Ce ravin avait un nom long et bizzare. Il était un des plusieurs ravins de steppe, ramifiés comme l’appareil circulaire, et plus loin ils allaient, plus raides ils devenaient, jusqu’à ce qu’ils se fondaient dans une seule fosse oblongue immense d’une forme fantasque. Et voilà était «Le saï, où le chien noir a péri».
Le ruisseau coulait au fond du ravin. Mais pas un tel où un chien puisse se noyer. C’était le ruisseau le plus ordinaire, claire, endormi, ayant perçu un lit tortueux enbahi des joncs, qui ressemblait beaucoup à un sentier où on cheminait du pacage de vaches. Sur l’une rive, jusqu’à ce qu’on pouvait voir, les fosses avec les bouts flous et les marques, qui ressemblaient aux liteaux, qui s’étaient écroulés et avec le stipa, rare comme les poils raides sur le visage sans barbe, se bâillaient. C’étaient les traces des huttes. Il y avaient encore des palissades fixées près de certaines d’elles. Elles étaient longues, tortueuses, probablement les maîtres voulaient s’emparer de plus de terre libre au bord du ravin et c’est pourquoi, sans paresser, ils ont enclos un grand espace autour de leurs maisons. Tout voyageur, qui s’élevait sur le flanc de coteau et en voyant ce vieux lieu d’hivernage abandoné, se demanderait involontairement: «Qui s’occupait du ménage ici, alors? Pourquoi a-t-il pris tans de terre? Et qui est-il, où est-il maintenant?». Il est probable, que chacun qui voyait ces arbres solitaires, comme s’ils se repliaient sous le poids de plusieurs nids de corbeau, ces murs pourris qui s’étaient étirés par un long rang de petites granges et de différentes dépendances avec les toits qui s’étaient écroulés, ressemblaient maintenant...
- Hue, hue, hue!.. Ne sois pas fou... Ne sois pas fou!..
Il y avaient deux personnes sur la calèche: le vieux cocher noir, appelé Kaïrolda, et un jeune jiguite brun grêlé à la petite moustache noire et un moucheron, vêtu d’une chemise blanche de soie, le pantalon gris de drap, dans un chapeau, – Kurumbaï.
Les voyageurs sont descendus dans le ravin et ont arrêté les chevaux. Ils ont dû encore traverser la ravine avec un ruisseau. Le courant était silencieux, calme, murmurant. Les taons se sont jetés acharnement sur les chevaux tout de suite et se sont posés en tas de tous les côtés. Le bricolier a tout de suite perdu la tête, comme s’il ne pouvait pas s’arrêter de tournoyer, il n’écoutait plus les appels du cocher, s’échappait, regimbait, ses yeux sont sortis des orbites. Kaïrolda a sauté de la calèche et a pris le roux foncé par la bride.
- Apyrmaï! Est-ce que tu es devenu tout à fait fou!..
Kurumbaï est aussi descendu, s’est approché du cheval de baï. Le limonier, en chassant furieusement les taons, a heurté par son museau la chemise propre de Kurumbaï, et le cocher a crié:
-Oïbaï, cher, ne t’approche pas...Retire-toi, je te dis. Il te salira, salira!..
Kurumbaï a souri gaiement et a donné une tappe sur les côtés du cheval de baï. Le cheval a eu déjà le temps de salir la chemise avec sa salive. Kaïrolda a dû essuyer les flocons de salive de sa chemise de soie, les taches jaunâtres ont été enlevées, et les taches vertes sont restées.
- Kurumbaï! Ah, Kurumbaï, - le cocher a demandé, - tu es devenu un agronome, non?
- Ah? Vous parlez de moi?.. Oui, un agronom.
- Et tu restes maintenant chez nous?
- Ah? Moi, oui?..
Le bricolier avait l’intention de se cabrer. Il était impossible de venir à bout de lui. On voyait les traces des roues au fond du ravin, pourtant il était hasardeux d’y aller. Le bricolier pouvait s’emporter et casser la calèche et les rumeurs commenceraient à se répandre: dès que l’agronome est venu dans le kolkhoze, il a eu déjà le temps de casser la télègue.
- Kaïrolda-aga, vous trouvez un gué commode, et je vais vous attendre sur l’autre rive.
Tout de suite Kaïrolda a tourné de côté, il est allé le long de la ravine. Kurumbaï est resté sur place. La rencontre avec son pays natal après une longue séparation l’a agité, l’a inondé des mémoires, il essayait de comprendre tout ce qu’il avait vu et avait entendu dès hier... Il était encore tellement jeune.
Kurumbaï est arrivé dans l’aul près de la terre submersible de la rivière encore avant le déjeuner. L’équipe de Tansyk travaillait ici. Il n’y avaient que de jeunes gens et jeunes filles. Ils n’ont pas reconnu Kurumbaï tout de suite, mais ils devinaient vaguement qui il était et l’ont entouré. Kurumbaï était parti de l’aul il y a bien longtemps, pendant ce temps-là les garçons sont devenus les jiguites. Six ans n’était pas une courte période.
- Hourra! Kuruket est venu! – quelqu’un a crié.
Les jeunes se sont vite réunis, se sont rangés et se sont mis à applaudir bruyamment. Les nouveaux temps étaient les nouvelles manières. C’était intéressant, c’était inaccoutumé! Ils étaient toujours sincèrement heureux de le voir, les yeux des gars et de jeunes filles ont commencé à briller de telle manière que Kurumbaï est même resté bouche bée. Il s’est déconcerté sans savoir ce qu’il devait dire et faire.
Puis les membres de l’équipe ont commencé à travailler. Le jiguite bronzé aux grands yeux a mis un tablier, a versé de l’eau sur la pierre à aiguiser et s’est mis à aiguiser les dents de la faucheuse. En travaillant, il chantonnait une chanson simple:
Le soleil a vivement éclairé le firmament
Le comptable comptait les jours de travail.
Que l’aimée n’est pas la première au travail,
Quel malfaiteur a osé répandre ce cancan?!
Les paroles étaient nouvelles. Et le motif était aussi inconnu. La chanson sonnait en mesure des mouvements du jiguite. Il travaillait habilement et avec facilité, et chantait à voix de plus en plus haute. Une jeune femme est sortie de la yourte et a louché l’aiguiseur gai d’une manière mécontente.
- Arrête. Nous travaillons.
Le rémouleur a souri, mais il n’a pas cessé de chanter. «Jjik-jjik!» - l’affiloir rugueux faisait écho à la chanson.
Une dizaine de personnes travaillaient dans la yourte.
La jeune fille agile et enjouée a poussé du coude le jeune homme, assis à côté:
-Assez de chouchoter...Ecoute!
Il y a six ans les filles pareilles s’entassaient à l’ombre de la yourte, discutaient des propos en l’air et brodaient de différents chiffons, et maintenant voilà...les cours de politique.
Kurumbaï y a pensé en entrant dans la yourte.
-Aga, quand est-ce que vous allez nous lire un rapport? – une jolie brune a demandé.
-Un rapport?..Sur quoi?!
- Comment vous avez fait vos études...Sur le nouveau progrès de la science...
Kurumbaï a regardé la brune fixement et seulement maintenant il l’a reconnue. C’était la sœur de l’instituteur Abitaï. Quand Kurumbaï partait pour faire ses études, elle était encore toute une petite fille aux cheveux déréglés, qui jouait avec abnégation aux jeux d’enfant.
-Toi...c’est toi Umsynduk, non?!
-Oui, vous avez reconnu, - la brune a souri.
Kurumbaï est assis dans le cercle et s’est mis à parler. Pour lui c’était vraiment une conversation ondinaire et cordiale, pourtant les jeunes de kolkhoze l’écoutaient, en retenant leur souffle.
Quelqu’un a crié derrière la yourte:
-Kaïrolda-aga apporte le koumis!
Kurumbaï a tressailli et a demandé:
-C’est...le gardien de chevaux Kaïrolda?
-C’est lui.
-Où est-ce qu’il apporte le koumis?
-Ici. Il a les juments dans la steppe, et il nous apporte le koumis...
C’était ici, dans le camp, que Kaïrolda et Kurumbaï se sont rencontrés. Ils se sont embrassés. Le gardien a été profondément touché et a versé quelques larmes. Les jeunes riaient, mais le vieux était sincèrement touché. Et au lieu d’aller dans la steppe, vers son troupeau, il a amené Kurumbaï dans l’aul...
...En retenant à peine le bricolier, ils ont trouvé le bas-fond et ont traversé la ravine. Et voilà soudain Kurumbaï s’est souvenu de Beren.
«Apermaï, il est intéressant où elle est maintenant?..Pourquoi est-ce que je n’ai pas demandé à propos d’elle tout de suite?.. Peut être elle est dans ce kolkhoze?.. Ou...ou...»
Les arbres épais et ombreux sur la pente du ravin attiraient Kurumbaï, mais dès qu’il est entré dans la fôret épaisse, s’est plongé dans leur fraîcheur salutaire, - il a entendu que quelqu’un chantait tout près. Il a levé la tête. Il a écouté attentivement. Les femmes chantaient, et quelque part tout près. La mélodie agréable et douce...le rire sonore et claire. Ces voix ont entraîné Kurumbaï d’une manière involontaire, il a passé la palissande de vieux lieu d’hivernage et a vu les maisons blanches non loin de lui entre les fendages... Le coin connu! Ces lieux l’ont rappelé d’autres images de l’enfance irrévocable, ont suggéré d’autres idées, agréables et tristes. Comme si Kurumbaï flottait à travers la prairie herbacée. Les moissonneuses aux forts dents, les râteaux de cheval se trouvaient derrière la maison blanche;, les chevaux emmêmés sommeillaient à côte, en s’entassant tout près l’un de l’autre et en posant les têtes fatiguées sur les cous l’un de l’autre. Mais ce n’était pas la seule chose qui attirait son regard – il a vu aussi les foulards blancs et les jaoulyks, qui fuissaient en herbe sur la lisière du fendage de bouleau. Ici les jeunes filles, noires du hâle, avec les tresses sur les dos, épaisses comme les maillets, étaient aussi couchées en cercle. Elles toutes lisaient avec attention.
Un peu plus loin il y avaient des femmes et de jeunes filles, dans l’herbe épaisse et intacte, un jeune fille brune était assise et écrivait quelque chose. Mais il semblait que c’était incommode pour elle d’écrire d’une telle manière, en tenant le cahier sur les genoux; elle s’est couché face contre terre sur l’herbe et a écrit soigneusement:
«Au comité de district de Parti». Le vent léger soufflait, l’herbe bougeait et chatouillait le visage de la jeune fille. Elle écrivait: « Moi, Beren, la fille de Jaouket, connais Ergali il y a longtemps et assez bien. En cas de besoin je peux tout raconter franchement».
Ayant écrit cela, la jeune femme a poussé un long soupir, a mis le crayon sur le cahier et a laissé tomber la tête dans les paumes. L’herbe juteuse exhalait un arome âpre, on respirait à pleine poitrine avec son aide, la tête tournait. Le stipa chancelait et chatouillait le visage, le cou de la femme. Il lui semblait qu’elle était restée toute seule sur cette prairie d’herbe, au bord du ravin, sous le ciel immense, qui ressemblait à une chaudière bleue gigantesque. Ses pensées étaient loin, elles s’égitaient, coulaient, comme un brouillard de steppe, en se répandant sur l’arbre branchu de la mémoire, et tantôt la femme se refrognait, comme un jour vilain, tantôt elle devenait claire, comme le soleil, qui a apparu de derrière les nuages. Le passé coulait devant ses yeux...et il était vraiment comme un mirage.
***
Un homme endurant de haute taille, qui était assis à l’ombre, était appelé Jaouket. La yourte immense en dépit du bon sens, toute en pièces et en trous, était le seul héritage qu’il avait obtenu du père Jurumbaï. Cette yourte devrait couver depuis bien longtemps quelque part dans la steppe à la voirie, mais grâce aux efforts et à la propreté de la tente Baldaï, qui cousait sans repos un chiffon après un autre sur le vieux feutre, il leur servait encore du toit sûr. Au printemps on l’enlevait et mettait bien loin des yeux au bout de l’aul, et ainsi il restait jusqu’à l’automne avancé, en penchant, comme si un glaçon avait passé sur ce feutre dans la crue des eaux.
- Baldaï! Eh, Baldaï!..Est-ce que le ligneul est prêt?!
De tous les côtes on lui traînait, au cordonnier, de vieilles chaussures. Mais est-ce qu’on pouvait gagner quelque chose en le faisant? Et tout de même: essaie de refuser! Tu travailles pour l’un à cause de la peur, pour l’autre – à cause de beaux yeux.
Si tu refuses – on commencera à en parler. Les femmes, qui avaient bec et ongles, par exemple Rysbiket, se mettront à jacasser à travers tout l’aul:
-Bien sûr, est-ce qu’il a besoin de nous?! Il respecte seulement ceux dont il a peur...Le pauvre vagabond! Il fait aussi le fier...
Et on pourrait dire:
-Il a bordé les bottes pour celui-là...Et il a mis les miennes de côté, il a décidé de se moquer!
Et on pourrait croire, qu’il devait vraiment quelque chose à quelqu’un. Parfois Jaouket exprimait son mécontentement, il commençait à s’irriter, et alors on le rappelait avec joie méchante, les vieux surnoms: «Le semeur de discorde Jaouket», «Le querelleur Jaouket».
Dès que le soleil se levait au niveau de l’épaule, Jaouket, en étendant le vieux peau à l’ombre et, en s’adossant contre le feutre brun de la yourte, se mettait déjà au travail. Il y avait un petit coffre noir inséparable près de lui. On y pourrait trouver tout! Les instruments, les bouts de cuir, les rognures, les morceaux de ligneul, le faisceau de tendons, l’aiguille cassée. Et tout était nécessaire. Tout cela pourrait lui servir. Tout était à sa place, toujours à côté.
- Baldaï! Eh, Baldaï! Est-ce que tu as préparé le ligneul?..
La marieuse de Konur était venue chez la baïbichet de baï Kuliach. Elle n’était plus jeune, mais élégante, gommeuse et excessivement folâtre. Ayant vu dans quelles bottes à talons bas les femmes de l’aul de baï marchaient, la marieuse a claqué les lèvres de ravissement:
- Quel merveille! Qui les coud!
La baïbichet vantard a louché la marieuse.
-Si tu veux, je peux ordonner qu’on te fasse les mêmes?
-Fais un service!..
Le gardien de chevaux, en chancelant, comme ivre, aux yeux rouges, congestionnés de l’insomnie, est venu chez Jaouket. Il est venu et s’est assis. Il s’est plaint de la chaleur. Il s’est plaint des mouches, du caractère rebelle de la jument bai, sur laquelle il gardait le troupeau pendant la nuit tour à tour.
Il s’est plaint de ce qu’il n’avait pas assez dormi. Et après avoir raconter toutes ses offenses, il a enfin dit:
-La baïbichet m’a envoyé pour te prendre. Elle appelle pour boire le koumis.
Pourtant Jaouket ne se dépêchait pas. Il a tendu le cuir avec une telle force avec ses doigts tenaces et malhabiles, que le cuir a presque rompu. Et Kaïrolda a dit avec dépit:
-Tu sais quand on boit le koumis là. Alors, tu y irais sans aucune invitation!..
Et Jaouket a compris cette allusion: «On a dû se réveiller, se lever à cause de toi..»
La vieille au visage pâle, ridé –c’était la tente Baldaï – a sorti un vieux tchapan avec les galons décousus et le bâton noueux de bouleau. Elle était très pauvrement vêtue: elle avait un pourpoint raccommodé partout, tellement décoloré qu’il semblait blanchâtre par devant et soit noir, soit brun ou bleu, et plus probable bariolé à cause de plusieurs pièces multicolores par derrière. Mais même ces chiffons, elle les avait reçus en héritage.
-Papa, l’après-midi a déjà passé. Va, bois le koumis.
En jetant le tchapan ouzbek sur les épaules, en s’appuyant sur le bâton, Jaouket s’est rendu chez le baï Serjan. Le baï et Aben-mullah se trônaient sur les couvertures à l’ombre. Le baï était en sueur, en nage, il était assis, ayant l’air important, maussade et n’apercevait personne autour. Le mullah, ayant vu Jaouket, a montré un sourire douceureux sur le visage. Jaouket s’est renfrogné, s’est blotti complètement. Le mullah appelait Jaouket un athée et un coupable pendant son absence ; mais le temps venait de commander les nouvelles bottes, il parlait autrement. «Oh, le vrai croyant...L’innocent Jaouket...- disait-il alors. – Oh, l’âme saint. Que le créateur soit bienveillant envers toi!» Et voilà maintenant...
-Passe, Jaouket. Passe, cher!...Oh, innocent!..Oh, le saint! – le mullah tout rayonnait, souriait. Pourtant le sourire était forcé et ressemblait plutôt à un mauvais sourire.
Mais les hôtes à l’ombre de la yourte était assis tout près l’un de l’autre. Personne n’a pensé de bouger, de céder la place au cordonnier. Et Jaouket ne voulait pas beaucoup être parmi eux, écouter leurs conversations. Ils ont commencé à chuchoter, ils ont crispé les lèvres avec mépris. Erkinbek roux au gros visage, le neveu du baï Serjan, était assis au bout. Tous les alentours parlaient de ses fraudes méchantes. Pourtant qui pouvait contredire l’engeance de baï? C’est pourquoi il a fait une mine renfrongée et regardait Jaouket fixement. Son laquias Erekech, un gars agile au visage noir, aux yeux malins et cochon était assis près d’Erkinbek. Il chuchotait quelque chose au neveu de baï et étouffait de rire. Jaouket s’est retourné brusquement et s’en est allé. La colère et le dégoût l’étouffaient.
- Jaouket! – le baï l’a arrêté, en se renfrongeant. – Oh, tu es tellement rétif, que le chaitan te prenne! Entre dans la yourte!
Jaouket s’est dirigé vers la porte. Et tandis qu’il franchissait le seuil, tous le regardaient attentivement.
-Quel air ce kafir a! – Aben-mullah a marmotté.
Jaouket s’est arrêté pour un instant et a tellement regardé le mullah comme s’il voulait saisir sa petite barbe grise rare, mais il est resté un peu de temps et a disparu derrière la porte.
Ayant vu le cordonnier, Kuliach-baïbichet a fait taire ses enfants:
-Allez, allez-vous-en!..Quand un homme honorable vient, les enfants ne restent pas dans les jambes...
Jaouket est devenu encore plus sombre, en pensant: «Je sais, je sais, pourquoi je suis soudain devenu hororable».
La marieuse hautaine, en s’adossant par le flanc au coussin, jetait des regards folâtres à Jaouket. Le cordonnier a porté la coupe à la bouche, mais à peine il a fait une gorgée de koumis, il a entendu la voix mièvre et flatteuse de la baïbichet:
- Kain-aga, voyez, une marieuse très respéctée est venue chez nous... Elle va rester quelques jours...Soyez bon, cousez de jolies bottes de ce cuir mou. Qu’elle parade dans son aul.
- Ah, c’est cet homme?! –la marieuse a prononcé d’une voix traînante, en lançant des œillades.
Jaouket l’a brusquement regardé bien en face. «D’accord, moi... Et quoi?» - son regard disait et la marieuse s’est troublée, elle a baissé les yeux. Pourtant elle n’a pas chassé le sourire de ses lèvres. Il est curieux, à quoi elle pense maintenant?..
Quand les hôtes sont partis, Jaouket, en tenant un paquet de cuir sous le bras, est aussi sorti de la yourte de baï, accablé et sombre. Après le koumis enivrant, de bons gens dormaient profondément, et Jaouket s’est assis sur le peau rêche, a approché le petit coffre noir et s’est mis au travail.
- Baldaï! Eï, Baldaï!..Que tu disparaisses, où sont les fils filoniens?
En regardant les doigts vites et habiles de Baldaï, qui tordaient les tendons d’une manière habituelle, on pouvait involontairement penser: «Il est probable, que cette femme ne faisait que tordre le ligneul pour son mari toute sa vie». En égrenant les fils filoniens solides, elle observait en dessous l’expression de son visage et parfois –selon son humeur – elle le taquinait un peu.
- Papa, Berenjan supplie tout le temps.. – disait-elle. – J’ai entendu dire qu’encore la mère d’Erinbek menaçait...
Jaouket, en bordant les semelles, a piqué le doigt. S’il travaillait aux yeux fermés, une chose pareille ne se passerait pas avec lui, si seulement Baldaï n’était pas là. Elle empêchait toujours avec ses histoires.
- Que tu disparaisses!..
- Qu’est-ce que tu racontes, papa! – la vieille s’est effrayée. – Tu te fâches tout le temps. La fille n’est pas d’autrui. Elle est notre propre, de notre sang...Berenjan supplie tout le temps...
Elle a sangloté, les larmes se sont mises à couler sur ses rides profondes. Et à cause de cela Jaouket a piqué le doigt de nouveau, cette fois jusqu’au sang. Il a dû le panser.
- Qu’est-ce que je peux faire?..Je n’aime pas ce qu’elle a décidé de faire. Où est-ce qu’on peut rencontrer des choses pareilles? – a-t-il dit.- Je n’ai pas de sympathie pour ça.
- Oï, le père! Et moi, est-ce que j’y ai de la symathie? Mais tu la connais. Elle ne fait que rire. «Tu es arriérée, maman!» C’est tout...La polissonne.
- Eh, disparais, Baldaï! Où est ton ligneul?..
Beren est venue, en chancelant, avec deux seaux d’eau.
Elle était bronzée, rouge, au visage rond. Tandis qu’elle portait le seau, elle s’est assoufflée. Elle est venue et s’est mise aux genoux près de sa mère.
-Apa! Ecoute, apa. Je viens de rencontrer Kurumbaï. Il était près de la rivière dans l’aul. A la représentation. Il disait, qu’elle était intéressante. Quelqu’un représentait le baï, l’autre le mullah...
-Et qui donnait cette repésentation?
-Les membres de komsomol, il a dit...Et il y a aussi de jeunes filles parmi eux.
Jaouket a poussé un soupir de nouveau. Il s’est redressé, a regardé et a rencontré les yeux souriants de sa fille. Il s’est retourné tout de suite et a baissé les yeux. Ses pensées se sont adressées au passé.
Dès sept ans Beren avait la réputation de la première belle fille dans l’aul, vive, bien faite, comme un poulain. Elle plaisantait tout le temps, souriait, avait la langue bien pendue. Où il était nécessaire, elle se tenait avec une grande dignité.
Et dernièrement le neveu de baï Erkinbek la poursuivait partout. Il ne la laissait pas passer. Pendant les toïs, les soirées, les jeux, il l’ennuyait partout, commençait des conversations équivoques, disait des sottises. Beren gardait le silence, mais une fois, quand la cour est devenue excessivement obsédante, elle a coupé sa parole d’une manière brusque:
- Laissez! Vous n’êtes pas tombé sur la bonne personne!..Je ne suis pas votre joujou!
- Tu n’aperceveras pas quand tu le deviens! – Erkinbek a répondu. Il a été blésse et irrité.
Cette courte querelle a eu lieu il y a deux semaines. Le même gardien de chevaux Kaïrolda l’a racontée à Jaouket.
Une fois, comme d’habitude, en se plaignant de tout le monde, soudain il a regardé le cordonnier dans les yeux rouges, constamment congestionnés et lui a dit:
-Marie la fille le plus vite possible. Ou qu’elle entre au komsomol... Sinon, tu connais Erkinbek. Qu’il ne...fasse pas un malheur...
C’était alors que le cœur de Jaouket a bondi pour la première fois. Les aventures d’Erkinbek étaient connus à tous. Il avait une bande de mêmes voyous qu’il était.
Enlever une jeune fille, la voler, violer – c’était leur occupation préférée, alors le gardien prévenait non sans raison...C’était la vérité. Pourtant Jaouket ne pouvait pas marier sa fille sans son consentement! Alors, quoi faire? Est-ce qu’elle devait vraiment entrer au komsomol?..
Jaouket se renfrongeait involontairement, en discutant toutes ces questions difficiles.
-Baldaï! Eï, Baldaï! Que tu disparaisses! Prépare le ligneul!..
Beren chuchotait quelque chose à sa mère, et regardait malicieusement son père et souriait. Elle savait, la diablesse, de son pouvoir sur lui! Elle voulait arracher le consentement avec le sourire.
Kurumbaï est venu en chantonnant quelque chose. Il était tout en guenilles, le pauvre. Les bottes étaient écrasées, les talons s’étaient détachés, les bouts s’étaient relevés, comme les patins du traîneau. Le pantalon large était tout couvert de pièces, de déchirures; le tchapan était étriqué, loqueteux; la casquette était vieille et tachée de graisse. Les cheveux étaient devenus longs, ils tombaient de dessous de la casquette. Il est venu, sans penser, il a saisi le seau vide, l’a tourné et s’est assis. Baldaï l’a regardé, mais n’a rien dit, et Jaouket a marmonné:
-Eï! Descends! Tu vas creuser le seau!
Juste maintenant Kurumbaï a compris, qu’il avait fait quelque chose d’incorrect, il s’est enflammé, s’est levé brusquement et a mis le seau sur sa place. Beren a regardé son père involontairement et a invité le jiguite dans la yourte avec un signe. Cela a irrité le cordonnier encore plus.
Il a regardé sa femme avec colère, comme s’il disait: «Est-ce que tu ne vois pas? La mère, eh!» - et a crié comme d’habitude:
-Baldaï! Eï, Baldaï! Qu’on te tue! Pourquoi t’es ouvert la gueule? Donne le ligneul, le ligneul!..
Et comment la pauvre Baldaï pouvait rester sans bouche bée si elle s’est oubliée en écoutant le beau chant de Beren et Kurumbaï. Même Jaouket, qui s’irritait, quand même écoutait attentivement le chant des jeunes avec plaisir, bien qu’il n’ait pas du tout aimé qu’ils s’étaient retirés. Si on disait toute la vérité, Kurumbaï n’était pas aussi étranger. Encore récemment, quand il gardait les moutons de baï, il restait souvent chez eux. Et alors Baldaï l’avait traité comme son propre fils. Elle lavait et raccommodait son vêtement. Et Jaouket aussi le traitait assez bien. Mais les dernières années Kurumbaï était soudain entré au komsomol et avait quitté le baï. Depuis ce moment-là on disait de différentes choses à propos de lui. On rapportait ce qu’il disait: «Les baïs sont mes ennemis. Je ne vais pas me surmener en travaillant pour les ennemis». Et Jaouket pensait – si tu ne voulais pas travailler au baï, voilà maintenant que tu était pauvre. Et on disait encore, que Kurumbaï visitait les cours quelconques. Et Jaouket n’aimait pas cela aussi. Il n’admettait même pas l’idée que Kurumbaï, qui avait juste eu vingt ans et qui était devenu tout à fait stupide, en se traînant avec le troupeau de baï, était en état d’apprendre quelque chose. Certains dans les auls le croyaient du tout godiche. Et bien que Jaouket ne le pense pas, pourtant il ne le considérait pas intelligent...A vrai dire, Kurumbaï était une de raisons pourquoi Jaouket ne voulait pas laisser sa fille entrer au komsomol. A cause des gens comme Kurumbaï, les hâbleurs d’aul ont changé le komsomol à «saumal» qui signifiait «le nouveau koumis, pas encore fermenté». Il n’y avait aucune utilité de ce saumal, il faisait seulement mal au ventre...
Jaouket souffrait souvent du lumbago. Et cette fois-là il a été tellement cloué, qu’il a dû se mettre au lit. Ayant appris cela, Kuliach-baïbichet est devenue tellement féroce, qu’elle s’est élancée dehors la yourte, et comme un cheval avec ses sabots, s’est mise à piétiner:
- Uh, le vieux birbe! Il simule, par exprès, le salaud...Tiens, je vais lui montrer! Je lui revaudrai cela!..
La marieuse gommeuse maussade est partie sans rien. Elle n’était pas destinée à parader dans les nouvelles bottes aux talons bas.
L’aul de baï s’est établi près du ravin «où le chien noir a péri». Les jeunes femmes et les jiguites agiles et serviables, ont installé tout de suite trois yourtes de baï et ont chargé les chevaux. Près du piquet-lasso, étendu sur les fiches, - le baï, immense comme une colline, se trouvait. Il fermait les pans du tchapan piqué vainement, il se forçait en vain de se boutonner sur le ventre immense. Il n’était pas clair, comment en général il se soit fourré dans le vêtement. Il se tenait et grattait son ventre avec un plaisir évident. Tous s’agitaient autour de lui, faisaient des pieds et des mains pour le contenter, ils préparaient le chariot. Et seulement la yourte solitaire de Jaouket continuait à rester loin dans la steppe. Le remue-ménage, habituel pendant le déplacement, ne la concernait pas. La tente Baldaï allait ça et là avec inquiétude. Les voisines bavardes, en sentant quelque chose de mauvais, évitaient de regarder la yourte du cordonnier. Comme si personne n’apercevait que Jaouket complètement seul, restait sur le pâturage abandonné, sur le lieu désert. Il semblait, qu’il avait décidé de rester ici seul lui-même pour contrarier tous.
Dans l’après-midi le campement s’est mis en route. Kuliach-baïbichet, en s’installant sur le chariot, a regardé en arrière, elle a vu la yourte penchée solitaire de Jaouket. Baldaï a amené une vache sans cornes, l’a attachée à la roue de la vieille télègue détraquée. La vache regardait le troupeau et a meuglé plaintivement en traînant la voix. Son meuglement a agité le silence, s’est retenti en écho du lac.
-C’est bien fait pour ta peau, le vieux birbe! – la baïbichet a souri malicieusement d’une manière vindicative.
Dès que le campement a disparu de la vue, Kaïrolda a conduit le troupeau vers le lac à l’abreuvoir, l’a donné à boire, l’a mené sur la route de steppe et s’est dirigé au trot vers la yourte solitaire.
-Jaouket! Eï, Jaouket! Sors ici !
En s’appuyant sur le bâton, Jaouket est sorti. On s’est mis à l’écart. Il n’y avait rien de plus triste que de rester seul. Un spectacle triste – une yourte solitaire et abandonnée sur la plaine vaste. Baldaï ne se trouvait pas de place, s’agitait d’une manière embrouillée près de l’entrée. Parfois elle se figeait, jettait des regards perplexes sur les hommes qui causaient.
- Est-ce que tu as vu la bande d’Erkinbek? – Kaïrolda a crié. – Les filous de choix! Ils se sont rendus vers le côté de Tobol. Soi-disant à la ripaille. Si je les ai crus, non! Tiens, veille sur ta fille! J’ai aperçu que la baïbichet chuchotait avec Erkinbek. Ils semblent tramer!..
Et, ayant dit cela, Kaïrolda a touché le cheval et est allé au petit trot. Jaouket, en s’appuyant sur son bâton, le suivait du regard pendant longtemps. Voilà ce qu’une vraie amitié sincère signifiait! Et il n’y avait rien de spécial entre Kaïrolda et Jaouket qui les liait: pas des affaires communes, pas de parenté, même leurs caractères étaient différents. Et tout de même ils avaient envie de communiquer et ils se comprenaient sans parler. Dans l’aul il y avait assez de ceux qui faisaient de grands amis, mais qui d’eux s’occupaient de lui tellement amicalement et d’une manière tellement désintéressée, comme ce gardien de chevaux?..
Pourtant même si Jaouket était effrayé, il essayait de ne pas montrer son état à Baldaï en aucun cas. Il s’est assis sur le peau, s’est adossé contre la yourte et a commencé à aiguiser la hache. En cas de nécessité il a mis un rouleau de fer sous la hanche droite.
Mais Baldaï devait sentir quelque chose elle-même. De plus en plus souvent elle regardait son mari avec anxiété. Beren était assise et cousait. Il était agréable de la regarder de côté. Elle chantait d’une voix haute et tempérée. Elle souriait parfois. Les rayons du soleil couchant jouaient sur ses joues bronzées. Sans détacher le regard, Baldaï admirait sa fille.
Chacun avait son amusement, sa joie. La seule joie et consolation de Jaouket et Baldaï était Beren.
Les nuages et les étoiles ont couverts le ciel, la nuit noire est tombée. En serrant le rouleau de fer, Jaouket a contourné quelques fois la yourte. Aï, il était tellement mauvais, triste de vivre seul!Il était bien au moins qu’un chien bariolé poilu ait vécu avec lui tout l’été. La voix du chien était grosse et basse: il ne mordait pas les gens, ne prenait pas les loups, il n’a pas gagné une mauvaise réputation, et tout de même il ne laissait personne s’approcher de la yourte à une heure indue. Et aujourd’hui il était visiblement troublé. Il aboyait d’une voix enrouée constamment. Soit la solitude influençait tellement? Soit il pressentissait quelque chose de mauvais? C’était une sorte de l’aide, bonne ou mauvaise. Il a vu le maître, a agité la queue, s’est approché au petit trot, s’est serré contre ses pieds, s’est pelotonné. «Tu gardes un peu, et je vais me reposer», - il semblait dire à son maître.
Jaouket a ouvert la porte et a franchi le seuil. Quelque chose a grondé et a tonné. Il s’est penché et a vu que c’était un bassin.
- Baldaï! Aou, Baldaï! Pourquoi est-ce que tu as mis le bassin sur le seuil?
- J’ai oublié de l’enlever, papa.
Jaouket a tout à fait oublié: Baldaï mettait le bassin sur le seuil chaque soir. Et maintenant, dès qu’il est entré dans la yourte, elle l’a mis sur la même place. Elle l’a appuyé contre le seuil et a poussé un soupir.
-Oh, le bienveillant! Ne nous laisse pas, protège-nous, les coupables...
Il faisait sombre dans la yourte, comme dans une tombe. Jaouket se tournait au lit. Les jours précedents – minables, tristes, misérables d’une manière monotone, passaient en file infinie devant les yeux...
Jaouket a vu tant de choses dans sa vie! Il était le tchabane, le gardien de chevaux, et il faisait paître les vaches. Quand le baï Serjan s’occupait du commerce, parfois il conduisait le bétail d’un marché à un autre. Dès qu’il se souvenait, il travaillait. Il se déchirait. Et tout pour le seul Serjan.
Qu’il reste au moins une trace du travail sur la terre. Rien! Comme si la personne nommée Jaouket n’avait jamais existé... Il a décidé à l’âge de trente-cinq ans de s’occuper de son propre affaire – exercer le métier de cordonnier – et il a quitté le baï. Oh, la baïbichet avait été violente alors, elle avait été extremement furieuse. Ce n’était pas en vain qu’on l’avait appelé «la baïbichet enragée». Depuis ce moment-là celui qui voulait boire le koumis chez elle plus souvent, grondait et se moquait de Jaouket rebelle. Pourtant Jaouket, qui ne supportait très bien les moqueries, montrait ses dents courageusement et parfois même se battait avec les offenseurs. Mais, a vrai dire, il recevait lui-même le plus. Sa tête rasée était toute couverte de cicatrices et de coutures, elle était comme un champs, labouré par un araire de bois. Chacun qui essayait de casser la tête de Jaouket, méritait la bienveillance de la baïbichet. Celui-là recevait un morceau gras de viande, et le koumis à l’excès. Les offenseurs de Jaouket s’en étaient tirés d’affaire, le cordonnier était toujours le coupable. On disait ainsi à son propos: «Jaouket- semeur de discorde», «Jaouket-querelleur». Le baï Serjan souriait malicieusement, en agitant son ventre: «Ce coupable ne peut pas vivre sans une bagarre. Jusqu’à ce que quelqu’un le bat, il ne peut rien faire». En 1916, quand le tsar blanc a décidé de prendre les kazakhs aux travaux de l’arrière-front, on a écrit que Jaouket de quarante ans avait trente ans. Le baï lui-même, qui était de cinq ans plus jeune que Jaouket, soudain s’est trouvé d’après la liste de cinq ans plus âgé. Jaouket est presque devenu enragé, mais les larbins de baï ont crispé les visages: «Et donc, le tapageur s’est irrité de nouveau!»
Qu’est-ce qu’on pouvait en faire? Jaouket s’est mutiné et avec les mêmes pauvres hères, comme il était, a mis en pièces la liste du dirigeant d’aul. On a mis le feu au conseil d’administration de district. L’ouriadnik est venu vite:
- Qui est l’instigateur?
- Qui peut l’être? Bien sûr, Jaouket!
L’ouriadnik a pris Jaouket et l’a conduit en prison.
Quand on fait tomber le tsar, Jaouket est sorti de la prison et est revenu à la maison. Serjan a souri malicieusement de nouveau: «Toi, le coupable, tu as enfin crevé la tête de tsar!»
Ah, si Jaouket pouvait «crever les têtes tsaristes!» Alors, il aurait crevé toute l’engeance de baï!
Le nouveau pouvoir est venu. On a commencé à appeler les gens aux réunions. Et où il y avait une réunion, Jaouket était là.
-Qui va prendre la parole?
-Je vais parler!
Jaouket prenait la parole, et les gens mourraient de rire. Tout le monde riait tellement qu’on ne pouvait rien comprendre. Le baï Serjan avec un sourire indulgent, se retournait vers le mandataire: «Cher, ne prêtez pas attention... Ce braillard est vraiment en peu fou...» Et dans les yeux du mandataire, un homme étranger, Jaouket vraiment semblait un peu fou...
...Le chien bariolé s’est mis à aboyer d’une manière retentissante, à travers toute la steppe silencieuse. Les pas prudents se sont retentis tout près.
Quelqu’un s’approchait à pas de loup vers la yourte. Voilà il a gratté la porte. Jaouket s’est soulevé. Il a sorti le rouleau de fer de dessous de soi. Beren a chuchoté d’un ton effrayé:
-Qu’est-ce que c’est, aket?
-Rien...Dors, dors, ma petite fille...
On a tiré fortement.
-Eï, qui est-ce?
Personne n’a répondu. Et la porte se balançait, criait, comme si le vent l’ébranlait. Ce n’était pas difficile de renverser toute la yourte. Et pourquoi renverser? Ça ne coûtait rien de ramper sous elle. Alors, cela signifiat il n’y avait aucun sense de se cacher. La vieille yourte n’était pas le sauvetage. Il fallait accepter le combat.
Jaouket est allé vers la porte, il a commencé à dénouer la corde. La main de quelqu’un l’a touché. A côté, en tremblant, se trouvait Valdaï.
-Papa, de grâce, n’ouvre pas!
Jaouket l’a écartée rudement, et continuait à dénouer le nœud noué. Beren s’est approché sans bruit:
-Donnez, aket, je vais tenir la feraille.
-Tiens, ma fille...
Le rouleau de fer lourd n’était pas pour une jeune fille. Elle pouvait le laisser tomber.
Jaouket a dénoué la corde, a brusquement poussé la porte et à reculé en arrière. Pour un instant, on a entendu le bruit du remue-ménage près de l’entrée et puis tout s’est tu. L’obscurité totale envahissait le monde. Les coups de son propre cœur étaient comme le bruit des sabots.
Les pas se sont fait entendre. En tendant la main en arrière, un étranger a franchi le seuil. Les pensées s’embrouillaient dans la tête de Beren. Ses oreilles tintaient...Sans rien comprendre, elle a bien levé le rouleau et a baissé ce rouleau de fer avec toutes ses forces. Le craquement a retenti. L’étranger est tombé de la tête aux pieds de la jeune fille. Beren n’entendait et ne voyait plus rien.
Les gens quelconques ont saisi l’homme tombé, et en geignant et en reniflant, l’ont traîné dehors par les pieds. Tous se sont calmés. L’aboiement du chien bariolé s’est éloigné. Jaouket continuait à se tenir debout, abassourdi et perdu. «Qu’est-ce qui s’est passé? Qui sont-ils? Où sont-ils?» - pensait-il fébrilement. Soudain de loin – le chien bariolé y aboyait encore avec acharnement – on a entendu le bruit des sabots d’un cheval, les voix sourdes. Le bruit devenait de plus en plus fort, il s’approchait. Jaouket écoutait intensivement. Et qui est-ce? Les cavaliers allaient au grand trot. On a arrêté les chevaux juste près de la porte.
- Jaouket! Est-ce que tu es sain et sauf?
C’était la voix de Kaïrolda. Jaouket est sorti en courant à la rencontre, il a eu les larmes dans les yeux. Encore quelqu’un a mis pied à terre et a fait gauchement interruption dans la yourte.
- Beren! Où es-tu, Beren?!
Jaouket a reconnu sa voix. C’était Kurumbaï!
Jaouket a mis la hache vers le seuil. Baldaï a allumé la flambeau. Beren était couchée sur le lit, s’étant pelotonnée. Ses cheveux épais relâchés la couvraient complètement de la tête aux pieds.
- Baldaï! Baldaï! Regarde, il y a du sang près du seuil. Saupoudre de la cendre.
Baldaï a saupoudé avec la cendre les taches de sang et a levé une feraille, petite comme un poing.
- Qu’est-ce que c’est, papa?
- Un revolver...
Kurumbaï l’examinait longtemps et soudain il s’est mis à sourire joyeusement:
-Cela signifie, qu’on a frappé Erkinbek sur la tête. Seulement lui peut avoir une telle chose.
Beren est revenue en soi de sa voix, et avec perplexité, comme à moitié endormi, a promené son regard sur tous, et, en voyant Kurumbaï, s’est mise à sourire:
-Et pourquoi est-ce que tu es ici?
-Et voilà, j’ai voulu rencontrer ton hôte, en lui rendant hommage – le jiguite a souri malicieusement.
Il s’est assis près de Beren, il a passé la main dans ses chevaux. Elle s’est serrée contre son épaule et soudain s’est mise a pleurer. En les regardant, la vieille Valdaï a été profondément touchée et s’est mise à pleurer.
Pendant la journée le silence n’était pas tellement apparent. Pendant la nuit il oppressait. Enfin la lune s’est levée. Les nuages plumeux flottaient, et leur ombre, en se reflétant, entachait le disque clair de la lune, et elle semblait être couverte de taches de rousseur.
Il était désert près du lac. D’habitude les troupeaux y passaient la nuit. Aujourd’hui tout est devenu désert. De loin on entendait le cri d’oiseau. C’était soit une mouette, soit un vanneau qui se pâmait de tristesse.
Jaouket et Kaïrolda causaient à une certaine distance de la yourte. Et maintenant le gardien ne se plaignait pas, comme d’habitude, il expliquait avec conviction quelque chose d’un ton calme, sage à son vieil ami.
- Non, ce n’est pas comme ça, Jaouket. Le komsomol n’est pas du tout quelque chose de mauvais.
- Et je ne dis pas, que tout est mauvais là. Mais seulement certains d’eux...
- Et qui certains. Quoi, est-ce que Kurumbaï est mauvais? Et qu’est-ce qu’il a fait quelque chose de mauvais? Qu’il n’a pas obéi au baï? Est-ce qu’il n’a pas travaillé au baï? C’est ça, non?!
Kaïrolda rêvait de quitter le baï tout le temps dernièrement. Le temps a changé. On pouvait survivre sans le baï. Est-ce qu’il y avait peu d’anciens valets de ferme qui ont formé un artel – et ils vivaient assez bien et d’une façon indépendente. L’état les aidait.
- Kurumbaï a tout à fait raison! – Kaïrolda s’est mis à parler de nouveau. – Il réussira sans faute. Et ce sont nous qui errons. La langue parle et les mains ont peur. Aïpyrmaï, Jaouket, pense toi-même: pourquoi est-ce qu’on a besoin de tout ça: «la voie des ancêtres», «les coutumes des parents»? Ce sont toutes les sottises! Paroles vaines mots creux! Qu’est-ce qu’elle nous a donné, cette «voie des parents», sauf la honte et l’humiliation? Je pense même qu’il est temps de finir avec l’Allah. Qui sont-ils, ces saints, les hommes serviables et justes? Aben-mullah, ah?! Si tu veux savoir, toutes les saletés viennent de lui. Il est concussionaire, pas un homme juste. C’est lui qui a conseillé en tapinois de voler ta fille.
- Laisse! – Jaouket s’est effrayé. – Qu’il soit un chien trois fois, mais...
- J’ai dit et je continue à me taire. Tu vas apprendre tout toi-même plus tard.
Beren est sortie de la yourte. Elle avait habillé le meilleur vêtement, comme si elle se rendait en long voyage. Elle avait une calotte sur la tête, brodée de passement. Avant, on décorait la calotte des plumes du grand duc. Maintenant on n’en avait pas. Il n’y avait pas aussi de ruban multicolore qu’elle entrelaçait avec la natte. Jaouket, perplexe, regardait sa fille. Sous la lumière de la lune, son visage semblait pâle et décidé.
-Aket, je pars.
Jaouket a même semblé de se lever brusquement, il n’a pas tenu en place:
-Où, ma petite fille?!
-Chez Abitaï...Il demandait de passer le voir.
-Tu dis, chez Abitaï? Peut être, il est mieux que j’aille? Je pourrais procurer un chariot...
Kurumbaï est sorti de la yourte, Jaouket a répondu tout de suite:
- Ne vous inquiétez pas à propos du chariot. Je vais vous transporter moi-même.
Valdaï jetait des regards reconnaissants sur le jiguite, comme si en disant: «Il a raison, bien sûr, Kurumbaï a raison!»
-Jaouket! – Kaïrolda s’est levé décidément. – Tous tes mots sont déplacés, maintenant. Ne contredis pas ta fille. Permets-lui!
Jaouket se taisait. Kaïrolda le regardait fixement pendant quelque temps et s’est tourné vers Beren:
-Va, ma chérie. Que le succès te suive! Ton père ne va pas te gronder. Il te souhaite du bien...
Cette fois-là Jaouket a aussi gardé le silence. La lune a éclairé avec méchanceté, comme si en triomphant, le visage triste, fatigué du cordonnier: «Ah, le têtu, tu cèdes, enfin!»
- Que ça soit comme tu le veux, ma petit fille, - Jaouket a dit, les larmes coulaient sur son visage et sa barbe. Il ne pouvait plus rien dire: les lèvres ne l’écoutaient pas.
L’aube se levait à l’est. L’hongre roux foncé se noyait dans l’herbe, couverte de rosée jusqu’au ventre. Il y avait deux personnes sur lui. Beren était assise par devant, sur la selle, Kurumbaï était par derrière. Le vent de matin ranimait agréablement les voyageurs. L’hongre chancelait, allait au trot maladroit, en faisant sauter les cavaliers.
- Kurumbaï, Tiens-moi. Tu peux tomber...
Kurumbaï a pris la jeune fille par la taille. Si tu faisais attention, d’un côté, c’étaient les amoureux, une jeune fille et un jiguite. De l’autre côté, tu regardais, et sans doute c’était un frère et une sœur, attentifs, unis, qui avaient grandi ensemble dès l’enfance. Et c’était difficile de décider, lequel de ces sentiments était le principal. Mais il semblait que les voyageurs eux-mêmes essayaient de ne pas y penser. Pour se distraire, Kurumbaï a commencé à chantonner une chanson.
- Kurumbaï, je dis! Alors, raconte quelque chose!
-Et qu’est-ce que je peux raconter?
-Et donc, j’entre au komsomol, et qu’est-ce qu’on va faire?
- Qu’est-ce qu’on va faire? On s’occupera des baïs. On va complètement remuer la tanière de baï. On va le retourner à l’envers!
Les nuages ébouriffés s’éloignaient précipitamment, en disparaissant sans laisser de traces à l’horizon. L’aurore s’est levée, en dissipant décidément l’obscurité de nuit. Les rayons rouges vif ont inondé la steppe. Beren a entonné une chanson d’une voix haute, en s’entr’appelant avec l’alouette, qui s’égosillait dans le silence de matin. La voix jeune, libre s’étendait loin, en déchirant les vieux rets de vieilles choses finies...
Beren a poussé Kurumbaï de coude:
- Kurumbaï! Que le diable t’emporte!.. N’aie pas la main baladeuse...
Tous les deux – heureux – se sont mis à rire.
Le secrétaire de la cellule de komsomol Abitaï Makhmudov était un homme d’un naturel peu communicatif et silencieux. Il était l’instituteur dans cet aul. Il s’habillait d’une façon propre et simple. Il avait les cheveux longs, presque jusqu’aux épaules. Il habitait isolément dans sa propre yourte. L’ameublement là-bas était plus que modeste. Il y avait une table. Il y avaient des livres et fournitures de bureau. Les livres étaient bien usés et se traînaient sur la table. Il y avait un torchon gris lavé au-dessus des livres, on pouvait facilement reconnaitre une couche d’enfant. En voyant cette couche les yeux s’adressaient involontairement à la femme de l’instituteur. Comme d’habitude elle était là aussi. Elle était au visage noir et au nez aplati. Ses yeux étaient à fleur de tête, comme du taureau qui cornait. Aujourd’hui elle était surtout de mauvaise humeur: elle fronçait les sourcils, boudait, était assise silencieuse et méchante. Et Beren était la raison de cet état. Elle était assise sur la place d’honneur et souriait. Son visage rayonnait. Elle examinait la yourte pauvre avec curiosité, et, bien sûr, devinait que la femme d’Abitaï était une femme non seulement une chipie, mais elle était encore négligente. Beren y aurait mis tout en ordre bien vite...
Et est-ce que la jeune femme au visage noir ne devinait pas à quoi la jolie hôte pensait maintenant? Ohoho, bien sûr oui! Ce n’était pas en vain que ses sourcils se froncent d’une manière tellement sévère sur la racine du nez!
Encore avant l’arrivée de Beren on a commencé à répandre des rumeurs que l’instituteur avait envoyé prendre la fille du cordonnier, il avait probablement décidé de quitter la vieille femme et prendre la jeune. Et quand Beren est vraiment venue ici, tous ont compris que c’était la vérité. Autrement, pourquoi est-ce que la jeune fille à marier avait soudain décidé d’entrer au komsomol?..
En chantonnant quelque chose, comme d’habitude, Kurumbaï est venu:
Comme des moutons,
Chasse avec un fouet
le Baï et le mullah!
La femme d’Abitaï a méchamment grommelé:
- Et toi, tu chasseras!..Tais-toi!
-Moi? Je chasserai, bien sûr! Tu verras...
Beren a regardé Kurumbaï et a pouffé:
-Qu’est-ce qu’il y a?
-Et toi, tu es bancal...
-Ne ris pas. Peut être tu marieras un homme bancal.
-Arrête ça!..
«Je sais à qui tu penses, si tu n’aimes pas les hommes bancals», - la femme d’Abitaï a pensé, dont le visage est devenu encore plus sombre.
-Alors, dis Kurumbaï, - l’instituteur a dit, en essayant de changer le sujet dangereux.
-Et qu’est-ce que je peux dire?..Le mandataire est venu du district. Il a ordonné de réunir tous les membres de komsomol.
Beren s’est alarmée. La femme de l’instituteur l’a louchée avec colère. Elle a voulu dire quelque chose de vexant mais elle s’est retenue. Beren l’a remarqué tout de suite et, en facilitant le jeu, a dit:
-Allons, mugalim. On va assister à la réunion.
Abitaï s’est levé. La femme au visage noir a fait un effort comme une bête avant un saut:
-Tu n’iras nulle part! Assieds-toi!..
Le visage de l’instituteur s’est couvert des taches. Kurumbaï s’est approché de Beren et a chuchoté:
- Allons. Il viendra plus tard lui- même.
Et dès que Beren a franchi le seuil, la jeune fille au visage noir, a crié dans son dos:
-Grue!
-Aimkul! – l’instituteur essayait de l’arrêter. – Ne sois pas folle! Qu’est-ce que je te disais?
-«Ne sois pas folle»!..Pourquoi est-ce que tu as laissé entrer cette grue? Abitaï, en devenant pâle, a commencé presque à faire honte à sa femme, mais Aimkul a crié:
-Et qu’est-ce que tu peux faire avec moi? Tu me quittes, ah? Essaie! Je vais me tuer et tuer l’enfant avec ce couteau!
Elle a saisi un grand couteau, pris quelque part, et a eu une crise de nerfs.
Abitaï se taisait d’un air confus. Quelle femme folle? Comment est-ce qu’il pouvait travaillait tranquillement avec elle?..
Un mioche bronzé s’est approché en rempant de sa mère, il a commencé à se caresser, mais Aimkul l’a repoussé, et le mioche, en roulant, s’est mis à hurler. «C’est ainsi que la mère-komsomol éleve le futur pionnier», - Abitaï a pensé, et, en levant le mioche, a poussé un soupir accablé...
***
L’homme sec, maigre, comme une libellule, au visage noir, est sorti de la yourte blanche, et, en regardant tout autour d’une manière inquiétante, s’est dirigé vite vers le pôele de terre. La femme obèse, flasque, au visage bouffi, étant accroupie, ajoutait du bois mort au feu. Elle a regardé l’homme maigre et s’est retournée lourdement, en tournant tout son corps, vers lui. Elle était tellement grosse, qu’il semblait, que le vêtement craquerait aux coutures. Ses yeux – grands et blanchâtres – fuyaient d’une manière inquiétante. Chaque matin il coupait la petite barbe et maintenant il a même oublié de se raser. Et on ne sait pourquoi, il a mis un costume de drap, qu’il mettait d’habitude seulement en visitant quelqu’un ou pour la réunion. Et maintenant, sur lui, effrayé et fripé, ce costume de sortie, avait un air tout simplement absurde.
- Ulbiket-au, qui est-ce que tu ordonnes d’abattre: un agneau ou un mouton châtré? – la grosse a demandé.
- Pourquoi un mouton, si un agneau est assez?
- J’ai peur que cela ne soit pas assez, il y aura beaucoup de monde.
- Et quoi, donc? Je ne suis pas obligée de nourrir tous à leur faim!
La grosse a fait une grimace d’un air dégoûté, et a froncé les sourcils.
La méchanceté franche s’est figée sur son visage.
-Ecoute, Ulbiket! – l'homme maigre a baissé la voix. – Ne te fâche pas. Calme-toi! Ne provoque pas les femmes d’aul. Je t’ai prévenue la nuit...Il faut se soumettre. Tiens, il y a encore un autre hôte...Si tu respectes vraiment Kuliach-baïbichet, essaie de trouver quelque chose de commun avec elles...
Cet homme était le président du conseil d’aul Ergali Assatov. Sa femme, Ulbiket, était la nièce de Kuliach-baïbichet. Quand Ulbiket n’obéissait pas et commençait à regimber, Ergali recourait constamment au nom de la parente autoritaire. Sous les yeux des gens, ils vivaient d’une façon calme, en harmonie, il semblait, qu’ils ne pourraient pas vivre un jour sans la compagnie de l’autre, mais en réalité, ils se querellaient comme des chiens toute la vie et faisaient n’importe quoi derrière le dos l’un de l’autre...
Et à cause de ce que Ergali avait raconté la nuit passée, Ulbiket pouvait être saisie d’effroi. On disait: «Le malheur atteindra tout le monde». Le malheur qui menaçait la maison du baï Serjan, demain pouvait tomber sur Ergali. Jusqu’à ce moment-là, il se tenait grâce à son habileté, malice, adresse de s’adapter, d’exciter les gens, de nommer, comme on dit, la chèvre – la tente, et le bouc – le gendre. Ulbiket le comprenait bien. Et il croyait absolument nécessaire d’aider son mari. Et maintenant elle a aussi compris, que le temps est venu, quand il fallait être surtout prudente et habile, agile et adroite, et c’est pourquoi elle s’est transformée tout de suite en bonne maîtresse cordiale.
Premièrement elle a commencé à prodiguer des sourires généreux aux femmes d’aul. Et celles-là, se réjouissant de la bienveillance inattendue d’Ulbiket, ont commencé à se mettre en quatre: elles apportaient de l’eau, mettaient la chaudière, allumaient le feu dans le foyer. On a vite abattu et débité le mouton châtré, et on a mis la viande dans la chaudière. Immédiatement, toute une foule de «familiers» s’est réunie, des roublards et des aigrefins, qui avaient ressenti le bienfait du président du conseil d’aul. Quand un hôte important venait, ces larbins étaient prêts à se mettre en quatre – ils allaient ici et là, élevaient la voix, mettaient tout en désordre, ainsi ils accomplissaient leur devoir devant Ergali.
Maintenant Ergali se tenait et regardait avec tendresse tous ceux qui s’agitaient près de son poêle de terre. Aujourd’hui il était bon, adulant et voulait plaire à tous. «Je chercherai votre bienveillance à tout prix», - toute son apparence humble et serviable semblait dire. «Si vous êtes avec moi, je ne mourirai pas».
C’était ce Ergali, chez qui Beren et Kurumbaï se sont rendus, en quittant l’instituteur. Ils marchaient légèrement, gaiement, comme en jouant. Beren devançait, puis s’arrêtait, souriait de loin à Kurumbaï.
- Sois vite, - disait-elle. – Pourquoi est-ce que tu te traînes?
- Est-ce que je me traîne, je vais, - souriait-il.
En les voyant, Ergali s’est mis à s’agiter encore plus. Il n’imaginait pas du tout, de quoi parler aves les jeunes gens, comment les rapprocher. Par exemple, il n’arrivait pas à comprendre Kurumbaï. On ne pouvait pas l’appeler stupide, mais il n’était pas aussi intelligent. Il ne respectait pas les gens honorables, n’honorait pas de bonnes coutumes. Il était un peu brusque, un peu sauvage et un peu rude. S’il pouvait l’appeler chez lui, parler avec lui une fois franchement, il déterminerait qui et quoi il était. Pourtant, jusqu’à ce moment-là Ergali n’avait pas besoin de lui. Il n’aimait pas ces jeunes gens criands, et il ne les fréquentait jamais.
Oui... et maintenant il avait besoin d’eux. Si Ergali voulait céder le pouvoir, il devait s’entendre avec lui par force. Il en a été persuadé la nuit passée. Il a alors appris une mauvaise nouvelle.
Ergali a rencontré la jeune fille et le jiguite avec un sourire gentil.
- Est-ce que tu, ma petite sœur, évites notre maison? Ton père doit être offensé, que je ne connais pas du tout sa seule fille.
Ergali souriait gentillement, disait des mots doux, mais on sentait l’hypocrisie dans chaque mot. Beren se taisait, en baissant la tête. Ulbiket, qui était affairée près du poêle de terre dans la cour, est allée à la rencontre de chers hôtes.
-Est-ce que tu te sens bien, ma sœur? – s’est-t-elle exclamée. – Vous pourrez nous visiter sans aucune invitation. On n’est pas étranger...
Et Beren a gardé le silence de nouveau.
Les femmes se massaient près du pôele, se bousculaient et jetaient des regards curieux sur Beren. On a appris ici de l’incident de nuit dans la yourte du cordonnier rétif hier. Les rumeurs et les cancans se sont répandus, bien sûr excessivement exagérés et éloignés de la vérité. C’était de quoi les femmes parlaient maintenant, en attifant le cancan en guenilles multicolores. Beren, en sentant à l’aide de son intuition féminine, qu’on parlait d’elle, a beaucoup rougi et s’est faufilée dans la yourte.
L’ami inséparable d’Erkinbek Erekech est venu après eux, sur le coursier bai sec. Il a mis pied à terre, a attaché le cheval. Troublé par son arrivée à une heure indue, Ergali est sorti à la rencontre.
- Est-ce que quelque chose s’est passé?
- Le baï et la baïbichet ont envoyé pour obtenir des nouvelles. Apprends, quelles autorités étaient venues chez nous, comment agir avec eux...
Ergali a tout de suite pâli:
-Dis-leur: qu’il n’envoie plus de courriers devant tous les gens!
J’aiderai, si, bien sûr, ce sera possible, mais...Et encore dis: ils ont agi sottement avec Jaouket. J’ai peur que cela leur coûte cher. Ceux qui ont appris cette nouvelle, ne trouvent pas de mots, personne ne les approuve. La fille de Jaouket est venue au secrétaire de la cellule de komsomol, et il m’a dit aujourd’hui: «Tu couvres les fieffés salauds. Tu évites de répondre! Comme si tu ne sais rien!» Voilà.
Ergali a perdu le souffle de colère. Erekech a demandé tout doucement:
-Comment est Erkinbet? Est-ce qu’il survit?
-Tandis qu’il est à l’hôpital.On l’a frappé avec une ferrraille, sur la nuque. On lui a fracturé le crâne.
Ergali a mordu les lèvres avec colère. Erekech a encore baissé la voix:
-La baïbichet veut faire passer une partie des choses coûteuses chez vous...
-Apyrmaï, vous êtes les gens étranges! Tu es venu à découvert et tu bavardes! Il faut le faire en cachette, que ça soit ni vu, ni connu...-Et, en regardant tout autour d’une manière fourbe il a ajouté: - Voilà ce que je peux te dire: dis au baï et à la baïbichet qu’ils envoient un chariot tout de suite et transportent Jaouket!
Et il a fait un bond en arrière d’Erekech.
Kurumbaï est sorti de la yourte et a regardé tout autour avec un sourire. Son regard était joyeux, triomphant, plein d’espoir.
- Kurumbaï, mon ami, voilà où tu es, je voudrais te parler il y a bien longtemps, - Ergali lui a souri.
- Hmm...de quoi, je voudrais savoir?
Ergali a mené le jiguite à l’écart:
-Est-ce que tu as entendu du nouveau décret? On va maintenant ...comment on dit...confisquer les baïs.
-Serjan, non? J’ai écrit moi-même aux autourités, qu’il fallait confisquer Serjan.
-Est-ce que tu as vraiment écrit comme ça?!
Ergali essayait de sourire, mais il n’a pas pu, et il a eu une grimace au lieu du sourire.
Kurumbaï les regardait en dessous. «Oh, tu caches quelque chose, le frérot!» - comme si son regard de travers disait.
Le soleil bûlait de toutes ses forces. C’était l’après-midi. Soudain on a commencé à faire du bruit près des jer-ochaks – des poêles de terre oblongs. Quelques personnes qui se cachaient dans leur ombre se sont battus. On s’est jeté de les séparer. Ulbiket s’agitait et trémoussait le plus. Elle souriait, disait des mots doux, essayait par tous les moyens d’éteindre la querelle, et une minute plus tard, les bagarreurs étaient tranquillement assis près du poêle et parlaient.
Ergali a hoché la tête et a poussé un soupir.
-Alors, cher Kurumbaï, - a-t-il dit, - la bride est maintenant dans nos mains. Les gens nous regardent. Une grande affaire nous attend. Donc, il faut le mener de la façon, que personne n’ose dire quelque chose contre. Les autorités me croient et m’ordonnent, et moi, je compte complètement sur vous...
Ergali essayait de tirer ce que Kurumbaï avait dans son âme, mais il semblait que le jiguite, ayant tout oublié – y compris l’interlocuteur, - sans détacher le regard, observait ceux qui étaient assis près du poêle de terre. Il observait déjà bien longtemps trois personnes – Sakembaï, Daoute et Karikbol. Dans l’aul on avait peur de ces filoux et on les méprisait. Ils participaient constamment dans toutes les affaires sales et obscures. On disait, qu’Ergali ne sympathisait du tout avec eux. Pourtant pendant les réunions c’étaient eux qui s’égosillaient le plus. Ils ne laissaient même pas aux autres la possibilité de dire quelque chose. Si quelqu’un voulait boucler une affaire obscure, on recourait sans faute au service de ces trois. Si un scancale, un zizanie avait lieu quelque part, ces trois y apparassaient constamment.
Kurumbaï s’est retourné d’Ergali – de quoi est-ce qu’on pouvait parler avec toi – et s’en est allé dans la yourte. Là, beaucoup de gens étaient assis en demi-cercle. A la place d’honneur, au milieu, le mandataire de district, le jiguite noir maigre Nugman Kanaev était assis. Il été modestement vêtu, se tenait imperceptiblement, sans se distinguer, et à cause de cela ne ressemblait pas aux commissaires bruyants et criards, qui levaient les têtes d’un air important, et quand ils s’assoyaient en cercle, ils écrasaient par leur poids le coussin le plus grand.
Il était assis, en promenant son regard attentif et calme, - et selon ce regard on voyait, qu’il comprenait bien, qui était qui et qui coûtait quoi. Il souriait à peine, et ce sourire, à peine vu, faisait son effet encourageant. Il donnait du courage et de la certitude.
Seul les membres de komsomol et de Parti étaient présents à la réunion. Ils captaient avidement chaque mot du mandataire. Les militants d’aul avaient un grand besoin des conseils du dirigeants expérimentés de Parti. Parfois dans l’aul de tels instructeurs venaient qui aimaient se mêler au milieu de la foule bruyante, oisive, manger de la viande, boire du koumis, entreprendre des jeux avec les jeunes filles et les jeunes gens. Les jeunes ne respectaient pas les gens pareils. Ils avaient besoin du dirigeant, qui irait au fond du travail, expliquerait leurs fautes et ensemble, aiderait à réaliser les décisions du nouveau pouvoir.
Kurumbaï parlait en détail et d’une manière affairée de tous les excès et les désordres, qui avaient passé dernièrement dans les auls. On l’écoutait avec étonnement, bouche bée, tous s’étonnaient de l’éloquence du jiguite. Le mandataire Nugman l’écoutait aussi attentivement. Et à mesure de son discours, tantôt il se refrongeait, tantôt souriait.
- Et, bien sûr, «les militants», qui ont du pouvoir, ne le devinent pas du tout, non? – a-t-il demandé avec un sourire méchant.
Dans la conversation il s’agissait de l’attaque de nuit sur une des yourtes dans la steppe. Kurumbaï en parlait avec ardeur et colère. Le récit sur ce que Beren avait rencontré un violeur, a provoqué toute une tempête. Certains, dans un état agité, se sont levés brusquement de leurs places.
Ulbiket remuait avec dignité le koumis comme une vraie baïbichet. Beren s’est assise près d’elle, un peu plus loin des hommes.
Quand on parlait d’elle, son visage était rouge de l’embarras. Elle regardait ses genoux, pourtant n’éprouvait pas de dépit, pas de repentir. Mais seulement maintenant elle a compris complètement toute la terreur de ce qui pouvait se passer. Qui pourrait penser que tout finirait d’une manière tellement heureuse? Avant elle se sentait seule, abandonnée et maintenant elle jubilait, en voyant combien d’amis fidèles et sûrs elle avait. Elle éprouvait une tendresse extraordinaire envers eux comme une sœur envers ses frères attentifs...
L’observation du mandataire aurait dû blesser gravement Ergali. Il s’est secoué, s’est assis sur les genoux, a regardé l’un, puis l’autre, a essayé d’avoir un sourire, pourtant il n’y arrivait pas. Maintenant Ergali ressemblait à un petit chien, qui avait fait des saletés, et qui rampait d’une manière obséquieuse au pied de son maître.
-Kurumbaïjan-aou, - a-t-il dit d’un ton vexé. – Alors, pourquoi est-ce que vous rejetez tout sur le conseil d’aul? On a des membres de komsomol et de Parti.
Et il a timidement regardé le jiguite noir au visage grêlé qui était assis à côté de Nugman, il lui a même fait un clin d’œil, comme s’il disait: «Je plaisante, je plaisante...» Le noir était nommé Jumagul. Il ne venait pas de ce pays d’origine. Récemment il a été choisi le secrétaire de la cellule de Parti. Pourtant selon tous les indices, il a eu le temps pendant cette courte période de tâter Ergali et était au courant de toutes ses affaires et de tous ses manèges.
-Ergali vient de dire la stricte vérité, - a-t-il remarqué d’un ton regrettable. - Dans notre travail le pouvoir de Parti ne s’est manifesté en aucune manière. Quelqu’un a essayé de révoquer complètement les membres de Parti du travail soviétique. Il y avaient ceux qui, avec de la joie méchante non dissimulée, chassaient toute la responsibilité de ses mauvaises affaires sur le Parti...
Jumagul l’a dit et a regardé Ergali d’un air significatif. Et celui-là s’est affaissé comme du coup à bout portant.
Ayant promis de diriger la réunion commune dans l’aul de Serjan, le mandataire est parti. Les habitants d’aul se sont allés dans leurs maisons. La nouvelle sur les changements qui suiveront – sur la confiscation du bien de baï – n’a pas encore eu le temps de se répandre parmi les habitants des auls lointains. Et les femmes se contentaient pour le moment des cancans sur un raid de nuit sur la famille du cordonnier Jaouket, sur la malchance d’Erkinbek, dont on a fracturé la tête, sur le fait que Beren était entrée au komsomol. L’incident avec Eekinbek a frappé plusieurs personnes. «Il est bien dit: «La femme a détruit le jeune homme», - on se rappelait un vieux proverbe dans les auls.
***
On a eu l’intention de faire de manière suivante: Ergali devait ouvrir la réunion, selon sa proposition on choisira la présidence et le mandataire commencera à faire sa communication. Mais cela a été autrement: soudain l’instituteur Abitaï a demandé la parole et de la part de la cellule de Parti il a lu la liste des dirigeants de la réunion. Dans les auls le long du ravin «où le chien noir a péri» les réunions avaient lieu souvent, mais cela n’était jamais arrivé que la cellule de Parti s’en mêlait. Les gens ne s’en souvenaient pas comme si elle n’existait pas du tout. Aujourd’hui tous parlaient de la nouvelle sur la confiscation qui venait, pourtant personne n’imaginait clairement ce que tout cela signifiait. La privation de la voix, l’imposition de baï par l’impôt, la répartition de sa terre – c’était non seulement possible mais habituel. Mais la rumeur sur ce que d’après le décret on «confiscerait» encore le baï, et l’expulserait quelque part, semblait tellement étrange que les gens restaient pantois. «Est-ce qu’il sera vraiment comme ça?!»
Jumagul était à la tête de la réunion, et Beren a été choisi dans la présidence. Soudain Ergali a apparu complètement hors d’affaires et il s’est dépêché de s’égarer dans la foule. La réunion n’a pas encore commencé quand Kurumbaï s’est levé:
- Le mullah Aben se trouve à la réunion. Je crois que sa présence est indésirable.
Le mullah a presque perdu le souffle d’une telle humiliation et a regardé les vieux d’un air traqué. Quelqu’un d’eux a pris le parti de lui avec hésitation:
-Qu’il reste. Le mullah n’est pas grand.
Pourtant la plulart des gens ont voté pour que le mullah régagne ses pénates. Le mullah Aben s’est levé et, en trébuchant, et en traînant son bâton, s’en est allé. Et en ce moment-là une telle chose s’est passée qu’elle a fait oublier le cas honteux avec le mullah. Le chariot, chargé du barda domestique et de la yourte démontée, s’est arrêté avec beaucoup de peine près des ceux qui s’étaient réunis. Kaïrolda, Jaouket et Valdaï étaient assis sur les colis. Kaïrolda et Jaouket, frappés par le grand nombre des gens, et Valdaï a poussé un cri, en voyant que sa fille trônait à la table de présidence.
- Ma pupille!..Mon soleil! – roucoulait-elle, en descendant gauchement de la télègue.
Maintenant tous les examinaient. Certains, ayant vu Jaouket, fronçaient les sourcils, hochaient les têtes et grondaient:
-Il est venu, ce kafir!..
-On dit que le baï lui –même l’a aidé à déménager.
-Le baï sait qui et quand aider!
Kurumbaï est sorti de la foule et est allé à la rencontre de Jaouket. En ce temps-là Kaïrolda et Jaouket sont aussi descendus de la télègue, se sont secoués sans se dépêcher et se sont dirigés posément vers la réunion. La plupart ont été désagréablement blessés parce qu’ils parlaient avec Kurumbaï et ses amis négligemment, tout en marchant.
- Tiens, comme il fait le fier, ce Jaouket!
Quelqu’un a soupiré d’un ton compatissant:
-Quoi faire...est-ce qu’il n’a pas enduré assez de supplice, le pauvre?!
Pourtant ceux qui n’ont pas aimé l’arrivée inattendue de Jaouket, ont été les premiers qui l’ont salué:
- Tu es venu à temps, Jaouket!
- C’est bien que tu sois venu, Jaouket!..- on lui criait.
Nugman parlait simplement et librement. Il ne plaçait pas dans son langage des « ainsi dire», ne se répétait pas, ne cherchait pas de mots. Il a juste commencé à parler, et la plupart des gens présents ne supposaient même pas qu’il pouvait parler la langue kazakh d’une manière tellement imagée et cohérente. En ce temps-là, dans l’aul on croyait que les gens cultivés et de grands dirigeants devaient parler de travers et inhabilement, parce qu’ils méprisaient leur propre langue dans leur âme. Les larbins de baï croyaient que seulement eux étaient de vrais locuteurs nocifs et des gardiens de l’éloquence kazakh. Et quand le mandataire est venu dans l’aul, d’habitude en riant, ils disaient:
-Et donc, «ainsi dire» tu es arrivé!..
Dans sont discours Nugman a piqué beaucoup au vif. Certains ont été couverts de sueur. Les autres se retenaient à peine pour ne pas crier de ravissement. Quand Jaouket a demandé la parole, la foule s’est tue, et plusieurs yeux l’ont regardé fixement avec curiosité.
La voix de Jaouket tremblait. La heine le gonflait. Il avait les larmes dans les yeux.
- Eh, les kedeïs! Les pauvres! – a-t-il dit. – Pourquoi est-ce que vous êtes timides? Pourquoi est-ce que vous vous taisez? Levez, levez les têtes! Criez à toute voix! Que tout le ravin tremble de sa puissance, là où «le chien noir a péri»! Dès ce moment-là je ne pleure pas. C’est assez! Je me réjouis! Il m’est même difficile de parler à cause de cette joie.
Et c’était vrai. Le visage de Jaouket rayonnait. Beren s’est approchée de son père et a essuyé ses larmes avec son foulard brodé. Jaouket a embrassé la fille d’une manière brusque.
- Est-ce que vous voyez? Voilà elle est, ma fille! Je sais qu’il y aura ceux qui la désapprouveront qu’elle est entrée au komsomol. On dira qu’elle est «libertine». En vain! Le mensonge! La fille de Jaouket est l’exemple pour tous! La fille de Jaouket sera à la tête du komsomol!..Parce que Jaouket lui-même est komsomol. Et sa femme Baldaï est komsomol!
Le bruit fort des applaudissements a couvert les derniers mots de Jaouket. Soudain la foule s’est agitée, un cri qui a réveillé toute la steppe endormie, a été poussé par des centaines de gosiers. Il est devenu bruyant et gai, comme pendant une grande fête...
...En regardant Kuliach-baïbichet, refrongée et brûlante de colère, on pouvait vraiment avoir peur pour tout de bon. Le baï gros et ventru Serjan tout simplement balançait de la haine. Tous ses copins et compagnons de table se sont détournés de lui. Même Aben-mullah n’a pas regardé le baï qui était debout sur le seuil de la yourte, pas une fois. Voilà ce que c’était de rester seul...Serjan a poussé un soupir. La yourte spacieuse et blanche où il avait grandi et avait habité lui a paru étrangère. Il a senti un tel froid qu’il a eu des fourmis dans le dos.
Quelques personnes avec Nugman à la tête fouillaient dans les coffres de baï, saisissaient tout le bien de baï. Valdaï s’est installée près de l’outre immense avec du koumis. Il y avait une coupe de bois spacieuse, remplie jusqu’aux bouts. Elle remuait le boisson âpre, qui sentait fort, avec une louche peinte. En regardant le koumis, couvert de boules et mousseux, elle semblait ressusciter tout ce qu’elle avait eu et vu dans la vie et elle poussait de longs soupirs de temps en temps. Il semblait qu’elle ne croyait pas en ce qui se passait maintenant devant elle et elle faisait claquer sa langue d’étonnement et souriait à quelque chose:
-Berenjan, ma petite fille, est-ce que tu veux du koumis?
Beren était assise là, tout près. Le sourire heureux errait sur son visage. Elle regardait Nugman de temps en temps. Elle aimait son beau vêtement propre, ses doigts doux et fins quand il écrivait, tous ses manières et mouvements. Elle dirigeait son regard à Kurumbaï et pensait: «Comment pourrait être Kurumbaï s’il était tellement cultivé et bien élevé?»
Elle avait envie de rire juste de cette seule pensée. Kurumbaï lui souriait aussi, comme s’il devinait à quoi la jeune fille pensait maintenant. Beren a capté son regard et a froncé les sourcils sciemment, comme si elle disait: «Ne me regarde pas! Ne ris pas!». Et certains, en observant ce jeu silencieux, louchaient d’une façon jalouse et méchante le veinard Kurumbaï.
En général maintenant il était joyeux dans la yourte blanche. Mais Ergali se sentait surtout incommode. Il était abassourdi, perdu. De toutes ses forces il essayait de ne pas se trahir, de se tenir comme tous les autres, mais il se sentait solitaire, maladroit et comprenait qu’il était ici comme la bête noire. En plus, il ne pouvait pas encore revenir en soi après le coup qui lui était arrivé à la réunion commune. En effet, il a été élu dans la présidence. On n’a pas donné la parole aux gens qu’il avait préparés aux discours. Les autres gens ont réalisé la confiscation du bien de baï. Toute l’autorité d’Ergali est tombée en un tour de main. Le nouveau pouvoir ne l’a pas reconnu. Il a été publiquement révéle et humilié. Et bien que pour le moment il soit encore considéré le président du conseil d’aul et il se trouvait parmi ceux qui avaient le pouvoir, q’une seule ombre pitoyable est restée de ce maître d’aul d’hier.
- Ergali! Eï, Ergali! – Jumagul l’a appelé soudain.
Ergali a tressailli avec frayeur, comme si à moitié endormi. Jumagul l’a regardé fixement.
-Il est intéressant où les bijouteries de baï ont disparu? Tout l’or et l’argent?
-D’où est-ce que je peux savoir?!
Tous regardaient le président et se taisaient sévèrement. «On va l’obliger à dire la vérité!» - on pouvait lire dans leurs yeux. Ergali s’est complètement serré. Ses pommettes sont devenues aïgues.
***
On a appelé le père du baï Serjan «le kobyzist noir». Vrai ou non, mais on disait que le jeu du kobyz lui a apporté la fortune.
Quand on a commencé à mettre en ordre tout le bien de baï, on a trouvé un vieux kobyz dans la huche bigarrée incrustée. Serjan a demandé de le donner. Personne dans l’aul ne se rappelait que le baï avait jamais joué, et voilà soudain il s’est mis à jouer et d’une telle manière que tous ont écouté bouche bée. Il semblait que même le vent a retenu son souffle. Tout de suite les vieux, les vieilles, les enfants ont commencé à venir de tous les côtés, et sans oser s’approcher du baï, sont restés enchantés à l’écart. Et l’ancien kobyz produisait un ancien kuï long et sourd, répandait des sons tristes, qui pénétraient dans l’âme, qui inspiraient de la tristesse, de l’angoisse, de l’abattement, comme s’ils appelaient quelque part dans le marais, dans le gouffre...
Kurumbaï est sorti en courant de la yourte, il a arraché l’ancien kobyz des mains de baï et s’est figé, en le tenant par la manche, comme une canne, Serjan a reculé. Kurumbaï s’est précipité vers le billot et a levé la main avec le kobyz pour le mettre en lambeaux, mais en ce moment-là quelqu’un l’a saisi par la main. Il s’est retourné. C’était Beren. Elle souriait.
- Pourquoi est-ce que tu veux briser le kobyz? – a-t-elle demandé. – Il est mieux que tu joues toi-même. Qu’on t’écoute.
- Et qu’est-ce que je peux jouer?
- Un nouveau kuï.
Kurumbaï a vite réaccordé le kobyz, a tendu les cordes plus fortement et s’est mis à jouer. Et de nouveaux sons ont commencé à couler au-dessus de la terre. Une chanson, inconnue avant, s'est envolée des cordes du vieux kobyz. Ce n’était pas une chanson nasillarde, nostalgique auprès du vieux monde, déjà passé, mais une chanson triomphante, vive et libre. On y entendait la joie des vainqueurs et la démarche des millions. Ayant emporté ce kuï libre par le vent, ses sons inspirés et élastiques se sont répandus en averse sur la steppe.
Les gens ont entouré Kurumbaï en cercle compact et écoutaient avidement la nouvelle chanson. La lune a apparu et q inondé largement les alentours par la lumière au lait. Comme si elle aussi se réjouissait de la joie des hommes...
Ulbiket ne se trouvait pas de place. Personne des habitants d’aul ne s’approchaient de sa yourte. Encore hier on a commencé à faire courir un bruit qu’on avait donné congé à Ergali qui était le président du conseil d’aul. Mais il n’était pas encore revenu à la maison. Et le «uzuk-kulak» - «une longue oreille» répandait des nouvelles. On disait qu’Ergali avait été congédié et même qu’il avait été mis en prison. Et encore Ulbiket a appris que ses parents avaient aussi subi une confiscation. Il était bien noté: un malheur ne vient jamais seul. Il y avait tant de coups qu’on ne pouvait même pas levé la tête. La famille de Serjan comptait complètement sur Ergali et maintenant la peine le menaçait.
Serjan a eu le temps de cacher à temps une partie de bien chez des connaissances et il a mené le bétail plus loin, mais peu à peu, on a tout trouvé. En plus, on a pris les amis fidèles d’Erkinbek avec le bien et le bétail de baï. Mais la raison de la mauvaise humeur d’Ulbiket n’était pas le fait que les larbins de baï avaient été pris: elle regrettait la fortune, et elle avait peur de ce qui concernait son propre destin.
Quand Kaïrolda et Kurumbaï sont entrés, Ulbiket était assise, perdue et accablée. Elle a senti vaguement pourquoi Kurumbaï était venu. Pourtant elle n’a pas montré sa peur, elle ne s’est pas mise à s’agiter, à courir, en faisant de la flatterie envers les hôtes pas invités, mais elle a pris un air inabordable et provocant.
- Ulbiket-jenguet, voilà que nous cherchons ce que nous avons perdu, - un des ceux qui sont entrés a dit.
- Que vos recherches soient bien réussies. – Ulbiket a répondu.
- Dans ce cas-là, ouvrez les coffres.
- Non, ne l’attendez pas!
- Alors, nous vous forcerons!
Les habitants d’aul se sont réunis, ils se sont attroupés près de la porte, ils regardaient avec curiosité, comme s’ils attendaient quelque chose. Ulbiket était assise, en fronçant lugubrement les sourcils.
- Laisse, mon cher beau-père, ne mets pas la main dans le coffre.
- Donnez la clé.
- Je ne donnerai pas!
Kaïrolda a serré le poing puissant et a fait une brèche dans le couvercle du coffre. Ulbiket s’est levée brusquement. Un couteau a brillé dans ses mains...
***
C’était un soir de novembre tard, tout à fait ordinaire. La lumière tramblotait faiblement dans les fenêtres des maisons. La fumée légère grisâtre coulait des cheminées comme si à contrecœur. Le silence originel pendait au-dessus de l’aul.
Beren est sortie de l’école, elle est restée debout un peu de temps, en admirant le soir d’hiver. En pensée elle était encore à la réunion de komsomol qui avait passé. Elle a lu la caractéristique de Kurumbaï avant sa clôture, on y disait que Kurumbaï était un komsomol, un militant et qu’il voulait continuer à faire ses études. Aujourd’hui les jeunes prenaient congé de lui et disaient les discours d’adieu. Beren était assise triste et pensive. Les gars sentaient son état et ne s’approchaient pas d’elle. Seul Rakhim aux yeux à fleur de tête s'est approché, il a ri et a demandé:
- Pourquoi est-ce que tu as perdu ta belle humeur, Beren?
- Laisse, s’il te plaît! – a-t-elle tourné le dos.
Et il y avait de quoi elle était devenue triste.
Premièrement, c’était soudain que Kurumbaï avait décidé de partir pour faire ses études; deuxièment avant le début de la réunion il s’est approché d’elle et, en souriant d’un air confus, a dit:
- Beren! Ne te mets pas en colère. Je dois te dire quelque chose...Est-ce qu’on peut parler après la réunion?
- D’accord, - Beren a répondu.
De quoi est-ce que Kurumbaï voulait parler?.. Elle l’attendait avec impatience, et Kurumbaï s’attardait.
«Bien sûr, - a-t-elle pensé, - est-ce qu’il partira, est-ce qu’il se calmera, jusqu’à ce qu’on écrive un procès-verbal de la réunion de komsomol en sa présence? Il est probable qu’ils ont entrepris maintenant une discussion infinie avec Abitaï à cause d’une nouvelle formule».
En pensant à Kurumbaï, elle a vivement imaginé tout ce qui s’était passé dernièrement. L’aul est devenu méconnaissable pendant une courte période de temps. Il a été transporté sur la nouvelle place. On a pris la maison de bois du baï Serjan et on y a fait une école. A vrai dire, il y avait assez de soucis avec la maison. On a dû la démolir, transporter et réunir sur la nouvelle place. Kurumbaï dirigeait tout ce travail. On a créé un artel dans l’aul. Jaouket a été choisi le supérieur. Un homme de haute taille, terrible, résolu, Jaouket inspirait la terreur aux semeurs de discorde, qui empêchaient de vivre tranquillement. Ses ennemis se sont sauvés dans de côtés différents. Même Ergali avait disparu.
Beren a souri, en se souvenait de tout cela. Pourtant l’angoisse a immédiatement remplacé le sourire. Cela faisait déjà presque un mois, quand Erkinbek était sorti de l’hôpital. Maintenant il flânait à travers l’aul, il se tenait calme, mais personne ne savait ce qu’il avait dans la tête. Beren a commencé à parler de lui pendant la réunion de komsomol et les jeunes gens ont pris une décision d’expulser le neveu de baï de l’aul. Cela devait être une bonne décision. C’était ce qu’il méritait...
Beren a poussé un soupir et est allée seule lentement à la maison. Elle marchait, réfléchissait et les pensées, en pullulant, se changeaient, et sous leur pression, tantôt elle se renfrognait, tantôt elle souriait, - c’était quand dans la nuit sombre de sa vie passée, soudain de petites belles flammes d’avenir jaillissaient vivement.
Beren a tressailli et s’est figée sur place. Les ombres ont fui par devant et par derrière, elle a entendu le bruissement des pas.
-Qui est-ce?!
Au lieu d’une réponse, un lasso chevelu a serré son cou. Quelqu’un a enfoui sa bouche avec un foulard... C’était la fin de l’année 1928.
* * *
...Cher lecteur! Si tu te rappelles, au début de notre récit, il s’agissait de la situation quand les femmes de l’équipe de faucheurs se reposaient au bord du ravin «où le chien noir a péri». Une d’elles, qui s’était installée de côté, écrivait une demande au comité de district du Parti. C’était Beren. C’était juillet, l’année 1935 qui venait.
Cette nuit quand Kurumbaï est parti pour faire ses études, la bande d’Erkinbek a saisi Beren. Comment elle a réussi à s’échapper des assassins, quels événements ont suivi cet incident – Beren a raconté tous les détails dans sa demande. A vrai dire, elle l’écrit encore, et c’est pourquoi on va revenir vers le contenu de la demande une autre fois...
... Les nuages noirs ébouriffés se sont dispersés peu à peu, comme un flocon de laine en désordre, et les rayons de soleil perçaient instamment entre eux. Un des nuages, en tourbillonant, est descendu plus bas, il bruinait, et les taches noires ont apparu sur la demande de Beren. Sans y faire attention, elle continuait à écrire et soudain elle a involontairement tressailli, ayant entendu une exclamation étonnée non loin:
- Apyrmaï, c’est Kurumbaï, non?!
Beren n’a même pas remarqué qu’elle s’était levée brusquement. Kurumbaï était devant elle!..
Bien sûr, le lecteur se rappelle le moment quand au début du récit Kaïrolda et son compagnon passaient le ravin «où le chien noir a péri», en repoussant en vain les taons et les œstres troublés. Kurumbaï était ce compagnon.
Comme ayant éloigné le petit nuage duveteux, le soleil a apparu. Dans ses rayons les gouttes de pluie se sont transformées en collier de corail. Le petit vent espiègle est tombé, il a tiraillé l’herbe, un cahier sur l’herbe.
Beren se tenait dans les bras de Kurumbaï. Une goutte a coulé sur son visage –c’était soit une larme, soit une goutte de pluie...
- As-tu fini les études? – a-t-elle demandé.
- J’ai fini.
- Et qui es-tu maintenant?
- L’agronome.
- Beren a essuyé les yeux et a souri:
- Moi aussi, j’ai fini mes études.
- Pour être qui?
- L’institutrice...
Kaïpolda est sorti du ravin. Le bricolier allait de côté, en s’ébrouant de temps en temps. Le cavalier allait tout près. Sa barbe grise flottait au vent, le visage n’était pas vu.
- Oh, est-ce que ce n’est pas le respectable Jaouket?
- C’est lui, - a répondu Beren, en jetant les mains sur le épaules de Kurumbaï et en regardant fixement dans ses yeux.
- Ecoute, la nuit, quand tu partais...est-ce que tu voulais me dire quelque chose? Mais tu n’as pas dit...
- Et, peut être, je vais le dire maintenant? Ou...c’est trop tard?..
- Non, ce n’est pas trop tard...
Leurs visages brillaient de joie. Tous les deux étaient tellement émus par la rencontre que leurs cœurs battaient a travers le monde entier.
Kurumbaï s’est approché du cavalier, a pris le cheval par la bride et a aidé Jaouket à mettre pied à terre. Le vieillard, par une vieille coutume kazakh, ne laissait pas Kurumbaï sortir de ses embrassades assez longtemps. Les larmes coulaient sur sa barbe grise.
- Je suis tellement heureux pour vous, mes enfants! Que tous vos rêves se réalisent! Mon rêve s’est déjà réalisé...
Jaouket, agité, regardait Kurumbaï pendant longtemps.
-Le kolkhoze se prépare pour te rencontrer. Un grand toï aura lieu. Et moi, je n’ai pas pu tenir en place...Je me suis dépêché pour te voir le premier.
En regardant tout autour, Jaouket souriait.
Les faucheurs travaillaient quelque part à côté, ils chantaient, et leur belle chanson joyeuse prenait son envol, où, ayant chassé les nuages, le soleil inondait la terre des rayons abondants.
1935