux et ne sourit pas.
Oui, l’Etat, - répondit-il.
C’est magnifique ! – Akpar se mit-il à rire malicieusement. – Mais de quelle poche alors ? Non, mes amis, vous ne pouvez pas compter sur l’Etat maintenant. Il respire à peine lui-même. On n’a pas de négociants maintenant ! On les a liquidés.
Mais on n’a pas encore liquidé tous ! Mais ça va, cela ne tardera pas, - répondit Kostia. – Alors l’Etat va nous aider avec leur argent.
Comment ça ? Il va nous le prendre et vous le donner, c’est ça ?
Oui ! – répondit Kostia. – Il va le prendre chez le bey Karymsak et nous le donner.
Mais c’est juste magnifique, - Akpar hocha-t-il la tête. – Comme c’est magnifique !
Sur cela ils se séparèrent.
« Voilà qui doit avoir la première balle, - pensa Akpar. – Qu’Allah me laisse le voir au moins encore une fois à part ! Mais ce n’est pas possible ! »
Néanmoins ils se virent le lendemain.
Le matin Akpar amena le cheval à l’abreuvoir.
Le soleil ne se leva pas encore, mais l’est s’était déjà éclairci et avait rosi. Le lac Konyr Aïguyr était dans le creux. Un vent léger s’y promenait, et de petites vagues allaient vers les pieds d’Akpar. Akpar faisait boire au cheval et réfléchissait :
«Il prendra chez Karymsak et nous le donnera ! Voilà les choses qu’ils disent maintenant ! Et sa voix n’a pas tremblé quand il m’avait dit une chose pareille ! Non, on ne s’entendra pas avec des gens pareils ! On ne peut que couper les têtes aux gens pareils, c’est ça ! » Et soudain il vit une barque au milieu du lac.
«Eh, oui, c’est lui, - comprit Akpar. – Et qu’est-ce qu’il fait ici ? Ah ! Il vérifie ces filets stupides. Il me voit et ne me salue pas ! Mais attends, attends, diable manchot ! Approche-toi de la côte ! »
Et tout à coup quelque chose d’incroyable se passe. Un ouragan arriva sur le lac tout calme, presque lisse
Il passa au-dessus de l’eau, fit pencher les roseaux, fit tourner les vagues, et la barque se tourna dans un entonnoir comme une toupie. Une seconde après le manchot se retrouva dans l’eau. En fait rien de spécial ne se passa, des rafales pareilles rapides arrivent ici souvent, et il n’yn a rien de grave en eux pour un bon nageur. Mais Kostia n’a qu’un bras ! Alors, alors ! Akpar se mit à le regarder très attentivement, il laissa même tomber la bride. La tête de Kostia disparut, et quelques secondes après elle réapparut au même endroit, ensuite il se retrouva de nouveau sous l’eau et revint sur l’eau au même endroit. « Alors pourquoi il ne nage pas ? – s’étonna Akpar et comprit soudain : mais il s’embrouilla dans le creux. Et le creux est fixé au fond. – Alors te voilà fichu. Non, Allah existe tout de même ! Il existe ! Tu ne pêcheras plus. Maintenant les poissons vont te pêcher ! »
Il se tenait là et regardait le manchot devenir à bout de forces. Mais s’échapper du creux fixé à demeure à la perche n’est pas du tout facile. Il faut avoir deux bras, et il était clair que Kassym ne pourrait pas tenir longtemps. A part cela ses vêtements mouillés le tiraient au fond. « Fin ! – pensa Akpar malicieusement. – C’est tout ! Il faut partir ! ». Il prit le cheval par la bride et s’en alla.
«Il ne crie même pas – quel salaud obstiné ! Il sait que je ne le plaindrai pas », - pensa-t-il, et quand il se retourna après avoir fait quelques pas, il vit que le manchot nageait vers la côte lentement et lourdement. Alors il est arrivé à arracher le creux ! Pourtant il lui était difficile de nager, il disparaissait sous l’eau, et quand il revenait sur l’eau, il saisissait l’air de sa bouche. Pourtant cet homme, qui se noyait, ne pipait pas un son et ne regardait même pas Akpar. Une minute après il gagna un endroit peu profond, se leva et reprit haleine. Akpar monta en courant sur son cheval et galopa ailleurs sans se retourner.
Voilà que ce diable manchot se maria avec sa fiancée et qu’il allait loger avec elle et tous ses pauvres dans la propriété de son père. Et Akpar, héritier légal, ne peut pas l’en empêcher. Voilà qu’alors il décida définitivement de partir. C’est pourquoi il était venu exprès à la mine de Konyr Aïguyr. La bande frontière est à deux pas d’ici, mais avant il décida de régler les comptes avec ses ennemis. Voilà pourquoi ça fait déjà trois jours qu’il erre autour de sa propriété en se cachant tantôt dans les roseaux, tantôt dans des saules, mais il ne put pas tout de même traquer Kassym, - il est possible qu’il ne quittait pas la propriété, et Akpar ne se décidait pas quand même à y mettre ses pieds.
Les gens ne savaient pas tout cela, et c’est pourquoi Bourkout ne fit pas aucune attention spéciale au récit du vieux. Les tracteurs passèrent sur le chemin pendant encore un mi-kilomètre et tournèrent vers les hangars en pierre dans la steppe. Kassym réapparut. Il donna des ordres, et quelques djiguites se lancèrent tout de suitee dans le hangar et en tirèrent une par une quelques charrues. On les attacha au tracteur – cela se faisait d’une manière très joyeuse, avec des rires, des plaisanteries, - et voilà que les tracteurs avec les charrues démarrèrent, et le premier sillon passa sur la steppe. Les gens regardaient la terre se couper en parties égales, comme le beurre, et former des couches noires et grasses.
Approchons-nous plus, - proposa Khassen, et ils furent accueillis de nouveau par le rire et les cris. Mais c’est vraiment une merveille : un tracteur dans cette steppe. Le tracteur fait labourer la terre. Une femme de l’aoul conduit le tracteur, et cette femme est la femme de notre Kassym, Cholpan. Tout cela est une merveille.
On entendait des voix :
Oui, ce n’est pas un cheval.
Tout un haras de chevaux dans cette seule machine.
Elle ne demande ni à manger, ni à boire.
Et elle ne tombera pas malade.
Mais quelqu’un eut des doutes :
Même si elle ne tombe pas malade, elle se casse.
Et si elle se casse, ce sera pour toujours.
Et on n’a pas de docteurs.
Et si elle s’arrête, on ne pourra pas le faire chasser avec un fouet, il faudra aller en ville.
Alors là Kassym leva son bras, seul, mais tellement fort et bronzé, au-dessus de la foule :
Je serai docteur. Je traiterai tout tracteur sur place. Ce n’est pas en vain que j’ai été mécanicien à la guerre. Je sais tout.
Jusqu’au tard dans le soir les gens s’attroupaient autour des iourtes et parlaient des tracteurs, et le soir ils se réunirent dans la maison du vieux Takejan, et Kassym partagea ses projets : sur le fait combien d’hectares il allait semer cette année, l’année prochaine, quel bétail ils auront, quelle production ils auront. Ils se séparèrent déjà tard la nuit, et Bourkout dormait déjà quand un cri l’avait réveillé : « Incendie ! ».
Les hangars brûlaient. Soudain au milieu de la nuit, on ne sait pas pourquoi, des tonneaux en métal avec le pétrole s’enflammèrent.
Quand Bourkout et Khassen sortirent de l’hivernage, un ouragan de feu faisait rage sur la place des hangars. La force du feu était telle que la tôle brûlait, tonnait, se gauchissait et fondait à vue d’œil. Le feu hurlait. Dans l’air Dans l’air volaient des étincelles de feu, parfois le bâtiment faisait tirer toute une fontaine d’étincelles jaunes ou des bouffées d’un noir bleuâtre. Le hurlement et et la crépitation se tenaient dans l’air. Personne n’osait s’apporcher plus, l’ouragan de feu y faisait rage – la chaleur était telle que les vitres avaient éclaté dans les maisons voisines. Et soudain Khassen s’écria et se jeta vers le dernier hangar.
Tracteurs ! Tracteurs ! – cria-t-il aux djiguites. – Il faut faire sortir les tracteurs !
On se jeta chercher les clefs. Elles étaient chez Kassym, mais on ne pouvait pas le trouver comme c’était exprès. Cholpan était avec les djiguites. Elle était près du lac, et les seaux, vides et remplis, s’envolaient dans ses mains. Mais elle n’avait pas de clefs.
Cassez les portes ! – ordonna Khassen. – Il y a une pince ?
On trouva une pince. On cassa le verrou et on fit sortir les tracteurs juste au moment où le feu s’approchait des hangars.
On n’eteint et n’inonda le feu qu’à l’aube. Et là on se ressaisit de nouveau : mais où est Kassym?
Et si quelque chose est arrivé ? – demanda Cholpan d’une voix désespérée, et tout le monde se jeta tout de suite sur elle : mais qu’est-ce qui pouvait se passer s’il ne partait nulle part que les gens étaient partout. Il viendra !
Cela ne me plaît pas, - dit Khassen à Bourkout quand ceux-là revenaient de l’incendie, - cet incendie, et cette disparition… Mais qui pouvait mettre feu ? Comment ? Pourquoi ? Et où est Kassym?
Ils buvaient du thé chez Takejan quand deux djiguites entrèrent en courant, et ayant regardé leurs visages Bourkout comprit tout tout de suite.
Kassym ? – cria-t-il, et là l’un des djiguites pleura soudain.
Qu’est-ce qu’il a ? – demanda Khassen en s’approchant d’un autre djiguite.
Tué, - répondit le djiguite, - une balle dans la nuque… - Et il parla du fait qu’ils avaient trouvé le corps de Kassym dans ce même hangar où l’on avait placé les tracteyrs. Là il y avait une huche pour les outils de ménage : pelles, balais, torchons, - le corps de Kassym était dans ces torchons. On croit qu’on tira sur lui quand il s’approchait du hangar. « Mais pourquoi il y est allé la nuit ? » - s’étonna Bourkout, mais Khassen répondit : « Je pense qu’il a senti quelque chose de mauvais et est allé vérifier. Il savait qu’Akpar était quelque part ici… »
Ainsi le nom d’Akpar fut prononcé la deuxième fois durant la journée.
Et la troisième fois Bourkout prononça le nom d’Akpar déjà chez le juge d’instruction. Le juge d’instruction arriva le lendemain et se mit à convoquer des kolkhoziens un par un. Quand ce fut le tour de Bourkout, il dit : « Je soupçonne Akpar ». Et il était évident que ce nom était déjà familier au juge d’instruction, parce qu’il n’avait même pas demandé quel Akpar, mais avait juste demandé d’argumenter ses soupçons. « Bon, tout cela n’est pas suffisant », - se crispa-t-il quand Bourkout lui dit que ces terres appartenaient au père d’Akpar et qu’Akpar les considérait toujours les siennes. A part cela, il est évident qu’on l’avait vu ici près du lac ; il n’avait jamais apparu dans l’aoul. « Cela ne suffit pas, cela ne suffit pas », - répéta le juge d’instruction, - cela ne suffit même pas pour une suspicion ». Bourkout savait lui-même que cela ne suffisait pas, mais sa certitude n’en a pas été ébranlée. Il était juste convaincu que le meurtre et l’incendie étaient l’affaire d’Akpar. Après cela le juge d’instruction convoqua Cholpan, mais elle ne faisait que pleurer et répéter : « Akpar peut tout faire ! Akpar ! Tout, tout ! »
Le soir le juge d’instruction passa chez Takejan et proposa à Bourkout de se promener (Khassen partit en ville d’urgence). C’était un grand jeune homme aux cheveux clairs bouclés, aux yeux bleus, ressemblant beaucoup à Koltsov.
Je suis pour la première fois dans l’aoul, - dit-il simplement, - et c’est si beau ici ! J’ai juste envie d’errer calmement dans la steppe après toutes ces horreurs.
Ils allèrent au bord du lac. La steppe était silencieuse et il n’y avait pas de vent. Le soleil ne brillait pas, mais se tenait au-dessus de la terre enveloppé d’un nuage. L’air était rempli d’une fraîcheur de rivière et d’une odeur de l’herbe.
Quel espace ! – soupira le juge d’instruction. – Et alors, tout cela, - il a fit un geste circulaire de la main, - appartenait à un seul homme ?
Jusqu’à l’horizon et encore à cinquante verstes autour tout cela était la propriété patrimoniale du père d’Akpar, - répondit Bourkout.
Oui, oui, d’Akpar. Akpar ! – le juge d’instruction hocha-t-il la tête pensivement. – Je l’ai entendu aujourd’hui encore cinq cents fois au moins !
Et alors ? – demanda Bourkout..
Le juge d’instruction se pencha et cueillit un brin d’herbe.
Quoi, alors ? C’est peu ! C’est tout de même très, très peu ! Bien sûr qu’on va le convoquer, interroger, apprendre où il a été ces jours-là, on va même lui demander de signer un engagement de ne pas quitter la ville, mais pour l’instant c’est tout ce qu’on peut faire. On n’a pas de preuves directes contre lui. Ce jour-là il n’a pas apparu dans l’aoul, alors s’il dit qu’il a passé la nuit dans la steppe, on devra le croire. Et est-ce que c’était vraiment lui ? Est-ce que ce berger va le reconnaître ? Alors, tout est vague. Aucin procureur ne livrera pas de sanction d’arrêt.
Mais le cadavre de Kassym n’est pas vague, - dit Bourkout. Ce juge d’instruction lui plaisait et l’irritait beaucoup en même temps – il l’irritait de son indécision, de sa prudence, et même, comme il lui semblait, de sa timidité.
Oui, un cadavre dans une huche et un incendie ne sont pas malheureusement vagues, - accepta-t-il, - c’est certainement un fait d’une lutte de classes dans l’aoul, ou comme on écrit dans le journal, une sortie d’un ennemi de classe. Que faire ? On aura encore beaucoup de morts pareilles. – Il le regarda tout à coup et sourit: - C’est comme ça, cher camarade écrivain. J’ai beaucoup aimé votre article sur le meutre de la jeune fille et de son fiancé : il a été écrit avec une vraie passion. Et vous avez bien vu que ce n’était pas la vengeance contre les gens, mais la vengeance contre la classe – il n’aurait pas agi de cette façon avec une fille de bey. Il aurait reçu son dédit, et c’est tout ! Qu’est-ce qui l’a offensé le plus ? Le fait que des va-nus-pieds l’ont négligé ! Alors ils ont senti le nouvel ordre ! Mais je vais leur montrer ce nouvel ordre ! » Et là la même chose : « Nous allons vous montrer ce que c’est « notre terre, nos tracteurs, notre aoul ».
Oui, c’est ça, - soupira Bourkout. – Il se trouve que c’est vraiment ainsi. Je vais écrire un article sur cela.
Et vous allez bien faire, - dit le juge d’instruction, - alors là quoi qu’on ne sache au futur, la mort de Kassym va lui coûter cher, et cela est très important !
Ils errèrent jusqu’au crépuscule, et quand Bourkout revint, on avait déjà allimé les feux partout.
Et nous vous avons cherchés, - dit le vieux Takejan, - ensuite les garçons ont dit que vous vous promeniez près du lac. Le docteur est venu.
Le lendemain, dans le hangar, où se trouvaient les tracteurs, une autopsie était faite, une balle était sortie et jointe au dossier. Bourkout et Takejan habillèrent Kassym dans un nouveau costume (Cholpan se tenait près du hangar, on ne la laissa pas s’approcher du corps de son mari).
Le soir la cérémonie de funérailles commença. On enterrait Kassym selon une vieille tradition kazakhe. Dans la steppe, à une centaine de mètres de l’aoul, on mit une iourte noire et on attacha une queue de cheval à son entrée. Maintenant tout étranger pouvait savoir qu’il y avait un défunt dans l’aoul. Du côté sous le vent, sous une housse noire, on attacha un cheval de Kassym. On lui coupa la queue et la crinière. Telle était la tradition. Le soir Kassym revint de la ville. Et eux tous – juge d’instructio, docteur, Khassen, Bourkout – allèrent dire leurs adieux au défunt. Quand ils s’approchèrent de l’iourte, Khassen avait soudain saisi Bourkout par la main : « Regarde ! » Dans la steppe trois djiguites galopaient à toute vitesse – ils pleuraient et criaient : « Notre cher ! Mais qu’est-ce qui t’est arrivé ! » A une cinquantaine de pas de l’iourte les cavaliers descendirent de leurs chevaux et marchèrent à pied. Ainsi les djiguites de l’aoul voisin honorèrent le défunt
Quand la foule entra dans l’iourte, les femmes se mirent tout de suite à hurler, crier, pleurer. Elles restèrent avec le corps pendant toute la nuite, elles chantèrent et pleurèrent pendant toute la nuite. Elles chantent maintenant aussi en s’appuyant sur les côtes et en se balançant. Leurs visages s’enflèrent à cause des larmes, leurs yeux devinrent rouges. La chanson sur le défunt s’appelle joktaou. Elle se compose de quelques quatrains. On la chante à tour de rôle. Une femme commence, et les autres terminent. Chacune ne chante que sa joktaou.
Cholpan chante :
C’est comme si ma source est tarie,
Mon herbe est fanée,
Quand il vint chez nous dans l’aoul,
Tout à coup le soleil a brillé.
Kassym est couvert d’un drap. Ses vêtements - linge de corps, un tchapan de velours, un pantalon d’une coupe militaire – sont à côté. Il n’eut plus la possibilité de les mettre, il les gardait pour les fêtes, et voilà…
Les femmes ne cessent pas de chanter. Son beau-père vint et est assis au chevet du cercueil – immobile, sévère, comme s’il est fait de pierre. Personne n’ose lui parler. Mais il faut tout de même s’entendre sur les funérailles. Et voilà que le plus vieil hôte se penche vers Takejan :
Vous voyez, aksakal, que nous, vos voisins, vivons votre perte comme si c’était la nôtre. Toute la tribu des karjas pleure avec vous, mais on ne peut pas faire revivre un mort par nos larmes. Pensons comment on va enterrer Kassym-djan.
Tous se turent. La question était vraiment difficile.
Mais il est bolynaïbek, - dit Cholpan timidement.
Oui, et on enterre un bolynaïbek d’une façon spéciale, - dit Takejan, - et au-dessus de la tombe on met une étoile, et pas un croissant de lune. Une étoile rouge avec une faucille et un marteau.
Mais le vieux assis au chevet décida autrement :
— Allah est pour nous tous, nous sommes tous ses enfants, qu’il soit bolynaïbek ou non, - cela lui est indifférent. Un bon athée lui plait toujours plus qu’un malfaiteur croyant. Et celui qui a tué Kassym, ira certainement à l’enfer même s’il lit le Koran jour et nuit. Mais il faut enterrer Kassym à la manière musulmane pour qu’il entre droit au paradis. Alors lisons le Koran et chantons les chansons funèbres, janazy, comme s’il était croyant.
Et après avoir prononcé ce discours inhabituellement long pour lui, l’aksakal se tut et ne dit plus un seul mot.
...On enterra Kostia-Kassym sur un vieux cimetière à moitié abandonné qui appartenait jadis à la tribu de karymsak. Ici on avait enterré les arrière-grands-pères et les ancêtres de cette tribu. Au-dessus de quelques-uns il y avait des en pierre ou argile, des coupoles, des turbans en pierre, des croissants de lune, des dalles avec des citations du Koran. Certaines tombes avaient déjà commencé à tomber en ruines. Des dalles en pierres penchèrent sur le côté, des coupoles en argile s’écroulèrent. Les nomades ne visitent pas souvent ce cimetière, parce qu’aujourd’hui ils sont ici, demain ils sont là, alors quand peuvent-ils garder les tombes ? Après l’évasion de Karymsak en Chine personne ne vint ici, et le cimetière devint délabré, une partie des tombes s’effondrèrent, et au lieu des buttes il y avait des trous à l’eau verte et noire, d’autres glissèrent, se couvrirent d’herbe, se transformèrent en simples buttes vertes. Le cimetière est sur une montagne, et on le voit de partout à beaucoup de verstes. On creusa cette nouvelle tombe au mont même de la butte. On enveloppa le corps de Kassym dans le feutre double et le mirent tête à l’ouest, seulement son visage découvert à moitié regardait toujours le soleil. On se tint là en silence aussi longtemps qu’il le fallait et à l’ordre de Takejan on commença à combler la tombe. Le vieux Takejan se pencha, prit un morceau d’argile de la butte de tombe, le grena entre ses doigts et le jeta dans le fossé.
Que la terre te soit légère, dors en toute douceur, Kassym-djan ! – dit-il. – Adieu, mon cher !
Quand la butte grandit, les vieux s’assirent en silence. L’un d’eux ouvrit le livre.
Agouzou billiakhi imana chaïtan… - lit-il d’une voix chantante.
...Khassen et Bourkout vécurent dans l’aoul pendant encore une semaine. Khassen errait sur les champs avec les djiguites et leur expliquait quelque chose, et Bourkout voulait être plus au centre des événements. Il pensait pour une raison peu claire que le meurtre serait découvert à court terme, mais on ne put rien éclairer même une semaine après. Le juge d’instruction était venu encore une fois et dit que la balle était celle de revolver, le plus probablement elle était sortie d’un browning belge. Bourkout avait vraiment vu un tel browning entre les mains d’Akpar il y a plusieurs années. Celui-ci allait même lui offrir ce browning, « j’en ai encore », mais bien sûr que cela ne voulait rien dire non plus. A la pensée qu’il devrait raconter trop de choses, il décida de ne rien dire au juge d’instruction.
Quand ils quittèrent l’aoul, il savait déjà comment son poème sur Kassym allait commencer.
III
Khanchaïm se réveilla en entendant quelqu’un griffer prudemment la vitre d’un ongle. Elle se leva, mit sa blouse et s’approcha de la fenêtre. Un homme costaud se tenait derrière les buissons et la regardait
à travers les branches. Elle ne pouvait pas distinguer son visage. « Un homme de Khassen », - pensa-t-elle. Il envoyait parfois des kolkhoziens chez elle avec des notes : « Va avec une telle aux magasins, aide-là à choisir des tissus » ou « Va avec une telle à la Commission du peuple et essaye d’apprendre ça et ça pour elle ». Parfois il envoyait des gens pour qu’elle les logeât chez elle. Mais c’est vrai que c’étaient le plus souvent des femmes qui venaient avec de telles notes, et c’était pendant la journée, mais on ne sait jamais. Alors elle ouvrit le vasistas.
L’homme sortit des buissons, et elle le reconnut. Et elle était si frappée qu’elle avait juste demandé :
C’est toi.
Oui, c’est moi, - répondit l’hôte sèchement. – Ouvre la fenêtre.
Et sans comprendre comment et pourquoi Khanchaïm souleva l’espagnolette avec obéissance.
N’ouvre pas ! – prévint-il et sauta facilement à travers l’appui de la fenêtre. Il portait un imperméable en grosse toile et un costume d’été clair.
Voilà où on dut se voir, - dit-il en passant et en examinant son visage. – Et alors, ton mari n’est pas là ?
Non, -répondit-elle en se trouvant toujours dans cette stupeur étrange. Son visage grossier, bronzé, soigneusement rasé lui paraissait mystérieux et significatif à la lumière de la lune.
Bon, alors, peut-être que tu m’invites ? – sourit Akpar.
«Ca ne change plus rien maintenant», — pensa-t-elle et passa devant en silence.
C’est la cantine ? – demanda Akpar en passant derrière elle et s’arrêta près d’un grand trumeau. – Et vous, comme je vois, vous êtes bien installés : trumeau, tapis, porcelaine, nappe en soie. Bon, qu’Allah vous aide.
«Mais qu’est-ce qu’il veut? » - pensa Khanchaïm et demanda :
Tu as faim ?
Il sourit malicieusement :
Oui, sœur. Mais d’abord si quelqu’un te demande si tu m’as vu, réponds que non, que tu ne m’as ni vu, ni entendu, tu comprends ?
Ce n’est pas difficile à comprendre, - sourit-elle.
Bon, -dit-il, - où est le téléphone ?
Elle hésita une seconde et répondit :
Il est là.
Il ouvrit vite la porte dans la pièce voisine. Le téléphone se tenait sur une table de nuit. Il s’en approcha, décrocha, écouta et raccrocha.
Tu voulais m’apporter à manger, - dit-il.
Elle alla dans la cuisine et apporta du pain et une assiette avec de la viande froide. Après elle réfléchit et sortit une bouteille de vodka de l’armoire.
Viens, - dit-elle.
Il se leva et alla dans la cantine. Il vit la vodka et se mit à rire.
Je m’enivre difficilement, sœur, - dit-il, - surtout maintenant. – Il prit un verre et se versa une moitié. – Alors, à notre rencontre ! Je pense que tu ne bois pas ? Et tu fais bien, vivre avec un tel mari et boire… - Il but et en versa encore. – Et moi, je bois, sœur ! Il le faut. C’est la vie.
Tout à coup elle se calma complètement. Elle comprit tout. Bien sûr qu’Akpar se cache. Il peut avoir beaucoup de raisons à cela. Quoi que la vie lui apprenne, il ne peut pas refuser à ses habitudes. Il lui semble qu’il est toujours un fils du bey, que sa parole est une loi, et que son fouet est un argument. Et comme son caractère est sauvage, après chaque scandale il est obligé de partir et de sauver sa peau. Et pourquoi ne pas vivre normalement ? Il gagne bien, il est fort, jeune, assez beau, toute fille voudra se marier avec lui – mais non, il ne peut pas vivre comme un homme ! Toujours des histoires ! Alors elle ne pensa rien de très mauvais. D’ailleurs Akpar même (il devint assez ivre après le deuxième verre) s’étendit sur la chaise et se mit à se plaindre. D’ailleurs on ne pouvait même pas comprendre s’il se plaignait ou faisait des reproches : il se trouvait que tous étaient coupables de ses malheurs, tous, à part lui-même. Quand Khanchaïm essaya de le lui dire, il se mit en rage :
— Mais qu’est-ce que tu dis ?! – cria-t-il. – Non, mais réfléchis toi-même – qu’est-ce que tu as dit ?! On me chasse comme une bête parce que je suis le fils de mon père. Pourquoi es-tu né dans la famille d’un bey ? – me demande-t-on. Bon, je réponds, c’est ma faute, mais je suis déjà né ! Qu’est-ce que je dois faire alors ? Aller au lac de mon grand-père et me noyer ? Ils auraient pu me le dire ! Mais non, ils m’ont donné d’abord l’éducation, une feuille de route, ils m’ont dit d’aller travailler, et ensuite ils ont commencé à me convoquer aux entretiens ! Où est ton père, et comment cela se fait qu’il s’est évadé, et est-ce qu’il l’a fait avec ton aide ? Et on se souvient encore de toi ! Comment ça, demandent-ils, que ta sœur a désobéi à son père et qu’elle s’est évadée, et toi, tu l’as frappée avec un fouet à la mi-mort. Et où encore – dans la maison de son mari ?! C’est toi qui l’as raconté ? – lui demanda-t-il à brpule-pourpoint. Elle hocha la tête. – Alors, c’est ton cher petit mari. Alors il se trouve que je me suis trouvé sur son chemin ! Bon, alors on n’en parle plus. Après, donne-nous ton or. Quel or ? Celui que ton père t’a laissé ! Mais il ne m’a laissé aucun or, il emmena tout avec lui, et je ne vis qu’avec mon salaire. Arrête, disent-ils, on ne vit pas comme ça juste avec un salaire : tu manges, tu sors, tu t’es acheté un cheval, chaque année tu voyages, tu dépenses l’argent – on ne vit pas ainsi juste avec son salaire !
Mais alors de quoi peut-on parler ? On voit vraiment, je vous dis, que vous allez vous réconcilier juste après avoir ma tête entre les mains. Non, ma sœur, je n’aurai pas de vie normale ici ! Ici je n’ai que deux chemins : soit au tourbillon, soit en Chine. Toi, tu te sens bien, tu as cajolé l’homme comme un chien – et voilà qu’il ne reste rien de toi – tout est à lui. Même le nom est le sien. Je ne pourrai pas vivre ainsi. Je suis indépendant. Et l’argent… l’argent, hm ! J’en ai ! J’en ai ! Mais personne ne le verra. J’emmenèrai tout avec moi. Je ne laisserai une pièce de monnaie à personne ! Mais j’ai raison ?..
En s’acharnant il parlait en agitant de plus en plus les bras, en riant et en menaçant à quelqu’un. Il finit la bouteille et s’endormit dans le fauteuil.
Le matin Khanchaïm fut réveillée par un coup de téléphone. Elle décrocha. C’était Bourkout. Il dit qu’il y avait une lettre de Khassen. Lui-même se retint dans la région à cause du meurtre de Kassym. « De qui ? » - demanda-t-elle, et Bourkout expliqua :
De Kostia-Kassym. Il viendra et il vous expliquera tout. On tua un jeune djiguite. On tua et on mit son corps dans une huche en bois dans un hangar. Et on mit feu au hangar. On voulait faire brûler des tracteurs.
Oh mon Dieu ! Mais qui a fait ça ? – demanda-t-elle.
Bourkout hésita.
On dit beaucoup de choses, - dit-il, - c’est quand même l’aoul de Karymsak, de votre père.
Et alors ? – cria-t-elle.
Et alors… - continua Bourkout d’une façon encore plus maladroite et embrouillée, - il s’est évadé en Chine lui-même, et on a vu récemment son fils par ici. Avant cela il avait mutilé la femme de Kassym avec son fouet il y a six ans.
Akpar ! – s’écria-t-elle et se retourna.
Akpar se tenait près d’elle. Elle dit vite au revoir à Bourkout et dit qu’elle l’attendait avec une lettre. Pendant une minute le frère et la sœur se tenaient l’un en face l’autre et se taisaient.
Alors c’est comme ça, - dit-elle. – Voilà pourquoi tu es ici.
Et qu’est-ce qu’il y a ? – demanda-t-il.
Elle se tenait toujours debout avec un combiné à la main.
On tua Kassym et on fit brûler des hangars, - dit-elle. – Et cela eut lieu dans notre hivernage. Et tu as été là-bas pendant ce temps.
Je n’y ai pas été, - dit Akpar.
A part cela, tu as battu la femme de Kassym…
Elle était ma fiancée.
Et moi, j’étais ta sœur, - Khanchaïm eut-elle un sourire forcé. – Et tous ceux que tu considères être les tiens, tu les bats avec un fouet. Voilà ce que je vais te dire, mon frère. Je ne pense pas que tu sois un tueur et un instigateur, et cette affaire s’éclaircira sans aucun doute, mais pars d’ici immédiatement. Tu as dormi une nuit, maintenant c’est le matin…
Il serra les poings et son visage avait déjà rougi.
Et si je ne pars pas ? demanda-t-il doucement. – Tu vas téléphoner à la milice ?
Elle raccrocha et s’approcha de son bébé.
Je ne vais pas téléphoner, - dit-elle en couvrant bien son bébé d’une couverture, - mais Bourkout viendra dans une demi-heure, et tu devras lui parler.
Aloors ! – dit-il d’une voix traînante ayant soupiré profondément et ferma les yeux pour une seconde. On voyait combient ça lui coûtait de se retenir. – Aloors ! – répéta-t-il et ferma les yeux. – Alors, tu me chasses ? Bien ! Mais si je sors, et tu téléphones…
Elle haussa les épaules avec irritation et se détoruna de lui. Il se tint là pendant quelque temps encore et sortit. Il se retourna sur le seuil.
Mais souviens-toi, ma sœur, - dit-il. – souviens-toi que je suis venu, et tu m’as chassé. Souviens-t’ en, s’il te plaît.
Khanchaïm raconta tout cela à Bourkout quand celui-ci était venu chez elle avec une lettre. Ayant entendu qu’Akpar venait de partir, Bourkout s’était tellement inquiété qu’il ne pouvait même pas parler pendant une minute. Ensuite il demanda : « Mais où il est parti ? » Khanchaïm répondit qu’elle ne le savait pas, mais qu’en général il avait décidé de déménager en Chine chez son père. « Alors, ça, on le verra encore », - dit Bourkout méchamment et partit.
Pourtant il n’alla pas à la police. Il comprit à temps qu’il devrait alors parler de Khanchaïm ausssi. «Que Khassen vienne, - pensa-t-il, -il sait mieux que moi ».
Et Khassen vint trois jours après, dans la soirée, et téléphona tout de suite à Bourkout. Il avait une voix fatiguée et sourde.
Passe chez moi demain, s’il te plaît, - dit-il, - on a à parler.
Mais qu’est-ce qu’il y a ? – demanda Bourkout.
Viens et on parlera, - répondit Khassen d’une manière inarticulée, - passe à cinq heures, - et raccrocha.
«Alors sa femme lui a parlé d’Akpar, - pensa Bourkout, - et bien sûr qu’il s’est fâché contre elle. C’est bête. Il aurait fallu le lui dire ».
A cinq jeures précises il s’approcha de la maison de Khassen et vit qu’il y avait du monde autour de la maison, et que dans la cour et à l’entrée il y avait des miliciens. Il ne comprit rien d’abord, il se leva déjà sur le perron, mais quelqu’un le prit par la manchee et dit :
Vous ne pouvez pas y entrer.
Pourquoi ? – demanda-t-il..
On les a tués tous là-bas.
Comment ? – s’écria Bourkout, et on lui sembla d’abord que soit on se moquait de lui, soit il ne comprit pas ce qu’on lui avait dit : - Comment ça ? Qui ?
Et vous êtes leur proche, n’est-ce pas ? – demanda une vieille qui se tenait à côté et essuya les yeux du coin de son mouchoir.
Les malfaiteurs les ont tués, - un vieil homme vénérable aux cheveux blancs, habillé d’un pardessus noir, se retourna-t-il vers Bourkout. – On penserait qu’il les aurait tous tués quand ils dormaient, parce que personne n’avait crié. Je suis leur voisin, j’ai le sommeil léger, j’aurais entendu.
Laissez-moi passer ! – s’écria Bourkout d’un air désespéré et se mit à essayer de passer à travers la foule. – Laissez-moi passer ! Je dois être là ! Je sais qui l’a fait…
Il criait si fort qu’un homme en civil était sorti sur le seuil, l’avait regardé et avait dit quelque chose d’une voix basse au milicien gardant la porte.
Le camarade qui criait, - dit le milicien, - montez s’il vous plaît, on vous demande d’entrer.
On ne le laissa pas entrer dans la pièce où le meurtre avait eu lieu.
Il était passé à travers cette fenêtre, - dil l’homme en civil (c’était le juge d’instruction) et entrouvrit un peu la croisée. – Vous voyez, la croisée n’est pas tout à fait accolée au jambage. Il glissa ici son couteau et leva le crochet. On a des empreintes de doigts sur la vitre, peut-être, celles du criminel !
Oui, - dit Bourkout. – Oui !
L’homme en civil s’est révéle sa connaissance. Bourkout l’avait déjà rencontré une fois. Une fois la rédaction l’envoya à la police judiciaire pour se renseigner sur une affaire, et ce même homme l’accueillait. Ici même, en se tenant à la fenêtre, Bourkout se mit à lui parler de sa conversation d’hier, mais celui-ci lui coupa la parole après la première phrase :
Vous allez raconter tout ça à l’administration. Attendez ici. Je vais finir et on va y aller, - et il entra de nouveau dans la chambre à coucher.
Bourkout était sorti de l’administration quand il faisait déjà nuit. Il s’arrêta au milieu du pavé et se tint ainsi pendant une minute. Un silence horrible, véritablement celui de cimetière le remplissait, et il n’avait plus envie ni de marcher, ni de voir quelqu’un. Et la conversation avec Olga lui aurait été insupportable.
Il traversa la rue et entra au parc. C’était un vieux parc, connu à tout habitant d’Alma-Ata, planté par les pères de la ville il y a encore une cinquantaine d’années. Maintenant on l’appelait « un parc de pins », parce qu’il y avait de grands sapins bleus de Tian-Chann et « un parc d’enfants » parce qu’on l’avait donné aux pionniers. Pendant la journée il était bruyant et bigarré comme un perroquet. Maintenant il se taisait, et même les sapins étaient sombres, noirs et ressemblaient aux cyprès de cimetière. Bourkout était assis et réfléchissait. Alors, après que sa sœur le chassa, Akpar alla chercher un gîte et le trouva quelque part, on ne sait pas où, mais cela n’est pas vraiment important, en tout cas, il n’avait pas quitté la ville. Il était quelque part et attendait. Et il attendit l’arrivée de Khassen. Comment il l’apprit, on ne sait pas non plus, mais il vint chez lui la première nuit même. Est-ce quelqu’un l’aida ? C’est difficile à dire, mais le plus probablement non. Il n’avait pas besoin d’aides, et il ne les aimait pas. « Alors, - pensait Bourkout, - il est sorti de la maison pendant la nuit. Il passa des rues somnolentes, et il n’aurait pas rencontré un seul homme. Il avait tout préparé : un couteau pour tuer, un revolver pour tirer, et peut-être même un cheval dans la cour pour s’évader si quelqu’un s’apercevait de lui. Est-ce qu’il avait des remords quand il sautait par-dessus la fenêtre ? Est-ce qu’il a réfléchi même pour une seconde avant de pousser la porte de la chambre ? Qu’est-ce qu’il ressentait quand il avait flanqué un coup de couteau dans la gorge de sa sœur ? Quand Khassen, encore à moitié endormi, sans rien comprendre encore, s’est jeté sur lui avec un hurlement, et il lui avait mis le couteau dans le cœur d’un mouvement précis Et ensuite, quand il avait quitté la chambre en contournant prudemment les cadavres et le sang (on n’a trouvé aucune trace de sang ni sur le plancher, ni sur le lit), est-ce qu’il ressentait quelque chose à part le désir de partir le plus vite possible ? » Bourkout savait que non – Akpar n’avait pas de remords. Et pourquoi il en aurait ? Il ne transgressa jamais l’adat, et le meurtre de sa sœur qui avait abjuré sa famille et sa foi, était même un exploir selon l’adat même. Et dans tout le reste il était presque un saint : il n’avait pas de dettes, ne volait pas, ne trahissait pas ses amis, considérait le pouvoir soviétique un suppôt de Satan, alors les portes au paradis étaient ouvertes toutes grandes devant lui. Ayant pensé au paradis et à Akpar habillé des vêtements blancs et marchant dans ce paradis, Bourkout sauta brusquement sur ses pieds, s’assit et se releva encore. Et une autre pensée, obsédante et douloureuse, lui était venue à l’esprit. Il pensa qu’il n’y a pas longtemps cet homme le considérait son ami, et lui, il le considérait un héros. Il se souvint qu’Akpar avait encore commis quelques crimes avant, bien sûr, moins graves que ce meurtre, mais tout de même ceux qui pouvaient le faire désespérer. Mais à l’époque non seulement il faisait la paix avec eux, mais il les considérait même des choses nécessaires, parce que ces crimes étaient faits au nom de leur cause commune, - voilà comment elle est, leur cause ! Un lit inondé de sang et deux personnes bien-aimées tuées dans leur sommeil. Un bébé de deux ans qui avait perdu ses parents en un instant, un tueur qui s’enfuit de la balle qu’il mérite, - c’est leur cause commune. Il sauta de nouveau sur ses pieds, fit quelques pas en murmurant quelque chose, et se rassit. Et il était avec lui ! Et si les gens qui l’interrogeaient, le savaient, ils lui auraient parlé tout à fait autrement, et cela aurait été mérité ! Il avait mérité cent fois la méfiance, la suspicion et la moquerie – et tout le reste avec quoi ces gens auraient pu s’adresser à lui s’ils le savaient !
Il était assis ainsi, se crispait comme s’il avait mal et murmurait quelque chose quand on avait touché son épaule. Il sauta d’horreur. Olga était devant lui..
Mon chéri, - dit-elle calmement l’ayant pris par les épaules, - ton visage est tout mouillé.
Il s’accrocha à sa main et pleura déjà d’une manière tranquille, libérée. Il semblait qu’un abcès avait enfin mûri et s’était ouvert dans son âme. Il se sentit mieux tout de suite. Elle se taisait et lui caressait la tête. Il se calma une minute après.
D’où tu viens ? – demanda-t-il en sanglotant encore.
Je te cherchais, - répondit-elle, - je suis allée chez Khassen. Là il y avait du monde, et on ne m’a pas laissée entrer. On m’a dit que tu étais ici. J’ai téléphoné et j’ai trouvé le bureau nécessaire. On m’a dit que tu étais parti il y a une heure. Et j’ai pensé que tu devais être ici quelque part mais tu n’avais pas de forces de te lever, et alors je suis venue.
Olga, - dit-il, - ma chérie ! Que tu restes toujours aussi bonne comme maintenant ! Sois toujours aussi bonne, s’il te plaît.
Elle sourit et l’embrassa sur la joue mouillée.
Bien, - dit-elle, - je le serai ! Lève-toi, on y va ! Zoura est chez nous !
Zoura ? – demanda-t-il avec surprise.
Mais bien sûr, je l’ai prise chez nous. On ne peut pas la laisser là-bas. Et tu sais ce que je pense ? Si on ne retrouve pas ses proches, qu’elle reste avec nous pour toujours, hein ?
Ainsi Zoura Khassenova devint la fille de Bourkout.
Le jour des funérailles de Khassen une poésie de Bourkout « Serment » parut dans un journal républicain, et ce jour même sa traduction parut dans un journal russe. C’est ainsi qu’elle était :
Mon ami, l’ennemi t’a tué,
Et nos larmes sont devenues le sang.
Tu es immobile dans le cercueil, mon ami,
Et ton image blême est calme et horrible.
Je te prête un serment terrible :
Celui de venger ta mort !
J’attrapais ton ombre pendant toute la vie,
Mais je n’ai qu’ensanglanté mes pieds,
Et ayant perdu le chemin
J’ai tout à coup pris la nuit pour la journée claire.
Mon poids était terriblement lourd,
Je me courbais sous cette charge,
Mais toi, mon bon ami, tu t’es effondré,
Comme un aigle tué par une balle.
Et j’ai retrouvé le feu dans l’âme
Couverte de neige.
Je vais tout, tout donner
Pour affirmer une nouvelle vie,
Et j’ai accordé ma dombra à la nouvelle manière sévère.
Ma voix sera aiguë,
Et ma chanson sera pareille au feu !
Je te prête serment avec cette chanson,
Celui de venger ta mort.
Pourtant il ne réussit pas à venger sa mort – Akpar semblait avoir disparu à jamais. On annonça une recherche dans toute l’URSS, mais cela n’apporta aucun résultat non plus. Deux ans après on ferma le dossier – quoi qu’on dise, mais la faute d’Akpar n’était pas prouvée à l’aide des papiers. Le tueur n’avait pas laissé de traces. Et tout le monde avait déjà oublié la recherche du tueur, quand on convoqua Bourkout à la Cour Suprême de la république cinq ans après.
Quelques jours avant sa convocation à la Cour Suprême il resta longtemps à table. La maison d’édition avait signé avec lui un contrat concernant la traduction « Chemin des tourments », et il était pressé. Tous les délais s’approchaient et étaient même déjà dépassés. Et il voulait traduire ce livre à tout prix.
Tu comprends, Olia,- disait-il à sa femme, - c’est le livre dont on a le plus besoin maintenant. Quel chemin les intellectuels ont-ils pris pour aller à la révolution ? Bien sûr que chaque peuple a son chemin, mais on avait beaucoup plus de difficultés que les Russes. Tout notre passé était lié à l’Est musulman, et la Russie nous faisait peur – elle était conquérante. Souviens-toi de la tragédie de Tchokhan Valikhanov. Ayant vu ce que font les troupes du tsar blanc, il a tout laissé : ses amis, science, rangs, attachements – et il est parti mourir dans la steppe. Est-ce qu’on n’avait pas cet exemple devant nos yeux ? Les Russes n’avaient pas cette question nationale, populaire – sous l’air que nous l’avions. C’est pourquoi notre peuple s’est révélé plus sage, plus perspicace que nos intellectuels, - il alla tout droit, et nous avons commencé à errer, d’où la tragédie d’Akhan et la mienne.
Ainsi se tenait-il avec le roman de Tolstoï, et en tapant légèrement avec un crayon, il pensait comment il pouvait saisir et transmettre le mieux une phrase simple, mais très énergique d’un des personnages quand il entendit quelqu’un sonner à la porte. Il devint glacé d’effroi, mais il se leva tout de suite et alla à la porte. Près du seuil même il s’arrêta et entra dans la chambre à coucher. Olga dormait ayant posé les mains sur sa poitrine. Zoura s’était découverte dans le lit : la couverture était par terre, l’oreiller aussi. Il se tint un peu au-dessus d’elle, ensuite ramassa la couverture, la couvrit et borda son lit de tous les côtés.
Alors dormez bien,- dit-il et passa dans l’antichambre. – Qui est là ? – demanda-t-il.
Un télégramme, - lui a-t-on répondu.
Il sourit et ouvrit la porte. Deux militaires et le gérant de la maison se tenaient devant lui. Le gérant de la maison souriait.
Bourkout Kountouarovitch ? – demanda gentiment le militaire qui se tenait devant. – Bonsoir. Pardonnez-nous de vous déranger si tard. Nous vous demandons de monter avec nous à l’étage supérieur. Vous serez un témoin.
Comment ? – Bourkout ne le comprit pas et recula. – Moi ? – Il attendait tout, mais pas cela : témoin ?
Ce n’est rien, - le gérant de la maison se dépêcha-t-il à dire, - c’est juste en dessus de votre appartement. Vous savez, ce professeur… - Il était un brave homme, il souriait exprès : il voulait calmer Bourkout, il voulaire dire clairement pour que celui-ci comprît qu’on était venu chercher son voisin et pas lui, mais le militaire en gardant une expression de visage gentille, tourna la tête et le regarda d’une telle façon que le gérant avait tout de suite hésité, rougi et s’était tu.
Bon, allons-y, - dit le militaire. - Il ne faut prévenir personne. Vous aller rentrer tout de suite.
Bourkout ne rentra qu’au petit matin. Olga préparait le petit déjeuner dans la cuisine près du poêle. Zoura sautait à côté d’elle. Bourkout passa en silence et s’assit sur un tabouret. Olga lança un coup d’œil sur lui, mais ne demanda rien. Il parla lui-même.
Tu sais, Olga, - dit-il sérieusement, - je ne comprends rien. J’ai assisté à la perquisition aujourd’hui. On a emmené ce vieux avec son petit chien. Mais tu te souviens, on pensait encore qui il était, et il s’est révélé archéologue. Lui et sa femme, ils sont si petits et amusants. Alors, on l’emmène, et elle se tient là et crie : ne t’assieds pas près de la fenêtre, tu vas prendre froid, et toi, tu as une pleurésie exsudative. – Il grinça les dents. – Exsudative ! – et secoua très vite la tête comme s’il voulait se débarasser d’une douleur obsédante. – Ex-su-da-tive ! Eh !
Olga mit de côté le lait qu’elle faisait bouillir, s’approcha de lui et le prit par les épaules.
Il ne faut pas, - dit-elle d’une manière calmante, - mais qu'est-ce qu'on en sait? Ils vont voir et ils le laisseront partir. Quelle affaire…
Mais elle-même, tout comme lui, ne savait que faire maintenant
et se tut en le regardant d’une manière inquiétante et peu sûre. Il se leva et dit :
Si quelqu’un va téléphoner, dis que je viendrai dans une heure. Je vais me promener, j’ai mal à la tête…
Il se promenait dans les rues presque jusqu’au soir. Il gagna l’Alma-Atinka, une rivière rapide et gaie aux alentours de la ville – et déjà sur le chemin de retour il rencontra le directeur de cette maison d’édition où sa traduction devait être publiée. Le directeur était un homme d’une petite taille, aux larges épaules et aux cheveux rigides mi-blancs. Il se dépêchait tout le temps : du travail à la réunion, de la réunion à la maison, et maintenant, ayant vu Bourkout il leva aussi le bras pour le saluer et passer en courant, mais soudain, s’étant souvenu de quelque chose, il s’arrêta et demanda :
On ne vous a pas encore convoqué concernant l’affaire d’Aïbassov ?
Concernat qui ? – ne comprit pas Bourkout.
Mais Aïbassov Karajan, - expliqua le directeur. – Non ? Bon, alors, je pense qu’on va vous encore convoquer, parce que vous étiez à couteaux tirés avec lui. Je l’ai dit. Il nous téléphonait et prévenait : n’ayez pas affaire à Kountouarov, c’est un type très louche. Et lui, lui…
Et le directeur raconta vite à Bourkout que le fait d’armes de Karajan s’était révélé une trahison, qu’il n’avait pas libéré de maquis et de solgats rouges d’une fusillade inévitable, comme il l’avait dit, mais en fait il les y avait mené, parce qu’il commandait un détachement punitif, que cette libération avait eu lieu par hasard et qu’elle ne dépendait pas de lui – tout simplement le détachement était tombé sur un autre détachement caché et ils s’étaient enfuis en panique ayant laissé les condamnés à mort. La seule chose vraie était qu’il avait reçu un grand pot-de-vin du frère d’un des condamnés et il devait sauver juste un homme, communiste Nourolla, et il l’aurait fait si ce n’était pas pour cet hasard – le détachement de maquis s’était caché dans le bas-fond près de l’endroit de l’exécution. Tout était raconté d’une façon un peu embrouillée, et parfois même peu claire, mais Bourkout avait compris la chose principale, c’est pourquoi, quand une semaine après on l’avait convoqué au parquet de la Republique, la conversation qu’il avait dû mener là-bas, n’était pas une surprise pour lui. Mais une rencontre au parquet le frappa beaucoup. Le juge d’instruction du parquet ne l’accueillit pas tout de suite : il dut attendre. Et voilà pendant qu’il était assis là et lisait un journal, une femme entra et demanda : « Vous êtes venu chez Phéophanov ? » - et s’assit à côté. Bourkout la regarda. Elle avait à peu près trente-cinq ans, elle était belle – une femme mince, brûlante, un peu maigre en dernier fleur d’une beauté vive, mais déjà fanée. « Mais pù est-ce que je l’ai vue ? » - pensa Bourkout vaguement et soudain il se souvint où : à Akchatyr il y a une quinzaine d’années, et si l’on dit exactement, c’était l’hiver de 1923. C’était le naourz-aït. Une fête, beaucoup de monde, des troïkas décorées, et voilà qu’elle passa en courant devant lui dans un traîneau léger décoré de rubans et de roses en papier. De tous ses habits Bourkout ne remarqua que son chapeau castor et ses gants noirs dentelés. Mais son visage, il le retint à toujours. Des sourcils rigides, bien dessinés, des lèvres juteuses et un sourire, un tel sourire que... On lui avait tout de suite expliqué que c’était Maroukeï, fille d’un négociant riche, sa seule héritière. On a dit aussi autre chose : le vieux portait la fille dans son sein, elle n’avait pas de mère, c’est pourquoi la fille était très gâtée, et faisait ce qu’elle voulait. Bourkout ne la revit plus. Il entendit pourtant qu’elle s’était mariée avec Karajan, mais il n’y avait pas attaché d’importance. Et voilà qu’ils durent se voir dans le couloir du parquet et même être assis côte à côte. Le destin est bizarre ! Des choses qu’il nous fait vivre ! Il y pensait et sentit soudain quelqu’un le toucher légèrement.
Il se retourna – Maroukeï le regardait.
Vous êtes venu pour l’affaire d’Aïbassov ? – demanda-t-elle.
Il fit un signe de tête.
On vous a convoqué avec un avis ? Voilà comment ! Vous l’avez connu depuis quand ? Je n’arrive pas à me souvenir de vous. Je suis l’ancienne femme d’Aïbassov. Vous comprenez, je...
Mais là la porte s’ouvrit et camarda Phéophanov se montra dans le couloir.
Camarade Kountouarov ? – demanda-t-il. – Très bien. Et vous ?.. – s’adressa-t-il à Maroukeï.
Celle-ci sauta sur ses pieds et le harcela tout de suite de questions et déclarations que celui-ci recula même. Elle veut divorcer avec Aïbassov. Comment peut-on le faire ? Quand ? Et c’est impossible à faire tout de suite ? C’est dommage ! Elle déclare qu’elle ne serait restée une seule heure sous le même toit avec ce criminel, si elle savait qui il était. Mais il s’était tellement masqué, tellement masqué !..
Et alors, qui est-il ? – demanda Phéophanov.
Mais si vous l’avez arrêté, ça veut dire qu’il est ennemi du peuple, - répondit-elle. Ensuite elle dit qu’elle réussit à trouver un tas de livres et de cahiers au grenier, et elle les apporta dans son sac – peut-être qu’il y aura quelque chose d’intéressant pour l’enquête, et voilà sa demande en divorce.
Attendez, attendez, - dit le juge d’instruction complètement étourdi. – On prendra vos papiers et on vous donnera un récépissé au secrétariat , en ce qui concerne votre demande, apportez-la au bureau de l’état civil, cela n’a aucun rapport à nous. – Et ne pouvant pas se retenir il sourit soudain et hocha la tête : - Mais vous êtes rapide, très rapide. On ne peut rien dire ! – Et il fit un signe de tête à Bourkout : - Vous devrez attendre , camarade, je vais terminer avec cette citoyenne et après je m’occuperai de vous.
Il s’occupait de Maroukeï pendant plus d’une heure, et quand il convoqua enfin Bourkout, il avait l’air un peu perdu.
Bien, - dit le juge d’instruction quand le procès-verbal de l’interrogation fut rempli, - maintenant dites-moi quand vous êtes sorti de chez vous aujourd’hui ?
Le matin, très tôt, - répondit Bourkout avec un air un peu perplexe, - mais vous avez fixé le rendez-vous à huit heures.
Oui, oui ! – le juge d’instruction eut-il un sourire forcé. – Et je pense que vous n’avez même pas eu le temps de lire le journal. Non ? Alors, tenez. – Il chercha dans le bureau, en tira un journal et le tendit à Bourkout. – Lisez ce qui est entouré du crayon bleu, - dit-il, - et moi en attendant... – Et il se pencha sur des papiers.
Dix minutes après Bourkout mit le journal sur le bureau et dit :
Oui-i ! Et l’article s’appelle « En laisse chez l’ennemi de classe ».
Comment vous le trouvez ? – demanda le juge d’instruction.
Bourkout pensa. Il était étonnamment calme. Il était si calme que cela était bizarre et apeurant même pour lui. D’ailleurs il vivait toujours cet état au moment du danger, et ici le danger était extrême, mortel, et il le comprenait.
Vous voyez, - dit-il, - on m’accuse de quelque complicité avec Karajan, on ne peut pas comprendre de quoi concrètement, par exemple, que peuvent signifier des lignes pareilles par exemple : « Alors, Karajan est démasqué et rendu inoffensif, mais on a devant nous une autre question – comment cet ennemi acharné, l’ancien soldat de l’Armée blanche, l’officier et le bourreau avait pu travailler inaperçu pendant si longtemps parmi nous. La maladie de placidité idiote est une maladie très contagieuse, mais ce n’est pas juste cela. Qu’est-ce qu’on peut dire de Bourkout Kountouarov, ancien alachordynets, Karajan Aïbassov l’avait aidé à s’introduire dans l’Union des écrivains soviétiques et celui-ci l’avait payé avec la même chose ? » Après on ne parle plus de moi, mais que signifient ces lignes ? Comment est-ce que j’ai payé Aïbassov avec la même chose ? Avec quoi exactement ? Je l’ai admis dans l’Union des écrivains ou quoi ?
Est-ce que vous connaissez l’auteur de l’article ? – demanda le juge d’instruction.
Mais c’est que oui, je le connais ? Je l’ai vu et entendu le même jour que Karajan, le jour bien mémorable pour moi. On m’admettait dans l’Union des écrivains. Et pendant la discussion ce même Jolybekov prit la parole. J’ai tout de suite fait attention à lui.
Pourquoi ? Il était contre vous ?
Non. Pour ! Karajan était contre, il m’accomodait de toutes pièces, c’est pour ça qu’on ne m’avait pas admis. Jolybekov, au contraire, me soutenait. Mais il disait des lieux communs. Cinq minutes après je ne comprenais plus de quoi il s’agissait. C’est alors que j’ai eu ce souvenir de lui pour toute la vie, et vous voyez que ce n’est pas en vain. C’est lui qui a écrit cet article sur moi.
Et alors il n’y a pas un mot de vrai ? – demanda le juge d’instruction.
Oui, avant tour, il ne contient aucun mot d’accusation. Parce que si l’accusation ne contient rien de concret, ce ne sont que des injures. Et les injures ne s’accrochent pas au col, comme dit le proverbe russe. Il est même difficile de comprendre ce que Jolybekov voulait dire avec la phrase sur le fait que Karajan m’avait aidé à m’introduire dans l’Union des écrivains, et je l’avais payé avec la même chose.
Comment comprendre tout cela ? Je ne sais pas... Si vous le savez, expliquez-moi.
Le juge d’instruction rit :
Non, je ne sais pas non plus. Permettez-moi de vous signer un laissez-passer. Au revoir !
Bourkout n’alla pas à la rédaction. Il revint chez lui.
J’ai mal à la tête, - dit-il à Olga. – Je vais me coucher, me reposer. Si quelqu’un passe, dis que je ne suis pas là. D’accord ?
Bourkout se souvenait ensuite de ces jours comme d’un mauvais rêve. Tout se passa à l’envers, tous les gens faisaient des choses contraires à ce qu’il fallait faire, et c’était comme s’il faisaient exprès de paraître pires qu’ils ne l’étaient. Et ils y arrivaient à merveille, on peut le dire avec conviction. En un mot, beaucoup de choses désagréables se passèrent ces jours-là, et chaque chose désagréable faisait peur à Bourkout.
Quelques jours après la première convocation au parque il y eut le deuxième. Mais cette fois-là le juge d’instruction accueillit Bourkout gentiment, on peut même dire avec hospitalité, mais comme Bourkout comprit tout de suite, celui-ci avait des idées secrètes. Il avait commencé de loin, demanda des choses sur la littérature, sur quoi Bourkout travaillait maintenant, après il se mit à parler des temps éloignés, de l’affaire de Jabaguy et ensuite il demanda soudain des choses sur Akpar. Et pas juste sur Akpar, mais il demanda si lui, Bourkout, était convaincu que le meurtre des conjoints Khassen était commis par Akpar. Bourkout dit qu’il l’était. « Pourquoi ?» - demanda le juge d’instruction, et Bourkout lui exposa de nouveau ses idées et parla de la dernière conversation avec Khacnhaïm. Elle dit qu’Akpar en la quittant la menaça : « Souviens-toi, soeur, que je suis venu chez toi, et toi, tu m’as chassé. Souviens-t’en, s’il te plaît ». Khanchaïm était troublée quand elle transmettait ces mots à Bourkout. Le meurtre eut lieu quelques jours après leur dernière conversation.
Oui, cela sonne d’une façon plus ou moins convaincante, - dit le juge d’instruction, - mais néanmoins on ne peut pas condamner un homme en se basant juste sur des mots. Mais bon, alors, pendant tous ces jours-là, à commencer par la visite de sa soeur jusqu’au meurtre Akpar aurait dû être à Alma-Ata, c’est ça ? – Bourkout fit un signe de la tête. – Très bien. Où il aurait pu être pendant tout ce temps-là ? Il a des connaissances, j’imagine ? Il aurait pu être chez Karajan ? Vous ne le savez pas?
Le juge d’instruction n’interrogeait pas, mais parlait, et ne parlait même pas, mais demandait d’une manière passionnée, persévérante, et Bourkout y vit quelque chose de personnel.
Non, je ne sais pas, - dit-il, - je les ai vus, c’est vrai, une fois ensemble, c’était à Akchatyr, et je vous en ai déjà parlé, mais je ne peux plus rien dire de leur connaissance. Comme je comprends, vous avez besoin des faits et non des suppositions.
Oui, oui, juste des faits, - le juge d’instruction fit-il un signe de tête, - juste des faits et plus rien... Alors c’est fixé avec les documents que pendant ces jours-là Karajan Aïbassov n’était pas en ville, alors il ne pouvait pas être chez lui, mais sa femme Maroukeï y était... – Et il regarda Bourkout d’une façon particulière : - Dites si ce prénom vous dit quelque chose ?
Bourkout haussa une épaule :
Si c’est en lien avec cela, alors rien.
Et il n’y avait aucune rumeur dans la ville sur cela ?
Au moins moi, je n’en ai rien entendu, - répondit Bourkout, - on parla beaucoup d’Akpar, mais à des propos tout à fait différents.
Le juge d’instruction se leva et se mit à marcher dans le bureau.
Bon, est-ce que vous connaissez quelque chose sur Maroukeï en général ? Vous l’avez vue ?
«Non, mais il a vraiment besoin de savoir quelque chose, - pensa Bourkout, - et cela ne concerne pas l’enquête », et répondit :
Je l’ai vue deux fois – il y a quelques jours chez vous, et il y a quinze ans à Akchatyr. Voilà tout.
Le juge d’instruction se frotta les mains :
Alors vous n’admettez pas qu’Akpar pût se cacher chez Maroukeï ?
Non, ce n’est pas ça, c’est juste que je n’en sais rien, - répondit Bourkout.
Le procès-verbal de l’interrogatoire fut rédigé où à part autre chose on écrit que Bourkout ne savait rien de compromettant sur Maroukeï et qu’il trouvait inacceptable l’idée que son prénom pouvait être lié avec le meurtre des conjoints Khassen de quelque manière. En fait il dit « infondée », mais le juge d’instruction écrit « inacceptable » et expliqua : « Jeter l’ombre sur une femme sans raison est bête et criminel. – Ensuite il signa son laissez-passer et lui tendit la main : - Au revoir ! On ne va plus vous déranger.
C’est vrai que ce juge d’instruction ne convoqua plus Bourkout. C’était un autre juge d’instruction qui le convoquait et c’était tout à fait une autre conversation. C’était deux mois après la dernière convocation. Il y avait deux hommes au bureau : grand et petit. Le grand se présenta à Bourkout comme procureur de la République en affaires spéciales. La conversation prit tout de suite une tournure désagréable.
Mais comment avez-vous pu assurer qu’Akpar ne pouvait pas passer la nuit dans la maison de Karajan Aïbassov ? Nous avons toutes les raisons pour penser que sa femme accueillait le tueur dans la maison en absence de son mari. Qu’est-ce que vous en savez ?
Bourkout haussa les épaules :
Je n’en sais rien. .
Mais vous l’écrivez ! – le dit le procureur comme s’il avait juré. – Et vous savez que Phéophanov est arrêté ? Il s’est marié avec cette Maroukeï, non officiellement, bien sûr... mais... il a fermé son affaire. Alors maintenant elle est réoverte et vous devrez répondre aux questions de l’enquête. Asseyez-vous. On va remplir votre procès-verbal de nouveau. Votre prénom, patronyme, l’année de naisssance, occupation, celle de votre père...
Le petit était assis, regardait Bourkout et souriait avec réserve. Il souriait d’une façon bien désagréable comme s’il savait quelque chose de mauvais.
...Bourkout rentra chez lui tard, et son âme était si sombre et vide que peut-être pour la première fois dans sa vie il pensa : « Me soûler ou quoi ? » Et là sa fille accourut vers lui.
Papa, - cria-t-elle,- regarde quelle note on m’a donné ! – Et elle lui donna son carnet scolaire. Il y avait un deux là-dedans.
C’est une note, papa ! – cria Zoura tout en tremblant d’excitation et en examinant le visage de son père.
Il sourit, lui caressa la tête et l’embrassa sur son petit front.
Mes félicitations sur ta première note, ma chérie.
Le matin il alla dans la maison d’édition. Il marchait avec un air concentré, prêt à tout affrontement avec le rédacteur. Mais on l’accueillit comme d’habitude, et le directeur de production le saisit tout de suite par l’épaule et le fit traîner dans le service d’art parce que quelques bandeaux n’étaient pas signés. Il le fit sans regarder et alla chez lui calmé – tout allait bien.
La nuit il sauta soudain sur ses pieds et s’approcha de la fenêtre pieds nus. Il pensait avoir entendu le bruit du moteur. Une voiture s’arrêta sous la fenêtre. La porte de l’entrée principale claqua et il attendit jusqu’à ce qu’un taxiste ne sortît pas de la maison, et une femme le suivait – voisine du palier. La femme se lamentait et prouvait quelque chose au chauffeur, celui-ci hochait la tête et ricanait. Le mari de la voisine était un ivrogne. On le ramena à la maison. La voisine pleurait. Bourkout soupira et quitta la fenêtre. « Je deviens fou, - pensa-t-il calmement et amèrement. – Plus rien. Je deviens fou. Il faut me coucher et m’endormir ». Il se coucha, mais n’arriva plus à s’endormir.
On convoqua le détenu de la cellule quarante-huit à une heure inhabituelle – la nuit. Il marchait à travers le couloir et pensait à ce qui s’était papssé, peut-être que quelque chose de tout à fait extraordinaire, et qu’on allait lui produire des matériels complètement inattendus. Par exemple, l’accusation du meurtre de Khassen. Pourtant tout fut beaucoup plus simple. On le fit passer à travers des couloirs dans une autre aile de l’immeuble, on le fit monter en ascenseur, on le fit redescendre à l’escalier, et voilà que convoyeur frappait déjà à la haute porte couverte d’une toile cirée noire.
Il y avait une lumière du jour dans la pièce, des tapis étaient par terre et au mur, une armoire se trouvait contre le mur, et l’homme qui se levait du bureau, lui était absolument étranger.
Faisons connaissance, - dit-il calmement. – Directeur adjoint du Commissariat du peuple, Gavrilov. Asseyez-vous à cette table, fumez. Comment vous sentez-vous ?
«Qu’est-ce qu’il veut ? » - pensa Karajan et dit qu’il se sentait bien, mais c’est juste qu’il n’aimait pas cette incertitude, l’enquête prenait si beaucoup de temps que...
Gavriolv l’écoutait et hochait la tête.
C’est pour cela que je vous ai convoqué, - dit-il, - on va terminer avec cette enquête ce mois, mais j’ai toujours des choses que je ne comprends pas. Par exemple, vous vous souvenez toujours du prénom de Bourkout comme de celui de votre complice direct, mais en même temps malgré votre attitude catégorique vous ne nous donnez aucun fait concret. Où vous êtes-vous connus ?
Karajan réfléchit et dit qu’à l’AKP.
Mais de quelle façon ? – continuait Gavrilov. – Vous n’êtes même pas membre de l’AKP.
Karajan se retrouva dans une impasse pour une minute : personne ne lui posait de questions pareilles avant – ce n’étaient que les déclarations qui comptaient : un tel participa, aida, fut informé, etc.
On s’est connu pendant son admission à l’AKP, — répondit Karajan. – C’était... – Il s’arrêta pour répondre. Quand on ment, il est si facile de s’embrouiller en dates, détails, mais Gavrilov l’interrompit.
Comment c’était, ce n’est pas important, - dit-il, - ce qui est important, c’est de savoir comment était cette rencontre ? Qu’est-ce que vous avez fait ? Vous avez recommandé Bourkout en membres de l’association ou...
«Il essaye de m’attraper», — pensa Karajan et répondit :
Je ne pouvais pas le recommander parce que je n’étais pas membre de l’association moi-même, mais je l’ai soutenu.
Vous l’avez soutenu verbalement ?
Oui.
Gavrilov fouilla dans les papiers, trouva une feuille et la tendit à Karajan.
C’est votre main ?
«En complément à tout ce que j’ai dit à la réunion, - écrivait Karajan dans la lettre au nom du président de l’AKP, — je dois dire à propos de la possible admission de Bourkout à l’association la chose suivante : l’élève d’un soi-disant poète Akhan, tristement célèbre par son activité anti-soviétique, Bourkout Kountouarov est un sous-ordre de cette poésie de beys qui est implacablement hostile à la révolution prolétaire... »
«Parbleu, je l’ai écrit, et je l’ai oublié, - pensa Karajan perdu, - et qui savait qu’on aurait pu garder ce papier ? »
Que pouvez-vous dire à ce propos ? » - demanda Gavrilov.
Et Karajan n’avait rien d’autre à faire qu’hausser les épaules.
Bon ! – Gavrilov se leva de la table et s’approcha de Karajan. – Il esst que, - dit-il toujours doucement, - que je connais bien Bourkout. A l’époque je l’avais déjà arrêté et l’avais libéré, alors j’ai vérifié tous vos matériels, on peut dire, même avant qu’ils fûrent écrits. Pourquoi avez-vous voulu dénigrer cet homme ? Vous ne le connaissez pas du tout, mais vous avez essayer de le noyer pendant toute la vie. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’il n’est pas le vôtre, parce qu’il est le nôtre, et vous le ressentiez. Ecoutez, est-ce que vous allez continuer à embrouiller l’enquête ?
Karajan gardait le silence obstinément.
Gavrilov sortit sa cigarette, mais il ne se mit pas à la fumer, il ne fit que l’approcher de sa bouche et il l’oublia dans la main.
Encore une question, - dit-il, - vous vous souvenez de l’article de Kountouarov sur Jabaguy?
Oui, - répondit Karajan tristement.
Jabaguy a reçu la mesure capitale et fut fusillé, c’est ça ? Il est votre parent proche. Comment vous pensez, un homme de votre caractère et avec vos possibilités peut pardonner cet article à son auteur ? Est-ce qu’il ne va pas devenir son ennemi mortel ? Hein ?
...Quand Karajan fut ramené, un papier suivant se trouvait sur le bureau de l’adjoint de la Commission du peuple :
«Je déclarre que toutes mes accusations contre le poète Bourkout Kountouarov ne correspondent pas du tout à la réalité et je les ai toutes fabriquées à cause de mes objectifs personnels.
— Voilà la vérité, - dit Gavrilov et décrocha le téléphone.
Bourkout ne savait rien de cela. Il ne savait pas non plus qu’un ordre d’arrêt tout prêt était déjà sur le bureau de Gabrilov, et il n’y avait que la signature de l’adjoint ministre qui manquait.
Mais c’est justement cette signature qui ne fut jamais reçue.
Pourtant elle fut reçue sur le papier sur le renvoi de l’affaire du professeur. Une signature brusque qui rayait tout : « Libérer à cause du non-lieu. C’est n’importe quoi – le quatrième juge d’instruction - et aucune faute ».
Ainsi Bourkout vécut-il l’hiver. Le printemps commença.
IV
Les Kazakhs ont un proverbe : « Le malheur a une barbe grise, la joie a le soleil dans ses yeux ». Durant les derniers deux ans Bourkout se rajeunit même de dix ans.
Ainsi le bouleau se transforme-t-il ayant vécu la sécheresse de steppe. Il voyait autour de lui des chantiers gigantesques qui avaient changé complètement le visage du pays et croyait que tout serait bien au futur. Il ne s’était jamais senti si fort et frais qu’après une nuit réussie, passée au bureau à écrire.
Il y a un mois, avant les événements décrits, il arriva enfin à la mine Konyr Ayguyr chez Nourlan. Ce n’était pas la première année que Nourlan travaillait comme directeur et chaque été il invitait son ami chez lui (dans les lettres il l’appelait vénéreusement « aga » ce qui signifiait le frère aîné, bien que la différence d’âge ne fût pas si grande), mais « aga » ou « akyn-aga », comme il l’appelait encore, ne pouvait toujours pas trouver de temps libre bien qu’il le promît chaque année. Et voilà enfin il
«se libéra de ses obligations ». Bon, non, il ne s’en libéra pas, bien sûr, et ce voyage était aussi une de ses obligations. A la mine – elle était déjà devenue toute une ville – c’étaient non seulement des Russes et des Kazakhs qui travaillaient (ils étaient en majorité, c’est vrai), mais aussi des Ukrainiens, des Bielorusses, des Tatares et des Bachkirs. C’est sur ce travail amical et concerté, ou plus exactement, sur l’amitié de ces gens que Bourkout allait écrire un poème. Le titre conditionnel fut « L’amitié des peuples », mais il l’effrayait un peu de sa traditionnalité. « Mais d’ailleurs, - disait-il, - le titre n’est pas la première chose, mais la dernière. La chose principale est d’écrire. »
Et il ne pouvait pas se plaindre – l’écriture lui réussissait. Pendant un mois le poème fut prêt. Il grandissait comme un immeuble, brique par brique, étage par étage, bâtiment par bâtoment. Encore une semaine, et le poème sera fini. Et voilà qu’un incident eut lieu, un incident si futile qu’il ne fallait même pas y faire attention. Bourkout vit un rêve (il travailla pendant toute la nuit et ne s’endormit qu’à l’aube)—il rêva que tous les trois, Akhan, Akpar et lui, étaient assis dans la même pièce d’où leur professeur s’était défenêstré. La conversation avait un ton haussé – et soudain Akpar saute sur ses pieds et saisit Bourkout par la gorge. Il voit un visage pâle de haine, ses noeuds sautants, entend sa voix croassante, se retourne vers son professeur, mais il n’est plus déjà là – il disparut on ne sait où, et la pièce devint obscure, et on entend un coup de tonnerre. L’obscurité couvre tout, quelqu’un d’invisible crie quelque chose de menaçant, on entend une chanson qui ressemble soit à un râle, soit à un croassement. Des pas de soldat distincts s’entendent sous la fenêtre.
Et Akpar le saisit par la gorge et crie :
«Tu veux écrire des poésies ? Tu vas louer les nouvelles autorités ?
Non, jamais ! On va te détruire et les gens pareils à toi ! Nous vous avons annoncé la guerre. Tu comprends ? Guerre ! Guerre ! Tu ne pourras t’en cacher nulle part ! »
Il serre Bourkout de plus en plus fort, celui-ci étouffe déjà.
Il se réveilla de son propre cri. Nourlan se tenait au-dessus de lui et le secouait doucement par l’épaule.
Qu’est-ce que tu as, Bourkout-aga ? – demanda-t-il avec inquiétude. – Tu as eu un mauvais rêve ou quoi ?
Bourkout détacha sa lourde tête de l’oreiller, regarda son ami et répondit ::
Oui, mais ce sont des bêtises !
Et il raconta brièvement son rêve.
Nourlan hocha la tête.
Le rêve est effrayant, mais le Dieu est gracieux, comme disent les Russes – ce sont des bêtises ! Le rêve est un rêve. Peut-être qu’hier tu as été trop fatigué, et c’est pour cela que tu as eu ce rêve.
Peut-être, - répondit Bourkout fadement, - peut-être que vraiment j’ai été trop fatigué.
Le plus probablement oui. – Nourlan réfléchit. – Bien que le rêve sur Akpar ne soit pas tout à fait faux. Des amis pareils ne font qu’attendre que le moment de te saisir la gorge. Et le monde est si tumultueux maintenant. La peste brune s’approche de plus en plus.
Mais si elle était seulement brune, - soupira Bourkout, - mais aussi le Japon, l’Italie, et les Finnois.. Alors je pense qu’on ne va pas se passer de la guerre. La seule question : est-ce que nous sommes prêts à ça ? On a des millions comme Akpar.
Bon, mais on a quand même plus d’amis, - sourit calmement Nourlan : non, on ne les prendra pas au dépourvu. Il regarda sa montre. – Pourtant il est l’heure de m’en aller. – Il se dirigea vers la porte et s’arrêta. – N’ayez peur de rien, akyn-aga, travaillez tranquillement. Et ne pensez pas aux ennemis. On est plus forts, croyez-moi.
Nourlan partit, et Bourkout était assis et réfléchissait.
«Tout cela est vrai, mais tout cela reste toujours des mots, il est nécessaire de compter sur les amis, mais on ne peut pas que compter sur eux. Même l’acier de la meilleure qualité ne supporte pas la charge extrême. Et en général que peut-on savoir de ce qui n’existe pas encore ?! »
Ces pensées l’assaillaient pendant toute la journée, et vers le soir il alla sur son endroit favori vers les rives du lac Konyr Ayguyr. Là il s’assit sur sa pierre préférée et se remit à réfléchir.
Et soudain il entendit un son profond, presque claironnant. Il leva la tête. C’était un cygne qui chantait. Bourkout se leva et regarda. Deux oiseaux royaux nageaient sur le miroir du lac. Ils nageaient et parlaient l’un avec l’autre. Dans le silence profond de lac on entendait tout son de leurs voix. Et Bourkout se souvint : il vit les cygnes pour la première fois sur ce même lac il y a dix ans. C’était l’été où Aryn (où est-il maintenant) et lui allaient ensemble dans l’aoul et avaient rencontré le parti géologique Cette année Bourkout devint soudain célèbre. On commença à chanter ses chansons, à citer ses poésies. Mais surtout il fut célèbre par son poème « Ne tirez pas sur le cygne ». Il écrit le poème après qu’il avait vu ce lac pour la première fois. Le lac est un oiseau sacré chez les Kazakhs, c’est un grand péché de tirer sur lui, et le tuer est un péché simplement impardonnable. Il y a quelque chose d’aussi troublant dans l’amour des Kazakhs envers les cygnes que dans celui des marins anglais envers l’oiseau-tempête. Celui qui tuera cet oiseau, croient-ils, attirera des ennuis interminables sur lui et ses compagnons. Au siècle passé le poète Kolridge écrit un poème sur cela que tout homme instruit connaît au moins de réputation. Et Bourkout l’avait lu aussi une fois, mais le coloris maussade et fumeux – ses glaces et neiges – ne s’était pas du tout répercuté sur l’oeuvre de Bourkout. Il est clair, triste et lyrique. Celui qui le lit respire l’air du lac de steppe. A l’heure de l’aube deux cygnes, comme écrivait Bourkout, nageaient paisiblement sur les eaux du Konyr Ayguyr, mais voilà qu’un étranger s’approcha furtivement et tira sur le cygne. Il ne connaissait pas et ne voulait pas connaître les lois de la steppe. Voilà pourquoi son tir avait dérangé toute l’harmonie de la steppe. Le ciel s’assombrit, l’orage commença. Ensuite on avait la chanson du cygne devenu solitaire. Il perdit sa compagne et la pleure. Sa voix est rejointe de la voix du poète. Il demande à Allah de punir le mécréant. Il prit la beauté du lac, il prit la tradition au peuple et transgressa le calme de la steppe. Qu’il soit maudit pour toujours !
C’est ce poème qui devint ce tournant par lequel commença la gloire du poète. Les pleurs du cygne et la malédiction du poète furent notées. On appelait Bourkout le chanteur de la steppe et le conservateur de son silence éternel.
Bien sûr que c’était ainsi à l’époque. Et maintenant Bourkout pensait à son poème et à ses malédictions avec quelque embarras. Calme ! Silence ! Est-ce que cela n’est pas la chose la plus importante ? Et voilà qu’il a devant lui ce même lac, et des cygnes y nagent de nouveau. Et comme exprès, c’est un couple, et ils chantent aussi. Et d’ailleurs ce n’est pas un seul coup de feu, mais toute une canonade, des coups de feu innombrables s’entendirent ici. On fit sauter les montagnes. On a construit des chemins de fer. La ville est construite - et voilà que des touristes marchent et chantent ici, des voitures avancent et font du bruit, des centaines de jeunes gens bronzés arrivent ici de tous les côtés du Kazakhstan. Mais est-ce que Konyar Ayguyr en perdit son air poétique, son silence de cristal, son calme tranquille et fier ? Et la steppe, ne devint-elle pas plus belle ? Et les cygnes ? Est-ce qu’ils ne crurent pas l’homme, est-ce qu’on ne fit pas loger des dizaines et des centaines de couples dans le lac ? Maintenant ils se nichent même ici, et personne ne pensera même tirer sur eux ou même venir avec un fusil ici.
Et ce ne sont pas les seuls Kazakhs qui gardent le silence et le charme de cette steppe – voilà qu’un garçon berger russe est assis sur la butte, - est-ce que cette steppe ne lui est pas chère ? Tout le monde aime la beauté, elle est pour tous les gens. Et là il se souvint de quelque chose d’autre : les funérailles de Khassen et de Khanchaïm. Toute la ville vint accompagner les tués. Au chevet du cercueil deux hommes marchaient : lui et Takejan, et la foule avançait derrière eux. Il y avait des soldats, des savants et des ouvriers. Tatares et Bachkyrs, Kazakhs et Kalmyks, Russes et Ukrainiens. Plusieurs pleuraient. L’orchestre jouait Chopin. Et la tristesse de ce Polonais mort il y a très longtemps était bien claire à tous les Russes et les Kazakhs, les savants et les bergers. Parce que la vraie douleur – le deuil sur les jeunes gens forts, beaux morts trop tôt, - est claire à tout le monde ! Alors essaye d’écrire sur cela ! Et écris cela de la manière que tout Russe, Kazakh, soldat et agriculteur le comprenne, de la même manière que cette marche funèbre fût claire à tout le monde !
Il y pensait et regardait le lac. Tellement de temps passa. Et déjà ce garçon russe avait amené ses vaches, et le soleil se mit à se coucher, l’eau devint dorée, ensuite rose, ensuite rouge, ensuite juste noire après avoir été bleue, et il était toujours assis là et réfléchissait. Et il lui sembla d’abord que quelqu’un s’était approché derrière lui. Il se retourna vite. A cinq pas de lui il y avait un grand homme droit avec un capuchon noir tissé à la maison. « Quelqu’un de familier, - pensa Bourkout avec confusion, - mais non, je ne peux pas me souvenir de lui. Et je n’ai pas vu de moustache en petites bouclettes depuis longtemps ».
— Bourkout-aga, - dit l’homme, - bonjour !
Bonjour, - répondit Bourkout en se levant. – Je n’arrive pas à vous... Aryn !
L’homme sourit.
Alors, est-ce qu’il est difficile de me reconnaître ? Le même, le même ! Et vous, vous avez peu changé. – Il s’approcha et tendit la main. – Alors, je suis très heureux de vous voir sain et sauf.
Un silence gêné s’installa.
Alors, comment tu t’es retrouvé ici ? – demanda Bourkout. – Je pensais que tu n’étais pas ici, mais là-bas.
Mais je suis là-bas, - répondit Aryn, - je suis parti avec Karymsak à l’époque et je suis toujours là. C’est vrai que je dois venir ici aussi, mais je ne me retiens pas ici, je fais ce qu’il me faut et je repars. – Il cligna l’oeil : - Les circonstances ne sont pas les mêmes.
Bourkout le regardait sans détacher les yeux.
Et pourquoi tu es venu maintenant, tu peux me le dire ?
Un peu plus tard.
Bon, alors ! Comment vous vous êtes installés là-bas ?
Aryn eut un sourire forcé :
Et comment s’installent les gens dans un pays étranger ? Mal, bien sûr.
Magnifique ! Mais est-ce que vous n’êtes pas partis chez vos proches ? J’ai entendu dire que vous erriez près des montagnes d’Altaï, plus haut que l’Irtych Noir ? Non, ce n’est pas vrai ?
Si, c’est vrai.
Mais alors, de quoi tu parles alors ? Là vos tribus de Naïman et de Keren errent depuis des siècles. Ca fait mille ans que les Kazakhs font pâturer leur bétail.
Aryn eut un sourire forcé :
Et alors ? Les maîtres disent que tout est à nous. Ils nous auraient tous tués déjà, mais c’est juste qu’ils n’ont pas le temps. Premièrement ils se battraient entre eux, et deuxièmement on habite haut, c’est difficile de nous atteindre.
Bourkout hocha la tête :
Et tu connais le proverbe kazakh : « Où le rat ira, le serpent rampera aussi ». Non, les montagnes ne vont pas vous sauver. C’est autre chose si le pouvoir populaire vainc...
Le pouvoir populaire ne fait pas trop attention à nous, - soupira Aryn, - il a vaincu ici, mais nous avons dû le fuir très loin.
Bourkout le regarda et hocha la tête :
Mais ce n’est pas toi qui as dû t’enfuir, mais Karymsak, quel imbécile ! Il t’a pris avec lui comme si tu étais une chose. Il t’a pris sous l’aisselle et t’a ramené. Les maîtres vont vous atteindre à la montagne aussi, sois calme ! Ce n’est pas leur première fois de tuer des tribus. Tu as entendu ce qui s’était passé en 1756 en Chine ?
Aryn écarta les bras :
Mais d’où puis-je le savoir ! C’est vous qui êtes savants... Les vieux le savent peut-être.
Les vieux le savent, bien sûr, mais ils ne vous le diront pas. Vous vivez au bout d’un gouffre, et chaque année la terre s’écroule sous vos pieds, et vous ne le voyez pas. Il y avait la Djoungarie, un grand règne. Elle occupait le nord-ouest de la Chine. Alors cette année malheureuse, en 1756, l’empereur chinois s’est brouillé avec le kontaïchy et donna un ordre «Détruire les habitants de la Djoungarie». Et ils les ont détruits. Ils n’ont laissé ni les enfants, ni les femmes, ils n’ont accordé grâce qu’aux belles jeunes filles. Voilà la fin de toute la Djoungarie. En un été on n’en a eu que les cendres – ne l’oublie pas. Et j’espère bien que tu ne devras pas te souvenir de mes paroles. Allah t’en garde !
(Aryn se souvint des paroles de Bourkout quinze ans après, quand tout l’aoul du bey Karymsak – quelques centaines des gens affamés et déchaussés – retraversa la frontière et apparut déjà au Kazakhstan soviétique. Ils durent payer leur trahison avec la douleur et les morts, mais il y avait encore quinze ans à le faire, et quelles années !)
Oui, Allah nous en garde, - répéta Aryn, - nous avons fui le vent, et il semble qu’on est avec l’ouragan maintenant. Maintenant Karymsak n’aurait pas pu nous inciter si légèrement. Les gens vivent ici beaucoup mieux, c’est vrai. J’ai marché, j’ai regardé.
Alors bien ! Reste avec nous !
Aryn hocha la tête brièvement, mais avec décision :
Non, je ne peux pas. Akpar a pris mon frère en otage. Il me dit que si je n’arrive pas à temps, ton frère ne sera plus en vie.
Akpar ! – Bourkout saisit Aryn par l’épaule et ne s’en aperçut même pas. – Alors il est vivant?
Il est bien vivant ! – sourit Aryn. – Il est la personne la plus importante chez nous ! Il vient de revenir d’un voyage. Il a été quelque part en Europe. On dit qu’il est allé à Berlin. Il a choisi une dizaine de nos djiguites et les a envoyés quelque part. On dit qu’il les a envoyés étudier.
Etudier quoi ?
Mais qu’est-ce qu’Akpar peut apprendre à quelqu’un ? Apprendre comment être bandit, je pense. Il va leur apprendre à le faire, ensuite les envoyer ici, comme il m’envoie moi.
— Bien, bien ! – Bourkout se passa la main sur le visage en essayant de rassembler ses pensées. – Bon, bon ! Alors asseyons-nous, trop de nouvelles à la fois... Alors, c’est lui qui t’as envoyé ici.
Lui.
Pourquoi ?
Pour venir vous chercher et Maroukeï.
Pourquoi ?
Pour que vous alliez ensemble chez lui.
Bon, bon ! Et tu as vu Maroukei ?
Oui.
Et qu’est-ce qu’elle a répondu ?
Aryn eut un sourire forcé :
Elle a juré. Elle m’a envoyée foutre le camp avec Akpar ! – elle a dit qu’elle a assez d’hommes ici.
Bourkout se mit à rire :
Magnifique ! Alors c’est tout ce que as entendu d’elle ?
Mais oui. Je me suis retourné et suis parti.
Alors tu as accompli l’ordre ?
Non, pas tout à fait. J’aurais dû alors lui tirer une balle dans le front.
Ah ! Et à moi aussi ?
Bien sûr !
C’est consolant ! – Bourkout eut-il un sourire forcé. – Alors c’est avec cela que tu es venu me chercher.
Bourkout le regarda et décida vite ce qu’il fallait faire.
Bon alors, - soupira-t-il, - accomplis ce qu tu as prémédité.
Mais non, aga, - Aryn eut-il peur. – Je n’ai qu’une balle. Je la garde pour moi-même. Mais ce sera déjà là-bas. Je devrai revenir. Dans ces cas-là Akpar tient sa parole.
Il a un si grand pouvoir là-bas ?
Mais oui ! – s’étonna Aryn. – Mais comment alors, Bourkout-aga ?! C’est le seul héritier de Karymsak ! Et Karymsak, c’est deux mille chevaux ! On le regarde comme Allah. Il n’a que faire un signe de tête, et c’est tout ! Et cette personne n’existera plus ! Vous savez combien de gens il a pour tuer les autres ? Je n’ai pas pu apporter vos têtes, alors je lui apporterai la mienne en échange. Bon, et après, - il sourit tristement, - même si c’est plus calme ici, mais c’est toujours la guerre, je suis allé dans les aouls, j’ai demandé des choses, je le sais. Il y a un désaccord entre les Kazakhs. Et je suis déjà un étranger ici... Alors quelle différence y a-t-il de qui je vais périr – de la main des miens ou des étrangers, d’Akpar ou pour Akpar ?
Bourkout gardait le silence pendant longtemps. Bon,-- dit-il enfin. – Reviens. Reviens là-bas, à l’étranger. Mais souviens-toi toujours que tu es né ici, pas là-bas, et tu ne pourras pas ramener la terre natale sur tes semelles – c’est ce qu’un homme intelligent a dit quand on lui offrait de s’enfuir à l’étranger! Et encore souviens-toi que tous nos grands maîtres – Abaï, Tchokan, Ibraï – sont nés, ont habité ici et sont enterrés ici. Alors, si tu as une possibilité de t’enfuir, viens chez moi. Je me procurerai de tout pour toi. Je te le promets. Et emmène ta femme. Et on va l’accepter comme notre soeur.
Aryn sourit tristement :
Mais je ne suis pas marié, Bourkout-aga. Ce n’est pas si facile là-bas. Cette année je devais me marier, mais cela ne s’est pas réalisé. – Il hésita un peu et ajouta soudain : - Akpar promettait d’amener une fiancée et de donner encore quelques troupeaux de chevaux si j’apporte votre tête. Alors, vous voyez que je n’ai pas de chance ! Adieu !
Il se retourna en silence et s’en alla, quelques minutes après sa silhouette se dissout dans l’obscurité.
Aryn, prends soin de toi ! – cria Bourkout en comprenant qu’il fallait lui dire quelque chose en guise d’adieu et sans savoir quoi exactement.
Et en réponse à ses mots, soudain et très près de lui, comme cela lui sembla, l’obscurité lui répondit :
Merci... Merci !
Bourkout marchait chez lui. La lune était déjà haut dans le ciel, et des feux blancs, bleus, verts et rouges s’illuminèrent parmi les coteaux. C’est là que la mine fonctionnait, le bourg vivait et des bunkers de minerai de plomb roulaient.
«Alors c’est pour cela que j’ai rêvé d’Akpar, - pensait-il, - c’est vraiment un rêve prophétique. Et ces jours-là il pense à moi, de quel côté je serai dans une lutte à venir. Alors je vais lui répondre avec un poème, où il y a des lignes spéciales dédiées à lui ; je l’écrirai en toutes lettres : Akpar Karymsakov !
Et il pensait encore :
«Et Aryn ne va pas se perdre. Il a déjà compris beaucoup de choses. Et bientôt il va tout comprendre ! Et si, Allah en garde, des charognards viennent... »
V
Les charognards vinrent un an après. La guerre commença. Bourkout devint correspondant voyageur d’un journal militaire. D’abord il fut au front de Leningrad et écrivait des essais sur un détachement kazakh qui luttait à mort près de Nevel. Après que ses articles entrèrent dans un recueil des meilleurs essais militaires et furent traduits à l’étranger, on le convoqua à la rédaction de « L’Etoile rouge » et on lui donna une carte de correspondant. « J’ai entendu dire que vous vouliez écrire un livre, - le rédacteur lui dit-il, - alors cela semble comme si je vous détournais de votre occupation directe, mais le livre, croyez-moi, ne vous échappera pas. C’est juste que son temps n’est pas encore venu. Donnez-le-nous par parties, sous forme d’essais et d’esquisses, nous allons les publier de numéro en numéro. Et vous aurez votre livre. Mais en ce qui concerne les grandes oeuvres avec de grands messages philosophiques et des conclusions, on n’en est pas encore là. Lev Nikolayevitch exposa ses réflexions sur la guerre douze ans après Sébastopol, et il a écrit « Les notes de Sébastopol » tout de suite pendant les
actions militaires. Vous comprenez cet exemple ?» « Tout à fait », - répondit Bourkout et partit pour son unité. Il fit un chemin dur de retraite. Il fut avec elle jusqu’à Stalingrad, et après jusqu’à la grande bataille à l’arc de Koursk.
Pour la première fois alors les Allemands introduirent dans la bataille leur char à puissance renforcée « tigre », et c’est pourquoi le livre que Bourkout avait écrit s’appelait « Chasse aux tigres ». Il eut du succès et fut aussi traduit en langues étrangères.
C’est là qu’un événément mémorable lui arriva. A l’époque il travaillait déjà comme rédacteur du journal de régiment, et cette nuit-là il venait d’envoyer les matériels pour le prochain numéro quand on le réveilla. Il reprit connaissance parce qu’il y avait quelqu’un qui se tenait au-dessus de lui et répétait à haute voix :
— Camarade Kountouarov, on vous demande de venir immédiatiment à l’état-major. Un représentant du Quartier Général y arriva.
Il sauta sur ses pieds tout de suite. C’était l’adjudent du colonel.
La bataille pour une agglomération, où s’étaient retranchées les forces de l’ennemi, venait de terminer juste hier. La légion dite celle de Tourkestan menait la guerre avec les Allemands, et chaque jour on entendait la langue kazakhe, kyrghize, tadjik. Tout cela était très dégoûtant, et Bourkout souffrait d’une rancune triste et d’un inconvénient incompréhensible. Mentir de telle façon ! Parler une telle langue ! Inventer de telles bêtises ! Un jour il lui arriva même d’entendre la voix de Jakan Syzdykov, d’un vieux poète malade qu’il connaissait bien encore d’Alma-Ata, et dont il avait reçu la lettre la semaine dernière. « Mon Dieu, quels idiots ! – pensait-il. – Ils ne sont même pas des bêtes, des tueurs, - et même cela – mais ils sont encore tout simplement des imbéciles, sur quoi comptent-ils ? »
Il avait envie d’hurler à entendre la voix d’un speaker..
Et voilà qu’hier la bataille avait finalement eu lieu, et la voix maudite se tut. Mais Bourkout était si épuisé qu’il traînait à peine ses pieds. Il fut définitivement affaibli non par la bataille même, mais par tout ce qui la suivit – l’interrogatoire des prisonniers, rassemblement et envoi des blessés, arrivée du commandement, correspondance au journal central qu’il avait dû terminer soudain ayant raccourci l’essentiel, parce que l’occasion partait dans une demi-heure. Ensuite les combattants écoutaient des disques presque toute la journée. Dans l’état-major allemand il y eut toute une armoire de disque, parmi elles il y avait des collections de deux ou trois opéras kazakhes (probablement c’était l’héritage de l’automitrailleuse de radio). Kouliach chantait jour et nuit, et dans la pièce des soldats s’attroupaient sans cesse. En général durant ces trois jours Bourkout dormit à peine quelques heures. Et voilà qu’après avoir fait partir tout le monde et avoir fini toutes les affaires – bénévoles et obligatoires – il venait de se coucher sur le divan quand ce lieutenant apparut.
Bourkout dormait encore quand il s’habillait et serrait la ceinture ; il dormait quand il marchait dans la rue, il se levait sur le seuil tout en sommeillant, en sommeillant il attendait qu’on l’annonçât, et juste au moment où ils gagnèrent l’état-major et il entendit une voix sèche et familière : « Ah, Bourkout ! Je t’attends, je t’attends ! » - c’est juste là que son sommeil disparut comme par enchantement.
Le général était assis à table et écoutait le rapport. Le juriste militaire du deuxième rang se tenait devant lui. Quand Bourkout entra, le général lui fit signe de la main : « Une minute ! » Et il se replongea dans des papiers. Ainsi s’écoulèrent cinq minutes, ensuite le général mit soudain la main sur le papier et dit :
— Bon, voilà tout. Si vous leur répondez ainsi, je pense qu’ils se calmeront. Au revoir, mon cher ! J’ai un hôte important maintenant…
Il regarda Bourkout et éclata de rire :
Bon, mais bien sûr que vous ne m’avez pas reconnu, mais moi, je vous ai reconnu tout de suite. Vous n’avez pas du tout changé. Et moi je suis devenu plus solide, plus vieux, bien sûr. Si ce n’est pas un secret, quel âge avez-vous ? Plus de cinquante ?..
Ca fait déjà la troisième année que j’ai plus de cinquante ans, - répondit Bourkout.
Quel gamin ! Je n’ai qu’un an jusqu’à en avoir soixante – le général se plaigna-t-il joyeysement et se retourna de nouveau vers le capitaine. – Alors, c’est tout, on va attendre la réponse, - dit-il, - envoyez-la immédiatement ! Dès qu’elle arrive, rapportez-moi-le tout de suite ! D’accord ?
D’accord ! – répondit le capitaine, fit le salut militaire et sortit.
Le général fixa les yeux sur Bourkout.
Et vous, vous ne vous souvenez pas de moi, - dit-il avec assurance. – Non ? Mais vous vous souvenez d’Akchatyr ?
Oui, - bredouilla Bourkout, - mais attendez, attendez…
АEt vous vous souvenez de l’an 1926 ? L’été ! La conversation à la direction politique de l’Etat ! Orage ! Vous veniez de sortir de chez nous, et l’orage venait juste de commencer ! Vous vous êtes mouillé jusqu’aux os !
Mon Dieu, - bredouilla Bourkout. – Camarade Gavrilov… Mais non…
Comment ça « non » ! Si ! – rit le général, - asseyez-vous, asseyez-vous ! Mais bravo à vous, vous êtes toujours en pleine forme ! Et vos articles sont parfaits ! A l’époque, quand j’ai lu votre article sur l’article de Jabaguy et j’ai dit : ce gars est maintenant sur le bon chemin ! Maintenant personne ne l’en fera détourner. Et comme vous voyez, je ne me suis pas trompé ! Asseyez- vous, s’il vous plaît. Les meubles sont en chêne ici, avec des lions. C’est agréable d’y être assis.
Si vous saviez comme je vous suis reconnaissant, - dit Bourkout.
Le général rit et cligna de l’œil.
Mais moi, par exemple, je le sais, - dit-il, - mais vous,
peut-être que non. J’ai dû entendre votre nom deux fois au cours de dix ans. La première fois c’était pendant l’enquête sur l’affaire de Jabaguy – mais ça, c’est clair. Le procureur a utilisé votre article dans son réquisitoire ! Et la deuxième fois tout était beaucoup plus difficile. Vous connaissiez un certain Karajan ?
Personnellement très peu, - répondit Bourkout, - mais j’ai eu beaucoup d’ennuis à cause de lui. Il me semble qu’on l’a fusillé, non ?
On lui a donné dix ans de prison ! Mais il n’a pas gagné le camp ! Des criminels l’ont tué, - dit le général.— Il leur a joué un mauvais tour aussi, et dans ces cas-là ils ne font pas de cérémonie. En gros, on l’a tué. Alors vous dites que vous avez eu beaucoup d’ennuis à cause de lui ? Mais bien sûr, vous êtes son ennemi juré. Ce Jabaguy maudit était pour lui comme un père. Je pense que c’est lui qui lui a appris à couper des têtes aux gens.
Couper des têtes ?
Oui, oui, salaud! Il n’y avait qu’une personne qui le savait. Ce Karajan était un bourreau en titre chez l’ataman. Personne ne savait décapiter avec un seul mouvement comme lui. Alors Doutov l’a approché de lui. Et ce bourreau travaillait chez lui sans relâche. Il n’avait pas peur de témoins. Tous ses témoins étaient sous terre. Voilà.
Il n’y pas un seul qui est resté en vie ? – s’écria Bourkout.
Si, on en enfin trouvé un – un convoyeur supérieur. On l’interrogeait sur une autre affaire, et il a dit des choses sur celle-ci. Je pense qu’il voulait obtenir une faveur. Bien sûr que son récit n’est pas encore une preuve, mais le poste que Karajan occupait était important. J’ai passé un an avec tout ça. Je fouillais les archives, je comparais les documents, j’envoyais les cartes de Karajan aux adresses différentes. Il n’y avait pas beaucoup de vrais participants qui restaient encore en vie mais quand même il y avait quelqu’un. Et pourquoi cela doit être étonnant ? L’histoire de ces années-là et encore au Kazakhstan est si embrouillée qu’on va encore se heurter à des surprises pareilles pendant plusieurs années encore. Bon, maintenant on passe à autre chose. – Le général décrocha le combiné et appela « Abeille ».
Je voudrais assister personnellement à l’interrogatoire de ce captif, - dit-il à « l’Abeille », - moi et encore un camarade. Non, non, occupez-vous de l’interrogatoire, et moi je vais juste être là à écouter. – Il se retourna vers Bourkout. – Il me semble que je vais vous montrer un spectacle intéressant, -dit-il. – Oui, c’est une vieille affaire, mais après s’être retrouvé chez nous, ce salaud de Karajan essayait de nous embrouiller de toute façon possible et il vous a appéle son complice, mais là on m’a filé votre affaire, et moi je vous connaissais déjà bien et je savais quelle rancune il gardait contre vous. Je connaissais l’affaire de son beau-père dans tous ses détails ignobles. Alors, quand je l’ai convoqué, on a vite trouvé un terrain d’entente. Karajan est un homme expert et il a tout de suite compris qu’il n’y aurait pas de raison à inventer des choses. L’intelligence, il en avait. C’était comme ça avec vous, - quand je l’ai mis au pied du mur, il s’est dédit tout de suite.
Et le général raconta vite à Bourkout tout ce qui s’était passé il y a sept ans autour de son nom et ce que Bourkout pouvait juste deviner. Et dès qu’ils terminèrent de parler, le téléphone sonna. Le général décrocha.
Déjà ? – dit-il. – Mais très bien alors ! On y va. – Et il toucha légèrement l’épaule de Bourkout. – Alors préparez-vous à la rencontre avec un compatriote. C’est que nous avons captivé leur speaker. Il dit qu’il est tatar, mais je ne le crois pas. Il est kazakh ou kirghiz. Et j’ai encore une suspicion personnelle. Allons voir.
C’était bien sûr un Kazakh, et Bourkout savait même qui c’était. Il parlait facilement et d’une manière cohérente ; il avait une bonne diction et une voix bien posée. Il ne parlait même pas, il se produisait sur scène.
Bon, alors, on sait ce que vous apprenez à votre peuple, - dit le général tout à coup, - mais je dois vous chagriner, parce que premièrement vous n’avez inventé rien de nouveau, c’est du bavardage typique d’un émigré. C’est comme ça que parlent des dachnaks arméniens, des mencheviks géorgiens et des samostiynyks ukrainiens. Mais si on répond sur le fond, ce sont les soldats de la brigade nationale qui vous ont captivé, cher Monsieur ! Je suis venu ici avec un Kazakh. Il est écrivain et il écrit dans sa langue. Alors vous ne pouvez raconter cette fable sur la destruction de la langue nationale et de la notion « kazakh » ni à lui, ni à son lecteur. Peu importe votre titre, votre nationalisme représente juste l’extérieur, et le contenu est antisoviétique. On a un proverbe chez nous : « La pie de Jacob n’arrête pas de répéter la même chose ». Si ce Monsieur a le même bagage…
Un Allemand, grand, maigre et encore arrogant, sourit et hocha la tête.
— Je suis raciste, et pas nationaliste, monsieur le Général, - dit-il, - et il y a quand même une différence.
Mais ça, je comprends, par exemple ! – rit le général. – Mais qu’est-ce qu’il a à faire là-dedans, lui ? Bon, vous, vous êtes une race supérieure. La race nordique, etcetera. Tout ce qu’il y a de bon dans le monde, tout est à vous. Vous allez soit nous tuer, soit vous allez nous forcer à travailler pour vous. C’est lair. Mais pourquoi lui ? Si vous êtes un surhomme, moi, je suis un sous-homme, alors lui, il est qui ? Il va recevoir quoi au partage ?
Il va recevoir son pays, - répondit pathétiquement l’Allemand et toucha son pince-nez. – Comme tout fils fidèle de son peuple, il va y prendre une place correspondante.
Alors il est votre laquais, et vous lui trouverez une palce ! Bien sûr. Le colonialisme se tient non sur le fouet d’un conquéreur, mais sur les mérites de ces mi-reptiles. Bon ! Autre chose qui m’intéresse – cela ne touche plus à l’interrogatoire, c’est, comment dire, pour mon instruction personnelle. Mais qu’est-ce que vous espérez ? En commençant cette guerre contre nous, sur quoi comptez-vous ? – Le capitaine toussa et fit bouger la chaise. Cette question ne convenait pas à l’interrogatoire. Mais il était déjà habitué aux caprices du capitaine.
Comment ça ? – l’Allemand leva-t-il la tête arrogamment. – Je ne vous comprends pas.
Je vais vous expliquer. Regardez. L’Union Soviétique quand vous l’avez forcée à faire la guerre, espérait l’amitié entre nos peuples, la communauté de leurs intérêts. On n’a pas de race des supérieurs comme on n’a pas celle de serviteurs. Je suis russe, je fais la guerre pour ma maison, et lui, Kazakh, il fait la guerre pour sa maison. Alors, nous les deux, nous faisons la guerre pour notre maison. Et il fait la guerre pour moi, parce que je fais la guerre pour lui. Et pour quoi un Kazakh, un Tchèque, un Français, un Polonais va-t-il faire la guerre dans votre armée ? Pour votre domination ? Pour votre ordre ? Pour votre défaire ? Mais la race supérieure, c’est vous, et la chair à canon, c’est eux, alors pour quoi la chair à canon peut-elle faire la guerre ? Pour sa propre tombe ? Est-ce que vous voyez que vos armées en campagne se transforment de plus en plus en armées de convoyeurs, et les pays conquis en camps de concentration, où il y a des peuples entiers ? Vous avez écrasé l’Europe, et qu’est-ce que cela vous a donné ? Deux cent millions ennemis qui vous haïssent et qui vous devez garder. Ils ont pris vos soldats et les ont fait rester sur leur territoire. Et vous avez occupé des républiques entières chez nous, mais vous ne pouvez même y marcher tranquillement. Chaque arbre vous y prépare un cercueil ! Mais sur quoi comptez-vous ? Sur des gens comme lui ?
L’Allemand en pince-nez sourit malicieusement :
Oh non, tout n’est pas si irrémédiable pour nous, comme vous l’imaginez, Monsieur le général rouge. Cet homme a déjà atteint le niveau du nationalisme, alors on a le chemin commun. Pour être un raciste conscient, il faut d’abord bien assimiler les leçons de nationalisme. Le nazisme et le nationalisme sont les degrés inférieur et supérieur de l’idée.
«Oui, -pensa Bourkout,- mais c’est la même chose à laquelle j’ai pensé quand j’enlevais un garçon pendu d’un arbre. Une justification scientifique ! Ils la trouveront pour chaque cadavre, pour chaque goutte de sang ».
Camarade le général, - s’adressa-t-il au général, - permettez-moi de m’adresser à mon compatriote.
Gavrilov hocha la tête affirmativement.
Bonjour, Akpar, - dit Bourkout. – Je t’ai tout de suite reconnu. Dès que j’y suis entré, j’ai compris que c’était toi. J’étais assis là et je pensais que je pouvais être assis sur ta chaise et dire les mêmes bêtises parce que je commençais comme toi. Oui, je pense que cela aurait pu se passer si ce n’était pas pour sa main, - il montra Gavrilov de la tête. – Cette main m’a supporté. Il a dit : « Ton destin n’appartient qu’à toi, vas-y et réfléchis. Tu es sur une rive sauvage et éloignée, tu dois traverser la rivière de nuit à la nage et rejoindre ton peuple – ce sera une traversée dangereuse, mais tu dois la franchir ! Tu dois le faire, si tu veux rester un homme. Tu dois le faire si tu veux juste vivre ! »
Le silence se fit dans la pièce. Le capitaine regardait avec perplexité tantôt Bourkout, tantôt le prisonnier. Et seulement le prisonnier
se tenait toujours d’une manière immobile devant le bureau du juge d’instruction, les bras derrière le dos.
Alors c’est Akpar ! – le général fit comme s’il s’étonna. – Mais il est chez nous… - et il regarda le capitaine, - comment est-il inscrit chez nous ?
Oui ! – dit le capitaine. – Mais il nous a dit un autre prénom Mais bon, bon !
Bonjour, Bourkout, - Akpar prononça-t-il à haute voix soudain. – Voilà dans quelles circonstances on dut se voir. Je ne te tends pas la main, je sais que tu ne vas pas la serrer.
Non, - répondit Bourkout.
Et alors tu es là, et je suis devant toi au garde-à-vous. « Le destin joue avec l’homme » - une vieille chanson le dit. Mais je me souvenais toujours de toi.
Et Kassym, tu te souviens de lui ? - demanda Bourkout.
Rien ne se refléta sur le visage d’Akpar, il ne fit qu’hausser les épaules légèrement :
De quel Kassym ?
Mais dont la femme tu as battue avec un fouet. Tu te souviens, pendant les voyages nomades…
Il y avait beaucoup de choses, Boureké, - sourit Akpar malicieusement, - je ne peux pas me souvenir de tout. Voilà qu’Akhan-aga sauta par la fenêtre en présence de ses deux élèves et s’est écrasé à mort, mais est-ce que quelqu’un s’en souvient ? Mais on n’en parle même pas maintenant.
Si vous êtes Akpar, alors on parlera de beaucoup de choses, - intervint le général, - y compris de votre sœur.
Et qu’est-ce qui lui est arrivé ? – le prisonnier fit comme s’il s’était un peu ranimé.
Le capitaine regarda Gavrilov.
Camarade le général, - dit-il, - si le prisonnier a d’autres affaires sur lui, il ne faut pas en parler maintenant. On aura une enquête.
Oui, il y aura une enquête ! Bien sûr qu’il y aura une enquête ! – dit le général. – Et vous devrez répondre aux questions qu’on va vous poser. Et vous aussi, - se retourna-t-il vers l’Allemand. – Vous allez répondre de tout, vous, petit sauvage.
L’Allemand en pince-nez haussa un peu les épaules et sourit.
J’ai terminé l’Université de Heidelberg et j’ai enseigné la philosophie. Je suis chargé de cours et j’ai un doctorat, - dit-il avec aplomb.
Avant-hier j’ai vu un enfant pendu dans la forêt, - dit Bourkout, - petit, maigre, visage comme un poing – il n’y pas d’enfants là où vous venez, - et j’ai pensé que si je rencontrais un chargé de cours ou un docteur ès sciences, il m’aurait expliqué ce petit cadavre d’un point de vue scientifique. Et les mains enroulées de fil de fer. Vous savez, - s’adressa-t-il au général, - il avait des mains noires de fonte, le fil avait tellement percé le corps qu’on ne la voyait plus. On l’a battu avec un fouet ! Tout cela est du racisme, cher monsier. Il y a quinze ans un vieux riche a brûlé une fille. Il l’a achetée, et la fille s’est enfuie, alors là il l’a brûlée avec son fiancé. Ils se sont cachés de lui sur une île de canne, et il a mis feu à cet îlot et se tenait sur la rive, souriait et comptait combien de bétail il devrait donner au propriétaire de cette canne parce qu’elle n’était pas ç lui. Et là j’ai compris ce que c’était le nationalisme. Vous avez le même prix, vous, docteur ès sciences et cet ogre qui peut à peine écrire son prénom en arabe. Attendez, attendez, - criat-il en voyant que l’Allemand voulait faire une objection, - avant la guerre j’ai lu les lettres de Flaubert – il les avait écrites à l’époque où les Allemands avaient occupé la moitié de la France, et je m’en souviens presque par cœur. « Quelle haine, quelle haine ! » - écrit-il. – Tout ce qu’on a vu à la guerre ne m’effraie pas trop, elle a toujours été non seulement des meurtres, mais aussi des pillages, et les envahisseurs ont toujours été des bêtes. Mais un docteur ès philosophie pillant les gens mourants, des chargés de cours tirant dans la glace, c’est un phénomène tout à fait nouveau et sans précédent dans l’histoire mondiale ». Et s’il avait vu quelle génération a été élevée par ces docteurs et chargés de cours ! Il aurait pu juste dire « des bêtes » à propos de leurs enfants.
Néanmoins on va les juger comme des sauvages, - dit le général en se levant. – Et le diplôme de docteur est une circonstance aggravante dans ces cas ! Et on aura une conversation à part avec vous, Akpar ! Vous avez tout : nationalisme, racisme, trahison, meurtres, mais je ne sais pas si votre seule tête suffira pour payer tout cela ?!
Le matin après le retour de Zoura du voyage Olga s’approchait prudemment du bureau de Bourkout. Ces jours-là il préparait un nouveau livre de poésies à la publication (il s’appelait « Pour la moitié du siècle ») et il avait soudain tellement de travail qu’il s’endormait à table.
Hier le vieux se sentait surtout peu tranquille, la maison se remplit des jeunes, et leur fille donnait des cadeaux et des souvenirs à tout le monde, buvait et dansait avec tout le monde, et quand à trois heures du matin les invités partirent finalement, les parents la portèrent dans son lit presque sur leurs bras, et la mère l’aida même à se déshabiller. Mais Bourkout ne grommelait pas : premièrement il aimait trop sa fille, deuxièmement il aimait les jeunes, et troisièmement c’était un jour spécial – leur fille venait de revenir de la France ; elle y a été sur l’invitation d’une maison d’édition ancienne française qui avait publié et déjà vendu le livre de ses poésies. Zoura connaissait le français aussi bien que ses deux langues maternelles, et des gens malveillants disaient que son succès à l’étranger était conditionné par le fait qu’un quart était consacré à la France, et le poème de programme « Prisonnier » parlait des derniers jours de Proust. Une maladie mortelle le rendit infirme, l’éloigna des gens, le planta dans une pièce de liège sourde. Proust y écrit son livre génial « A la recherche du temps perdu » - épitaphe à lui-même. Le poème poussait à chercher des analogies et était tout de suite traduit en russe,et après
en français. Alors là Zoura fut invitée en France. Après une soirée bruyante et une nuit un peu ivre Bourkout était assis avec des épreuves et somnolait. Olga toucha légèrement son épaule. Il se réveilla tout de suite :
Oh, il est déjà si tard ?! Zoura…
Il dort, il dort, - sa femme le calma-t-il, - il n’est pas encore sept heures. Ecoute, je ne voulais pas te dire, mais voilà que Zoura est venue, et je pense qu’elle sait mieux…
Mais qu’est-ce qu’il y a ? – s’inquiéta Bourkout et se leva en saut du fauteuil.
Mais calme-toi. Rien de spécial pour le moment ! Zoura a reçu une lettre. Je ne la lui ai pas encore donnée. – Et elle sortit une enveloppe de sa poche.
Et alors ? – Bourkout ne comprit-il pas.
Mais regarde, regarde.
Bourkout prit l’enveloppe, la fit tourner entre ses mains et s’écria soudain :
Ecoute ! Mais elle est déjà décachetée. – Il regarda Olga, elle se taisait. – Mais comment tu… - Il jeta la lettre sur le bureau : - Je ne vais pas la lire ! je ne lis pas les lettres des autres.
La lettre vient d’Akpar, - dit Olga sèchemen,- c’est pour ça que je l’ai décachetée.
Quoi ! Mais est-ce qu’il ne…
Il est vivant ! Il écrit du camp et il va se libérer bientôt. Voilà qu’une lettre est arrivée à notre Zoura à l’adresse de l’Union des écrivains. On l’a renvoyée ici.
Mais ce n’est pas possible, pas possible… - Bourkout était si perdu que quand il tendit la main vers le thermos pour verser du thé, ses mains tremblaient, mais il ne se décidait toujours pas à lire une lettre de quelqu’un, et ne faisait que la regarder avec effroi.
Mais écoute, je vais te la lire ! C’est mon péché ! – se renfrogna Olga. – « Chère nièce, je n’ai que toi dans le monde entier… »
Quel salaud ! Quel serpent ! – Bourkout serra-t-il le poing.
Ensuite Akpar écrivait qu’il avait obtenu vingt ans de prison pour la trahison de la Patrie, et son terme termine cet été, et on va le libérer. Il est vieux, malade, il a déjà soixante-sept ans, et il doit aller droit à la maison des handicapés. Il y ira, mais avant de mourir il voudrait voir sa contrée et voir sa nièce. Il apprit son existence des jouranux. Dans l’article « La littérature kazakhe gagne le monde » il lut que le poème de Zoura Kountouarova était traduit en françait et avait provoqué de nombreux avis dans la presse étrangère. La maison d’édition « Gallimard » publie son deuxième recueil. Ensuite il y avait une courte histoire de la poétesse (les parents moururent de la main d’un ennemi de classe) et on annonçait que les poésies de son père adoptif Bourkout Kountouarov étaient aussi traduites en plusieurs langues des peuples de l’Union Soviétiques et en deux langues de l’Ouest. « C’est pourquoi, - écrivait Akpar, - j’ai compris qu’il s’agissait de ma nièce. Je dois te dire, ma chère fille, - continuait-il, qu’il y a trop de rumeurs et trop de choses peu claires autour de la mort de ton père. On n’a pas trouvé son tueur, on suspectait beaucoup de gens. Quelqu’un disait même que c’était moi, mais que cela reste sur leur conscience. Pendant ce temps-là j’étais déjà parti en Chine, et bien sûr qu’on pouvait faire rejeter toute faute sur moi. Il y a vingt ans le tribunal a estimé qu’il n’y avait aucune preuve de ma faute. Je vais ajouter que Khassen était un grand partisan des autorités soviétiques, il allait dans des aouls, prenait et partageait les terres de beys, alors il avait beaucoup d’ennemis, bien sûr ».
Quel gredin ! – s’écria Bourkout et même tapa sa paume contre le bureau. – Il va tout nier maintenant. Et les menaces à Khanchaïm la veille de sa mort ?
Ecoute, - continuait Olga. – « Mais ton père adoptif a tout de même raison dans une chose. La vérité était de son côté. De nous trois – Akhan, moi, Akpar et lui, Bourkout, - seulement ton père avait fait cette traversée dangereuse avec dignité. Deux ont péri, un physiquement, l’autre moralement. Oui, je ne suis rien pour mon pays ! Je suis une ombre qui n’est visible que la nuit, et qui disparaît le matin sans laisser aucune trace ! Je suis un fantôme, un brouillard. Un an ou deux passeront, et je disparaîtrai pour toujours. Même si on me considère un criminel, je ne coûte presque rien maintenant. Mais pourquoi se souvenir du passé ? Je voudrais te voir, chère fille ? En août je serai à Alma-Ata et je vais te téléphoner. Je ne veux pas te prendre au dépourvu et c’est pourquoi je t’écris. Réfléchis et décide. Je ne demande pas beaucoup. Juste passer une heure avec toi, te regarder – je pense que tu dois ressembler à ta mère – et partir pour toujours ».
Mais quel gredin ! – Bourkout sauta-t-il de nouveau sur ses pieds. – Et il peut écrire si calmement de cela… - Il rencontra le regard de sa femme et s’arrêta court. – Août ?.. Alors, il va bientôt être ici ? Il faut lui envoyer une lettre tout de suite pour… - il s’arrêta.
Quoi ?
Il se taisait.
Elle attendit un peu et se leva.
Zoura dort, - dit-elle, - je vais lui mettre cette lettre sur la table. Qu’elle décide elle-même.
Oui, qu’elle décide elle-même, - répéta-t-il pensivement, - qu’elle décide. Elle peut le faire. Une traversée dangereuse ne la menace pas. Elle peut tout faire.
Traduction autorisée du kazakh par Youri Domorovski