29.08.2014 2002
Mousrepov Gabite «Chiganak»
Негізгі тіл: «Chiganak»
Бастапқы авторы: Mousrepov Gabite
Аударма авторы: not specified
Дата: 29.08.2014
Dédié au vingt-cinquième
anniversaire de la RSS Kazakhe
Auteur
CHAPITRE 1
Le soleil venait de sortir de « la tente des aubes rouges » , et le ciel était transparent comme le thé. Près d’un passage lointain on voyait à peine un point noir – une caravane miniscule d’Oljabek. Bien que la caravane n’avançât pas trop vite, dans le brouillard il semblait qu’il approchait à toute vitesse.
Oljabek avec sa femme et son enfant partirent en route à peine commença-t-il à faire jour, et maintenant ils traversaient déjà Sary-Adyr. Devant eux, brillant au soleil comme un miroir, se trouvait le lac Kouraïly.
- Jeter un coup d’oeil ici ou il vaut mieux passer ? – Oljabek murmurait-il pensivement ayant regardé du côté du lac.
Bien que le lac Kouraïly se trouvât sur le territoire d’une région étrangère, et une distance de quarante kilomètres les séparaient déjà du kolkhoze « Yklas », Oljabek était tout de même sur ses gardes. Mais cela ne plaisait pas à sa femme Jamal.
- Alors, on va continuer à se cacher des gens ? – objecta-t-elle.
- Pourvu que personne ne se mette après nous...
- Mais qui nous connaît ici ?
Ayant laissé le grand chemin menant de Sary-Adyr au lac, Oljabek allait tourner sur le sentier, mais ayant obéi à Jamal, il reprit le chemin.
Voilà, - se réjouit-elle, - peut-être qu’on trouvera un endroit convenable, et on s’y installera...
Oljabek ne se retourna pas et ne répondit pas. Hocha-t-il la tête en signe de consentement ou cela lui sembla juste, mais Jamal vit le bout de son tymak bouger.
Ils vécurent ensemble presque dix ans, mais ils ne pouvaient pas dire qu’ils connaissaient tous les secrets de l’un et de l’autre. L’âme d’étranger est profonde ! On peut s’y plonger milliers des fois, et on ne retrouvera toujours pas tous ses coins secrets. Même les jeunes mariés ivres de l’amour laissent toujours quelque part dans leur âme un mystère pas tout à fait dévoilé, quoique cela ne trahisse en rien la sincérité de leurs sentiments.
Si vous faites une promenade dans le gîte de l’âme de Jamal, vous verrez que dans son coeur l’image de son mari Oljabek est sur la place d’honneur, et elle brille comme un diamant. Et quand même Jamal a ses mystères à elle, cachés de l’oeil de son mari bien-aimé. C’est vrai que ce sont des mystères de fille lointains et innocents – cela ne vaut même pas la peine d’en parler ! Oljbek a aussi ses pensées cachées dans le fond, mais cela ne les empêche pas de suivre ensemble le chemin de la vie...
Oljabek ne répondit rien à Jamal. Le mouvement du bout de son tymak lui suggéra quelques suppositions, mais elle ne les prononça pas, et les conjoints -continuèrent leur chemin en silence.
En attendant que le sol sèche après la pluie d’hier le long des rives du lac Kouraïly, les laboureurs sortirent dans le champ plus tard que d’habitude. Ils avançaient lentement : à boeuf, à cheval, à chameau, et certains faisaient une combinaison d’un boeuf avec un cheval ou celle d’un chameau avec un vache. Oljabek et Jamal les observaient de côté en écoutant le bruit de l’aoul réveillé.
- Eh, n’oublie pas l’aiguisoir !
- Hue, arrête-toi ! Serre la sangle !
- Les voisins sont déjà en train de labourer la terre, et nous, on serre toujours la sangle !
- Maoulekeï, eh, réveille-toi, Maoulekeï !..
«Ils labourent pendant plusieurs jours déjà, mais ils crient et s’affairent sans cesse », - pensait Olkabek en observant tout cela avec un air renfrogné.
- Ils ne savent pas le faire, - grommela-t-il, - ils ne savent pas travailler ensemble !
Les laboureurs qui attelèrent le cheval avec le chameau, le boeuf avec la vache, venaient d’enlever les socs de leurs charrues et faisaient leurs premiers sillons. Arrivant à leur niveau, Oljabek s’arrêta net et se mit à examiner les sangles bizarres.
«Mais comment c’est possible pour cette vache de mettre bas ? Quel péché ! Ils vont gâcher cet animal », - pensait-il amèrement.
- Eh, djiguite, bonjour ! – cria un laboureur à la barbe rare.
Tymak – un chapeau de fourrure avec un bout descendant au dos.
Oljabek se ressaisit qu’il n’avait pas salué l’homme qui était plus âgé que lui. – Bonjour ! – cria-t-il en essayant de réparer sa faute.
Jamal assise sur un chameau renifla avec réserve et se détourna. Le laboureur sourit aussi.
Bon, bon ! Il me semble que tu es plus jeune que moi, mon cher, - dit-il en tirant son long cou et s’adressa à Jamal : - Bonjour, ma fille ! D’où êtes-vous ? Je ne te reconnais pas, - s’adressa-t-il à Oljabek de nouveau.
Oljabek ne dit pas un mot sur lui, mais apprit vite tout sur le vieux. Son interlocuteur était aiguiseur d’un village voisin. Il racontait volontiers tout ce qu’il savait des affaires locales. Oljabek interrogeait avec instance :
Alors, vous labourez pour le kolkhoze, père ?
Oui, mon chère, on le fait tous ensemble, que Dieu nous bénisse !
Alors, vous êtes tous dans le kolkhoze ici ?
Mais comment peut-on faire sans maintenant ! Ou peut-être que vous ne vous êtes pas tous décidés dans votre village ?
Mais non, ce n’est pas comme ça. On dit que partour les gens ont accepté d’adhérer au kolkhoze, - Oljabek garda le silence. – Mais ce n’est pas facile de donner ton bétail avec tes propres mains au kolkhoze. On a travaillé pour cela en sang et sueur. « La vache propre est petite, mais meilleure que le boeuf mondain ! » - disait-on avant.
Oh, mon fils ! Mais est-ce qu’on peut comparer l’époque d’avant avec aujourd’hui ? On ne peut pas être hors de course de la vie.
Oljabek ne parla pas longtemps avec le vieux bavard. Deux cavaliers avançaient à toute vitesse droit sur eux.
Ayant vu les cavaliers, Oljabek, à peine ayant répondu à une question du vieux, fouetta son cheval en essayant de garder son calme, mais contre sa volonté il se retourna avec inquiétude pour regarder les cavaliers.
Mais les cavaliers avaient leur propre chemin à suivre. Oljabek soupira profondément, et ayant mis le bout de son tymak en haut, se mit en route. Les voyageurs avançaient le long de la rive du lac sans passer dans les aouls. La steppe déserte s’étendait au loin, et ici, à la distance de jet d’un bâton se trouvaient des aouls, et des laboureurs, cavaliers s’affairaient autour, le bétail innombrable bougeait.
Le bruit de la vie restait peu à peu derrière les voyageurs.
Jamal ne put pas se retenir :
Oljeke, mais on ne voit plus les aouls.
Soit ! – répondit-il indifféremment.
Mais c’est comme si tu allais dans un endroit tout prêt ! Il faut passer dans des aouls et les interroger pour savoir comment ils vivent.
Mais je vois tout moi-même : partout, comme chez nous, ce sont des kolkhozes.
Oljeke – respectueux d’Oljabek.
Le fait qu’ils avaient les mêmes kolkhozes que chez eux, Jamal le voyait aussi. Mais qu’est-ce qu’Oljabek va chercher alors et où ? Oljabek ne savait pas lui-même où se trouvait la terre sans kolkhozes.
«Qui langue a, à Rome va », - disent les vieux. S’il y a quelque part une contrée sans kolkhoze, la langue l’aidera à la trouver.
«Ce n’est pas possible qu’il n’y ait plus de terre sans kolkhozes ! Les gens ne sont pas les mêmes partout, les nuages ne couvrent jamais le ciel entier », - pensait Oljabek.
L’angoisse enveloppait de plus en plus Oljabek, et Jamal s’inquiétait de plus en plus.
Oljeke, mais qu’est-ce qu’on cherche ayant quitté les endroits natals ? – ne se retint-elle pas encore une fois.
Oljabek se retourna vers elle, la regarda terriblement, mais ne répondit rien.
«Tiens, il n’a pas aimé ! » - pensa-t-elle.
Mais le regard méchant de son mari ne la fâcha pas. Elle rit sans bruit et essaya de le distraire :
Mais raconte au moins quelque chose ! A commencer par hier tu ne parles plus. Ou tu ne t’es pas encore refroidi après la dispute.
Et c’était vrai, il n’oublia pas encore la dispute d’hier.
Bien qu’au premier coup d’oeil Oljabek fût plus bénin qu’une brebis, quand il était fâché, il ne pouvait pas se calmer pendant longtemps. C’était un djiguite obstiné. Son départ du village natal, des biens acquis dans une contrée étrangère était aussi provoqué par l’obstination qui s’était cabrée comme un cheval rétif, et ne voulait pas être dominée par la raison solide et ménagère.
Il n’y avait que Jamal qui pouvait s’entendre avec un homme si obstiné. Oljabek la croyait et l’aimait. Pendant leur vie ensemble non seulement il ne la frappa jamais avec son kamtcha,mais ne la gronda même pas publiquement. L’expression la plus forte de sa fureur était ce regard méchant et menaçant.
Je cherche du calme, - dit-il après une longue pause et soupira doucement.
Jamal se mit à rire.
Et où est ce calme ?
Le monde est grand, on le trouvera quelque part.
Au moins qu’on ne « se calme » pour toujours dans cette steppe vide !
N’importe où. Je veux posséder au moins trois ou quatre têtes de bétail, de mon bétail ! Et que les autres s’enrichissent dans ce kolkhoze ! – termina Oljabek fâché.
Juste hier, accompagné de quatre voisins son cousin Kemech venait de nouveau chez lui et le convainquait de s’inscrire au kolkhoze. Ayant vu l’initulité de ses persuasions,
Kamtcha – fouet
Kemech s’écria avec irritation :
Je ne suis plus ton frère ! Mais n’oublie pas : celui qui lésine sur les petites choses, n’atteindra jamais rien de grand !
Va-t’en ! Qu’est-ce que j’ai à faire de nos liens familiaux, bien que tu sois chef du kolkhoze ?! La vache propre est petite, mais meilleure que le boeuf mondain ! – lui répondit Oljabek s’étant détourné.
Même ses yeux rougirent de fureur. Cette fois-ci Jamal n’osa pas calmer son mari et juste, en s’adressant à Kemech, ne cessait pas de dire : « Moldajan, mais comment as-tu pu faire, moldajan ! »
Kemech et ses camarades partirent irrités. Après cette conversation ayant attendu la nuit, quand tout le monde se calma, Oljabek fit vite les valises et se rendit en chemin peu connu.
Selon les derniers mots d’Oljabek on pouvait comprendre que sa fureur d’hier ne s’était pas encore refroidie, mais Jamal ne cessait pas d’exprimer ses pensées avec précaution :
Oljeke, mais dis-moi tout de même : où as-tu entendu qu’il y a encore des terres sans kolkhoze ?
Mais pourquoi non ? Les nuages sont bigarrées, et les terres sont différentes !
Et où ça ?
Si je savais, je l’aurais dit déjà. Dieu le sait où ! On va demander et on va trouver.
Même si on trouve ces endroits, on y sera toujours des étrangers pour tout le monde. Quelle vie peut-on avoir dans un endroit étranger !
Oljabek ne répondit pas. Une image difficile des vagabondages sans joie se présenta devant ses yeux, loin de son aoul natal. Le bout de son tymak pointant derrière pendait maintenant, mais Oljabek ne pensa pas le remettre en place.
Oljabek savait bien ce que les étrangers vivaient dans de vieux aouls à cause des beys. « Donne le koumys de la jument unique. Le chameau unique est la fortune commune. Si on ne le fait pas, on va te plumer et on va te chasser dehors... Mais comment cela peut avoir le nom de calme ? Mais dans le kolkhoze cela peut être pire. Mon Dieu ! Même les enfants d’un seul père ne peuvent pas vivre dans une famille et essayent de se séparer, et là ils veulent réunir les enfants de quarante pères de tout le village pour qu’ils vivent ensemble !.. » - pensait Oljabek.
Il vaut mieux être un étranger qu’attendre qu’ils viennent et nous enlèvent tout, - dit-il enfin à sa femme. – C’est vrai qu’il est difficile de vivre dans un endroit étranger, mais dès qu’on marie notre fils, on trouvera tout de suite des amis et des proches.
Moldajan — un doux appellatif du frère de son mari que la belle-fille, selon une tradition kazakhe, ne peut pas appeler de son prénom.
Mais qu’est-ce que tu dis ! Qui marie les petits enfants maintenant ! Quelle chose tu as inventée, - se fâcha Jamal.
Oljabek ne se disputait pas. Ayant fouetté le cheval, il se mit à regarder le lointain de steppe.
Sary-Adyr resta loin derrière. On ne pouvait pas du tout voir le lac Kouraïly. La steppe odorante s’étendait autour en forme d’un tapis bigarré. Il semblait que rien ne dérangeait son calme, juste des papillons volaient d’une fleur sur une autre, un faucon planait haut dans le ciel et on entendait la chanson d’une alouette. Le pas cadencé du chameau berçait Jamal, la chanson de l’alouette la caressait. Et elle se mit elle-même à chanter tout doucement :
Derrière la rivière, derrière l’Irtych, le ravin est escarpé,
Là pâture un poulain moreau. '
L’alouette commença à chanter à l’aube
Dans le ciel au-dessus de l’herbe verte.
Je suis fatiguée, et je ne veux pas bouger,
Et il chante et chante pendant toute la journée.
La steppe soyeuse figée dans une langueur délectable, la chanson, le calme joyeux, semblait-il, calmèrent Oljabek. Il soupira profondément. La voix douce de Jamal interrompit ses pensées :
Oljeke, qu’est-ce qu’il y a, tu es malade ?
Non. Je pense toujours à ce maudit ...
Tu es toujours fâché contre le moldajan ? Mais il est communiste. Comment peut-il penser autrement ?
Comme un chien fou mord son maître, de la même façon il s’est jeté sur moi. Qu’il suce maintenant de l’oignon à ma place maintenant.
Eh, Oljeke, pourvu que ses paroles ne se réalisent pas !..
Mais qu’est-ce qu’il sait ! « Kolkhoze, kolkhoze... » J’en ai assez de lui! Les gens ont vécu avant sans kolkhozes.
En se disputant sans méchanceté la femme et le mari gagnèrent une haute butte. De l’autre côté ils virent de nouveau beaucoup de laboureurs, et derrière eux on voyait des aouls dans la steppe.
Jamal, fatiguée d’avancer sans but, comme une boule de panicaut chassée par le vent, pensa : « Ah, si c’était cette contrée sans kolkhoze ! »
Elle regardait attentivement de tous les côtés, mais elle ne put voir rien de spécial. La caaravane d’Oljabek avançait sans s’arrêter. Le mari et la femme – les deux ne détachaient pas leurs regards des laboureurs. La terre vierge labourée s’étendait devant eux comme si c’était exprès..
Lentement, en écartant les jambes, un homme marchait à leur rencontre en jetant de grands grains de blé par de grandes poignées. Les charrues avec six boeufs attelés, comme s’ils coupaient la terre avec un couteau, laissaient derrière eux des mottes de tchernozem gras. En aiguillonnant les boeufs, un petit garçon sautait à côté. Devant la charrue il y avait un homme à une grande barbe. Oljabek ne détachait pas les yeux des grosses couches retournées.
Ayant serré les dents il regarda Jamal.
Avance de l’autre bout du champ, et moi, je me retiendrai ici un peu, - dit-il.
Le laboureur à la barbe noire, qui marchait en silence derrière la charrue, faisait tourner parfois son long fouet au-dessus des boeufs avec un sifflement et criait :
Dia-dia !
Il ne répondit qu’avec un hochement de tête à l’inclination d’Oljabek comme s’il se fâchait contre lui et ne leva même pas ses yeux pour le regarder. Il surveillait la charrue. L’un des boeufs de l’attelage du milieu fit un faux pas et changea de pied. La seconde même le fouet se posa sur son dos, et le boeuf s’appuya sur le joug.
Père, vous travaillez pour le kolkhoze ? – demanda Oljabek en suivant le vieux. Le barbu ne répondit pas.
«Peut-être qu’il est un peu sourd », - pensa Oljabek.
Pour nous-mêmes, - le barbu lui répondit-il soudain d’une voix résonnante.
Oljabek regarda le laboureur et les boeufs avec surprise.
Ah voilà !... Tellement de terre... Comment avez-vous pu éviter le kolkhoze ?
De nouveau Oljabek dut attendre longtemps la réponse. Il se gêna déranger le vieux avec ses questions.
Ayant regardé avec ses yeux rougis de poussière, le vieux fit comme s’il avait tâté Oljabek et avec l’air d’un homme qui n’a pas le temps de parler aux fainéants, retourna la charrue et enleva la terre des socs.
Les boeufs marchants, ayant atteint un endroit pierreux, s’arrêtèrent..
Diu-diu ! – cria le barbu, et le fouet siffla au-dessus d’eux de nouveau. Le vieux était si passionné par son affaire qu’il avait même grincé les dents.
Oljabek en eut marre de marcher après le laboureur. Sans recevoir la réponse à sa question, il répondit lui-même :
Vous devez plaisanter, père : cela ressemble à un labour de kolkhoze ! – cria-t-il et fit retourner son cheval, mais là le vieux se tourna vers lui et le regarda tout droit.
Est-ce que le labour de kolkhoze n’est pas le mien ? C’est moi qui laboure, c’est moi qui vais manger le pain, pas toi ! Comment tu penses ?
Mais je ne vais pas manger vore pain. Est-ce que j’ai dit quelque chose de pareil ?
Oljabek se gêna. Le vieux s’en aperçut et devint plus doux :
Tu ne comprends pas ? Quand on se débarrasera des beys et des fainéants, là tout le monde va manger le pain de son propre labour.
Oljabek prétendit qu’il avait compris, hocha la tête, et ayant fait ses adieux, il reprit son chemin.
«J’ai rencontré l’activiste le plus acharné ! » - pensa-t-il.
Jamal avait déjà passé les champs. Presque près de l’aoul même les gens labouraient la terre aussi. En passant Oljabek entendit une dispute :
Pourquoi tu bats ?!
Tu vois toi-même qu’il n’arrive pas du tout à tirer !
Oljabek venait passer au niveau de Jamal.
Attends, on va voir ce qui se passe ici, - dit-il ayant retenu son cheval.
On ne voyage pas pour s’amuser en écoutant des disputes des étrangers, - dit Jamal fâchée, mais Oljabek s’arrêta en écoutant les disputeurs.
Il semblait qu’il n’y avait aucune raison sérieuse pour se disputer : deux boeufs attelés dans une charrue appartenaient à deux propriétaires différents, - cela devint la cause même de la dispute.
Pourquoi tu bats le bétail d’un autre ? Que tu ne voies plus de bétail dans ta vie !
Mais ton boeuf maudit ne veut pas même pas bouger son pied. Mon boeuf ne doit pas faire le travail pour eux deux.
Ils étaient à vous avant, mais maintenant ils sont dans la propriété du kolkhoze, alors à quoi bon se disputer ! – d’autres essayaient de les calmer.
Mais les disputeurs échauffés n’écoutaient pas les persuasions.
J’ai donné mon bétail au kolkhoze, mais je vais quand même le soigner moi-même.
Alors pourquoi alors le faire en général ?..
Tiens, regarde ces apôtres de kolkhoze ! Je vous connais ! Chacun de vous a deux paires de votre propre bétail caché. En premier lieu chez toi !
Pourquoi tu mens ? Où ça chez moi ?! – un petit homme roux s’écria d'une voix suraiguё pour qui cette observation était évidemment douloureuse.
Oljabek le comprit, serra l’éperon et continua son chemin...
Un piéton solitaire avançit sur le chemin loin devant eux. Oljabek voulut le rattraper et l’interroger sur ces endroits. La dernière rencontre avec les disputeurs le réjouit. Il se sentit comme un cheval perdu qui avait retrouvé son haras. Il crut de nouveau à sa « vérité ».
«Voilà ! – pensait-il mauvaisement. - — Ils n’arriveront à rien avec tous ces kolkhozes, ils s’agitent pour de rien ! »
Pourtant la terre labourée, noire, comme si elle était abreuvée de graisse, s’élevait sans cesse devant ses yeux.
Eh, - appela Oljabek qui se taisait pendant longtemps sous le poids de ses pensées.
— Aou ! – répondit Jamal de son chameau.
Le vieux a bien labouré le champ. Tu as vu ?
Oui, il semblait que bien. Bon, tout est de l’assiduité...
Oui, tout est de l’assiduité, - Oljabek fit d’accord avec elle, et ayant soupiré profondément, il dit distinctement : - Si tout le monde travaillait comme ce vieux, le kolkhoze se serait enrichi bientôt. Mais que faire, tout le monde n’est pas comme ça ! Prends, par exemple, ceux-là qui se disputent...
Ils rattrapèrent le piéton solitaire. Oljabek se tut sans terminer sa pensée.
Bonjour ! – dit le piéton s’étant retourné et en respirant lourdement. Il marchait en remuant à peine ses pieds.
- — Bonjour ! – répondit Oljabek ayant regardé le piéton. – Alors, comment ça va, les semailles ? Vous terminez bientôt ?
En marchant avec fatigue le piéton bougeait en silence et murmura enfin à contrecoeur :
On va terminer un jour...
Après une telle réponse une compréhension silencieuse s’installa entre Oljabek et le piéton. Ils se regardèrent. Oljabek s’approcha du piéton et avançait maintenant en le bousculant presque.
Alors comment ça va, tout le monde s’est inscrit au kolkhoze ? – demanda Oljabek.
Le piéton fit comme s’il se secoua, et ayant laissé sa fatigue, il se mit à parler plus vivement :
Comment dire... oui, presque tout le monde.
Et ils ont rendu le bétail commun ?
Oui, mais on a aussi laissé quelque chose pour nous-mêmes.
Est-ce que vous avez entendu quelque part quelque chose sur la contrée sans kolkhozes ?
Le piéton regarda en silence quelque part au-dessus des aouls qui s’ouvraient devant lui et agita son bâton.
Dans ces endroits-là, - dit-il. – D’abord il y avait aussi des kolkhozes, comme ici, et quand ils ne sont arrivés à rien, ils les ont tous dissous.
Mais où ça, où ? – demanda Oljabek avec émotion en reprenant son souffle.
Mais là , chez les kchi-chouz. Leur chef sut s’en tirer.
Mais est-ce que c’est vrai ?
L’herbe ne bougera pas sans vent, ainsi dit-on. Mais qui a entendu parler des kolkhozes avant ?! Partout des plans et des plans !! Ils ont même mesuré cette steppe immense, ils mesurent le travail du jour, et les bouts de pain... comment peut-on vivre ainsi !! Le travail est aussi une chose irrégulière : parfois ça marche, parfois non. Mais ils ne veulent pas le prendre en compte, on doit mourir, mais faire la norme !..
1 Kchi-jouz – littéralement ; bataillon cadet ; l’une des trois tribus kazakhes.
Alors j’ai dit que j’étais malade, - avoua l’interlocuteur à mi-voix.
D’abord il prit Oljabek pour l’un des kolkhoziens locals, et c’est pourquoi il prétendit être malade devant lui, mais maintenant il le cessa.
Jamal qui allait en silence sur son chameau entendit l’aveu du malade imaginaire et éclata de rire :
Yapyraï ! Mais comme vous avez bien fait le malade ! C’est impossible de comprendre : on regarde et on a l’impression que vous allez mourir maintenant.
Mais est-ce qu’on me croirait sans cela ! Avant que ce lambinage de kolkhoze ne finisse, il faut sauver sa peau de quelque façon...
Alors ils vous ont cru et ils vous ont laissé partir à la maison ?
Et comment peuvent-ils forcer le malade à travailler !
Si chacun se met à faire le malade, qui va travailler alors ? – dit Jamal.
Alors, ce n’est pas chacun qui peut faire le malade. A part cela plusieurs s’habituent aux conditions de kolkhoze. Par exemple, mon gendre, il n’est même pas jeune communiste. Il avait un abcès, et quoi je lui dis, il alla travailler quand même.
Mais que dire ici ? L’homme sain ne peut pas vivre sans travail, - dit Jamal doucement.
Elle vit un cavalier allant à leur rencontre. Le piéton le remarqua aussi. Il se remit à gémir et à clopiner.
«Dois-je avancer plus loin ou attendre quelque part ici jusqu’à ce que les kolkhozes se dissolvent ? » - pensait Oljabek péniblement.
Le compagnon interrompit ses pensées :
Regarde, c’est notre chef de kolkhoze. Tu vois, il se dépêche. Il amène un nouveau plan, je pense.
Le chef ?! Alors, adieu, - se pressa Oljabek soudain. – Et comment puis-je gagner cet endroit des kchi-jouz ?
Tout droit sur ce point noir, - répondit le piéton en montrant les montagnes.
Les montagnes étaient au moins à la distance d’une demi-journée de chemin
Vous verrez un grand chemin, il vous amènera où il faut. Adieu. Bon voyage ! – leur souhaita le piéton à la fin et resta derrière en clopinant.
Oljabek et Jamal en prenant le chemin de la montagne noire, avançaient en silence, mais les deux avaient la joie sur le coeur. L’espoir se profilant au sommet de la montagne leur semblait proche et facilement accessible. L’offense d’Oljabek contre son cousin Kemech et le pouvoir soviétique commença à être replacé par une compassion même.
Bien sûr qu’ils ont de bonnes conditions, - dit-il en crachant par les dents.
Yapyraï ! – une exclamation pareille à l’exclamation « Mon Dieu »
Le crachat entre les dents signifiait chez lui une bonne humeur. Cette fois-ci il cracha avec un plaisir particulier, et Jamal, qui a bien étudié toutes les habitudes de son mari, a compris qu’il s’était calmé.
Ils détestent les beys et les voleurs et ils défendent les pauvres. Ils sont prêts à prendre tous les malheurs des pauvres... mais si seulement sans kolkhozes !.. On voit qu’ils n’ont pas encore bien réfléchi à tout cela. Ce serait bien s’ils le changeaient. Comment tout le monde peut manger de la même assiette ?! Bon,ça va. Tout va encore s’arranger... Mais je me suis disputé avec ce maudit Kermech...
Alors, on revient ? – demanda Jamal avec espoir.
Attends, il faut encore vérifier.
Et tu le dis comme si tu savais déjà tout.
Non, mais ils doivent vraiment l’annuler ! Combien d’années je vis et je n’ai jamais entendu que les Kazakhs vivaient en artel... Chacun ne travaillait que pour soi...
Et si tout cela n’est qu’un mensonge ?
On essayera de vivre avec notre petit ménage. ■
Et si tout le monde va s’inscrire aux kolkhozes ?
On trouvera un endroit sous le ciel !..
Jamal serra les lèvres et se pencha vers l’enfant.
Le futur du bébé dormant calmement lui semblait vague et maussade...
2
Il est midi. Le soleil inonde la terre dorlotée de sa lumière. La verdure épaisse se ranime en absorbant les rayons de soleil. Deux chevaux et un chameau pâturent sans lever leurs têtes de l’herbe odorante et juteuse.
Dans une cabane faite à la va-vite, les bras écartés, dort Oljabek en ronflant un peu. Le nez de Saguyntaï enveloppé, dormant tout près, est couvert de gouttes de sueur, et son visage est rouge comme une pomme mûre.
Jamal n’eut pas le temps de se coucher. Elle est assise sur la côte d’une petite rivière, et ayant tendu au soleil sa poitrine blanche et corpulente, elle se peigne les cheveux noirs. L’eau transparente lui remplace le miroir. Elle voit clairement le reflet de son corps propre dans l’eau... Son visage se bronza à cause du vent et du soleil. Ses grands yeux de chameau reflètent son âme. Ils brillent d’un calme d’âme. Les cheveux noirs épais couvrant tout son dos la protègent du soleil.
Jamal faisait ses tresses quand elle entendit un cri désespéré :
Oïbaï-aï ! Jamal !
Elle se jeta vers la cabane apeurée. Oljabek gémissant en tenant de deux mains son pied nu.
Qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qui s’est passé ?
Le serpent !
Yapyraï ! Tu veux qu’on meure ici, dans le désert !
Jamal détacha le ruban de sa robe en poussant des cris de désespoir, et s’étant assise à côté du mari, avait vite pansé son pied piqué. Le serpent lui avait piqué le pied. Jamal posa vite ses lèvres sur le pied pour sucer le poison.
Tu vas t’empoisonne, laisse ! – lui cria Oljabek en essayant d’arracher son pied.
Bien que cela fût son salut, il plaignit sa Jamal. Mais elle ne fit que serrer encore plus son pied et y reposa ses lèvres.
Ma vie n’est pas plus chère que la tienne, - dit-elle ayant craché le poison sucé et en se remettant à sucer le pied.
Saguyntaï, réveillé par le cri fort de son père, pleurait à étouffer. Oljabek était assis tout pâle et essuyait de grandes gouttes de sueur froides sur le front. Il tendit ses bras vers le bébé et le prit.
Il a senti le malheur, le petit ! – dit-il d’une voix tremblante, enrouée.
Ne pleure pas, Saguyntaï, calme-toi, - Jamal consolait-elle son fils, mais elle n’arrivait pas à se calmer elle-même : ses pupilles étaient dilatées, et elle retenait à peine ses larmes.
Jamal sucait le pide jusqu’à ce que ses lèvres ne languissent pas. S’étant détaché de lui, elle saisit la couverture de la selle d’Oljabek et la jeta dans le chaudron au-dessous du feu.
Eh, pourvu qu’on ne laisse pas échapper ce serpent... Peut-être qu’on le trouvera, - dit-elle et se dirigea vers la steppe.
N’y va pas ! – cria Oljabek. – Il va t’ensorceler, et tu ne le verras même pas !
S’étant réjouie Jamal regarda Oljabek. Cette fois-ci sa voix sonnait de la façon habituelle, fraîche.
Alors, tu vas mieux ? Couche-toi, - dit-elle.
Dieu merci, je vais mieux.
Si on pouvait étouffer ce serpent et le pendre ! On dit que son poison perd sa force dans ce cas-là... Tu dormais ou quoi ? Comment çela est arrivé ?
Oui, je me suis endormi malheureusement. Voilà que je sens quelque chose de froid autour du pied, je n’ai pas eu le temps d’ouvrir les yeux qu’il m’a mordu.
Tu aurais dû l’attraper tout de suite.
Bah oui ! J’ai failli devenir fou là.
Jamal sortit la couverture du chaudron qui bouillonnait et pansa solidement le pied mordu d’Oljabek.
-Les vieux disent qu’une couverture qui a absorbé la sueur des chevaux est le moyen le plus sûr. Couche-toi, je vais t’en couvrir. Si tu te mets en sueur, ce sera encore mieux. Attends, je vais t’apporter un oreiller.
Donne-moi à boire d’abord.
Jamal entra dans la cabane, et ayan remué le koumys, en versa une tasse entière de koumys frais et mousseux. Oljabek le but tout d’un trait. Ayant vu la sueur sur son front, Jamal demanda :
Tu en veux encore ?
Ayant pris la deuxième tasse de ses mains, Oljabek regarda les grains de l’huile et dit majestueusement :
Comme du bouillon ! Qu’est-ce qui peut être plus agréable et plus salutaire que le koumys ! Et tu es mécontente qu’on soit partis ! Au kolkhoze notre jument aurait travaillé tout le temps. Est-ce qu’elle aurait pu donner du lait ? Et maintenant bois autant que tu veux !
Non, c’est mieux à la maison tout de même, - dit Jamal.
Elle sortit une blouse cotonneuse et en couvrit son mari. Pendant que Jamal récoltait le lait à la jument, Oljabek calmé s’était replongé en sommeil.
3
De près une haute montagne paraissait être composée de gros blocs de granit rouge. Elle ne contenait presque pas de végétation. Par-ci et par-là on voyait des caveaux en pierre à moitié détruits, des pierres tombales. On rencontrait des os humains séchés, tannés, trempés de pluie. Mais on s’apercevait sur cette montagne inhabitée des traces fraîches de séjour humain : un beffroi en bois s’élevait sur une falaise. Une partie du rocher était creusée et s’ouvrait comme une entrée dans une caverne. Autour on voyait des éclats des bouteilles, de boîtes de conserve vides. Oljabek s’apercevait de tout. Les montagnes lui paraissaient merveilleuses. Il était né et avait grandi dans la steppe où il n’y avait que de petites tombelles et des buttes.
Eh ! – s’écria-t-il tout à coup s’étant retourné dans la selle.
Sa voix sonna plus fort que d’habitude, et avant que Jamal lui répondît, il entendit l’écho.
Alors quoi ? – dit Jamal d’une façon aliénée.
Plus loin ils passaient dans les montagnes, plus fort son coeur battait. Elle avait peur pour une raison inconnue et regardait autour avec inquiétude..
Mais qui a pu bâtir un beffroi là-bas et creuser ce rocher ?
Peut-être que les Russes.
Yapyraï, ils sont passés plus loin que nous ! Mais où est enfin cette terre dont ce maudit homme nous a parlée ?
Oljabek se sentait maladroit à cause du fait qu’il devait se justifier devant sa femme et qu’il devait la calmer pour la millième fois avec les mêmes mots. Il ne dit rien. Un mois et dix-sept jours s’écoulèrent depuis le jour qu’ils étaient partis de leur aoul et qu’ils erraient sans cesse sur le chemin. Ils franchirent une multitude des rivières, beaucoup de passages, mais ils ne trouvèrent nulle part la terre providentielle. Et la nature et l’air devinrent différents : maintenant ils étaient sur le territoire des montagnes.
«Ce n’est pas si facile de se mettre sur ces sommets aux kolkhozes. Peut-être que c’est ici que se trouve cette contrée sans kolkhozes ? » - réfléchissait Oljabek.
Ne sachant où, partant au hasard, Oljabek allait à la poursuite de son bonheur privé. Jamal en avait assez de cette poursuite.
— Mais on est dans quelque tanière ! – dit-elle en essayant de faire peur à Oljabek. – Je pense que ce sont des brigands qui habitent ici.
Mais quels brigands ! On les a tous tués il y a longtemps. Et s’il y a quelque part cette terre sans kolkhoze, cela doit être ici.
Cela suffit ! Qu’est-ce que j’en ai assez de tout cela ! Pourvu qu’on gagne au plus vite quelque village avant qu’on ne se perde dans ce désert ! – répondit Jamal.
Oljabek gardait le silence. Les montagnes devenaient encore plus escarpées et hautes. Au-dessus de la tête on voyait un petit bout du ciel. De hautes montagnes se disputant avec le ciel cachait l’inconnu.
La caravane miniscule d’Oljabek brossait des ravins profonds et des cols étroits. Un jour passait pour un an chez Jamal. Et le bébé ? Qu’est-ce qu’il a ? Comme il est fatigué ! Oljabek était très fatigué lui-même, et on n’avait aucun résultat.
Alrors, qu’est-ce qui nous attend derrière le tournant ? – dit-il en tournant vers le col.
Mais Oljabek n’eut même pas le temps de pousser un cri ou saisir son bâton que cinq cavaliers avec un cri « Bas kozindi ! » se jetèrent sur lui ete le firent tomber de la selle...
4
Oljabek se réveilla la nuit. Il était seul. Des silhouettes des montagnes noircissaient autour. Le corps était lourd comme une pierre, le sang était coagulé sur la tête.
Oljabek était couché à bout de force jusqu’à l’aube. Enfin il fit jour et il leva la tête avec un effort. Le brouillard était devant ses yeux, Oljabek essaya de se lever, mais tomba tout de suite. Les brigans lui cassèrent la rotule du genou et la tibia. Il s’assit. Il avait soif, mais il n’y avait pas une seule goutte d’eau.
'Bas kozindi – littéralement : ferme les yeux ; la même chose que « rends-toi
«Voilà où le destin méchant nous attendait ! Maintenant je vais devenir le butin des animaux et oiseaux », - pensa-t-il.
Il ne voyait que la mort devant lui.
Soudain du fond du col il entendit le piètinement de cheval. Oljabek se retourna et vit un homme à la barbe noire avec un fusil. Oljabek saisit vite une pierre et la leva avec menace. Le cavalier leva son fusil. Les deux attendaient en se regardant hostilement.
Tire ! – dit Oljabek.
Jette ! –répondait le cavalier en renfrognant les sourcils saillants comme des nuages.
Mais aucun d’eux n’osait être le premier.
Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu fais ici ? – demanda l’étranger.
Tu le sais mieux que moi.
Tu délires ou quoi ? Eh, mon frère, tu es tout couvert de sang !
Couvert de sang ! On m’a pris la femme et l’enfant, et maintenant on me dit — «tu es tout couvert de sang»!..
Malheureux ! – s’écria le cavalier avec compatissement en descendant du cheval.
Oljabek se leva un peu en tenant la pierre prête .
Laisse ! Si je voulais ta mort, je t’aurais déjà tué !
Oljabek jeta la pierre et se mit à pleurer.
Yapyraï, est-ce que c’est le saint Khyzyr qui est venu me sauver ?
Non, ce n’est pas Khyzyr, mais je vais t’aider tout de même.
Ils s’embrassèrent et parlèrent amicalement.
Comment tu t’appelles, père ? – demanda Oljabek après avoir soulagé son coeur à son nouvel ami.
Chiganak. J’ai beaucoup marché à la poursuite du bonheur. Mais toi, tu le cherches dans la terre sans kolknozes, et moi au kolkhoze.
CHAPITRE DEUX
1
L’attention des gens était concentrée sur un trou d’une taille d’une petite carriole.
Une arouane rousse au long cou travaille du matin jusqu'au tard dans la nuit sans se reposer. Deux teguerchiks posés dans le sol paraissent s’enfoncer encore plus dans le sol avec chaque mouvement. Un bout d’une grosse bille attachée aux teguerchiks tire l’arouane en avant, et l’autre bout la tire derrière, et l’animal fort se tend comme une corde à cause de la tension. Son poil bouclé se couvre de sueur. Une grande roue couverte de seaux, se tourne lentement en versant chaque seau d’eau dans l’aryk principal en échange de la sueur qui coule sur le poil de la chamelle. Le sable jaune lèche tout de suite l’eau qui coule lentement comme une larme. Et comme si de rien n’était, la steppe ouvre sa bouche séchée avec une plus grande avarice. La terre se torture sans pouvoir s’assouvir, l’animal se torture ne pouvant pas l’assouvir.
En tenant un long fouet Oljabek se tient planté comme un piquet. Le soleil chauffe la tête. La terre incadescente brûle les pieds, mais il ne dit rien et ne bouge pas en regardant les teguerchiks. Les crocs en bois accrochés en grinçant avec acharnement, composent leur chanson infinie et triste. L’arouane rousse aux yeux pansés en suant continue à tournoyer.
De l’eau, de l’eau !
Ca sèche, de l’eau ! – entend-on de tous les côtés.
Oljabek agite le fouet. L’arouane en faisant un effort faillit tomber. Les teguerchiks sont aussi sur le point de s’effriter.
Ca sèche, de l’eau ! – les gens crient-ils en haut sans arrêt.
Oljabek saisit le bout de la bille et appuie pour aider la chamelle. En ce moment Amantaï et Janbota sautent dans le trou et aident Oljabek.
-— Jeune fille, et si maladroite ! Mais qu’est-ce que tu vas devenir quand tu seras vieille ? – plaisanta Amantaï.
Et toi, djiguite, tu n’es plus rapide qu’une tortue, tu n’es bon à rien !
Si, je suis bon à quelque chose ! – et Amantaï, ayant poussé Janbota, sauta en haut et s’enfuit.
Janbota se mit à courir après lui. Oljabek s’arrêta abattu.
De l’eau, de l’eau ! – entendit-on en haut, les voix des gens criants remplissaient la large steppe.
S’étant tout à coup fâché Oljabek leva le fouet. L’arouane gémit et se coucha.
Ne bats pas l’animal ! – entendit-on une voix impérative.
Le fouet levé de nouveau, cette fois-ci sans toucher la chamelle, baissa. Une tête d’un homme bronzé, à la barbe noire, parut au-dessus du bord du trou. Un grand nez, une barbe étroite, des sourcils
Selon une croyance musulmane le saint Khyzyr vient chez les croyants pour les aider en malheur. .
pendants comme des nuages prêts à partir en pluie. Du coin de l’oeil il regarda la chamelle et Oljabek et s’assit sur le remblai.
—Détèle ! – dit-il.
Il le dit doucement et sans le vouloir, mais ses mots tombèrent comme une pierre. L’homme à la barbe noire regarda lamentablement la chamelle abattue encore une fois et jeta un coup d’oeil triste à la steppe affamée, jaunie.
Sur la steppe plate comme une nappe, sans montagnes et buttes, couverte d’absinthe, la rivière Ouïl coule en serpent. La steppe s’étend sur haut de terrain, et la rivière Ouïl dans le ravin. La rivière ne peut pas sauter de lit.
La steppe séchée par le soleil s’acharna.
«Je vais être nourricier, ta source de vie ! » - murmurait l’Ouïl en faisant des câlins, mais la steppe ne permit pas à ses eaux de toucher à sa haute poitrine. L’Ouïl ne trouvant pas de place dans la steppe tourna dans le fourré. Beaucoup d’annéess s’écoulèrent depuis. Le lit avait changé plusieurs fois, des peuples venaient et partaient, mais personne ne sut unir ces deux entêtés.
Ce vieux Chiganak bronzé, à la barbe noire et aux longs cheveux employa aussi beaucoup de forces pour les marier. Il faisait tourner l’Ouïl pendant de longues années, il labourait la steppe avec un araire en bois – tout cela n’aidait pas, aujourd’hui il attela dans le tchiguir une arouane forte, mais l’ayant vue sortir du trou avec des yeux mouillés et aux pieds qu’elle bougeait à peine et qui tremblaient de fatigue, Chiganak se mit à parler avec dépit :
— Aroauna à la queue en soie, aux tettes de verchok ! Tes pieds ne connaissaient pas la fatigue, et ta rapidité était pareille au vent. Quand je t’attelais, je pensais que la terre assoiffée s’assouvirait et en aurait assez de l’eau, et les yeux n’auront pas le temps de suivre le mouvement des pignons. Mais tu as pu à peine les faire bouger. Ma chère arouane qui ne connaît pas la fatigue dans les sables mouvants ! Tu ne te plaignais jamais et ne ralentissais pas le pas, et maintenant tu es affaiblie... Et tout de même je suis content de toi : si l’arouane vivante n’aide pas, Chiganak essayera d’atteler une autre arouane, celle en fer : on va atteler une machine !..
Ayant suivi du regard amoureux la chamelle fatiguée, Chiganak resta assi pendant longtemps, plongé dans ses pensées, et n’aperçut pas Oljabek qui avait ramené l’animal et se tenait à côté de lui. N’ayant plus de patience Oljabek toussa un peu. Chiganak tourna un peu la tête :
Pourquoi tu bats l’animal ? Elle te donne tout ce qu’elle peut sans fouet.
Elle est faible.
Alors, est-ce qu’elle a dit qu’elle voulait sortir du trou ?
Je ne sais pas ! Je ne lui ai pas parlé !
Avoue que tu ne l’a pas comprise. Elle t’a dit que ton teguerchik l’avait tourmentée et que tu te casses au plus vite.
Alors je l’ai dételée et je me suis cassé.
Et les semailles ? Elles sont contentes que tu l’aies dételée ?
Et comment puis-je le savoir !
Il est temps de l’apprendre ! – grommela Chiganak.
Et si tu le sais, dis-le toi-même, - objecta Oljabek s’étant assis à côté.
Je vais te le dire. L’Ouïl dit : « Avant que tu ne me donnes pas la machine, je ne te suivrai pas ». Et la steppe se plaint : « Toi, tu me donnes des seaux d’eau des teguerchik comme une hirondelle en verserait de ses ailes, et j’en ai peu, peu. Je suis sèche ! »
En parlant Chiganak regardait sévèrement. En évitant le regard Oljabek tourna la tête, mais Chiganak ne baissait pas son regard demandeur.
Mais les gens ont quand même vécu d’une façon quelconque avant cela, et le tchiguir arrosait la steppe ! – dit Oljabek.
S’il avait répondu comme d’habitude : « Et comment puis-je le savoir ! » - et s’étant levé, partit, Chiganak ne ferait que se mettre à rire. Mais maintenant il ne sourit même pas. Son visage se renfrogna. Il lui semblait que toutes ces bonnes aspirations étaient étouffés par des Oljabeks pareils qui ne voulaient pas comprendre leur utilité.
Eh, Oljabek ! – dit-il s’étant tu pour un moment. – Il est vrai que nos ancêtres arrosaient la steppe à l’aide des tchiguirs qu’un pauvre chameau faisait tourner. Mais à l’époque un tchiguir servait trois ou quatre ménages, et maintenant c’est tout le monde qui pâture, personne ne vagabonde. Tu as pensé à cela ? Est-ce que les tchiguirs satisfont les besoins de kolkhozes ?
Pas seulement les tchiguirs... Dieu va nous envoyer des pluies...
Dieu va nous envoyer des pluies ! On ne peut plus regarder le ciel. Au moins une goutte de là, et ici, dans l’Ouïl, sous notre nez, il y a tant d’eau !
Oljabek n’attendait pas non plus de grande grâce du ciel. De dessous de bords de son chapeau blanc il regardait la steppe maussade, et ayant baissé les yeux il se mit à dessiner sur du sable brûlant avec son doigt.
Comment puis-je savoir ce que c’est ce monstre en fer, votre machine, - on a vécu sans elle quand même !..
Ce n’est pas un monstre, - objecta Chiganak, - pas un monstre, mais une machine, une machine ! Si tu connais sa langue, la conversation avec elle est plus douce que le miel. Sa force détruira toutes les conjurations, et cette steppe semble être conjurée ; elle est là, elle se tait, ne nous plaindra pas et ne nourrira pas bénévolement. Donne-lui de l’eau fraîche, et là elle va gracier. Regarde comme elle est désséchée, comme elle est assoiffée !
Mais si Dieu n’en donne pas, comment les gens peuvent lui donner de l’eau ?!
Si tu ne lui donnes pas à boire, elle ne te donnera pas à manger.
Ce sont des paroles en l’air ! Est-ce qu’on ménage nos forces !
Et si tu ne les ménages pas, alors pourquoi fuir une machine !
Mais tu te mets en vain après moi ! – grommela Oljabek.
Chiganak le regarda de travers et rit :
Tu veux fuir de nouveau le kolkhoze ? Et où est notre accord et notre amitié, fugitif ?
Oljabek se détourna. Son ami prononça un mot très vexant maintenant « fugitif ». Il ne pouvait pas comprendre pourquoi Chiganak se mettait tellement après lui. Ayant gardé son air vexé pendant quelque temps il dit enfin :
Mais est-ce que la machine est entre mes mains ?
Bien sûr.
Oljabek faillit sauter de surprise.
-Mais pourquoi tu ne parles pas de la machine à la réunion ? – demanda-t-il.
Mais tu es kolkhozien aussi. Si je ne peux pas te convaincre, toi qui es mon ami, qui va m’écouter là !
Tu sais toi-même que je ne comprends rien en ces affaires. Dis-moi ce qu’il faut faire, et je le ferai. Je suis fidèle à toi de tout mon coeur.
A quoi bon j’ai besoin d’un coeur qui a peur des mots ! – dit Chiganak s’étant détourné.
Oljabek ne comprenait pas comment il avait pu offenser son vieil ami et restait là perplexe. Il approuvait mentalement l’idée de Chiganak, mais il n’avait pas le courage de la soutenir en présence de tous. « Les mots sont pours les autres, mon affaire, c’est le travail. A chacun sa chose dans la vie ! » - pensait-il. ,
Il y a encore longtemps, quand il était fiancé de Jamal, les belles soeurs de curieuses et d’autres femmes faillirent le battre pour qu’il devint plus bavard.
Chiganak comprenait qu’il torturait son ami, mais on ne pouvait pas faire autrement. Chiganak savait que si les autres supportaient sa proposition, ses paroles auraient plus de poids. C’est pourquoi il convainquait chacun à part et était déjà arrivé à quelque chose. Mais presque tous ses adversaires étaient timides et évitaient des prises de parole en public.
Je ne sais pas parler, - dit Oljabek.- Dans notre famille tout le monde est silencieux.
Au moment décisif ne dis que : « On n’a besoin que d’une machine ! » Et tout... Tu comprends ? – Chiganak lui apprenait avec patience.— Il ne me faut plus rien de toi..
En présence des autres je peux oublier ça aussi. Alors comment je fais ? Un mot suit un autre, et si on me fait engager dans une conversation ?! Alors comment je fais ?
Je vais t’aider. Je vais tout prouver moi-même, tu ne fais qu’hocher la tête.
Ca, je sais faire ! Je vais hocher la tête, et toi, tu vas parler, - dit Oljabek avec un air réjoui.
Mais non, pour commencer dis quand même : « On a besoin d’une machine », on ne pourra pas se passer de cela.
Mais tu sais que je ne suis pas bon pour bavarder, pourquoi tu insistes ! – se fâcha Oljabek tout à coup.
Ils étaient assis en se regardant avec une question secrète silencieuse : « N’est-il pas fâché contre moi ?.. »
Il était midi. Les kolkhoziens étaient partis pour la pause déjeuner. Juste Janbota et Amantaï se tenaient encore près de l’aryk ne pouvant pas interrompre leur chaude dispute. Ayant jeté un coup d’oeil sur tout cela Chiganak se retourna vers l’ami de nouveau.
Eh, - dit-il doucement, - dis-moi la vérité : tu crois en kolkhozes ?
Avant que je ne le voie avec mes propres yeux, avant que je ne le touche avec mes mains, je n’y croirai pas, - dit Oljabek.
Chiganak se leva et s’en alla en silence sans regarder son camarade.
Mais où tu vas ? Attends !
Resté tout seul, Oljabek réfléchissait pendant longtemps.
Yapyraï ! Je pensais que je ne le vexerais jamais ! Et voilà ! «A quoi bon j’ai besoin d’un coeur qui a peur des mots ! » Mais il a dit la vérité ! Il est intelligent ! – Oljabek pensait-il à haute voix.
Il n’aperçut pas Amantaï qui, s’étant approché à pas de loup, se tenait là même et écoutait ses pensées.
Oljabek voyait déjà mentalement une grande réunion et comment il se tenait devant tout le monde...
Oljabek qui n’avait jamais pris la parole en public, ne voulant pas vexer son ami, se décida fermement à prendre la parole à la réunion en prononçant cette seule phrase. Cela ressemblait à la journée quand il était venu chez sa fiancée Jamal et se tenait là troublé sans pouvoir trouver les mots nécessaires, et celle-là se taisait aussi, sans l’aider en rien...
Oljabek était assis en murmurant des choses mentalement. Parfois ses lèvres prononçaient des mots distinctement : « Nous avons besoin d’une machine ». Resté assis pendant longtemps, il ôta son chapeau, ajusta le col de sa blouse, caressa la barbe, se leva, essaya même de tousser comme s’il prenait la parole.
Nous avons besoin d’une machine ! – dit-il. Mais il le dit un peu doucement, les gens ne pourront pas l’entendre. Il faut parler plus haut. Comme ça : - Nous avons besoin d’une machine ! Oui ! C’est comme ça qu’il faut parler ! Et comment faut-il se tenir ? La réunion n’est pas une plaisanterie. Par exemple il y a des gens tout autour de moi, et là il y a le brouzoum Peut-être qu’il y aura la direction. Je me lèverai comme ça... Tout le monde me regarde et attend... Oh, que mon tremble même maintenant ! Mais je leur dirai tout de suite : « Nous avons besoin d’une machine ! » Ouf ! J’ai même des sueurs !
Amantaï qui l’observait en cachette ne se retint pas et se mit à rire fort. Oljabek était prêt à disparaître sous terre et murmura troublé :
C’est toi, Amantaï ? Je suis ici, tu sais, je suis juste assis, c’est tout...
—- Tu peux, tu peux être assis ici aussi longtemps que tu veux, mais je vais en parler à tout le monde !
Tu es fou ou quoi ?
Pense ce que tu veux, mais les gens l’apprendront.
Mais écoute pourquoi tu le veux ? Est-ce que cela intéresse quelqu’un ? Laisse tomber !
Si j’avais trouvé un lingot d’or, peut-être que je l’aurais laissé tomber, mais cette affaire, non ! – taquinait Amantaï en ricanant joyeusement.
Mais quel est ton profit ?
Premièrement je pourrai en rire jusqu’à ma mort, et deuxièmement que les gens rien aussi. Qu’est-ce que je peux encore désirer ?
Quelles bêtises idiotes ! Vas-y, essaye mon nassybaï
Amantaï n’avait jamais de chakcha sur lui, et il utilisait le nassybaï des autres. Oljabek avait toujours son nassybaï sur lui, mais il n’aimait pas le donner à quelqu’un. Il y a un mois Amantaï lui vola une pincée, et depuis Oljabek était dans une sorte de conflit avec lui. Maintenant il proposa de lui en donner lui-même. Sans montrer son plaisir Amantaï accepta tout de suite la chackha des mains d’Oljabek, la tourna entre ses mains et serra les lèvres comme s’il disait : « Tu ne pourras pas m’acheter avec ça ! » Oljabek le comprit tout de suite.
Prends-en un peu pour toi, - dit-il prestement.
Amantaï déplia le journal et se mit à vider la chakcha. Son visage pourtant n’exprimait aucun plaisir comme s’il versait du simple sable. Plus il en versait, plus Oljabek gémissait, mais il n’avait pas de courage de dire « ça suffit ». Amantaï le sentait, mais il prétendait qu’il ne s’en apercevait pas.
Voilà votre chackha. J’en ai assez maintenant, - dit Amantaï en s’apprêtant de partir.
Attends, pourquoi tu es si pressé de partir ?!
Comment pourquoi ! Pour parler au plus vite de ce cas...
Pouah ! Voilà comme tu es ! Tu as pris tout mon nassybaï, et tu te moques de moi ! Mais oui, c’est facile de vexer un étranger, - Oljabek se mit-il à se fâcher.
Amantaï se tourna vers lui.
On ne vexe pas les étrangers. Bon , par respect à toi comme à quelqu’un de plus vieux, je ne vais pas te chagriner. Mais c’est dommage ! Cette histoire me ferait nourrir pendant toute la vie !..
Bon. Depuis ce jour-là ton nassybaï sera toujours dans ma chackha, - dit Oljabek.
2
Au milieu d’un grand aoul situé tout près du bord même de la rivière, se tenait une carriole grise, dont la porte ne connaissait pas le calme comme si cela se passait dans le bureau du kolkhoze. Des gens vont et viennent. Mais ce n’est pas un bureau, on le voit d’après l’âtre enfumé situé non loin, et un petit chameau attché. Une baïbiché bazanée avec un foulard sur la tête était occupée à réchauffer un samovar, à remuer le choubat gras, et personne de ceux qui entraient dans la carriole ne partaient pas sans thé ou tassse de choubat. Cette hospitalité des hôtes est la raison principale de l’affluence des visiteurs, bien qu’il n’y eût pas de richesse particulière à côté de la carriole. L’un des murs de la carriole à cause du manque du feutre était même couvert de claie.
Aujourd’hui la baïbiché avait déjà eu le temps d’accueillir et de raccompagner deux partis d’invités et venait de se coucher, mais ayant entendu les voix approchant, se releva de l’oreiller. C’étaient Yeleoussin et ses amies et camarades qui rentraient du travail. La baïbiché se releva et voulait déjà prendre le samovar, mais Yeleoussin l’arrêta :
Il ne faut pas, couche-toi, tu es fatiguée, - dit-elle.
—• Ca va, je suis chez moi quand même, - répondit la baïbiché, mais Yeleoussin la retint de nouveau d’un air timide.
Yeleoussin est la veuve du frère cadet de Chiganak. Elle et Zarou vivent déjà depuis beaucoup d’années sous le même toit et sont amicales comme de vraies soeurs. Six enfants que la baïbiché avait mis au mondé sont aussi proches avec Yeleoussin qu’avec leur propre mère, et le seul enfant d’Yeleoussin est le favori de la baïbiché. On n’entend jamais de disputes dans cette famille nombreuse.
La joie de la vie est dans le respect lutuel. Vous êtes tous les hôtes l’un pour l’autre. Il faut aimer et respecter les invités ! – dit le maître de la maison Chiganak. Et tout le mondre croit ses paroles ici. En respectant l’un l’autre ils sont habitués à être polis avec les étrangers aussi. 1 Nassybaï – tabac à chiquer
Ayant regardé les amies Yeleoussin s’aperçut que Janbota s’était léché les lèvres sèches et sourit.
Tu as soif, Bota ?
Est-ce que tu sais que les lèvres désireuses sont toujours peu calmes, et les lèvres assouvies boudent !
Toutes les amies se mirent à bécoter les livres. Yeleoussin s’approcha d’un petit barril et le fit agiter. Janbota fut rapide à l’aider.
Laisse-moi le faire, je vais verser.
Je te laisserai, mais il n’y a rien qui reste.
Amantaï a été ici. Je pense que c’est lui qui l’a fini, - dit la baïbiché en soulevant la tête. .
Là où se pose le pied d’Amantaï, l’herbe ne pousse plus, - remarqua Janbota.
Tout le monde se mit à rire.
Ma chère, pas un seul homme raisonnable ne va pas intervenir dans tes affaires avec Amantaï ! – remarqua le vieux Kabych, compagnon et ami ancien de Chiganak.
Janbota rougit. Ses relations avec Amantaï tenaient dans le fait qu’ils se disaient beaucoup de mots méchants et railleurs, et tout le monde le voyait, mais on s’apercevait aussi du fait qu’ils ne pouvaient pas se passer l’un de l’autre.
Pendant les conversations sur Amantaï Jabota essayait de cacher sa gêne avec une plaisanterie ou une chanson.
Mon aoul est étendu entre deux Ouïls,
Qui aurait pu me reprocher mon rire de fille !
Oh, qu’il y a beaucoup de ceux qui voleraient au-dessus de moi comme un faucon !
J’ai posé un filet de soie autour,
Je dis : - Embrouille-toi, mon cher ami ! -
Oh si je rencontrai un beau faucon,
Je l’attends et mon âme se torture.
C’est Janbota elle-même qui a composé cette chanson tendre, mais quand c’étaient d’autres qui la chantaient, elle se gênait.
Les derniers temps elle changea, il semblait qu’elle avait commencé à détester les hommes et disait à tout le monde des insolences. Un mot méchant, vexant s’apprêtait à partir de sa langue maintenant aussi, en réponse au vieux, mais à ce moment quelques hommes entrèrent dans la carriole avec son propriétaire Chiganak. C’étaient le chef du comité exécutif de la région Yerjan, le chef du kolkhoze Changuireï, hydrotechnicien Token,Amantaï et Oljabek.
Le chef du comité exécutif de la région Yerlan n’aimait pas parler. IL salua vite tous et s’enfla comme un sac bien rempli.
Bota – hypocoristique du prénom Janbota, littéralement : chameleau
Il ne s’assit pas sur la place proposée et se mit à marcher dans la carriole en prononçant des mots entrecoupés :
C’est révoltant ! Ils habitent encore dans des carrioles en feutre, vagabondent, mangent du besbarmak... Ils n’ont pas de cuillères, ni d’assiettes, mais ils veulent une machine ! Une machine !..
Dans le kolkhoze jeune, peu mûr encore, il ne voyait que des défauts et se fâchait. Un bureau bien décoré, avec des bureaux propres, une rue pavée, droite, de deux côtés de laquelle s’étendent de belles maisons toutes pareilles, - voilà ce qui était son idéal. Mais ici il n’y avait rien. Mais Yerjan lui-même ne pouvait apprendre rien à personne comment rendre la vie aisée et culturelle. Il grondait tout le monde, grommelait sans cesse, ne croyait non seulement aux gens, mais même à lui-même, et ne faisait confiance qu’au papier au sceau distinct de l’Etat. Tout était toujours noté chez lui, même « les traits distinctifs » de son cheval. Les moqueurs disaient qu’une fois le palefrnier avait nettoyé son cheval bai jusqu’à ce que son poil brillât, lui peignit et coupa la frange. Yerjan eut peur, et ayant sorti son calepin, se mit à comparer les traits distinctifs du cheval à ses notes...
Yerjan était fâché que la culture et l’aisance dont les journaux parlaient, n’arrivaient pas dans leur contrée juste comme ça, et que les kolkhozes ne se transformaient en paradis sur terre dont il rêvait... Yerjan était irrité.
L’hydrotechinicen Token qui semblait toujours être gentil, était aussi maussade et peu bavard cette fois-ci. Tous les autres accablés par leur humeur se taisaient
La première à rompre le silence tendu fut la baïbiché. Elle salua tout le monde avec bienveillance, saisit le samovar et se dirigea vers la porte.
On ne va pas attendre le thé, - dit Yerjan sèchement.
Voilà nos kolkhoziens, vous pouvez les interroger, - dit Chiganak en s’addressant à « la direction » et en continuant la conversation interrompue.
Token lui coupa la parole avec impatience :
Mais interroger sur quoi ?! Une machine, ce n’est pas une blague ! Il faut d’abord connaître le sol.
On connaît la terre. Notre terre demande de l’eau, et l’eau dit : « Donne-nous la machine ! »
Et le peuple dit : « Donne-nous du pain ! Est-ce que la terre peut nous donner du pain?
Sache prendre, et elle peut en donner beaucoup.
Mais elle n’a encore rien donné. Pourquoi espérer en vain !
Besbarmak – littéralement : cinq doigts ; viande cuite qu’on mangeait avec les mains de l’assiette commune, le fait contre lequel Yerjan est fâché.
dit Token. Et agita la main d’un geste désabusé, - Même si l’on peut mettre une machine, on a besoin d’un méchanicien, du pétrooe, de l’atelier. Est-ce que vous avez quelque chose ? Que peut faire une machine dans la steppe nue ? Autour on n’a que des sables qui sont bons juste pour un pâturage.
Token piétina les brins d’espoir de Chiganak. Il semblait que tous les autres étaient d’accord avec les conclusions de l’hydrotechnicien.
Et en regardant la steppe d’Ouïl il était vraiment difficile d’objecter. Mais Chiganak ne voulait pas se rendre facilement. Il se mit à parler obstinément et brusquement :
Si l’on veut, on peut allumer la lumière, si l’on sait, on peut forcer les sables à nous donner du pain. Nos Kazakahs ne connaissent que le poil du sol, et ils ne connaissent pas sa profondeur. Il est temps maintenant de lui regarder dans le fond. Toi, Token, ne te vante pas de ta connaissance, mais écoute-nous parfois aussi. L’arouane n’est née que dans la sixième génération des chameaux. Les vieux se réjouissent en regardant un bébé par terre et en voyant en lui un futur homme. Est-ce qu’on a vraiment besoin de beaucoup de temps pour apprendre à utiliser la machine ? Il me semble que notre bonheur n’est pas loin. Tous les gens peuvent apprendre à conduire n’importe quelle machine, et si c’est le pétrole qui t’inquiète, alors frappe de ton talon là où tu te tiens – et il va se répandre en fontaine. La chose principale est la résolution. Si tu n’as pas assez de persistance, moi et Oljabek en ont suffisamment. N’est-ce pas, mon ami Oljabek ?!
Oljabek fidèle à sa promesse, se mit à hocher énergiquement la tête. Les visages des kolkhoziens assis maussadement s’éclaircirent un peu. Ayant soulevé les épaules les kolkhoziens s’installèrent à leur aise. Token se renfrogna et murmura :
Qu’est-ce qu’on à faire de cettre résolution qui n’a pas de fonds ?
Et alors à ton avis la résolutio a aussi besoin d’arrosage ? – demanda Amantaï d’un air moqueur. , qu
Tout le monde se mit à rire.
Token rougit :
Qu’est-ce que c’est que ces rires ? Les hommes moqueurs sont toujours des gens vides, et les femmes moqueueses sont des femmes libertines...
Les rires cessèrent.
En voulant piquer Amantaï Token offensa tout le monde. Janbota, comme si elle était piquée, se leva de sa place.
L’aksakal a eu la nausée, - dit-elle et se mit à secouer sa robe comme s’il y avait vraiment quelque chose de déguelasse..
Ce n’est rien, s’il se remet à l’avoir, on va poser une bassine pour lui, - Amantaï la calma-t-il.
Non, il vaut mieux lui fermer la bouche, - objecta-t-elle.
Chiganak vit que Token qui se trouvai entre Amantaï et Janbota ne se débrouillerait pas facilement, se mêla à leur conversation :
Ca suffit! Regardez, le pauvre est déjà si enflé, pourvu qu'il ne éclate pas !
Les plaisanteries cessèrent. Yerjan sur le soutien de qui Token comptait, n’eut pas encore le temps d’ouvrir la bouche. Pour qu’il soit de son côté, Token remarqua :
On ne voit pas le travail, on ne fait que bavarder et plaisanter ! Est-ce bien, camarade Yerjan ?
Une plaisanterie est une plaisanterie ! – dit Yerjan en essayant de montrer son impartialité. En gardant une expression importante il regarda gravement le chef du kolkhoze Changuireï. – Changuireï, qu’est-ce que tu vas dire ? Tu vois comme tes vieux s’agitent ! Mais enfin tu vas être responsable de tous !
Est-ce que je sais plus que Token ? Si on va dépenser les moyens de kolkhoze sans bien savoir pourquoi, je vais en être en charge en premier lieu... Ca sera comme vous le décidez avez Token, - dit Changuireï.
Et que penses-tu toi-même ?
Moineau à la main vaut bien que grue qui vole.
Yerjan qui décida d’avance de prendre le côté du chef de kolkhoze, mais Changuireï ayant posé à Chiganak « une grue qui vole », laissa pour lui « un moineau ».
Parmi le silence commun on entendit le nasillement de Kabych. « Qu’est-ce qu’il peut dire ? » - pensèrent les autres en le regardant avec surprise
Changuireï dit les mots valables, - commença Kabych, - « Est-ce qu’on peut traiter déraisonnablement les moyens d’Etat ! Mais Chiganak a aussi raison : il dit des choses pour le bien du peuple. Et Token est avisé : il pense aux conséquences. Celui qui ne regarde pas en avant, celui va toujours trébucher...
Amantaï éclata de rire :
Kabeké est plus malin qu’un chat. Il s’est bien débrouillé – il a loué tout le monde !
Et toi, tu n’es pas plus malin qu’un chameau ! – s’écria Janbota. – Mais c’est comme s’il a dit : « Allez-y, battez-vous, et je vais voir qui va vaincre ! »
Chiganak aborda Kabach lui-même.
Janbota a bien devinté. « L’un et l’autre ont raison. Celui qui vaincra, je vais choisir son côté », - dit Kabych. Ses mots sont ronds, mais lui-même est rabougri, il s’est fait tout de suite avoir. Kabych est habitué à se faire avoir
Je ne sais pas s’il donne un croc-en-jambe au kolkhoze exprès, - qu’il le dise ouvertement.
Kabych se vexa. Il leva lentement la tête.
Tu n’as pas raison toi-même si tu veux savoir. Tu gênes les gens avec tes rêves irréels comme douana'.
Si le kolkhoze le veut, je vais céder sans tes conseils. Maintenant ce n’est pas l’époque quand on échange un homme contre un cheval ou un morceau de mouton grillé, que les gens décident, - conclua Chiganak.
A l’époque Kabych était dirigeant d’aoul et de village, c’est pourquoi il ne dit rien.
Alors, qu’allez-vous dire ? – s’adressa Yerjan aux autres kolkhoziens.
Les kolkhoziens se regardaient et poussaient l’un l’autre en s’encorageant à parler en premier.
Amantaï regarda Oljabek droit dans les yeux et annonça :
On donne la parole à Oljabek.
Oljabek ressentait depuis longtemps ce piège, et son coeur tremblait. Maintenant il semblait que le coeur s’était approché de la gorge et lui avait serré la respiration, mais il était tard de s’enfuir. Les yeux rivés sur lui de tous les côtés avaient cloué Oljabek sur sa place, et il rougit. Yerjan le regarda.
Parlez !
Amantaï joua un mauvais tour à Oljabek, et il lui vint en aide lui-même :
Il est très timide, donnez-lui un peu de temps.
Beaucoup de minutes s’écoulèrent, mais Oljabek gardait toujours le silence, son coeur n’arrivait pas à se calmer. Yerjan le pressa :
Alors, alors, ne retenez pas les gens !
Oljabek enleva son chapeau. Un jour à une réunion un chargé venu de la région fit une observation à quelqu’un qui prenait la parole en portant un chapeau. Oljabek le retint. Il remplit les poumons d’air et s’étant fait tout petit comme un oiseau avant de voler, dit distinctement à haute voix :
Je ne sais pas parler beaucoup. Mais on a besoin d’une machine ! – et ayant rougi encore plus et sans se retourner il sortit en courant de la carriole...
Oljabek disparut derrière la porte, et Yerjan voyait toujours devant lui sa tête rasée et entendait sa forte voix :
Oljabek a bien dit : il ne faut pas beaucoup parler : cela ne donne rien, et on ne peut pas se passer d’une machine ! – Amantaï cria tout à coup.
Mais bien sûr ! La machine va travailler, et vous allez vous reposer, - Changuireï lui coupa-t-il la parole brusquement.
Eh, Changuireï ! Si l’on veut semer, semons
Douana- fol en Dieu comme des kolkhozes solides ! – s’écria Chiganak. – Mais regarde : soixante ménages ne s’occupent que de six hectares pendant tout l’été. Même si on a une bonne récolte, est-ce qu’on pourra nourrir tout le monde avec ça !
Mais est-ce que je ne vais pas signer les chèques selon ton ordre et celui d’Oljabek ? – demanda Yerjan avec un sourire.
Et si les gens l’exigent ? – demanda Chiganak.
S’ils exigent, on verra..
Alors soit. Fixe la réunion commune. Que la direction de la région assiste aussi ! – conclua Chiganak.
Token haussa les épaules d’un air moqueur.
C’est de nouveau votre « résolution » ?
Chiganak se fâcha.
Oui, résolution ! – dit-il en haussant le ton. – « J’ai laissé partir ma barque sur la rivière des risques ... » Token veut toujours mordre un endroit mal protégé, - continuait Chiganak avec irritation. – On l’a rencontré plusieurs fois dans la forteresse de Kokjar. Maintenant non seulement cette forteresse, mais même son nom s’oublie, et il semble qu’il se souvient encore de ces jours...
Yerjan interrompit Chiganak d’un air significatif :
Ne te plonge pas profondément, tu ne vas pas t’en sortir !
Chiganak se tut, mais il ne put se débarrasser des souvenir, il « s’est plongé » profondément quand même.
A l’époque beaucoup de tribus kazakhes vagabondaient à travers les steppes d’Ouïl. La plupart de douze familles de Baï-ouly, en comptant les aïdaïtsy, venaient tous les ans ici et se baignaient dans l’eau bleue et transparente de l’Ouïl qui était nourricier pendant plusieurs générations. On construisit la ville Ouïl sur son haute côte. D’abord c’était une forteresse qui servait le tsar en but de la politique extérieure dans la steppe kazakhe, et les derniers temps avant la révolution elle devint une ville commerciale.
Des marchands avares agrippaient aux aïdaïtsy de steppe venant à la foire comme des sang-sue, et leurs capitaux et ventres s’en enflaient vite. Token était né dans cette ville de négociants, et le pauvre Chiganak vivait au bout du faubourg. Token pouvait ne pas connaître Chiganak avant, l’un des gens peu* remarquables, mais Chiganak connaissait Token bien. Il le voyait soit en bon vivant engraissé sur le ravitaillement de son père, soit en koulak exploitant des pauvres russes et kazakhs des alentours. Maintenant Token portait le masque d’hydrotechicien et voulait donner des ordres de nouveau. C’est pour cela que Chiganak n’eut plus la patience. Il se souvint des mots de son ami défunt, commissaire Slamgali :
«En luttant contre les dourjigouls et joussoupali, tu dois aussi lutter contre les tokens. Les uns sont des loups de montagne,les autres sont des loups forestiers -
il n’y a aucune diffénrence entre eux : ils feront la guerre et se mettront d’accord ! »
Dourjigoul et Joussoupali étaient les proches riches de Chiganak. « Pendant les élections du personnel » comme on appelait les élections de dirigeants de volost, ils venaient au jatak et forçaient les pauvres à voter pour eux à l’aide d’un fouet. L’aîné Bersé, père de Chiganak, et ses trois enfants leur résistaient. L’aîné Chiganak avait participé plusieurs fois aux pugilats, et sa main était lourde.
Attention, bats, mais pas à la mort, - son père lui donnait-il des conseils avant le combat.
Eh, toi au grand nez ! Tu veux que ma tête cogne contre le ciel ?! – criait Bersé en se tenant sur une chariot avec le foin où son fils en jetait presque des moyettes entières.
A l’âge de dix ans Chiganaks s’assit sur le cheval pour la première fois et fit à l’aide d’un araire en bois le premier rayon dans sa vie. Le rayon était droit comme une flèche.
Tu finiras par devenir quelqu’un, mon fils, - disait le père.
L’enfant promettant réjouit avant tout ses parents, et ensuite d’autres membres de sa famille, ensuite les voisins et tous les autres, - on dit ainsi. Mais presque jusqu’à l’âge de cinquante ans Chiganak était connu à la distance de pas plus de six kilomètres en périphérie. Slamgali qui avait vu la résolution et l’obstination en lui voulut le promouvoir à un poste dans la région, mais il tomba malade et mourut. Et Chiganak restait comme il était. Le kolkhoze dont Chiganak est membre s’appelle « Kourman » en l’honneur de Slamgali Kourmanov. Là-même se trouve le tombeau de Slamgali, commissaire bolchevik ardent qui avait chassé les alachordyntsy de Dosmouhamed de l’Ouïl qu’on considérait comme rempart du nationalisme. En 1927 il mourut de tuberculose.
Maintenant Chiganak se souvint de Slamgali ;il n’eut pas peur de la prévention menaçante d’Yerjan : « Ne te plonge pas profondément », mais ces mots le firent se taire... « N’est-il pas un loup montagnard ? » - pensa-t-il d’Yerjan, mais ayant chassé cette pensée, il revint à la conversation.
Alors, Changuireï, on fait la réunion ?
Oui. Mais ces affaires ne se font pas vite.
On perd notre temps dans ces conversations ! – objecta Chiganak et regarda Yerjan. – Occupez-vous de cette affaire, s’il vous plaît, autrement on ne se calmera pas.
D’abord occupez-vous-en vous-même, - dit Yerjan.
Yerjan avait les pieds fatiguées à cause du va-et-vient sans but. Il s’assit sur une couverture, et claquait le fouet contre sa botte. Un chien couchant s’installa à ses pieds. A chaque coup de fouet il entrouvrait les yeux et les plissait.
Bien que l’invité difficile ne plût pas à la baïbiché, quand il s’accouda, elle sortit un oreiller et le lui posa sous les coudes suivant la tradition. L’invité ne bougea pas.
Chiganak se renfrogna et soupira lourdement.
Je ne comprends rien, - dit-il.
Un changement était visible dans l’expression de son visage. Amantaï et Janbota en comprenant l’état de leur vieil ami se regardèrent.
- Si tu ne comprends pas, alors que faire ! – répondit Yerjan d’une manière grossière et provocatrice. – Si tu comprends quelque chose, cela n’est bon presque à rien non plus. Vous avez des lotissements qui n’ont pas été arrosés une seule fois. Les termes fixés de l’arrosage sont largement dépassés, et vous êtes toujours là avec votre sorcellerie.
Je regarde le millet et non les termes, - répondit Chiganak.
Et le millet demande de l’eau ! – continua Yerjan.
A votre avis l’agriculteur ne sait rien et il a fixé les termes de l’arrosage incorrectement ? - demanda Token avec fiel.
L’agriculteur doit savoir beaucoup de choses, - dit Chiganak. – Au lieu de fixer les termes, donnez-nous plutôt de l’eau.
Tu te rebelles ou quoi ?! – cria Yerjan en se levant brusquement d’un bond .
Son fouet toucha par hasard le chien. Le chien couchant sauta sur ses pieds, se jeta sur Yerjan en aboyant, le saisit par la manche et se figea an attendant..
Laisse tomber ! laisse, Sourkik ! – cria Amantaï au chien. – Laisse, sinon il se vexera. Quel chien impoli !
Le chien laissa sa victime et sortit en courant de la carriole en grommelant. Yerjan saisi par la malice impuissante menaça du doigt à Amantaï et Janbota.
Attendez, vous allez voir ! – dit-il et se retourna vers Chiganak. –Ne spécule pas avec le fait qu’on met une bonne proposition sous la couverture. On verra ton art après. Et maintenant suis les ordres.
Yerjan se dirigea vers la sortie. Amantaï et Janbota lui firent barrage. Ce
Qu’est-ce que vous voulez ?..
Mais vous vouliez nous montrer quelque chose. Nous voulions voir...
Fi ! Quels polissons infatiguables ! – s’écria Yerjan avec un sourire involontaire.
Si ne vous voulez pas nous parler maintenant, on peut le faire après, - dirent-ils et comme si de rien n’était partirent avec des rires et plaisanteries pour raccompagner les invités.
Chiganak se taisait maussadement. Son visage bazané se noircit encore plus après cette conversation.
CHAPITRE TROIS
Si Oljabek et moi, on tombe malades, qui vas-tu mettre à notre place, Changuireï ? – demanda Chiganak.
Amantaï et Janbota, bien sûr ! Qui encore ?!
Voilà tout ce qu’ils échangèrent après un long silence.
Après le départ de Changuireï les sourcils de Chiganak étaient toujours froncés. Après un conflit récent avec Yerjan, Changuireï et les autres il devint silencieux. Il ne s’aperçut pas du départ de Changuireï. Appuyant le front contre sa main, courbé, il était assis en regardant par terre, en faisant tourner l’autre bout de sa barbe de son autre main, il le posait dans la bouche et le mordait pensivement. Il leva enfin la tête et ce n’est que là qu’il remarqua qu’il était resté seul. Il s’étira, prit le dombra et se mit à en jouer doucement.
Les gens du même village qui revenaient du travail et les voisins passaient comme d’habitude un par un. En se poussant d’une manière railleuse apparurent Amantaï et Janbota, s’approchèrent Oljabek et Karibaï. Chiganak mit le dombre de côté et sourit joyeusement aux invités. Oljabek ressemblait à un enfant. Chiganak devint pour lui comme un père. Mais Oljabek n’était plus chercheur obstiné de la vie sans kolkhoze. Il ne savait rien sur sa Jamal. En fuyant le kolkhoze il se retrouva dans un kolkhoze, y répara ses blessures et devint membre du kolkhoze. Il devint encore plus maussade silencieux soit à cause des coups des brigands ou à cause de la tristesse du fait de ne pas être avec Jamal et son fils. Mais son honnêteté innée et sa résistance devinrent encore plus fortes.
Oljabek, on se rencontra dans des conditions difficiles. Maintenant on a les difficultés devant nous de nouveau, - dit Chiganak.
Non, laisse tomber. J’en ai assez ! – Oljabek l’interrompit ayant agité les mains.
Cette fois-ci l’affaire est plus simple : tu signera un papier et c’est tout, - Chiganak le consola-t-il avec un rire.
Yapyraï ! Je ne veux avoir affaire à aucun papier ! – s’écria Oljabek apeuré..
Tout le monde éclata de rire.
Chiganak s’adressa à son professeur Karibaï qui était organisateur de parti et conseiller en affaires difficiles. Chiganak le regardait non seulement comme maître de ses enfants, mais aussi apprenait chez lui le nouvel ordre, apprenait à vivre sous de nouvelles conditions. S’étant convaincu de la persistance d’Yerjan, Chiganak se mit à douter de sa justesse et décida de s’adresser au professeur pour mettre fin à ses doutes.
Tu sais quand j’ai commencé ces affaires, - dit-il à Karibaï, - mais jusque là cet effort restait une fantaisie. On ne me soutient pas, et peut-être que c’est ma faute. Tu es un homme honnête et savant, dis-le-moi franchement.
Mais pourquoi avez-vous des doutes, est-ce que le désir de rendre le kolkhoze aisé et culturel peut être mauvais ?
- Si c’est comme ça, Chiganak va faire tomber ses soixante ans de ses épaules ! On ne peut plus le supporter. J’ai cinq fils et trois filles. Si je suis cuit, c’est ma famille qui reste. La mort du corps est l’affaire de Dieu, mais je ne laisserai pas enterrer mon âme. Si l’on ne veut pas l’adopter dans la région, j’irai dans l’oblast. Qu’est-ce que tu dis ?
Si le kolkhoze te laisse partir, pourquoi pas !
Fais-moi juste un papier où tous les kolkhoziens poseraient leurs signatures.
Kabych, qui était du même âge que Kabych, se mit à gémir. Bien qu’il fût l’ami de Chiganak, il était indécis dans les grandes affaires et aimait suivre son entourage, surtour « l’administration ».
En voyant l’attitude malveillante à l’idée de Chiganak du côté de Token et d’Yerjan, il craignait mettre sa signature sous la demande de Chiganak. N’osant pas contredire dans des cas pareils, soit il disparaissait inaperçu, soit il prenait le côté qui était plus fort.
— Ce n’est pas difficile de signer un papier. Entends-toi avec Changuireï, alors là...
Ce n’est rien, Kabeké, il ne faut pas avoir peur, - intervint Amantaï.
Chiganak lui coupa la parole ::
Karibaï, écris le papier, - dit-il. – Tout le monde sait qu’on ne chasse pas les renards avec un fouet de chien. Celui qui a peur, qu’il soit avec Kabych. Celui qui a du courage, nous suivra.
Tout le monde entoura Karibaï, et ce sont juste Kabych et Oljabek qui sont restés de côté. Oljabek ne se retint pas et il s’approcha en premier de la table. Kabych n’avait plus rien à faire.
Ecris plus fort, plus fort ! Ecris sur les chefs de région, qu’ils aient peur ! – s’affairait-on autour de la table.
S’étant installé sur la place de derrière de la carriole Chiganak et Oljabek allaient en haut le long de la côte de l’Ouïl. Le chemin sableux s’étendant le long de la rivière se partagea en deux, la partie gauche alla à Kokjar dans la région, et la partie droite aux dunes.
Chiganak tourna à droite. Oljabek qui sommeillait silencieusement faillit tomber au tournant brusque.
Ce n’est pas le bon tournant ! Tu voulais aller dans la région.
Je ne veux pas. Yerhan connaît tout lui-même. On avance.
Le matin venu, regardant de dessus des dunes, poussa les restes de l’obscurité nocturne encore plus loin à l’ouest. L’envolée brusque d’un vent froid ayant rafraîchi les visages des voyageurs, se calma de nouveau. Le silence est partout. Tout sommeille, juste les pensées mouvementées de Chiganak qui est calme en apparence, riment avec le grincement des roues sur le sable. Quand le soleil se leva, Chiganak chanta de la voix forte et haute. Oljabek trembla réveillé et referma les yeux. Il se tenait en silence pendant quelque temps en se souvenant des détails de son rêve.
Tu sais que j’ai vu maintenant Jamal, lui parlait et tenait Saguintaï dans mes bras.
Alors cela veut dire que vous vous verrez. Les rêves matinaux sont toujours fatidiques, - remarqua Chiganak. – Et j’ai vu ce rêve en veillant comme si j’avais installé la machine au bord de l’Ouïl et j’ai commencé à pomper l’eau, et la terre a fleuri comme un jardin.
D’où as-tu appris pour la machine ?
J’ai bien erré dans le monde, - dit Chiganak en faisant son cheval bai aller plus vite. – Dans les montagnes où je t’ai rencontre, j’ai vu des explorateurs de montagne, et ils avaient cette machine. Elle n’est pas grande, elle n’est pas effrayante, mais elle est si adroite et rapide !.. C’est là que j’ai eu l’idée, celle de la forcer à donner de l’eau à notre terre.
Oui, à l’époque tu n’as fait qu’en parler.
Oui, si j’arrive à l’installer chez nous, on peut mettre le tymak sur l’oreille ! – conclua Chiganak en s’inspirant.
Pourvu qu’on ait la famille ! Le reste, ce n’est rien, - lui répondit Oljabek occupé par sa pensée triste.
Ayant soupiré lourdement il regarda Chiganak.
Raconte quelque chose, - demanda-t-il.
De quoi dois-je te parler ? Du vagabondage et du malheur ?
N’importe, tout ce que tu veux, peut-être que je me sentirai mieux.
Chiganak commença son récit de loin :
Quand j’ai commencé à avoir mes premiers souvenirs, on avait sept personnes dans notre famille : père, mère, grands-parents, moi et mes frères. Nous étions très pauvres.Mon père n’avait pas de frères. Nous étions petits, et le père ne pouvait pas partir pour gagner de l’argent. J’avais dix ans quand un jour le père avait ordonné à la mère de tout préparer pour son voyage. La mère a fait cuire du millet, le lendemain avant midi elle l’a épluché et arrosé.
IIMon père à cheval, et moi sur un chameau chargé, on s’est rendus en chemin. Le voyage occupait toutes mes pensées. En pressentant le voyage je n’ai pas dormi de toute la nuit. Le chemin fut très difficile.
La marche à chameau me faisait sommeiller, et le vent froid perçait tout mon corps. Il était difficile non juste de s’endormir, mais même de voyager.
« J’ai froid », - dis-je à mon père.
Il enleva sa blouse et m’en enveloppa. A travers les trous de son bechmet on pouvait voir ses épaules nues.
Qu’est-ce qu’il pouvait faire, le pauvre ! tu es son fils quand même ! – dit Oljabek en soupirant.
Chiganak continuait :
On s’approcha du labour vers le soir. Tout le monde qui était sorti travailler avait son coin. Quelqu’un avait une cabane, quelqu’un une carriole. Nous n’avons rien au-dessus de nos têtes. Nous avons prié notre voisin de nous laisser rester chez lui. Le labour battait son plein, et chacun était occupé de sa tâche. Le père se mit à bricoler quelque chose avec sa petite hache.
«C’est quoi ? » - lui ai-je demandé.
«Araire»,— mon père a-t-il répondu.
Ayant mis le semblant de lance sur le bout du bâton, il le cloua.
«L’araire est prêt, fils », - a-t-il dit.
On est sortis labourer la terre avec cet araire. Je ne comprenais rien ni en labour, ni en araire, ni en intentions de mon père. Mais quoi que cela fût difficile, c’était toujours intéressant d’apprendre de nouvelles choses. Le père était tantôt grossier, tantôt doux avec moi, mais sa grossièrete et douceur s’exprimaient toujours d’une manière inattendue. Quand on a attelé notre cheval gris dans l’araire, le père m’a soulevé, et m’ayant installé sur le dos du cheval, m’a dit :
«Vas tout droit sur cette butte».
L’araire en bois à une dent et un cheval gris faisait cabrer le monde entier, comme il me semblait. En voulant admirer ce spectacle je me suis retourné, mais mon père cria.
«Regarde tout droit ! ' •
J’ai dû regarder en avant et guider le cheval, bien que les choses les plus intéressantes fussent derrière.
«Maintenant tourne pour revenir ! » - le père a-t-il crié.
Ayant tourné, j’ai vu le regard doux de mon père. Son sourire et le premier rayon m’ont réjoui.
«Je vais tenir l’araire ? » - ai-je demandé en osant.
«Oui, oui, mon cher fils ! » - le père m’a-t-il encouragé, mais il ne m’a pas tout de même permis de le tenir. Pourtant je le dirai sans me vanter – mon premier rayon était droit comme une flèche.
«Tu as bien commencé, mon cher fils ! » - mon père m’a-t-il loué et m’a embrassé.
Sa voix était joyeuse, mais la pitié était sur son visage, et ses lèvres se crispaient comme s’il allait pleurer.
Ainsi je suis devenu laboureur. Mais peu importe ton assiduité au labour s’il n’y a pas de pluie, dans ce cas-là tout ton travail serait fait en vain. A l’époque on ne savait rien de l’arrosage. Dans notre contrée le ciel était plus sec que la terre, c’est pourquoi j’ai dû errer dans le monde à la recherche du pain...
Au creux de la route la carriole grinça tout à coup, et le cheval s’arrêta. Chiganak et Oljabek, descendus en courant par terre, se mirent à examiner le chariot. Il n’y eut aucune casse,juste le coffre de la carriole se décala de côté et se mit à toucher la roue.
Quel chemin dans cette contrée ! Un torture ! – dit Oljabek.
Ayant regardé son visage inquiet Chiganak se mit à rire.
Pour toi toutes les terres à part ton Arka sont mauvaises, et toutes les femmes à part Jamal sont mauvaises.
Mais c’est vrai. Chez vous les femmes ne sont pas bienveillantes, - dit Oljabek,
Et qu’est-ce que tu diras de Janbota ? Ce n’est pas une fille, mais un feu !
C’est vrai, - accepta Oljabek gêné.
Si elle acceptait de se marier avec toi, tu voudrais bien?
Mais non ! Elle est rétive comme ce cheval.
Ayant remis le coffre du chariot sur place et l’ayant attaché avec une ceinture tannée à la graisse, les voyageurs se remirent en chemin.
3
Quand Chiganak et Oljabek vinrent dans la ville d’oblast quelques jours plus tard, leur cheval bai était aussi vif qu’à l’heure du départ. Les deux aimaient les chevaux, et à l’arrivée dans la ville ils s’entendirent du fait que pendant la journée quand Chiganak allait visiter des établissementst, Oljabek allait faire pâturer le cheval bai au bord de l’Iliek.
Le bord de l’Iliek verdoyait avec des jardins, des potagers, des melonniers. Un tas de gens s’affairait sur des potagers et des champs du matin au soir.
Au bord de la rivière, éloigné des gens, Oljabek s’étant étendu sur l’herbe verte, parlait avec lui-même :
«Dans ces contrée même la couleur de la terre est différente que dans l’Ouïl, et elle ressemble à notre terre. Juste qu’ici on a moins de buissons... »
Il vit le tracteur tirant des araires pour la première fois dans sa vie.
«Un... deux... trois... cinq...— comptait Oljabek avec surprise les socs de l’araire. – Pendant une heure il a fait pâturer la quantité de terre que l’aoul entier aurait fait pâturer en une journée ! »
Oljabek se leva avec une résolution inhabituelle et se dirigea vers le tracteur. Il l’examinait avec admiration et surprise, allait autour et claquait sa langue. Le tractoriste pliait une cigarette sans se presser et le regardait en souriant.
Eh, tamyr, pourquoi il cahote ?
Le moteur fonctionne.
Et qu’est-ce que c’est ?
Le coeur, - dit le tractoriste en essayant d’expliquer plus clairement.
Le coeur ? Voilà... – dit Oljabek. – Montre-moi si c’est possible – demanda-t-il ayant osé.
Le tractoriste ouvrit le moteur et parla de son travail de la façon la plus claire possible. Oljabek écoutait attentivement, et comme s’il comprenait quelque chose, il hochait la tête.
On vend des machins pareils au marché ?
Non, à l’usine, - dit le tractoriste.
Il jeta le mégot et l’ayant piétiné s’installa devant le volant. Mais Oljabek ne voulait pas le laisser partir si vite.
Eh, tamyr ! Ne voulez-vous pas nous le vendre ?
Et combien tu donnerais ? – demanda le tractoriste.
C’est ta marchandise, c’est toi qui dis le prix.
Achète-le pour dix mille ! – cria le tracteur ayant fait démarrer le tracteur.
Si le tractoriste parlait sérieusement ou plaisantait, Oljabek ne le comprit pas. Il allait courir après le tracteur, mais il changea d’avis et revint vers son cheval bai .
«Qu’est-ce que j’ai trouvé, qu’est-ce que j’ai inventé en voulant sauver mon bétail du kolkhoze, le bétail que les brigands ont pris maintenant ? » - réfléchissait Oljabek.
Il se souvint du passé récent. Son coeur se déchirait à cause des souvenirs. Il se détendit, des larmes intruses apparurent sur son visage, et il se blottit contre l’herbe.
«Ma colombe Jamal, est-ce que je vais encore entendre ta voix ? Qu’est-ce que ces tueurs cruels ont fait avec toi ?! Saguintaï, mon cher, est-ce que je vais te voir ? Mon Dieu ! Est-ce que ceux qui vivent avec leur famille et travaillent honnêtement connaissent les malheurs ! J’avais peur du kolkhoze, et voilà qu’on m’a accueilli au kolkhoze comme si j’étais leur proche... Et je peux encore me disputer avec des gens si importants comme Yerjan et Token. Où encore un pauvre aurait-pu s’élever ainsi ? »
Les pensées au kolkhoze et à sa force détournèrent Oljabek des souvenirs tristes. Tout ce qui lui semblait peu attrayant et maussade, commençait à lui sourire.
1 Tamyr – copain
Le travail collectif qu’il n’arrivait pas à comprendre avant commençait à lui sembler le chemin unique vers le bonheur. Il ne doutait presque pas que c’est par cela que commençait la vie juste et heureuse.
«...Si Jamal est en vie, peut-être que je la verrai un jour... Les temps commencent à s’améliorer. Si cela va ainsi, on va monter et on va vivre heureusement. Maintenant j’ai plus de trois cent jours de travail et le respect de tous... On va vivre d’une manière qu’on n’ait pas honte d’accueillir les hôtes... »
Et en revenant aux pensées à Jamal, Oljabek n’était plus désespéré, mais souriait à la vie familiale calme dans ses rêves.
4
Dans la maison de Saguindak où Chiganak était descendu on alluma la lumière. Chiganak était à moitié couché sur le divan en silence en regardant le point unique en caressant sa barbe. On entendant le bruit des voitures passantes de dehors, on entendait préparer le dîner dans la cuisine. L’insecte passé par le vasistas volait dans la pièce en bourdonnant et en se cognant parfois contre la vitre. Mais cela ne dérangeait pas les pensées de Chiganak. Soudain il souleva la tête. ,
«Mais où est mon Oljabek ? » - pensa-t-il.
En réponse la porte s’ouvrit et Oljabek entra.
A la question de Chiganak où il s’était perdu, Oljabek répondit avec un sourire :
Ce n’est rien, je me suis juste promené dans la ville.
Chiganak ne se mit pas à l’interroger plus.
- Ayant pris la tête de ses mains, il était assis en regardant pensivement par terre. Oljabek était habitué que chaque jour à cette heur Chiganak se moquait de quelqu’un et amusait tout le monde par ses plaisanteries, mais aujourd’hui il avait l’air renfrogné. Oljabek s’inquiéta:
Tu n’es pas malade ?
Non, - répondit Chiganak après une pause.
Tu as du succès ?
Pour le moment rien n’a changé. Il me semble que Token et Yerjan sont aussi ici.
Oljabek se leva d’un bond.
Rien. Qui sait, peut-être qu’ils sont venus pour leurs affaires. Bien que leur arrivée ne nous serve pas, bien sûr, - dit Chiganak.
Les deux se plongèrent en leurs pensées. A ce moment le fils de Saguindyk, petit Eric, courut de la cuisine et, en pleurant, se plaignit à Chiganak contre sa mère :
Papie, maman me bat !..
Sans rien répondre Chiganak se mit à s’habiller, et l’enfant pleurant, et Oljabek triste à cause de la mauvaise nouvelle, le regardait sans rien comprendre. Zibagoul, mère d’Eric, apparut de la cuisine.
Où allez-vous, père ? On va boire du thé maintenant.
Non.
Au moins une tasse. Mais où partez-vous ?
Je vais chercher un autre appartement.
Zibagoul se gêna, et s’étant figée le regarda. Elle aimait le vieux comme son père et le respectait le plus de tous les habitants du village qui, en venant à Aktioubinsk, descendaient toujours chez elle. Et soudain ce vieux calme et modeste se rebella. Zibagoul prenait soin de lui comme si elle était sa fille, et maintenant sans savoir sa faute, ne fit que murmurer :
Mais que faire ! La vie en ville ne permet pas d’avoir plus...
Chiganak lui coupa la parole :
Ne parle pas de ça, ma chère. Je suis content de tout de tout mon coeur. Mais pourquoi tu fais pleurer ton enfant ?! Je t’ai déjà bien demandé...
Zibagoul éclata joyeusement de rire, et ayant accouru vers Chiganak, se mit à le déshabiller.
Restez,mon père. Si je le frappe encore une fois, alors vous me punirez !
Chiganak se laissa déshabiller et se mit à parler de l’éducation des enfants en caressant Eric qui était tout de suite monté sur ses genoux.
Comment peut-on battre un enfant ! – dit-il. – Quelle est sa faute ? Ce que tu lui montres, il le fait. Alors tu lui apprends mal, et après tu le bats. Si l’enfant battu pleure, tu le plains, et les deux sont malheureux.
Eri comprenait qu’on parlait de lui, et écoutait en silence le visage renfrogné. Zibagoul le serra contre sa poitrine et l’embrassa fort.
Il ne faut pas non plus gâter l’enfant avec trop de carresses, - continuait Chiganak, - il va grandir et devenir un douillet, non habitué aux problèmes de la vie. L’enfant est un être fin, et son éducation est aussi une chose fine.
Bien que Zibagoul eût quelque éducation, mais elle comprenait qu’elle pouvait apprendre beaucoup de choses de Chiganak illetré et retenait ses conseils.
«Si cet homme était éduqué et plus jeune ! » - réfléchissait-elle.
Ayant remarqué son silence et ayant pensé qu’elle se serait vexée contre ses paroles, Chiganak voulut la distraire.
Zibagoul, chante quelque chose, réjouis mon âme, - demanda-t-il.
Mais quoi ?
—• Pour commencer chante « Zaourech » bien sûr. La tristesse d’un vieux est claire pour un autre vieux.
Ayant fait asseoir l’enfant sur les genoux, Zib agoul chanta une chanson célèbre « Zaourech » d’une voix douce et touchante. Chiganak l’aimait beaucoup.
Je pense que je suis encore plus triste à cause de cette chanson, - dit-il. – Ah oui, chante maintenant « Asset ».
Pendant la chanson « Asset » Chiganak se balançait en cadence et répétait :
Pah-pah !.. Elle monte en haut et après elle tombe comme une pierre... Yapyraï ! Bien ! Oh, que c’est bien !
« Asset» est une chanson des jeunes, père, et elle vous plaît aussi, - plaisanta Zibagoul ayant fini de chanter.
Chiganak sourit.
Tu penses que le père n’a jamais été jeune ? L’homme vit la joie de la jeunesse à son temps, mais il l’apprécie beaucoup plus tard. Voilà que je l’ai apprécié.
Saguyndyk entra. Et Chiganak l’ayant regardé revint mentalement à la machine, à la machine rêvée. Zibagoul servit le thé, mais Chiganak ne faisait que se plonger en pensées pendant le thé. Il lui semblait que la machine glissait de lui comme un renard malin.
Est-ce que je n’arriverai pas à l’attraper ? – dit Chiganak avec un soupir.
Oljabek ne comprit pas ce dont Chiganak parlait, mais ayant suivi son regard il vit l’insecte qui avait volé dans la pièce.
Mais où pourra-t-il se mettre ?! – s’écria Oljabek ayant adroitement tué l’insecte.
Et si c’était pareil pour la machine ! – sourit Chiganak.
Ah, tu parles encore de la machine ! – répondit Oljabek.
Tu vois qu’on a besoin de la sollicitation des organismes régionaux, mais est-ce que Token et Yerjan nous donnent le papier ?
Oljabek se replongea en ses pensées.
Et on aura suffisamment d’argent ? – demanda-t-il.
On a peu d’argent aussi.
Trouve l’argent, et je vais me procurer de la machine, - promit Oljabek.
Où ? – s’étonna le vieux, et tout le monde regarda Oljabek avec surprise.
Ici, sur la côte, on peut trouver.
Ah bon ? Et combien il coûte ?
On me demandait dix mille pour le tracteur. Ta machine est plus chère, je pense ? – demanda Oljabek.
Chiganak regarda Saguyndyk avec un doute. Celui-ci sourit.
Je pense que quelqu’un s’est moqué avec Oljeké .Est-ce que les machines pareilles peuvent être dans la propriété privée !
Mais que faire ? On n’aura pas la voiture sans papier. Et Token et Yerjan ne nous donneront pas ce papier, bien sûr.
Mais quels gens ! Au lieu de soutenir une telle affaire, ils nous bloquent le chemin ! – intervint Zibagoul en remuant le thé.
Pourquoi « bloquent » ! – objecta Saguyndyk lentement comme s’il dénouait un noeud étroit. – Notre industrie n’a pas le temps de produire beaucoup de machines. Des centaines de mains se tendent pour avoir une machine. Et les étrangers demandent de tout payer avec l’or. Attendez, on va apprendre à produire autant de machines qu’il faut, mais maintenant on ne donne les machines qu’à ceux qui en ont besoin le plus et à ceux qui peuvent les utiliser en toute puissance. Ce sont des kolkhozes géants aux grandes semailles. A vrai dire je doute si cette machine soit utile à l’Ouïl.
Encore à la maison, sans quitter le kolkhoze Chiganak parlait du soutien de Saguynduk dans des établissementes régionaux : Saguyndyk était le chef de l’un d’eux. Mais ici, à Aktiubinsk, respecté par tous, Saguyndyk qui était avant proche comme un fils se mit à avoir des doutes. En ce qui concerne le manque des machines, il avait peut-être raison, mais comment ne peut-il pas voir les gens qui veulent utiliser cette machine au bien du kolkhoze ? Et Chiganak demanda directement :
Tu ne me crois pas ou tu ne crois pas ma terre ? Pourquoi ne pas nous donner notre part – au moins notre machine ?
Ne vous vexez pas, mais à vrai dire votre terre n’est pas très confortable et bonne, - dit Saguyndyk avec un sourire.
Chiganak devint furieux :
Je l’aurais supporté si tu avais dit que moi, j’étais mauvais, mais je ne laisserai personne offenser ma terre. Sur la mauvaise terre ce ne sont que les vents qui y soufflent, sur la bonne terre il y a des gens. Sur nos terres marchaient encore des grands-pères de mes grands-pères, et jusqu’à aujourd’hui des familles entières y habitent. Si cela ne suffit pas, alors on dit que les savants ont trouvé justement sur notre terre les meilleurs grains les plus résistants. Les grains du blé blanc américain, comme j’ai entendu dire, ont aussi été trouvés chez nous. Et comment tu oses l’humilier ?!
Mais où est la qualité réputée de votre terre ? – demanda Saguyndyk ironiquement.
Dans l’Ouïl ! Ici ! – s’écria le vieux obstiné avec rage ayant claqué sa poche.
Alors, montrez-la.
D’abord paye la démonstration – donne la machine, et après tu regarderas. Je vais revenir au kolkhoze avec une machine ou je vais me disputer pour toujours avec vous tous et je ne vais plus parler à personne de vous...
•—Oïboï ! Chika est catégorique ! – dit Saguynduk en riant.
Et bien que Saguyndyk ne le montrât pas, les paroles de Chiganak le touchèrent. Il aimait et respectait le vieux, pourtant pour prouver quelque chose aux autres il devait d’abord avoir cette confiance lui-même. Il approuvait l’idée de Chiganak mentalement, mais il lui était difficile de compter sur l’Ouïl. Est-ce que la machine chère, déficitaire n’étouffera pas à cause de la première tempête du désert ? Pourra-t-elle attirer l’Ouïl bleu, le conquérir et désaltérer la terre asséchée ? Chiganak annonce avec sûreté qu’il pourra y arriver. Mais est-ce que le savoir et l’habileté du vieux égalent la résolution?
«Il n’y a jamais de révolution sans victimes, - pensa Saguyndyk, - et c’est la révolution qui a lieu dans l’aoul maintenant. Mais bon ! Qu’une machine devienne sa victime ! »
Et Saguyndyk arriva à la conclusion qu’il fallait soutenir une bonne intention. Sans rien dire à Chiganak il sortit dans la pièce voisine et après une courte conversation téléphonique il revint.
— Demain on ira ensemble au comité d’oblast et on va parler de tout cela, - dit-il.
5
Au bord de l’Iliek, à l’horizon, se montrait une butte petite comme un bouton qui portait le nom d’Aktioubé. La ville construite autour d’elle est appelée Aktioubinsk. A l’extrémité orientale de la ville coule la rivière Iliek, de l’ouest il y a un chemin de fer Orenbourg – Tachkent. D’un côté de l ville s’étendent des prés verts caressant l’oeil. C’est le silence ici. De l’autre côté il y a le bruit des trains allant à toute vitesse et des sables jaunes secs. Au-dessus des champs couverts de stipe, au-dessus de la steppe immense couverte de buttes des faucons volent librement dans le large espace du ciel.
Aktioubink qui a été l’ancien nid des marchands et des profiteurs il y a des dizaines d’années cessa d’être leur gîte. Les nouvelles gens chassèrent les anciens hôtes. La ville se mit à grandir vite. Maintenant son apparence n’est pas particulièrement attrayant. Le soleil chauffe, en-dessus il y a du sable brûlant qui fait brûler les pieds. En étouffant de chaleur on cherche la fraîcheur, on veut du vent, mais si le vent souffle, on va prier de nouveau la grâce au ciel : la poussière mêlée au sable fin couvre les yeux, bloque la gorge.
Mais les gens luttent contre ces malheurs : on bâtit des maisons à plusieurs étages qui bloquent le chemin aux tempêtes du désert, l’aqueduc est installé, l’eau coule dans les aryks. De jeunes buissons sont plantés dans le sol nu sableux, des peupliers par endroits. La ville s’agite, elle ressemble au campement où les gens viennent d’arriver qui s’intallent sur la nouvelle place et font du bruit.
S’étant courbé une petite maison délabrée, affaissée se tient sur les pierres, la première construction en ville. Dans l’une des pièces des hydrotechniques régionales Token parle à un jeune agriculteur qui vient d’arriver récemment du centre. Token se plaint des nouveaux ordres qu’il comprend peu. Il grommelle et bougonne, mais l’agriculteur ne paraît pas apeuré ou triste. Il a son opinion des choses..
Notre époque est l’époque des grandes transformations. Maintenant c’est encore difficile, mais cela va s’arranger avec le temps. On ne peut dire notre parole que maintenant. Ca va finir par le fait que tous iront aux kolkhozes tout de même. Mais il faut approcher invidiuellement les conditions de chaque région.
Dès que tu commences à parler de ces « conditions », on va t’attribuer des choses après lesquelles tu ne vas pas revenir à toi-même ! – dit Token.
N’ayez pas peur, - objecta l’agriculteur. – Nous sommes des gens de la science, et la science doit dire la vérité.
Token ne répondit pas.
«Morveux qui n’a jamais vécu de malheur, - pensait-il. – Tu vas apprendre quand on te cogne sur la tête ! »
«Le vieux s’est affaissé, il ne sent pas la vie, pour lui l’été chaleureux est froid comme l’hiver », - réfléchissait l’agriculteur à son tour en regardant Token avec attention..
C’est vrai qu’ils parlaient des langues différentes : l’un avait peur de franchir les traditions séculaires, l’autre, éduqué par le nouveau pouvoir et les nouveaux temps, aspirait à suivre les idées d’avant-garde.
Le kolkhoze est sur le papier, mais il n’existe pas dans la vie réelle, - disait Token en se rejetant en arrière et en écarquillant les yeux du vieux ternes. – Une maison est à une distance d’un kilomètre de l’autre. La terre brûle comme le feu. A part l’absinthe tout a brûlé. Les gens et le bétail ne sont vivants qu’à l’aide de l’Ouïl. Si on verse son eau à travers toute la steppe, cette eau ne suffira même pas à un moineau. On ne pourra pas gagner ce trou même par avion, sans parler du chemin. Alors quel bien cette machine peut-elle nous apporter ?
Oui, les conditions de cette régions sont vraiment particulières, - dit l’agriculteur pensivement.
Token vit qu’il était prêt à céder et se mit à insister encore plus..
Je suis ici depuis mon enfance. A part un petit tas de jastaks , les autres Kazakhs errent encore dans la steppe. Si l’on ne les approche pas avec précaution, tu vas les effrayer ! – dit le vieux avec un air moqueur.
Bon, il me semble que vous exagérez ! – l’agriculteur lui coupa-t-il la parole brusquement.
Ne parlez pas ! Même les jataks eux-mêmes ne peuvent pas cesser d’errer : ils jettent des bols de millet à travers le labour, ils laisseront des moineau comme garde, et ils partent dans la steppe eux-mêmes...
Et ceux qui sont chez les tchiguirs ?
C’est vrai que les tchiguirs ont encore quelque chose, - l’hydrotechicien murmura à contre-coeur.
•—C’est là qu’on va mettre la machine.
Bon, comme vous voulez : vous allez transporter la machine sur des chameaux, vous allez la mettre sur le sable, et qu’est-ce qu’elle peut donner ?
C’est ça la question. Il faut voir sur place. Je vais aller là-bas maintenant. Et à votre avis, qu’est-ce qu’une machine va donner ?
J’ai des objections suivantes contre les voitures, - dit Token. – Une machine ne suffit pas, et pour une grande quantité de machines l’eau de l’Ouïl ne suffira pas. La terre de l’Ouïl est des salines et du sable consolidé, même si tu l’arroses avec du lait, elle ne te donnera plus qu’elle peut. On n’a pas un seul méchanicien dans le kolkhoze. Qui va encore conduire la machine ? Si quelque rouage se perd, attend qu’on les emmène sur les chameaux d’ici. Et le pétrole ? Où est le pétrole ? Et voilà la dernière objection : la steppe de l’Ouïl n’est pas suffisamment étudiée. Est-ce qu’il ne faut pas d’abord l’étudier et ensuite défnir quel ménage il faut y déployer..
Token regarda l’agriculteur victorieusement. L’agriculteur était assis, genoux pliés, et fourrageait pensivement dans ses cheveux.
Chiganac non éduqué et Token « éduqué » tirent dans les directions différentes : « Notre terre est avare, mais avec une approche savante elle est incroyablement fertile », - disait Chiganak. Ses arguments sont fondés sur l’expérience de vie de plusieurs années. Token juge de loin, à la manière de fonctionnaire.
Le jeune agriculteur ne répondit rien et se leva de sa place.
Je suis hydrotechnicien, et vous êtes agriculteur, et tout de même il semble que vous vous êtes conjurés, - dit Token en souriant avec l’air satisfait.
Un vieux est venu ici de cette contrée. Vous le connaissez ? – l’agriculteur posa-t-il soudain la question. – Il s’appelle Chiganak.
Je sais, - répondit Token à contre-coeur. Une inquiétude l’embrassa. – Que fait-il ?
Il vint démarcher pour avoir une pompe, et il parle de tout à fait autre chose.
Un homme obstiné et mutin, - dit Token après un court silence.
Il le dit d’un ton glacial. Il s’impatientait à en savoir plus, mais il ne le montra pas.
Il semble qu’il est très expérimenté ? – demanda l’agriculteur.
Cela força Token à s’ouvrir.
Alors pourquoi est-ce qu’il n’a pas montré son expérience à Ouïl, et l’a emmenée ici ?! – sourit Token ayant brillé de ses dents en or. – Jusqu’à aujourd’hui je ne connais rien de sérieux de ce qu’il a fait. Il est de mon âge. Peut-être qu’il grandit encore ? Donne-lui la machine, alors vous verrez vous-même. .
Pourvu que le sable ne bloque pas la machine, - l’agriculteur exprima-t-il son doute.
Token se mit à rire.
Ils pensent, - dit-il en levant la tête, - que la machine fera tout pour eux, et ils veulent rester couchés sur le côté ! Que tu pleures ou ries...
Alors on verra sur place, - conclua l’agriculteur ayant regardé la montre.
6
Chiganak marche lentement dans une rue brûlante de la ville. Ses yeux sont baissés, et ses pensées sont dans les steppes de l’Ouïl. Il est ému et il ne parle pas avec ses compagnons Sagyundyk et Oljabek. L’heure décisive vint, l’heure qui mettra fin à cette longue lutte. Pour la première fois dans sa vie Chiganak entre dans la porte du comité d’oblast. Un militaire se tient à la porte. S’étant retournés les amis virent Token et Yerjan qui entraient. Cela agit mal sur eux. Mais l’homme de garde est évidemment prévenu à propos des visiteurs. Ayant demandé quelque chose à Saguyndyk il les laissa passer. LE coeur battait d’une manière troublante : qu’est-ce que le comité d’oblast va dire entre les mains duquel se trouve le sort de ses désirs secrets ? Comment faut-il se tenir devant le juge strict et juste et comment parler de ses besoins ? Si commencer par le début, vont-ils écouter, ne vont-ils pas le prendre pour un bavard, et si l’on parle brièvement, saura-t-on dire tout ce qu’il faut ?
Ils marchaient dans le couloir, et Chiganak pensait que derrière toute porte fermée il y avait un mystère important caché, et comme s’il voulait le deviner, il regardait tout sérieusement et avec attention. Quelques visiteurs assis dans le salon d’attente, parlaient en murmurant.
Yerjan et Token qui semblaient à Chiganak des éléphants dans l’aoul lui prarurent des moineaux aujourd’hui. Ici, derrière ces portes, il y avait « un grand homme » qui appelait les visiteurs un par un.
Le secrétaire laissait entreer les visiteurs suivant le strict ordre de la queue.
Chiganak qui observait tout avidement fit mentalement une conclusion :
«Oui, ce sont de bons ordres ! Quels ordres !!»
Mais si ici c’est un ordre strict, quel est l’ordre dans le bureau d’un « homme important » ?! Cette pensée le troubla un peu. Chaque fois qu’Oljabek, non habitué à la longue attente, essayait de bouger, Chiganak le pinçait d’une façon inaperçue et comptait patiemment les minutes.
Qui vient de l’Ouïl ? Entrez, - appela le secrétaire.
Chiganak et Oljabek entrèrent en derniers quand tout le monde s’était déjà installé. Ils continuèrent à se tenir sans trouver de place. Ils regardaient en silence l’homme derrière un grand bureau, - secrétaire du comité d’oblast Vassily Antonovitch Choubine. Mais là il se leva bienveillamment et fit installer Chiganak et Oljabek à ses côtés. Il les mit à part tout de suite, et comme une vieille connaissance, commença la conversation.
Asseyez-vous, s’il vous plaît. Je ne peux pas oublier le millet de l’Ouïl ! Camarade Oljabek, si tu as du jent sur toi, sors-le, on va s’en régaler, - plaisanta-t-il.
Oljabek écarquilla les yeux avec surprise : cet « homme important » connaissait leurs prénoms même sans les leur demander ! En versant de l’eau de la carafe il plaisanta :
Je sais que Chiganak aime le thé fort.
Chiganak voulait vraiment boire du thé, mais il ne dit rien. Vassily Antonovitch appela son secrétaire.
Qu’on donne du thé fort aux camarades.
Quand on apporta le thé et les brioches, il plaisanta encore une fois :
Pardon, mais on n’a pas de millet.
Le thé odorant et fort, le ton amical et la plaisanterie calmèrent Chiganak, et il devint de la meilleure humeur. Maintenant il savait ce qu’il devait dire et comment.
«J’aurais dû venir chez lui il y a longtemps ! » - pensait-il.
Il semblait que Vassily Antonovitch ne faisait qu’attendre cela.
Alors quelle dispute avez-vous ? – dit-il et regarda Yerjan.
Yerjan sauta de sa place.
Le meilleur orateur, juge et critique dans sa région, le fier Yerjan se tenait ici en s’inquiétant et en respirant lourdement.
De tout son discours « l’homme important » ne nota qu’une phrase : « L’idée est bonne, mais la terre ne l’est pas ».
Et si l’on crée les conditions pour cette terre ? – demanda Vassily Antonovitch d’une façon scrutatrice.
L’hydrotechnicien le sait mieux que moi, - s’esquiva Yerjan.
Que le camarade Token prenne la parole.
Token mit les lunettes, ouvrit la serviette et se mit à parler en regardant ses notes. On ne pouvait pas jeter une seule phrase de son discours sans causer le préjudice au sens. Chaque argument était à sa place comme une pierre. Il parlait longtempes et pouvait encore continuer à l’infinité, mais le secrétaire l’interrompit :
Tout est clair.
Token ôta les lunettes glissées sur le bout du nez. Quoi que Token se considérât invulnérable, Vassily Antonovitch le piégea.
Quelle est la vitesse moyenne du courant de l’Ouïl ? – demanda-t-il. On peut l’explorer.
Alors vous ne l’avez pas encore exploré ? Mais comment pouvez-vous savoir que l’eau ne suffira pas ?
Token se taisait avec un air gêné.
Bon. Explorez, et vous me direz ensuite. Vous avez beaucoup parlé de la psychologie des Kazakhs, de leurs particularités etc. Comment peut-on le changer ? Peut-être qu’on ne peut pas les changer du tout ?
Pourquoi ? Le socialisme change tout, - dit Token.
Et qu’est-ce que c’est que le socialisme à votre avis ?
Token se gêna de nouveau :
Y a-t-il quelque moyen pour faire cette terre avare donner des récoltes abondantes ?
Token écarta les bras d’un air impuissant.
*— Alors, non ?
•— Non, pourquoi, camarade, il y a un moyen ! – s’écria Chiganak en sautant de sa place.
Alors, dites-le !
Il y a beaucoup de moyens pareils... C’est l’agriculteur qui connaît la terre. Token ne l’est pas, alors comment peut-il la connaître ?! Le père de mon père labourait la terre à l’aide d’un ketmen '.Mon père Bersé labourait la terre à l’aide d’un araire en bois, et j’ai ajouté encore un tchiguir à la charrue en fer. On faisait tout cela pour recevoir plus de millet. Le labourage de la terre à l’aide d’un araire en bois a donné plus que le labourage avec le ketmen, et le labourage avec une charrue en fer a donné encore plus. Alors n’est-il pas ridicule que l’arrosage à la machine donne plus que l’arrosage avec un tchiguir ? – dit Chiginak et se retourna. Beaucoup de gens présents souriaient en signe d’approbation. En voyant le succès Chiganak continuait :
' Ketmen — un outil agricole, une pioch
Quand la rivière Ouïl est apparue, et quand elle va disparaîre, c’est peut-être Token qui le sait, je ne sais pas, ce n’est pas moi qui ai creusé le lit de la rivière. Et tout de même l’Ouïl donne à boire à beaucoup de gens et elle va le faire encore. Mais ni l’Ouïl, ni la machine elle-même ne feront rien. Il faut prendre un soin particulier auprès de la terre de l’Ouïl et on a besoin des grains spéciales. Qui saurait trouver une approche à ces terres, celui créerait les montagnes du millet et transformerait les steppes en champs...
Qui va trouver cette approche ? Qui va créer ces montagnes ? – Vassily Antonovitch lui coupa-t-il la parole.
Je vais le dire sans me vanter : je vais le faire avec l’aide de Dieu ! – dit Chiganak. – Cette vie ne me laisse pas calme. J’ai soixante ans, et je ne cherche pas les distractions. Si je ne pensais qu’à mon ventre, j’arroserais mon lotissement et je nourrirais ma famille. Mais je ne peux plus attendre pour mon peuple. C’est pour ça que je suis venu chez vous ici, « homme important » ! Ayant vu votre visage clair j’ai déjà atteint la moitié de mon désir. Je vous jure comme si j’étais près de l’âtre du grand-père. Mon grand-père Mahambet tenait sa parole, vous pouvez me croire aussi ! – conclut Chiganak et s’assit sur sa place. Les mots de Chiganak firent réfléchir même Yerjan et Token. Tout le monde se tenait en silence en se regardant en attendant quelque chose.
Qui veut parler encore ? – demanda Vassily Antonovitch comme s’il accomplissait une formalité.
Mais là Saguynduk se mit soudaint à parler :
Camarade Oljabek va parler peut-être...
Oui, oui, qu’il parle
Non, non, non ! Chiganak a tout dit, ça suffit, ça suffit !.. – se pressa Oljabek.
Je parlais pour moi-même, - répondit Chiganak.
Oljabek le regarda avec une prière aux yeux. Le secrétaire était déjà renseigné sur le caractère d’Oljabek et ayant prétendu avoir l’air important soutint la proposition d’un ton sérieux et important :
Comme la plupart veut entendre l’avis du camarde Oljabek, je lui donne la parole.
Oljabek se fâcha. Tantôt il rougissait, tantôt il pâlissait. En le pressant Chiganak le pinça d’une manière inaperçue.
Qu’est- ce que je dois dire ? – murmura-t-il à Chiganak en étouffant presque.
Tu as oublié ou quoi ? Dis qu’on a besoin d’une machine.
Oljabek rougit encore plus..
Camarade, on a besoin d’une machine. On est venus la prendre...C’est toute notre demande. On ne peut pas faire sans elle. Ce serait bien si vous nous la donniez. Voilà tout... – dit-il et en s’intallant sur sa place il essuya son front mouillé.
Tout le monde se mit à rire – certains joyeusement, et certains méchamment.
Vassily Antonovitch sourit aussi.
«Les paroles de Chiganak sont un or massif, et le discours d’Oljabek est le minérai. Celui-là a des pensées matures, et celui-ci est comme un enfant qui a appris à peine à marcher ».
Ainsi pensait le secrétaire du comité d’oblast en regardant Oljabek qui avait osé pour la première fois prendre la parole en public. Mais il faut aboutir à une décision.
Les choses bien enracinées, établies pendant des siècles cèdent difficilement le chemin aux choses nouvelles, - Vassily Antonovitch se mit-il à parler.—
Les choses nouvelles prennent leur place dans une lutte acharnée avec de vieilles choses et les vainquent.
Maintenant on a devant nous le conflit de deux idées – la vieille idée avec la nouvelle. Pas toutes les vieilles choses ont l’air mauvais. Pas toutes les nouvelles choses ne brillent pas la beauté. Il faut savoir distinguer l’une de l’autre, il faut savoir comprendre des choses non seulement à l’aide del’intelligence, mais aussi avec le coeur. Que notre coeur se batte plus fort, aspire aux cimes du rêve humain. Si tu n’atteins même pas la hauteur de tes rêves, avance tout de même. Dans « cette aspiration il y a cette nouvelle chose qui doit vaincre. Cette aspiration en avant est présente chez Chiganak et Oljabek. – Vassily Antonovitch s’arrêta en détail sur les affaires du kolkhoze, et les présents s’étonnèrent à quel point le secrétaire était bien renseigné sur l’état des affaires dans le kolkhoze « Kourman », - Il ne faut pas se disputer longtemps, - conclut-il, -on vous donnera une machine !
Chiganak se leva sur ses pieds et lui saisit la main.
J’allais ici sur un cheval fainéant, et vous m’avez donné un toulpar. Si je n’atteins pas mon but, honte à moi !
CHAPITRE QUATRE
Le chameau-atan roux en se balançant allait à toute vitesse au trot. Le fouet le battait sur ses hanches charnues. Une ficelle pilaire lui déchirait cruellement les narines. La poursuite l’attrapait déjà. Il courait sans regarder en avant. De longues jambes trébuchèrent à travers toulpar — cheval légendaire
une pierre bordière, et le corps maladroit bossu s’affaissa lourdement. Jamal et Saguintaï s’envolèrent dans des directions différentes. Le petit Saguyntaï se cogna la tête contre un rocher aigu, s’écria et se tut. Ce ne fut que le col qui répondut en écho à son cri lamentable. Jamal était couchée sans mouvement. Des gémissements s’entendaient à travers ses lèvres serrées. Des débris de la carriole, des affaires étaient éparpillés tout autour...
Ayant vu cela cinq brigands s’arrêtèrent.
Que faire ? – dit l’un d’eux.
Personne ne répondit. Alors un homme d’une cinquantaine d’années se mit à parler avec acharnement et fureur :
Alors pourquoi réfléchir longtemps ! Ce sont des gens quand même Si nous avions pu vivre avec les gens, alors on n’aurait rien eu à faire dans les montagnes. L’animal doit agir en animal. Jettez le chiot sous une pierre, et le monde s’en passera à la merveille. Ramassez les affaires. Attachez la femme au chameau.Et on y va.
Ayant accompli l’ordre de l’ataman les brigands se mirent en route. Ils passaient par des cols et ravins sur des sentiers étroits et déserts, serpentants, entre les rochers et falaises.
Quand Jamal ouvrit les yeux, elle vit qu’elle se trouvait au sommet de la falaise que juste des aigles pouvaient atteindre. Un abîme sans fond se trouvait au-dessus du rocher. Jamal entendit le bruissement d’un ruisseau et se retourna. Une caverne s’ouvrait là-bas. Cinq brigands assis à la caverne parlaient de quelque chose avec animosité. Jamal soupira doucement.
Qui est-elle ? Interroge-la si elle est revenue à elle-même, - dit l’ataman. Les brigands s’approchaient d’elle un par un, lui regardaient dans le visage et pressaient l’oreille. Jamal se taisait. Quand ils s’éloignaient, ses cils se soulevaient légèrement.
Ainsi Jamal fut-elle couchée pendant vingt-quatre heures. Le lendemain elle est définitivement revenue à elle-même. Ses premiers mots étaient sur Saguyntaï :
Où est mon enfant ?
Sans trouver de réponse les bandits se regardèrent. L’ataman réfléchit un peu et trouva l’issue :
Il est resté avec son père.
C’est vrai ?
* — Aïbas lui a donné le petit.
Sans savoir si elle pouvait le croire ou non, Jamal regardait avidement le visage d’Aïbas.
Dieu merci qu’il est vivant.J’avais peur qu’il soit mutilé.
Non, il est rapide comme chevreuil. Rétablis-toi plus vite. On va jouer tous les mariages tout de suite, - lui dit Aïbas.
Jamal comprit de quel mariage il parlait, mais fit comme si elle ne l’avait pas entendu et demanda :
Et le père, qu’est-ce qu’il a ?
Il est sain et sauf. Il dit : « Le garçon est le plus cher à moi, vous pouvez prendre le reste ».
Oui, il l’aime comme son âme, - dit Jamal, et les larmes coulèrent de ses yeux. •
«Mais où iront-ils? – réfléchissait Jama. – Pourvu qu’ils ne se retrouvent entre les dents des animaux. SI le Dieu me donnait au moins la possibilité de mourir avec eux... »
Les larmes féminines semblaient avoir adouci les égorgeurs. Ils regardaient par terre d’un air abattu. Les étincelles brillèrent profondément comme un dard dans les yeux de l’ataman.
Quel âge as-tu, jeune femme ?
Trente.
Si c’est vrai, tu as ton bébé dans le ventre, et ton mari est sur le chemin. Ne pleure pas ! On m’a tout pris, et regarde, je ne suis pas mort, je vis.
Otagassy, est-ce que vous êtes aussi malheureux ? – demanda Jamal ayant tourné la tête ; son coeur se dégela un peu.
On dit que sa douleur est soulagée par le malheur des autres, mais le malheur de « l’otagassy » était différent. Au fur et à mesure de son récit Jamal gelait d’horreur.
On m’a pris d’abord ma terre, ensuite le bétail, tous mes biens, ma femme, mes enfants et proches partirent aussi. Et je me suis retrouvé à la montagne. Je suis devenu un loup et je tue les brebis...
Alors vous étiez très riche avant ? - Jamal demanda-t-elle doucement.
Dans toute la volost personne n’osait m’appeler Ahmet, on m’appelait respectueusement « aga » .
Et qui sont ces gens-là ? Vous êtes tous de la même région ? – demanda Jamal s’étant enhardie.
Mais non, - répondit Ahmet. – Celui-là, Aïbas, est un voleur connu dans tous les alentours. Quand on m’appelait encore « aga », je me détournais avec dégout quand il passait devant notre aoul. Et maintenat je l’ai pris en camarades ! Et celui-là qui ne néglige pas le sang humain, c’est le fugitif Jakyp. Maintenant c’est moi qui suis devenu un fugitif alors nous avons le même destin. Celui qui a une moustache de chat, c’est Yelemes. Il suçait le kolkhoze comme une sangsue. Quand on l’a démasqué, il s’est enfui chez nous. Et celui-là aux yeux rouges est je ne sais pas qui, mais quand on est avec lui, on a toujours de la chance, c’est pourquoi on l’a appelé Chanceux.
«Au moins que l’un d’eux soit humain ! Tout le monde est maudit ici comme si était exprès ! » - pensa Jamal, mais elle eut tout de même de la pitié pour les gens qui ont condamné eux-mêmes à une vie pareille. Otagassy – littéralement : maître de l’âtre ; appelatif respectueux à un homme..
Elle vécut le poids de l’hostilité des gens, et à ses yeux rien ne pouvait être plus malheureux que ce destin-là.
'«Si j’avais la chance de gagner mon aoul, je ferais le tour de tout le monde en pleurant et je parlerais de tous ces malheurs ! » - pensait-elle. Elle ne s’aperçut même pas d’avoir dit :
C’était une faute de quitter la contrée maternelle. La maison est le berceau d’or pour l’homme !
Tais-toi ! Que ces gens et le berceau soient maudits ! – cria Ahmet méchamment. – J’ai renié tous les proches et tous les étrangers. Une fois partie, l’âme ne reviendra plus au calme. Un arbre tombé ne pourra plus pousser. Est-ce qu’il y a des endroits où il n’y a pas ces kolkhozes ! Ils m’ont pillé, et moi, je les pille !
Oïboï, est-ce que nous avons été des kolkhoziens ?! Pourquoi vous nous avez attaqués ?! – s’écria Jamal ayant soulevé la tête.
Mais tu es maline ! Tu t’es retrouvée entre nos mains, alors tu veux dire maintenant que tu as été koulatchka ?
On n’a été ni koulaks, ni kolkhoziens.. Y apyraï ! Alors on s’est retrouvé en malheur par erreur !
Si vous avez été des seredniaks, c’est encore pire. J’ai beaucoup souffer à cause d’eux.
On cherchait une contrée sans kolkhoze aussi, et voilà ce qu’on a obtenu ! – soupira Jamal..
Tu peux le raconter à d’autres idiot ! – rit l’un des brigands.
Les brigans éclatèrent de rire.
Alors, ton mari est complètement idiot ? – demanda l’ataman. – Non, vous n’alliez pas à la recherche de cela. Même les enfants savent maintenant qu’il n’y a pas de terre sans kolkhoze... Avoue bien, pourquoi tu tergiverses !
Jamal jurait, assurait, mais les brigands ne la croyaient pas tout de même. Et il était difficile de le croire. Sans compter des rares solitaires tous les gens adhérèrent au kolkhoze. Si les brigands se cachant à la montagne le savaient, comment Jamal et son mari ne pouvaient pas le savoir ayant fait un si long chemin sur la terre de kolkhoze !
En prenant ce chemin de malheur Jamal ne croyait pas à la raison de son mari. Maintenant, en se souvenant de toutes les difficultés et épreuves, offensée par les moqueries des brigands, elle allait se fâcher contre Oljabek, mais là en l’imaginant blessé, vagabondant à la montagne, avec Saguyntaï sur le dos, elle eut pitié de lui et elle se repentit dans sa faiblesse momentanée..
Si vous ne voulez pas, ne me croyez pas, que puis-je faire ! Mais je suis une femme. Pourquoi êtes-vous si cruels, aga ? Je suis si malhereuse et vexée, pourquoi vous continuez à me torturer !
Ahmet éclata de rire.
Quand une femme rit, elle ment, quand elle pleure, elle ruse. C’est pareil pour toi, chère. J’ai été vexée par les gens trois fos, et deux fois par une femme. On ne peut pas m’apitoyer. Je me jeterai sur toi comme un aigle sur un renard rouge, je vais mettre mon bec froid dans ta poitrine chaude, et c’est juste là que je me calmerai.
On va voir, vieux chien ! – Jamal ne put-elle pas se retenir. – Si tous ceux ne sont pas des hommes, et non les femmes, alors tu vaincs, sinon tu ne m’auras pas !
Allez-vous-en ! – l’ataman sauta –t-il sur ses pieds comme si l’on avait piqué : ses yeux s’injectèrent de sang et devinrent porcelaine comme chez un chien fou.
Tout le monde sauta de ses places, juste Aïbas ne bougea pas et resta sur sa place comme avant.
Il ne faut pas se lier avec une femme malade, - dit-il.
Ahmet se jeta vers Aïbas, mais soit de peur, soit pour une autre raison il s’arrêta et s’assit sur sa place.
La montagne faisait comme si elle pesait au-dessus de la caverne et écrasait tout le monde. La pierre noire gardait le silence, les brigands gardaient le silence. Il y avait juste quelque chose qui bouillonnait dans un seau enfumé. La viande des grisons était pendue sur de longues barres, un vieux tor-souk moisi était attaché de son col à une grande massue. La chose la plus précieuse et honorable dans la décoration de toute la caverne était un fusil à une crosse fêlée. Des affaires d’Oljabek se trouvaient aussi sous l’ataman.
Couchée au seuil Jamal remarquait tout. Elle vit le petit oreiller de Saguyntaï. Cela la toucha. Elle essuya les larmes et mit le nez dehors. Le cheval attelé d’Oljabek se tenait à la bride à l’entrée. Il parut à Jamal proche, et la femme s’adressa à elle mentalement :
«tTu as été l’ami de mon ami. Je t’aurais raconté ma tristesse si tu savais parler. Combien de fois je t’ai donné une musette avec de l’avoine, t’ai cousu des couvertures, et c’est comme tu ne me connais pas.Pourquoi tu regardes si lamentablement ? Moi, comme toi, je suis à la bride. Oljabek et Saguyntaï errent quelque part sans armes, sans pain. Comment ils pourront survivre ? L’âme brûle, le coeur se déchire. Oh mon Dieu, envoie-moi la mort ! »
Une douleur lourde avait écrasé Jamal. Elle était couché sans mouvement, sans émettre le moindre son. Et soudain elle eut un petit espoir. Elle vit un cheval louvet couvert de caparaçon qui se tenait un peu plus loin du cheval bai d’Oljabek. Les yeux de Jamal se rivèrent sur l’étoile sur son front. Ayant commencé par cette étoile Jamal examina lentement et attentivement tout le cheval. Son père était amateur de bons chevaux, c’est pourquoi elle s’y connaissait en chevaux et elle pensa tout de suite au cheval louvet : « Cheval de race et aux jambes légères ! »
Il sembla à Jamal que si elle arrivait à monter sur un cheval louvet, elle s’envolerait comme un oiseau.
«Et le fuisl. Et comment peut-on savoir qu’ils n’ont pas de meilleur cheval que ce louvet ? » - se demandait-elle avec une peur cachée.
Pourtant elle n’avait rien à espérer à part le louvet. Elle décida d’examiner l’ambiance, de se préparer à la fuite et s’enfuir à cheval . Elle tâta son corps. Ses os étaient saufs. Elle n’avait que des contusions. Cela la réjouit. Elle prétendra être malade jusqu’à une occasion convenable. Sa tête tournait à cause des pensées refluées. Où s’enfuir ?
«Je vais aller au nord, peut-être que je rencontrerai des gens ! » - pensait-elle.
Dès le matin les bandits s’en allèrent dans des directions différentes pour « pratiquer leurs affaires » et maintenant revenus ils étalaient leur butin.
Ayant frappé sa chackha faite d’une corne de vache contre la pierre et ayant posé le nassybaï derrière sa lèvre Aïbas jeta la tabatière à Ahmet. Ahmet devint maussade. Encore avant leur querelle il s’aperçut que Jamal avait donné quelque chose à Aïbas. Alors voilà ce que c’était ! Sa conjecture était correcte : Oljabek portait toujours deux tabatières, et l’une d’elle se retrouva par hasard dans la poche de Jamal.
Jamal la jeta comme un os à un chien, mais Aïbas l’accepta comme signe de l’attention féminine. Ahmet se sentit jaloux, mais il se servit de la tabatière et posa le nassybaï derrière sa lèvre.
Qu’est-ce qu’on va faire en hiver ? – prononça Aïbas pensivement.
Tout le monde devint silencieux. Ayant gardé le silence Ahmet dit à contre-coeur :
Bon! On va vivre comme on vivait avant.
L’ayant dit il se tourna sur son côté.
Ca va être difficile ici, - Aïbas se remit-il à parler.
On n’aura pas froid dans cette caverne. Il faudra juste ferme l’entrée, - s’aperçut Yelemes.
Et où on va garder le bétail, les chevaux, l’eau, le bois ?
Le bétail pâture lui-même, on va préparer du bois.
Le chanceux intervint :
Je ne vais plus aller chercher le bois, les gars. Je suis trop effrangé.
’— Si on ne se sépare d’avance, ce sera difficile de vivre ici en hiver, - dit Jakyp.
Ahmet se retourna. Dans sa voix on entendit la méchanceté plutôt que la tristesse :
Des grains de sable tassis ne deviendront pas une pierre, les esclaves ne se réunissant pas ne deviendront pas des maîtres !
Les yeux d’Ahmet rapides comme le mercure glissèrent sur les visages des bandits. « Ah oui, ils réfléchissent ! » - pensa-t-il méchamment. Mais il n’était plus sûr de son autorité. Dans l’expression de leurs visages on ne voyait plus de méchanceté résolue et obstinée, juste le désarroi. Ahmet ne pouvait pas se réconcilier avec cela.
C’est à vous de décider. Cette caverne est ma maison et mon tombeau. Il faut juste survivre. Je vois de loin que des nuages menaçants approchent. Notre temps viendra encore !.. – dit-il et se retourna sur l’autre côté.
Tout le monde restait assis sans bouger, maussade et impénétrable.
2
Le coucher du soleil et l’aube. L’aube et le coucher du soleil. Voilà tous les changements dans les montagnes désertes.
Jamal était toujours couchée, le soleil se couchait et se levait comme d’habitude.
Les brigands sont sur leur garde pendant la journée, ils sont insouciants la nuit. Pendant la journée ils cherchent le butin et prennent garde de ne pas devenir le butin eux-mêmes, et ils se reposent la nuit.
Les gémissements de Jamal dérangeaient les brigands. En voulant s’en débarrasser, ils transportèrent le lit de la femme malade à l’entrée même de la caverne. La nuit ils gardaient le louvet à tour de rôle. Pour chacun d’eux c’était un prétexte pour, en sortant la nuit le regarder, s’approcher à pas de loup de Jamal malade et « lui demander comment elle se sentait ».
Ce n’est pas juste le corps, mais même mes os me font mal, - répondait Jamal avec un gémissement.
De fatigue ou pour une autre raison personne ne s’approcha d’elle cette nuit-là. Dans le fond de la caverne on entendait le ronflement et les reniflements. Aïbas ronflait aussi couché le plus près de l’entrée pour garder le louvet. Il gardait le cheval le plus souvent des autres et demandait des nouvelles de la malade le plus souvent aussi. Jamal ayant rejeté le châle de la tête pressa attentivement l’oreille.
«Oui, c’est lui, - décida-t-elle mentalement, mais ne se décida pas à se lever du lit. – Ne prétendent-ils pas d’être endormis ? » - réfléchissait-elle avec angoisse en pressant l’oreille encore plus.
Il lui semblait que tout le monde dormait, mais elle ne pouvait pas tout de même se lever. Son âme aspirait à la liberté, mais son coeur tremblait : « S’ils se réveillent ? ». La peur la cloua à sa place. Elle était couchée pendant longtemps en luttant contre sa peur, mais la courte nuit ne lui laissa pas trop de temps. Une étoile du matin avait déjà brillé.
Jamal ne se souvenait pas s’être retrouvée sur le dos du louvet. Aïbas se réveilla à cause du piètinement de ses pieds. La balle de son fusil siffla tout près de l’oreille de Jamal...
Il semblait que les montagnes gémissaient et les pierres s’allumaient. Elle entendait le bruit de la poursuite derrière elle. La vitesse du louvet qui volait en flèche ne pouvait pas satisfaire Jamal, et elle ne faisait que le battre avec son fouet.
L’un des persécuteurs avait dépassé les autres. Il tenait son fusil préparé, il le levait parfois et était prêt à tirer à la première occasion..
S’étant blottié contre la crinière du cheval, Jamal continuait à s’avancer en vitesse. Le cheval sautait à travers les pierres passantes comme un lièvre, il volait à travers des ruisseaux et des fossés. Ses ennemis n’arriveraient pas à l’attraper, mais il est difficile de se sauver d’une balle. Si l’on cache la tête, les côtés restent non protégés, et si l’on cache les côtés – la tête sera sous les balles...
L’aube se levait. Jamal voulut regarder le poursuiveur qui lui faisait la peur la nuit. Elle se retourna. Mais il n’y avait personne. Les montagnes s’écartèrent, et il y eut plus d’espace autour. « Ouf ! – respira-t-elle et retint le cheval. Elle regarda les alentours d’un regard calme et attentif. Jamal s’aperçut qu’elle avait un peu détourné de son chemin et se mit à se diriger vers l’est, - elle fit tourner le cheval au nord et alla à petit trot. Le louvet, à bride abattue, s’élançait parfois en avant, mais elle le retenait en caressant son cou en sueur. Devant elle, au sommet de la butte elle s’aperçut de deux personnes : une grande et une petite... Oljabek et Saguyntaï !
Sa main tâta la ceinture. A tout hasard elle cacha dans ses plis quelques morceaux de viande cuite. Quand elle vit Oljabek et Saguyntaïk,elle sentit avoir faim. Il lui semblait qu’elle nourrirait avec cette viande son mari et son fils qui n’avaient pas mangé depuis quelques jours...
Mais les gens sur la butte ne bougeaient pas.
«Peut-être qu’ils sont fatigués et abattus, les pauvres ! Est-ce qu’ils m’ont vue ? Mon Dieu, sauve-nous ! » - pensa-t-elle et elle frappa impatiemment son cheval avec le fouet.
Elle arriva vite dans ce lieu. Mais de près elle vit que ce n’étaient pas les gens, mais des pierres. Elle s’arrêta perdue, attristée, et ayant soupiré, elle se remit en chemin dans la steppe déserte vallonnée en regardant de côtés avec inquiétude.
3
Réveillé par le piètinemet Aïbas tira avant tout dans le dos du ravisseur. Il tira une seule fois sans oser dépenser la dernière balle et se mit tout de suite à poursuivre le fugitif. Les bandits sortirent en courant de la caverne pour le suivre. En étouffant de fatigue ils gagnèrent à peine le berger qui faisait paître les chevaux dans le ravin. Il se révéla qu’il avait sommeillé aussi. Pendant qu’on sellait et débrouillait les chevaux, le temps salutaire pour Jamal passait, et elle eut le temps de s’enfuir...
Laissez tomber ! – dit Ahmet aux djiguites prêts à sautes sur leurs chevaux. – La balle atteindra le louvet dans tous les cas. Le fugitif s’enfuit.
Après ces mots tout le monde refusa de la poursuite, et Jamal, en pensant qu’on la poursuivait, continuait à galoper en frappant son cheval. Le piètineme des chevaux entendu derrière lui semblait être les coups de son coeur.
Les brigands se disputaient bruyamment, agitaient les bras et faisaient des conjectures. Ahmet fut le premier à se souvenir de Jamal.
Et où est la femme malade ? – demanda-t-il.
Elle doit être la, je pense, - répondit Aïbas calmement.
Tu l’as vue ?
Qui aurait pu la voir parmi eux ? Enveloppés par le doute ils revinrent dans la caverne et c’est juste là qu’ils devinèrent la vérité.
Ahmet ne dit pas un mot. Les noeuds dansaient sur son visage. Ses petits yeux perçants brillaient. Il était assis à l’écart des autres, ses narines tremblaient, son visage pâlit. Il ne bougeait pas comme un serpent qui ensorcèle son butin. Il n’entendait pas les conjectures et les disputes de ses camarades.
Aga trouvera un meilleur cheval. Ce sont des bêtises, mais j’ai peur des conséquences... – dit Aïbas.
Après de longs disputes ils l’accusèrent tous : l’arme la plus sûre était entre ses mains. On lui confia la garde du meilleur cheval, et il s’endormit par une nuit si corte, et sa main qui ne savait pas louper, loupa tout à coup. Personne n’osa dire ses doutes au djiguite combattant et courageux, mais tout le monde le suspectait. On se souvint de la chackha que Jamal lui avait donnée, et son intervention dans la dispute avec Ahmet, et ses visites nocturnes fréquentes de Jamal avec le but de « voir la malade ».
Aïbas ressentit ses suspicions. En voulant diriger la conversation dans une autre direction il parla d’un danger possible :
Les gars, il faut partir. Elle va nous dénoncer.
Mais partir où ? Si elle nous dénonce, ils vont fourrer partout !
Cette montagne leur semblait le seul gîte sûr dans le monde entier. Maintenant elle ne pouvait plus être leur gîte. La peur devant un hiver cruel avait déjà semé le doute dans le coeur et fit ébranler leur unité.
Finalement les brigands décidèrent qu’il valait mieux se perdre entre les gens comme dans une forêt épaisse.
On ne peut pas rester ensemble, - dit Aïbas encore une fois. – C’est l’hiver qui vient. Les gens viendront nous chercher. Qu’est-ce qu’on va faire à leur rencontre ? Il vaut mieux se cacher entre les gens et passer inaperçus.
S’étant regardés ils posèrent leurs regards sur l’ataman. Ahmet gardait un silence maussade..
Tout au-dessus de leur tête un aigle volait d’un point à peine visible, prêt à se jeter en bas pour attaquer le butin. Derrière le dos il y avait un rocher pendu qui faisait comme s’il menaçait s’écraser sur eux. Sous leurs pieds il y avait l’abîme. Ahmet continuait à être assis comme figé.
Alors, - dit-il enfin, et sans rien ajouter de plus, il se leva.
Alors, on se prépare ? – Aïbas lui adressa la question.
Oui, - prononça Ahmet et partit. Ayant posé les mains derrière son dos et ayant baissé les yeux, il montait lentement au sommet du rocher et se retrouva vite devant la caverne..
Les gens qui restèrent en bas ne se retenaient pas. Chacun se préparait à la fuite ayant pris un baluchon avec ses affaires. Un chameau roux et une jument baie de l’Oljabek malencontreux allèrent à Ahmet. Le poulain bai d’Aïbas fut aussi sellé, mais Ahmet faisait comme s’il n’allait pas descendre.
On n’avait aucun espoir de se voir dans le futur. Le destin de chacun d’eux était inconnu. Mais ils ne voulaient pas se séparer sans dire au revoir. Ils montèrent sur le rocher chez Ahmet en espérant d’entendre ses voeux. Mais l’ataman ne se radoucit pas, il ne bougea même pas ses lèvres et se borna de se serrer les mains avec les bouts de ses doigts en guise d’adieu.
Quand après avoir monté sur les chevaux tout le monde se mit à partir dans de côtés différents du ravin, Aïbas resta près d’Ahmet. Tous seuls, parmi les grandes pierres, ils étaient assis pendant longtemps sans rien dire.
Aga ! – dit Aïbas enfin ayant levé la tête.
Ahmet ne pipa pas un mot.
Peut-être que vous êtes fâché contre moi ? Parlons. Nous nous sommes disputés à cause De Jaal. Vous ne croirez jamais que je n’y suis pour rien. Votre selle est sur mon poulain. Voilà votre fusil ! Partons au plus vite...
Ahmet ne bougea pas.
. — Peut-être que vous pensez que je suis la cause de la dissolution de notre bande ? – Aïbas se remit-il à parler. – Mais elle était prête à se dissoudre sans moi comme le duvet. Si vous avez besoin de moi, je resterai avec vous, je supporterai toutes les privations. Que direz-vous ? \
Les conversations sont finies. Tout est décidé. Tu peux partir, - répondit Ahmet brusquement.
Vous ne me croyez pas ?
Je n’ai plus de foi.
Aïbas rougit. Après être resté assis pendant quelque temps encore, il sauta de sa place et sans dire au revoir se mit à descendre . Quand il se retrouva au tournant en bas, sous le rocher, Ahmet saisit un fusil posé près de lui. Ayant ouvert la culasse il examina la seule balle restée dans le fusil.
Tu es seule, et moi je suis seul. Qu’est-ce qui peut être pire que la solitude ? Installe-toi en attendant....— dit-il et ayant claqué la culasse il visa.
Un coup de feu s’entendit. Aïbas vacilla et tomba dans l’abîme.
Ahmet se tenait immobile sur le rocher avec le fusil entre les mains.
4
Ah, quelles bêtes, des loups !..
Un chien fou ne s’arrêtera devant rien !
Tu dis qu’ils ont aussi la jument rousse ?
Avant qu’on ne les capte tous, nous ne nous calmerons pas.
Certains accouraient essouflés et se tenaient en regardant Jamal qui s’était miraculeusement sauvée. D’autres gémissaient en la plaignant. Les yeux de Jamal qui était abattue par le malheur et le bonheur en même temps, étaient enflés de larmes. Maintenant, Dieu merci, - disait Jamal en soupirant,- mais je vous prie tous ne pas oublier ma prière : interrogez où vous pouvez. S’il est en vie, il doit être ici quelque part.
On le trouvera. Et tu oublieras ton malheur ! – les gens la calmaient-ils.
Pourvu que ça se passe comme vous le dites, - répondait Jamal avec une joie triste en remerciant ces gens de leur attention.
Chaïnbaï, un vieux peu bavard à la longue barbe, qui était le premier à rencontrer Jamal, l’avait amenée dans sa maison. Il attacha ferme le louvet et l’examina attentivement.
Tu t’es choisi un bon cheval, ma fille ! – dit-il.
Il l’invita dans la maison d’un signe de la grande main filandreuse.
Ses mains parurent géantes à Jamal. En tricotant ses jambes un peu courbes il alla devant elle. LE vieux ressemblait à un ours – géant et maladroit. Son allure était aussi celle d’un ours.
Sans gagner encore l’antichambre Jamal sentit l’odeur pénétrante de la peau. Droit en face de la porte, sur un tor 1 il y avait le feutre posé. Dans le coin, près de la fenêtre, il y avait deux oreillers redressés sur le coffre. La plupart des affaires se trouvait dans une partie de la maison. Un mur était tout couvert de colliers, de culerons, de cuir tanné à la suif et coupés en bandes. Sur une machine en bois se trouvait la moitié d'une peau de vache. Le vieux fit agiter la peau noire du chevreuil et l’ayant jeté au-dessus du feutre il tendit ses bras vers l’un des oreiilers.
Couche-toi, ma fille, repose-toi, -lui dit-il et sortit tout de suite de la chambre. «Il semble qu’il vit seul, en vieux garçon », - pensa Jamal en examinant la chambre.
Une fille bazanée d’une douzaine d’années entra dans la chambre. Elle regarda attentivement l’invitée.
Tu es de cette maison ? – demanda Jamal.
La fillette hocha la tête gênée.
Et où est ta mère ?
Elle est morte.
Alors qui s’occupe du ménage chez vous ?
Je sais tout faire moi-même.
Un fardeau lourd tomba sur le dos d’une petite fille, un fardeau qu’une femme adulte peut supporter. Jamal imagina les journées sans joie, le sort habituel des orphelins. Cela la fit se souvenir de Saguyntaï.
Viens à moi, ma petite, - Jamal l’appela-t-elle ayant tendu ses bras vers elle.
La fille voulait s’asseoir à côté, mais Jamal l’attira vers elle, la serra contre sa poitrine et l’embrassa fort.
Mon Saguyntaï est devenu orphelin plus tôt que toi, - dit-elle avec des larmes aux yeux.
Le vieux entra en tenant un papier entre ses mains.
- Maïrajan, tiens, lis ça, - dit-il ayant tendu le papier à sa fille.
«Chaïnbaï Jaloumbskov rendit à l’entrepôt cinq...»
Ce sont les bridons, - expliqua le vieux. – Et après ?
«Neuf... »
Si c’est neuf, alors ce sont des culerons.
«Et deux colliers».
Tout est correct, deux colliers. Alors, donne-moi ça.
Ayant plié le papier et l’ayant caché dans la poche le vieux s’assit et se mit à canner un fouet non achevé.
Mon bébé, donne à boire à la madame, - dit-il à Maïra, - et mets le samovar sur le feu.
Ayant donné du koumys à Jamal, Maïra ressortir. Jamal regardait Chaïnbaï travailler. Les grands doigts du vieux qui semblaient maladroits, étaient en fait adroits et rapides. Ils papillotaient vite entre de fines bandes de cuir tanné à la suif comme une aiguille d’une brodeuse.
Alors, vous êtes sellier, - dit Jamal réjouie. Oljabek s’occupait aussi un peu de cela, bien que le vieux fût plus ingénieux.
Avant je ne le considérais pas un métier. Et maintenant qu’on vieux, on en vit, - répondit le vieux en aspergeant de l’eau sur les ceintures. – Je gagne un et demi ou deux jours ouvrés avec un autre travail.
Alors combien gagnez-vous pour un jour ouvré ?
Ca dépend. L’année passée nos voisins ont eu une mauvaise récolte, et nous avions tout. J’ai acheté une jument et un poulain. Dieu merci nous avons quoi manger aussi. Tout dépend de la récolte. Si le bétail donne du croît, on a du profit ! Si le blé donne bien, on a du profit !
Vous êtes dans le kolkhoze depuis le début ?
Mais non. D’abord j’avais peur, je ne comprenais pas. Je n’ai adhéré que l’année passée.
En tenant un collier déchiré un jeune homme entra dans la maison et interrompit leur conversation.
Réparez-moi ça au plus vite, - dit-il prestement en louchant les yeux.
Le vieux ne se dépêchait pas. Il examina le collier sans le prendre des mains du gars.
Eh toi, tu l’as déchiré encore une fois !
Mais je ne l’ai pas fait exprès !
Sois plus soigneux.
.—Mais comment ! Ce n’est pas sur mon cou que je le mets.
Tu n’es bon à rien, jeune homme. Donne-moi ça.
Mais est-ce que cela vous importe ! On vous notera ça dans les jours ouvrés tout de même.
Et quel profit puis-je en avoir si je n’ai que les dommages partout ?
Ce ne sont pas les dommages à ma poche, - répondit le djiguite avec un rire.
Tu es vraiment bon à rien, - ayant agité la main d’un signe désespéré, le vieux se retourna vers Jamal et ayant pris une grosse aiguille, continua : - Plusieurs ne comprennent pas encore que si les biens vont s’abîmer, la récolte sera mauvaise, et on n’aura pas assez de bétail – alors on n’aura pas avec quoi payer les jours ouvrés. Alors réfléchis à cela.
Ca va ! Le kolkhoze ne nous laissera pas crever.
Alors si on t’élit en chef, où vas-tu le prendre ?
Je vais aller dans la région et je vais ramener de l’argent de la trésorerie.
Et la trésorerie va en prendre où ?
Elle va trouver quelqu’un. Elle va en prendre dans un autre kolkhoze.
C’est ça qui est mal, - le vieux hocha-t-il la tête. – Si on va t’en prendre, et on va me le donner pour rien, alors je ne vais pas travailler. Prends ton collier, - dit-il ayant mis le collier de côté. -Oïboï, vous avez raison, réparez plus vite.
-C’est ça... – le vieillard a dit et s’est mis à la réparation.
Jamal écoutait attentivement la conversation du vieillard avec le djiguite. Elle savait peu le kolkhoze. Oljabek parlait plusieurs fois des kolkhozes: «Il y a ceux qui travaillent et ceux qui ne le font pas – et il faut tout partager en deux!» Pour cette raison ils fuyaient le kolkhoze. Mais il se trouvait que tout n’était pas ainsi: ici on appréciait le travail des gens et on partageait le revenu justement... Pourtant au fond de son âme Jamal cachait des doutes.
-Et combien de bétail avez-vous dans votre ménage personnel? – a-t-elle demandé.
-Otagassy a une jument avec un poulain et une vache, et moi, je n’ai ni feu, ni lieu! – le jiguite a-t-il répondu avec plaisir.
«On voit l’oiseau selon son vol!» - Jamal a pensé.
-Pourquoi est-ce que vous n’avez rien? – a-t-elle demandé.
-Je suis une personne d’artel, je vis parmi les gens, pour quelle raison est-ce que j’ai besoin de mon bien! – le djiguite a-t-il dit d’un ton badin. – Hier j’ai passé la nuit dans cette maison-là, aujourd’hui je peux rester ici. – Il a fait un clin d’œil.
-Et est-ce qu’il y en a beaucoup, des gens ainsi?
-S’il y en avait beaucoup, on n’aurait pas assez de maisons pour tous...
-Mais, quand même il y en a, - le vieillard est-il intervenu. – Taïbek, Borankoul, Seïjan qui est là, et tous les quatre ne sont pas enlevés du tableau noir. Et qu’est-ce qui se passera avec eux après, je ne sais pas!
-Rien. C’est parce que nous sommes célibataires! – le djiguite a répondu avec un sourire moqueur et a fait un clin d’œil à Jamal de nouveau.
-Je pensais qu’il louche seulement, mais il se trouve qu’il a la cervelle à l’envers! – Jamal a dit sans se gêner.
Le djiguite a rougi et n’a rien répondu. Le vieillard, occupé du collier, n’a pas entendu son observation et a regardé en arrière.
-As-tu dit quelque chose? – a-t-il demandé.
-Non, rien. Je parle des dents de cette machine-outil –là: je dis que les dents sont obliques.
-Je ne l’ai pas vu en hâte, je me dépêchais, - le vieillard a répondu. – La machine-outil est vieille déjà.
-La machine-outil est du même âge que le maître, - le jiguite a placé un mot d’un air moqueur.
-«Celui, qui est moqueur dans la jeunesse, est rigolo quand il est vieux!» - on disait autrefois. Penses-y! - le vieillard s’est adressé au djiguite, en lui rendant le collier réparé.
Le djiguite, qui a marmotté les mots de gratitude, a bondi hors de la pièce d’une manière confuse.
-Qui est-ce? – Jamal a demandé après son départ.
-C’est notre Bekbaou. Je fais – il perd. Je répare – il déchire. Et il n’a même pas honte. Je n’oublie pas. Je le lui rappelle tout le temps. Et il me répond «rien» tout le temps, et c’est tout.
Jamal s’est mise à rire.
Maïra est entrée et a mis la nappe sur la table. Jamal suivait chaque mouvement de la jeune hôtesse.La fille venait à bout de n’importe quel travail lestement. Les tasses étaient propres, le samovar brillait, les galettes chaudes se trouvaient sur l’assiette et le beurre jetait des reflets d’or. Après avoir tout préparé, elle a pris une cruche et un bassinet et en s’approchant du père, elle s’est penchée devant lui. En se lavant les mains et en les essuyant, le vieillard s’est assis à la nappe.
-Est-ce que ce n’est pas encore le temps de traire la jument? – a-t-il demandé.
-Vous restez ici. J’ai déjà demandé à Bekbaou, il l’a fait, - la fille a répondu.
5
Jamal était debout au sommet de la colline. Le soleil a eu le temps de décliner au-dessus de la steppe jaune. La poussière épaisse, qui montait de tous les côtés, se dissipait lentement dans l’air calme. On entendait une chanson de loin. La vie dans l’aoul battait son plein. Les troupeaux sont venus de la steppe. Les gens revenaient du travail. La rue était pleine d’enfants qui jouaient et de volaille.
Jamal observait tout ce qui se passait autour. Ses yeux se sont arrêtés sur une maison, dont les fenêtres étincelaient dans les rayons du soleil qui se couchait. Nouvelle, proprement blanchie, cette maison avait l’air gai et confortable. Une jeune femme trayait une vache tout près de la porte. Ici même, à côté, un gosse réglait un cerf-volant. Le maître revenait du travail le long de la route, en examinant posément les arbres du jardin. Le garçon s’est levé brusquement et s’est jeté à qui arrivera le premier avec le chien de cour bariolé à la rencontre du père. Tous les deux se sont jetés juste contre sa poitrine. Le père a embrassé le garçon, il a flatté le chien, et tous les trois sont allés vers la maison. La femme, qui trayait la vache, s’est levée aussi.
Ils sont assis. Le chien de cour bariolé, en mettant la tête sur les pattes antérieures, écoutait attentivement les voix de ses maîtres. Jamal entendait leur conversation à haute voix distinctement.
-Chemin faisant j’ai eu une idée, - le maître a dit, - d’acheter une bicyclette. Qu’en penses-tu?
La femme n’a pas encore eu le temps de répondre, quand le garçon s’est mis à sauter et a fait la culbute du ravissement.
-Hurrah! Je vais me promener en bicyclette! – s’est-il exclamé.
-Si vous avez décidé avec Serikjan, qu’est-ce que je peux faire... Mais voilà quoi, acheter pour quel argent? - la femme a demandé.
-Dieu merci, la récolte n’est pas mauvaise.
-Il faut encore vivre.
-Comptons. J’ai cinq cent jours de travail, et toi...
-Seulement deux cent cinquante pour le moment.
-Et bon, tu vas encore rattraper cent jours d’une manière ou d’une autre. Compte! Huit cent cinquante jours de travail, un kilo pour huit, pas moins... Nous aurons deux cent pouds de surplus.
-D’abord achète-moi un manteau, et puis une bicyclette, - la femme a dit.
Evidemment la femme était médiocre en arithmétique, et le mari se disputait longtemps avec elle d’un ton badin, en se moquant.
En écoutant leur conversation, Jamal souriait. Elle a compté mentalement le revenu de cette famille et a eu déjà le temps d’ajouter encore un châle de soie et les bottes à la bicyclette et au manteau. «Où vont-ils mettre tant de pain?» - pensait-elle avec envie. Il lui semblait déjà qu’elle travaillait dans le kolkhoze, qu’elle était une travailleuse de choc. Qu’elle et Oljabek avaient la même maison en briques, qu’elle et Saguintaï étaient assis ensemble ainsi près de la maison et causaient... Soudain elle est revenue à soi et s’est vue solitaire. Les larmes se sont mises à couler de ses yeux elles-mêmes, mais personne n’entendait ses sanglots. Les membres de la famille heureuse causaient avec un rire gai dans le jardin, près de la nouvelle maison.
En mettant les bras derrière le dos, le vieillard Chainbaï s’est approché lentement d’elle. Elle a vite essuyé les larmes. Le soleil s’était déjà couché, le bruit à l’aul s’est tu. Le vieillard s’est approché d’elle et, en descendant près d’elle, a tiré ses koumalaki¹.
-On va dire la bonne aventure, ma fille, cela ne fera pas pire.
-Il fait déjà nuit, on ne voit rien.
-Il fait encore jour.
Jamal a mis le pan de son tchapan sous son corps. Pour distraire Jamal des pensées tristes, le vieillard a jeté les petites pierres.
________________
¹Koumalaki- quarante-un petites pierres pour dire la bonne aventure.
-Autant que je dis ta bonne aventure – il s’en suit toujours que tes désires se réalisent. Et voilà maintenant, regarde, «l’arrondissement cinq» - cela signifie la joie et le rire, «le cœur» - la joie de nouveau, «la couronne» - le succès dans les affaires et la tranquillité. Alors, vous vous verrez. Ça ne vaut pas la peine de répéter la bonne aventure, - le vieillard a dit, en ramassant les petites pierres.
Les yeux de Jamal ont brillé du bonheur.
-Si vos paroles se réalisent – le louvet est à vous!
-A quoi bon est-ce que j’ai besoin de ton cheval? Que Dieu donne du bonheur.
-A qui est-ce que cette maison appartient? – Jamal a demandé, en indiquant la nouvelle petite maison en briques, qui occupait ses pensées.
-A Kerim. Il devance toujours tout le monde. Un jiguite débrouillard. Il a construit une maison, et il a gagné beaucoup de jours de travail. Et sa femme est encore plus débrouillarde que lui: elle est une bonne ménagère et travaille dans le champ. On dit, qu’on va la nommer le chef d’équipe.
-Mais elle ne sait pas compter.
-C’est le comptable qui aidera à compter. Il est difficile de savoir tout faire. Chaque travail a son propre langage. Plusieurs gens ne le comprennent pas. Là il y a une autre maison – de Koudjan. Une fois je me suis approché de lui dans le champ – et qu’est-ce que je vois? Il est debout et secoue sa charrue. Il dit que la terre a séché. Je tâte la terre – elle n’a pas encore séché, on peut la labourer. Et le soc a une lame comme un doigt, les cous des bœufs sont couverts de cals à cause du joug. Et comment est-ce que son travail peut avancer? Et lui-même, il accuse les autres: «Le pain n’est pas venu, le kolkhoze est mauvais...»
Toujours calme, lent, sensé, Chainbaï est devenu pour Jamal le maître de la nouvelle vie. Il semblait à Jamal qu’elle s’était déplacée de la vieille station sur la nouvelle station et il y était plus propre et plus joyeux. Pourtant les pensées sur les malheureux Oljabek et Saguintaï ne la quittaient pas, pas pour un instant. Le mari et le fils lui apparaissaient en loques et affamés. Tourmentée par ces visions, en sellant son cheval louvet, elle allait au galop dans la steppe, dans les auls voisins, elle questionnait, mais elle ne pouvait trouver aucunes traces. Et maintenant, quand elle était assise avec les vieillard, le désespoir l’a saisie. Elle s’est adressée à lui, comme au sauveur.
-Conseillez-moi, mon père, - a-t-elle dit d’un air suppliant. – Où est-ce que je dois aller maintenant? Où rester? Que faire? Les gens autour vivent heureusement, joyeusement, et j’ai le cœur gros. Votre parole pour moi est un talisman, et votre conseil est un remède.
Le jour est tombé. L’aul s’est calmé. On n’entendait rarement que l’aboiement du chien. Le vieillard a bougé.
-Cette vie changeante, ma fille, - est le marché de joie et de chagrin. Tu as eu beaucoup de chagrin. Tu dois avoir assez de patience. Est-ce que tu vas endurer? Alors je peux dire quelque chose.
-Je vais tout endurer, mon père, dites.
-Si c’est ainsi, alors écoute. Ne bouge nulle part de cette place-là. Où vas-tu aller d’ici?! Chercher ton mari et ton fils? Mais ils doivent être quelque part ici, dans ce pays. Tes proches habitent loin et le chemin est dangereux. Les bandits peuvent attaquer de nouveau et ils vont te prendre. Tu n’es pas un fardeau pour moi, habite ici calmement. Sois la sœur à Maïra. Si Dieu le permet, tu vas te voir avec le mari et le fils et je serai le participant de votre joie. Selle ton cheval louvet chaque jour après le travail et chevauche, cherche. Fais connaissance des gens, remarque de bonnes et de mauvaises choses. Les gens viennent de commencer à vivre une nouvelle vie, mais pas tous et pas partout ils vivent bien. Tu vas t’y habituer et tu vas trouver ta place. Même le moineau fait son nid.
Le vieillard s’est levé, et tous le deux sont allés lentement à la maison.
CHAPITRE CINQ
1
Le soleil brillait sur le ciel transparent, tous les êtres vivants jouissaient de la vie, et les nuages noirs se réunissaient loin sur l’horizon, les éclairs brillaient, un orage inexorable menaçait. Le danger de l’attaque des fascistes s’est répandu dans le monde.
En ce temps-là, on a publié le décret de l’état-major général de l’état de socialisme – du Soviet des Commissaires du Peuple de l’U.R.S.S. et du Comité Central du Parti: garantir la réception de la récolte stable dans les disctricts secs sud-est de l’U.R.S.S.
Ces mots se sont répandus à travers le pays comme un éclair. En passant de bouche en bouche, ils étaient surtout largement discutés dans les districts sud-est...
Chiganak était assis seul sur l’aire. Les grains étaient battus et étaient mis dans les sacs. Les tas de restes de mauvaise herbe du battage et de la poussière des grains s’élevaient autour de lui. Mais les soucis de Chiganak n’ont pas encore cessé. Il y avaient deux gerbes de millet, qui étaient laisssées pas battues près de lui; il arrachait les épis, les écalait sur la paume et souriait, en regardant les grains. Il avait déjà écalé un petit sac, et, comme un enfant, qui se jouait avec le sable, il pinçait les grains répandus. Tant de temps a passé, que même un enfant, qui s’était passionné pour un jeu, en se rassasiant, quitterait ce jeu et irait à la maison, mais Chiganak continuait toujours à pincer le millet, en triant certains petits grains.
Oljabek s’est approché doucement par derrière. En tenant une tasse dans chaque main, avec un large sourire il a tendu toutes les deux à Chiganak.
-Qu’est-ce qu’il y a? – Chiganak a demandé.
-Pas de différence. Tiens, goûte toi-même.
En prenant deux tasses de millet cuit au lait, il s’est mis à rire gaiement.
-Les gens m’appellent un douana, mais un vrai douana c’est toi!
-Non, tu n’es pas un douana. Essaie, bois d’abord.
En buvant une gorgée d’une tasse, puis de l’autre tasse, Chiganak les a vidées toutes les deux.
-Donne-moi encore, je n’ai pas eu le temps de comprendre.
- Quel type! Tu n’as pas eu le temps! Tu avoues mieux que tu n’as pas raison!..
Cette discussion a eu lieu déjà il y a longtemps. Quand le millet devenait mûr, en faisant le tour des terrains, Chiganak cueillissait les épis et les mettait dans le petit sac. Cela continuait pendant quelques jours. Oljabek, qui le suivait partout, sans soupçonner ce qui se passait, n’y a plus tenu et a demandé une fois:
-Pourquoi est-ce que tu cueillis les épis?
-Comment pourquoi? Pour manger!
-Est-ce que le millet ne te suffit pas?
-Tu ne comprends pas. Le millet, cueilli et écalé de ses propres mains peut être plus doux que le miel, - Chiganak a expliqué comme en transmettant un grand secret.
-Voilà quoi! – Oljabek s’est étonné d’une manière naïve.
Il a aussi voulu essayer le millet, qui était plus doux que le miel, et lui, en revenant du travail, le cueillissait aussi, l’écalait et aujourd’hui il a essayé de le cuire avec du lait. Mais il n’a remarqué aucune différence du millet habituel. Et voilà dans deux tasses il a apporté le kojet¹, préparé du millet habituel et de celui, écalé à l’aide mains pour prouver à Chiganak qu’il s’était trompé.
-Assieds-toi, parlons sérieusement, - Chiganak a dit. – Augmenter la récolte de millet ne signifie pas d’augmenter seulement la surface de semences, il faut encore choisir de bonnes graines. Le millet blanc d’Ouil est de différente qualité: tu vois, il y a des grains blancs, rouges et grisâtres. Quand le millet devient mûr, il y a des épis qui sont solides, comme une tête, et il y a
ceux qui tombent. Les grains les plus germants sont ceux des épis solides: ils ne tombent pas
beaucoup, quand ils deviennent mûrs, et ils sont stables pendant la chaleur. C’est pourquoi je
choisis les meilleurs épis.
-Oï, Chiganak! Que tu crèves! – Oljabek a dit. – De nouveau tu t’es trouvé un souci!
-Il n’y a pas de grand souci en cela. Ça fait déjà cinq ans que je choisis les grains et j’ai déjà cueilli assez, mais je vais semer ces grains sur les nouveaux terrains. Il faudra transférer la voiture sur la nouvelle place,il est possible qu’il y ait plus de souci dans cette affaire!
_____________
¹ Kojet est une bouillie de millet.
-E-e-e! – Oljabek a prononcé d’une voix traînante, en s’imaginant déjà le commencement de nouveaux travaux difficiles. – Quel homme agité tu es! Où traîner la voiture de nouveau?! Et creuser des aryks de nouveau?! A mon avis, reste ferme là où tu t’es mis à travailler!
-Si tu te durcis – tu vas te casser! – Chiganak a répliqué.
-Casse-toi alors. Pourquoi est-ce que tu dois te replier?
-Hé, Oljabek, Oljabek! – Chiganak a dit. – S’il le faut – tu vas te casser, s’il le faut – tu vas te replier. Je me plie dans l’intérêt de l’affaire.
-Et pourquoi est-ce que tu te sens mal sur la vieille place? La voiture seule donne tant de récolte que trois tchiguirs.
-Pourquoi pas autant que dix tchiguirs peuvent donner?
-Et qu’est-ce que j’en sais!
-Tu ne sais pas, mais moi, je sais. La terre est mouvementée et le sol est mauvais.
Oljabek est resté pensif. Chiganak continuait à trier les grains. Sans faire attention à Chiganak et Oljabek qui étaient assis sur l’aire, une volée de moineaux est arrivée et a mangé un tas de millet. En laissant son travail, Chiganak s’est levé de sa place sans bruit et s’est mis à les faire lever prudemment vers le milieu. Les grains étaient disséminés et les rets étaient placés au milieu de l’aire. D’abord Oljabek ne l’a pas remarqué.
«Où va-t-il? – Oljabek a pensé, en suivant les mouvement de son ami. En le voyant attraper les oiseaux, il s’est alarmé sérieusement: - Et vraiment, n’est-t-il pas devenu fou?
Les moineaux se sont levés avec bruit et ils ont disparu. Quelques oiseaux, qui se sont embrouillés dans les rets, se battaient sur place. Chiganak les a mis devant Oljabek avec le rets.
-Qu’est-ce qu’il y a, mon petit, tu tourmentes les pauvres?
-Ce sont nos ennemis principaux, - Chiganak a répliqué.
Oljabek s’est mis à réfléchir sur le transfèrement de la voiture et de nouveaux aryks.
-Et qu’est-ce que Token va dire à propos de cette invention?
-Bien sûr que Token va discuter. C’est lui qui a placé la voiture là où elle est maintenant.
-Alors, tu vas susciter une bagarre de nouveau?
-Non, il me semble qu’ils sont devenus un peu plus pliables maintenant. Peut être ils vont céder sans bagarre.
-Si on veut le faire, il faut faire plus vite, avant que le froid vienne, - Oljabek a conclu, qui avait déjà cédé à son ami obstiné.
-Le froid ne signifie rien. Il est pire, s’il faut travailler pendant les travaux des champs de printemps. Peut être aujourd’hui, on va tout savoir au juste. Token et Changuireï sont allés examiner la nouvelle place.
-Voilà tous les trois vont, -regarde, est-ce que ce ne sont pas eux?
-C’est eux, - Chiganak a confirmé. – Maintenant tu dois te tenir ferme. Une petite brouille entre nous peut tout gâcher. C’est ce dont Token a besoin.
Chiganak a versé son millet dans son petit sac de nouveau. Il nouait le petit sac quand Token, Changuireï et Sergueï Alexandrovitch, le nouvel agronome, se sont approchés.
-L’aigle royal attrape les souris sur ses vieux jours. On dit que Chiganak s’est mis aux moineaux maintenant! – Token plaisanté.
Après le voyage à Aktubinsk Token et Changuireï sont devenus plus gentils avec Chiganak. Leur conversation d’aujourd’hui ne menaçait pas de devenir une mêlée acharnée, comme auparant, et elle devait se passer plus paisiblement et calmement en apparence, bien que chaque parti connaisse la malveillance cachée de l’adversaire.
-Je ne fais pas une différence entre les grands et petits saboteurs, - Chiganak a répondu avec un sourire moqueur.
-On a examiné ta terre, - Token a dit. – On la voit chaque jour. Je ne vais pas juger le sol, que l’agronome en parle, mais il y a une butte entre la rivière et le champ marqué.
-Mais nous demandons tout à fait une autre place.
-Et on a donné ce que vous demandé à «Karakol».
-Vous vous êtes trop dépêché. Alors, à votre avis, nous ne devons pas toucher la voiture de sa vieille place?
-C’est votre affaire, j’ai exprimé mon opinion. – Token a répondu.
Chiganak est resté pensif.
-Vous avez donné à «Karakol» le terrain pour lequel nous avons adressé une requête, - Changuireï a dit. – Pourquoi pensez-vous, qu’ils utilisent ce terrain mieux que nous? – a-t-il demandé à Token.
-Hier on a placé la voiture sur une place – aujourd’hui il faut se déplacer! Est-ce que vous allez errer d’une place sur une autre tout le temps?! – Token a répliqué.
-Réfléchissez vous-même: comment est-ce qu’on peut y rester?! – Chiganak les persuadait.
-Vous avez dit que ce sera mieux pour la course d’eau, et vous avez installé la voiture dans la steppe ouverte salifère. Quelle récolte est-ce que vous pouvez y recevoir! – Changuireï a intervenu.
-Je ne vous ai pas forcé de la mettre là. Vous avez consenti. Est-ce que la voiture peut améliorer le mauvais sol?
-Changuireï n’a trouvé rien à répondre.
-On a fait concordé tout avec nous, c’est vrai, - Chiganak a dit, - C’est vrai que le sol est mauvais, il ne convient pas. Dieu sait qui est coupable de cela. Mais il faut donner plus de millet. Si avec la nouvelle voiture sur la nouvelle terre nous semons de nouvelles semences, nous pourrons aussi briller avec notre récolte parmi les autres. J’insiste tout de même pour qu’on nous donne le terrain que nous demandons.
-J’ai dit qu’on l’avait déjà donné.
-Si c’est ainsi, il n’y a rien à faire. On devra raboter et égaler notre butte, - Chiganak a dit.
Changuireï s’est mis à agiter les bras.
-Qu’est-ce que tu dis! Où est-ce qu’on peut prendre tant de force? Ce n’est pas assez d’égaler la butte, on devra creuser les aryks, défricher la terre inculte. Tout ça n’est pas une plaisanterie!..
-Le millet est le plus précieux de tout, et une chose précieuse ne se donne pas facilement, - Chiganak a répliqué. – Tu me charges de cette affaire. Je ne vais pas m’arrêter à mi-chemin.
-D’accord, que tout soit comme vous voulez! – Changuireï a consenti après une courte hésitation.
Chiganak a regardé Token.
-Alors, nous allons nous déplacer avec notre voiture. Est-ce que vous avez des objections?
-Ne dites pas après que je vous ai déplacé, - Token a dit. – Sergueï Alexandrovitch, notez, que je suis contre, mais je leur permets d’agir à leur manière. Pourtant Changuireï et Chiganak personnellement seront responsables du dommage, qu’il donnent un acquit. Je sens que cela ne promet rien de bon.
-Oui, il faut y réfléchir. Si on se met à ce travail, il faudra le finir, - l’agronome, qui se taisait jusqu’à ce moment-là, a répondu.
La mention de «l’acquit» a inquiété Changuireï.
-Quel acquit, Token? Tu donnes ta permission sans cela.
-Non, c’est une affaire particulière. Si vous ne voulez pas donner un acquit, apportez un papier avec la permission du comité exécutif de district.
-Cela ne marchera pas, - Chiganak a répliqué. – Est-ce que le district va être responsable de nous? Si tu crois – donne tout simplement, si tu ne crois pas – prends un acquit.
-Puis, Changuireï, ne me reproche pas, - Token a dit avec menace, en remarquant son hésitation, - j’ai prévenu: tu es le président du kolkhoze, tu aura à répondre de cela.
L’affaire était sérieuse, importante, et il fallait y bien réfléchir. Chiganak cherchait à obtenir, combattait et malgré tout il a procuré une voiture. Pourtant la voiture n’a pas encore donné du profit qu’on attendait d’elle. Maintenant, en rapport avec le transport de la voiture sur la nouvelle place, on devait encore avoir de grands travaux. S’ils ne viennent pas à bout jusqu’à l’hiver, alors le kolkhoze se trouverait dans une situation très difficile. Comme en désirant compliquer l’affaire encore plus, Token n’a pas consenti à donner le terrain qu’ils exigeaient, et encore il obligeait à égaler la butte assez haute qui s’étendait entre la rivière et le champ marqué.
-Changuireï, - Chiganak a dit, - si tu es entré à mi-corps – entre par-dessus la gorge, si tu es entré par-dessus la gorge – entre par-dessus la tête! Si tu m’as vraiment chargé de cette affaire, alors si je la ratte, tu y laisseras ta peau aussi. Donne-moi ta main. Il n’y a rien de quoi avoir peur. Nous avons environ deux cent personnes avec les femmes et les enfants. Nous allons tous travailler.
-Advienne que pourra, - Changuireï a consenti en jetant le manche après la cognée.
Token a sorti un bout de papier silencieusement et s’est mis à écrire.
L’agronome était à moitié couché du côté et ne se mêlait pas. Les autres agronomes, qui venaient dans le kolkhoze, tantôt grondaient, tantôt louaient, tantôt ils donnaient des conseils, et celui-là était assis comme un spectateur étranger. Il ne disait rien, mais il faisait les autres parler, il sortait un bloc-notes de temps en temps et notait. Ce jour-là ils se sont rancontrés pour la deuxième fois. Chiganak le regardait tout le temps, en louchant, et enfin il ne s’est pas retenu:
-Quelle est votre opinion, monsieur agronome? Vous avez fait le tour, vous avez tout vu.
-Pour le moment je ne peux rien dire, - l’agronome a répliqué. – Si c’est possible, donnez-moi seulement une poignée de vos nouvelles semences.
Chiganak lui a versé une poignée de millet.
2
Karibaï n’a jamais encore été tellement embarrassé. Chiganak et Changuireï se sont mis à une grande affaire à leurs risques. Le succès ou l’échec de tout le travail de kolkhoze dépendait de cette affaire. Dans deux cas, les communistes de kolkhoze seraient les coupables de la défaite ou de la victoire, et le premier d’eux était le secrétaire de l’organisation de base du Parti - Karibaï.
En revenant après les leçons de l’école, Karibaï a eu déjà le temps de présider la réunion de communistes, ils ont dressé le plan de travail, ils ont distribué les obligations entre eux. Demain dans la matinée, il fallait lever tous les kokhoziens au travail. Karibaï a décidé ce soir de parler encore avec Chiganak et Changuireï et pour cela il les a invités chez lui. Le samovar brillant ronronnait il y a longtemps et Karibaï attendait les visiteurs. Il était plongé dans une profonde méditation.
Le bruit des sabots de cheval ne s’est pas encore calmé. Le kolkhoze n’arrivait pas à se tranquilliser. La plupart des kolkhoziens étaient au pâturage, à la fenaison. Changuireï et encore une dixaine de personnes ont installé les yourtes sur la clairière pour l’été et maintenant ils y habitaient. Les crieurs publics circulaient entre les maisons et les yourtes dispersées loin l’une de l’autre, ils informaient les kolkhoziens de la sortie de demain au travail.
-Bonsoir! – on a entendu la voix de Chiganak, qui entrait dans la porte. Pour cette fois-ci il a pris Oljabek avec lui.
Karibaï s’est levé brusquement à la rencontre des visiteurs, en les invitant à passer à tor. Changuireï est entré après Chiganak et Oljabek. Tous se sont assis à la nappe, où il y avait du thé fort à la crème et de la farine d’avoine frite à la crème fraîche et aux œufs. La conversation s’est engagée peu à peu.
-Est-ce que vous vous êtes bien préparés au nouveau travail? Est-ce que vous avez tout considéré? – Karibaï a demandé.
-Demande Chika, - Changuireï a répondu, - je lui ai confié toute l’affaire.
-Je sais une chose: on ne doit avoir ni peur, ni paresse! Agis en bonne harmonie et il y aura du succès! – Chiganak a dit et a avancé la tasse vide.
Changuireï a versé du thé de nouveau.
-A mon avis, - Karibaï a dit, - il ne faut pas envoyer tous travailler ensemble, mais il faut diviser en équipes et donner un terrain à chaque équipe. Le conseil d’administration du kolkhoze mettra le Drapeau rouge de challenge, qui sera toujours sur le terrain de l’équipe d’avant-garde. Vous connaissez un proverbe: «On n’a pas besoin de beaucoup d’éloge, qu’on ait une récompense entre les mains». Je propose de choisir deux génisses pour le décernement des récompenses pour les meilleures équipes.
Changuireï a sursauté.
-Ne le mentionne même pas!
Chiganak n’a pas aussi aimé cette proposition.
-Diviser en équipes et leur donner les terrains –c’est déjà quelque chose, - Chiganak a dit, en caressant sa barbiche, - mais une prime?! – Je ne comprends pas. Chacun travaille pour lui-même. Est-ce qu’il y a quelque chose de plus que cette récompense!
-Pas tous les gens croient en devoir, Chika. Il ferait mieux d’éveiller l’intérêt au travail.
Les yeux de Chiganak ont brillé.
-C’est impossible d’obliger celui qui ne croit pas. Qu’est-ce qui va rester si on donne le bétail public pour les cadeaux? - a-t-il dit avec irritation.
La conversation s’est interrompue. Tous se sont mis à prendre du thé ... Quand la sueur a commencé à couler en grosses gouttes des fronts. Karibaï est revenu à la conversation de nouveau:
-Ce n’est pas moi qui l’ai inventé, cela est mentionné dans le statut de l’artel, le Parti ainsi que le gouvernement y accorde de l’attention. Parce que cela se fait pour l’encourangement des gens. L’encouragement lève le désir de travailler, et tout se passe plus gaiement.
-Vous dites la vérité. Tu peux déplacer des montagnes quand tu prends plaisir à quelque chose, - Oljabek, qui se taisait jusqu’à ce moment-là, s’est mêlé.
-Il est grand temps. On nous a serré la vis de deux côtés! – Chiganak adouci a souri malicieusement. – Si Changuireï m’a donné du pouvoir, dans cette affaire je le donne à Oljabek.
Oljabek silencieux ne s’est pas attardé cette fois-ci:
-Si vous assignez les primes, je serai le premier qui prendrai part à la compétition!
-Et pourquoi est-ce que tu te tais? Cela ne te plaît pas? Dis franchement, - Karibaï s’est adressé à Changuireï.
Changuireï était embarrassé. Il a tout donné à Chiganak et maintenant il ne pouvait pas se dédire. Il devait prendre, c’était obligatoire – deux têtes de bétail pouvaient échapper du troupeau de kolkhoze. D’où les compléter alors? Changuireï s’est décontenancé.
-Yapyraï, Chika, - a-t-il dit, en se taisant un peu, - il me semble que vous n’avez pas réfléchi. Qu’est-ce qu’on va faire avec le plan sur l’élevage?!
-Si, j’ai réfléchi, - Chiganak a répliqué. – Si ton plan sur l’élevage n’est pas accompli, prends mes deux veaux. Que l’affaire ne souffre pas.
-Et bon, je suis d’accord! – Changuireï a dit, en s’illuminant.
3
Plusieurs ketmens éventraient avec acharnement la poitrine de la terre, en montant un nuage de poussière. Les gens travaillaient, en se divisant en groupes.
Deux groupes travaillaient surtout ardemment: celui de femmes, sous la direction de Janbota, et celui d’hommes, dirigé par Amantaï. En creusant la butte, tous les deux allaient à la rencontre l’un à l’autre. Le Drapeau rouge était mis au sommet de la butte, à la place de la ligne d’arrivée des équipes qui luttent.
Les plaisanteries, les discussions et la rivalité acharnée en tout entre Janbota et Amantaï se sont transformés maintenant à la compétition dans le travail. La victoire de l’équipe d’adversaire dans cette compétition pourrait être considérée par chacun sa défaite personnelle. La rivalité entre Janbota et Amantaï s’est transformée maintenant à la rivalité entre les hommes et les femmes. Chiganak, Changuireï et Karibaï, qui se trouvaient au sommet de la butte, près du drapeau, excitaient ceux qui luttaient:
-Les femmes devancent!
-Les hommes, allez, allez!
Et les ketmens tombaient avec plus d’acharnement. La butte tremblait sous leurs coups.
Aïslou, en relevant le bas de la robe sous la ceinture du pantalon, est montée en courant sur la petite colline et, en s’adressant aux hommes, qui s’affaraient au fond du fossé profond creusé, d’où sortaient seulement leurs têtes, elle s’est mise à chanter à haute voix:
Ici, au sommet de la montagne,
Une génisse vivante meugle...
Toi – ta mine est attrayante! –
Chacun veut t’obtenir.
Oljabek devance tout le monde,
Il saisirait une génisse:
Il a dû oublier,
Qu’il n’a pas l’agilité et la force!
Amantaï est là, il glapit,
Comme un chiot sur l’éléphant...
Et la butte – qui est coupable de ça? –
A l’hauteur qui n’est pas coupée!
Amantaï et Oljabek,
Ne vous efforcez pas! Votre travail est vain:
L’un est borgne, l’autre est
Chauve... Tous les deux sont – oï-oï!
Amantaï a levé une boule d’argile et s’est jeté vers elle.
-Va-t’en!
Aïslou s’est enfouie. Ceux qui se trouvaient à la colline se sont mis à rire.
Il y avait une trace de l’abcès au-dessus de l’œil d’Amantaï, et une cicatrice après le coup de kisten de brigand est restée sur la tête d’Oljabek. Personne d’eux n’étaient ni borgne, ni chauve, mais cette maudite Aïslou les a compromis. L’honneur de l’équipe d’Amantaï a été blessé.
-Borgnes et chauves, et tout de même ce n’est pas à propos de toi! – ont-ils crié dans le dos de la moqueuse.
-Ne faites pas de bruit, les gars, - Amantaï a dit, - C’est Janbota qui l’a apprise. Quelle fille téméraire! Comment elle essaie de prendre le dessus! Ce n’est pas une affaire de femme.
La chanson d’Aïslou a vexé Oljabek. Il a ôté la calotte et montrait sa tête à tout le monde:
-D’où est-ce que j’ai la calvitie? Cette cicatrice est une trace du gourdin. Pourquoi est-ce qu’elle ment?
-Elles nous ont devancés un peu, c’est pourquoi elles se sont mises en fureur, - Amantaï les a calmés.
Oljabek a saisi le ketmen silencieusement et a commencé à creuser la terre. Chaque travailleur avait sa norme mesurée, et il la terminait déjà. Aïslou avait raison, quand elle disait, qu’il devançait tout le monde.
-Donne encore une norme, - Oljabek a dit à Amantaï.
Amantaï lui a mesuré deux normes tout de suite, et Oljabek n’a pas commencé à disputer.
En souriant, Chiganak s’est approché des hommes, pendant que Changuireï et Karibaï se sont dirigés vers l’équipe de femme.
-Comment ça va, les gars? – Chiganak a dit. – Est-ce que les femmes exigent le drapeau?
On ne lui a pas répondu, comme si personne ne l’a entendu. En se penchant bas, les hommes levaient et descendaient vite les ketmens lourds et qui produisaient le fracas. Chiganak s’approchait du chacun et examinait le travail attentivement.
-Ne te dépêche pas, - a-t-il dit, en s’approchant d’un des kolkoziens. – Celui qui court, se fatigue plus vite, celui qui va calmement, ne sera pas en nage pendant toute la journée. Tu jettes le ketmen loin. Donne-le moi.
Le ketmen s’envolait calmement et régulièrement dans les bras de Chiganak. Il ne s’emportait pas, mais il avançait calmement, en diminuant la distance jusqu’à la ligne d’arrivée avec chaque pas. En regardant Chiganak, l’observateur étranger aurait cru qu’il n’y avait rien de plus facile que creuser la terre à l’aide du ketmen.
Amantaï s’est approché d’eux et s’est mis à gronder le kolkhozien.
-Tu travailles pire qu’une femme ou qu’un vieillard! Le drapeau nous échappe à cause des gens comme toi. Tu décries l’honneur de l’équipe!
-Sap, sap¹! – Chiganak l’a arrêté, en levant la main. – Le cavalier conduit le cheval. Un bon cavalier ne conduit pas ainsi. C’est la chose la plus facile d’ordonner. Alors montre comment travailler. Regarde - le gars a de la force à gogo, mais il n’a pas assez d’habileté. Regarde tes cinq doigts, est-ce qu’ils sont égaux? – En écartant les doigts, Chiganak les a fourrés sous le nez d’Amantaï et il est parti.
Mais ses paroles n’ont pas convaincu Amantaï. Il n’aimait pas les raisonnements calmes de Chiganak à l’époque tellement chaude. Amantaï a suivi le vieillard. Ils se sont arrêtés près d’Oljabek.
-Si on considère tous les gens comme des enfants, comme vous y pensez, alors il faut les envoyer à l’école. Ou il faut cesser vos conseils doux.
_______________
¹ Sap, sap! – Halte, halte, sois tranquille.
Chiganak l’a regardé fixement.
-Comment est-ce que mes conseils t’ont nui?
-A cause de ces conseils les gens commencent à se calmer et à ôter leurs ceintures.
-Et comment est-ce qu’il faut faire, à ton avis?
-Il faut être plus dur, tenir les gens plus ferme. La décision est prise, la norme est mesurée - qu’il accomplisse comme il veut.
-La décision est la même pour tout le monde, mais les gens sont différents. Chacun a besoin d’une méthode particulière.
-A mon avis, au moment difficile la personne doit venir à bout lui-même.
Chiganak n’a pas répondu, en restant pensif. Ses sourcils ont surplombé pesamment. Il a poussé un soupir doux et s’est assis, en regardant Amantaï d’une manière calme.
-Eh, mon cher! – a-t-il dit. – Tu ne sais rien du passé du kazakh. Ce que lui, le pauvre, n’a pas enduré! Il a été pieds et poings liés, il a été pillé, et toute sa vie a été couverte de pierres. Un malheur continuel! Seulement maintenant il commence à se remettre. Et tu dois l’aider, lui enseigner. Il va assimiler tout ce que tu montres. Regarde, comment ils travaillent! Ils n’ont pas pitié d’eux. On n’a besoin que de l’esprit et de l’habilité. Accommode-toi au caractère du peuple. Tu peux vaincre des milliers de gens avec esprit, mais pas plus qu’une personne avec une cravache.
-Eh, Chiganak! Quel caractère tu as...- Oljabek a dit, en levant la tête. Sans achevant sa pensée, il a sorti sa chakcha et a mis le nassybaï sous sa lèvre. – Tu vas penser à tout. Si les gens étaient comme tu es, toute la vie deviendrait différente. – Il s’est arrêté à cause de l’agitation joyeuse, sans trouver quoi dire.
-Qu’est-ce qu’on aurait? – Amantaï a demandé malicieusement.
-Alors les alouettes feraient leurs nids sur le dos de la brebis.
-Pourquoi est-ce que tu as besoin des alouettes? – Amantaï continuait.
-Arrête de gouailler! – Oljabek s’est exclamé, en menaçant du ketmen.
-Allez-y, battons-nous! – Amantaï a taquiné et a saisi le manche du ketmen, il a poussé un cri perçant en même temps.
Tous sont retournés, en pensant qu’ils en sont vraiment venus aux mains. Oljabek ne s’est jamais encore battu avec quelqu’un en plaisantant. Il a serré Amantaï contre la terre.
-Laisse, laisse-le! – Chiganak a poussé un cri. – Son glapissement est pire que n’importe quelle gouaille.
-Ne le laisse pas, ne le laisse pas, écrase! – la voix de femme a retenti.
Tout le monde a vu Janbota, Changuireï et Karibaï, qui se sont approchés du côté de l’équipe de femme.
-J’ai pensé que c’était un rat qui glapissait, et tiens, je vois que c’est toi! – Janbota a dit et, en secouant la robe, salie d’argile, s’est assise près de Chiganak.
-Et quoi bon, c’est moi! – Amantaï a répondu avec défi.
-Les femmes et les vieillards te vainquent! – a-t-elle dit avec moquerie.
-Les femmes peuvent vaincre n’importe qui, et en ce qui concerne les vieillards, attention, il est un hercule!
- Il n’y a personne plus forte qu’un chat pour un souris, et pour toi c’est Oljabek, - a-t-elle dit. – Tandis que tu lambines ici et glapis, je prends le Drapeau rouge.
-Comment ça?! – Amantaï s’est exclamé, en regardant tout le monde avec méfiance.
-Janbota, tu le feras vraiment?! – Oljabek a dit d’un coup en agitation, en s’approchant d’un bond d’elle.
-Vraiment, - Janbota a répondu.
-Nous avons visité l’équipe de femme, on a été chez l’équipe d’homme de Kabych. Pour le moment Janbota devance tout le monde, - Karibaï a dit.
-Combien de normes est-ce que la meilleure d’elles donne? – Oljabek a demandé, sans s’imaginer qu’une femme pourrait le devancer.
-Une norme et demie.
-Et moi j’ai deux normes et demie!
-Oui, mais ton équipe reste en arrière. Est-ce qu’on peut donner le Drapeau à toi seul? – Karibaï a répliqué.
Oljabek se tenait debout sans comprendre.
-Alors, avec le drapeau, ils vont prendre deux génisses, n’est-ce pas?
-Non, les génisses seront accordées quand tous les travaux sont terminés, et le drapeau est toujours à l’équipe d’avant-garde.
-Je ne comprends pas cette ruse, - Oljabek a dit en secouant la tête. – Chiganak, explique-moi.
-Mon ami, le droit est de leur côté, - Chiganak a confirmé. – Si on ne les devance pas, est-ce qu’ils vont céder?! Karibaï, tu as dit quelle équipe a devancé. Maintenant dis, comment elle l’a fait.
-Les femmes ne vanquent ni par leur nombre, ni par leur ruse. Leur équipe a une bonne organisation. Elles ont leur petit drapeau, et il ne reste jamais sur sa place. Janbota le met tout le temps près de la femme, qui a devancé les autres. Cela encourage les travailleuses.
-Amantaï, tu dois le comprendre! – Chiganak a conseillé.
Changuireï, Karibaï et Chiganak, en prenant Janbota avec eux, se sont dirigés vers le milieu de la butte. Tout de suite après leur départ Amantaï s’est approché en courant d’Aïtjan et a arraché le bandeau rouge de sa tête.
-Ne fais pas de bêtises, le solei brûlera. – Aïtjan a protesté.
-Je ne fais pas de bêtises. Ton foulard va nous remplacer le drapeau.
Et, en attachant le foulard au bout de la perche, Amantaï l’a mis près d’Oljabek. Mais le vainqueur ne pensait pas à son triomphe, les pensées d’Oljabek étaient encore occupées par le grand drapeau et par deux génisses. Il n’a même pas regardé le petit drapeau, et s’est mis à courir vers le grand drapeau. Il a dépassé tous les autres et il est entré en courant au monticule le premier.
-Et allez, les gars, tandis qu’il flâne là, devançons-le! Qu’il crève du dépit! – Amantaï a crié.
Oljabek creverait ou non, mais son départ s’est trouvé utile. S’il n’était pas parti, personne n’aurait osé le devancer, mais maintenant, en se rivalisant à qui mieux mieux, tous se sont mis aux ketmens.
Oljabek s’est approché en courant du drapeau, il a détaché les génisses et les a conduites à l’écart.
«Janbota doit prendre le drapeau, ainsi que deux génisses avec le drapeau. Le drapeau, bien sûr, doit revenir, peut être, mais il est peu probable que ce bétail revienne!» - Oljabek réfléchissait.
-Où les as-tu conduites? – Changuireï lui a crié, en étouffant de rire.
-Une d’elles sera la mienne malgré tout! – Oljabek a répondu sans se retourner.
En se trouvant à la colline sous le drapeau, en se préparant à le remettre à Janbota, Chiganak a été touché de joie jusqu’aux larmes, sa voix a vibré, et il a dit, en balbutiant un peu:
-Mon enfant, tu te réjouis de prendre le drapeau, et je suis content que je le donne. La personne a toujours soif de joie et elle ne peut pas s’en rassasier. Je suis rassassié de joie et tout de même j’espère avoir plus. Voilà Oljabek a eu peur de toi, il a volé les génisses. Voilà Amantaï a mis un drapeau d’équipe dans son équipe. Vous vous réjouissez de ce que vous voyez devant les yeux, et moi je me réjouis de ce qui y mène. Je veux dire, qu’il faut faire n’importe quel travail, en sachant d’avance son sens. Si tu crois en avenir, tu ne seras fatiguée de n’importe quel travail, - cela donne de la force et du courage. Ces ketmens qui s’élèvent au-dessus de la steppe déserte ne soulèvent pas la poussière, mais ils versent le millet de kolkhoze. Mais il faut savoir voir le millet en cette poussière, voilà le hic!
En écoutant Chiganak, Janbota regardait dans ses yeux sans bouger. Quand il terminé son discours, elle a fait un salut respectueusement.
-J’ai compris, papa, - a-t-elle dit et, en acceptant le Drapeau rouge, elle s’est dirigée vers son équipe.
En restant pensif, Amantaï se tenait sur la colline, mais en voyant Janbota, qui partait avec le drapeau élevé dans ses bras, il s’est secoué et a juré:
«Si je te laisse ce drapeau, que je sois toujours en bas!»
4
Les gens de l’équipe de Kabych se sont allongés en longueur pour tout un lasso l’un de l’autre. Quand chacun d’eux a creusé sa norme, on a reçu un aryk principal – l’aïguyrjap, long d’une verste. Le château d’eau levait l’eau d’Ouil et la donnait à l’aïguyrjap, mais de là à travers plusieurs petits aryks l’eau était fournie sur les champs, sur les semences. Dans les districts avec les champs d’arrosage les kolkhoziens ne laissaient pas les ketmens de leurs mains dès les premiers jours de printemps jusqu’à la récolte.
Il semblait que Kabych a commencé à céder. Il s’est adossé contre le monticule de terre, jetée de l’aryk, en rafraîchissant sa poitrine échauffée par son humidité. Bien qu’il ne soit pas un koulak ou un baï, mais tout de même autrefois il n’était pas habitué au travail difficile. Même quand il est entré au kolkhoze, on ne l’obligeait pas à faire le travail surtout difficile. Et faute d’habitude aujourd’hui lui, en étant le chef d’équipe, a montré à son équipe un mauvais exemple: les autres membres de son équipe se sont aussi étendus le long de l’aryk creusé. En se reposant, ils causaient de «rien de spécial».
Troublée par l’insouciance des kolkhoziens qui se sont étendus mal à propos, Eleoussyne s’est approchée de Kabych.
-Kabych, les gens sont couchés mal à propos, il faut les lever! – a-t-elle dit.
-Il fait chaud, qu’ils se reposent un peu! – Kabych a répondu, en levant la tête. – Je crains que Chiganak n’ait décidé de détruire tout le peuple...
-Est-ce que les gens travaillent pour lui?
-Je plaisante, je plaisante! – Kabych s’est repris. – Bien sûr, chacun travaille pour soi-même, mais quand même c’est Chiganak qui a tout organisé. Il n’y a pas d’étrangers ici. Entre nous dit – j’ai peur que le peuple ne surmonte.
-Qu’est-ce que tu dis? On va y creuser toute la butte, et est-ce que nous n’allons pas achever de creuser l’aïguyrjap? – Eleoussyne l’a demandé de répéter avec étonnement.
Kabych a souri d’un air sombre.
-Pendant l’année on creuse le deuxième aïguyrjap. Avant on venait à bout avec un aïguyrjap pendant quelques années. On change les terrains. On erre avec la voiture... Avant il arrivait d’arroser cinq hectares et tu crevais presque. Et maintenant on s’est mis à arroser cinquante.
-Qu’est-ce que tu en penses, on ne va pas surmonter?
-Surmonter et exécuter est encore pire! – Kabych a dit d’une voix pleurarde.
-Pourquoi?!
-Si on n’exécute pas, ce n’est pas grave: notre travail ne se fait jamais en vain! Et si on fait – on se liera corps et âme. On va semer et cueillir plus, je ne le discute pas, - mais à quoi bon?
-Tu es devenu fou?! - Eleoussyne s’est exclamée avec frayeur.
-Je suis sain pour le moment, mais Chiganak est vraiment devenu fou, - Kabych a répondu. – Il veut nourrir tout le pays avec le millet de kourman. – Il s’est levé. – Hé, vous vous êtes reposés, levez-vous! On va creuser encore un peu.
Les gens, qui ont eu le temps d’être accablés de chaleur au soleil, se sont levés à contrecœur et se sont mis aux ketmens. Le soleil brûlait. Tout avait déjà brûlé dans la steppe sablonneuse il y a longtemps. Chaque mouvement provoquait la sueur, et l’homme semblait fondre. Mais la volonté et la foi en l’avenir ont décuplé les forces, et les ketmens, qui se levaient d’abord lentement, fuissaient de plus en plus vite.
Chiganak marchait en se dandinant, en regardant de tous les côtés et en appercevant tout. Ses yeux noirs de dessous des sourcils surplombés examinaient attentivement le futur champ de semailles. Il s’est arrêté brusquement près de Kabych.
-Un coup de soleil, non? – Chiganak a demandé. – Tes yeux se sont cernés.
-Je ne te demande pas d’ombre, - Kabych a répondu d’un ton faible.
-La steppe est large, pourquoi est-ce que tu dois me demander? Assieds-toi et c’est tout!
-Si je m’assieds moi seul – ça va, mais si tout le monde s’assied?
-Tu sais plaisanter, mais enfin tu as émis ton opinion, - Chiganak a dit et a appelé Eleoussyne. – Est-ce qu’il y a quelque chose à boire? – a-t-il demandé.
Eleoussyne a apporté le torsouk noir, qu’elle avait enterré dans la terre encore dans la matinée. En remplissant la tasse de choubate gras, froid et qui moussait, elle l’a donnée à Chiganak.
-D’abord donne-lui, - Chiganak a indiqué sur Kabych. – Quand son estomac se vide, il commence à grogner.
-Pour cette fois-ci il ne grogne pas tout simplement, - Eleoussyne a dit, en hésitant si elle devait transmettre à Chiganak sa conversation avec Kabych.
Kabych avalait le choubate silencieusement.
-Il se trouve que vous êtes devenus bien proches sans que quelqu’un vous voie, - Chiganak se moquait d’Eleoussyne.
-On s’est presque entendu, tu es arrivé juste à temps! – elle s’en est tirée par une plaisanterie. – Dis mieux, à quoi bon les gens souffrent ainsi.
-Qu’est-ce que tu racontes? Est-ce que le soleil t’a brûlé la tête?
-Je veux savoir ce que nous allons recevoir pour ce travail.
-Tu recevras beaucoup de millet, et puis achète ce qu’il te faut.
-Peut être il y aura beaucoup de millet, mais quel intérêt est-ce que j’ai?
Chiganak a jeté sa tasse de côté d’un air fâché.
Sans plus rien dire, Eleoussyne est vite partie. En se taisant, Chiganak s’est adressé à Kabych:
-Qu’est-ce qui t’inquiète – dis franchement.
-Comme si tu l’entends pour la première fois! Je te l’ai dit avant.
-Vraiment, tu as dit il y a longtemps, - Chiganak a répliqué. – Seulement je pensais que tu as changé depuis ce moment-là. Mais non! Allez, essaierons de comprendre. D’abord tu évitais le kolkhoze. Puis tu demandais la permission et pleurais. Plusieurs gens étaient contre ton admission , mais quand même on t’a reçu. Puis la lutte pour la voiture a commencé. Tu faisais chorus de Token. Token a échoué avec éclat. Quand la question sur le nouveau terrain s’est posée, tu as seulement frétillé de la queue et tu es resté à l’écart. Peut être tu doutais, tu pensais que nous ne viendrions pas à bout, - et maintenant, qu’est-ce que tu peux dire? Maintenant tu dis, qu’il faut donner beaucoup de forces pour la grande récolte. C’est vrai. Autrefois Dourjygoul et Joussoupali égorgeaient tant de bétail pour l’hiver, que toute une tribu n’égorgeait pas, mais ils ne devenaient pas pauvres à cause de cela! Ils couvraient leurs dépenses par les exactions du peuple, et nous allons prendre nos dépenses de la terre. De quoi est-ce que tu as toujours peur?
-J’ai peur du travail, - Kabych a répondu, - Le travail est dur, et tu augmentes tout le temps. Il faut donner un peu de repos aux gens. Il vaut mieux rester pauvre, que faire fortune comme Dourjygoul.
Chiganak s’est tu pour longtemps, en réfléchissant aux paroles de Kabych, et enfin il a répondu:
-Il y a une racine dans tes mots, mais il y a beaucoup de rejetons, - c’est difficile de comprendre tout de suite! Tu dis la vérité: il vaut mieux être pauvre Kabych, qu’être le baï, comme Dourjygoul. Dourjygoul a su devenir riche, mais il n’a pas su jouir de sa fortune et vivre, et Kabych pourrait vivre, mais il n’a pas su devenir riche. Le kolkhoze – ce n’est ni Dourjygoul, ni Kabych, il saura devenir riche et vivre. Tu veux surpasser en avarie même Dourjygoul: tu dis que le kokhoze ne donne rien à personne, et à mon avis, la plus grande joie de la vie n’est pas recevoir, mais donner. Celui qui sait donner, il recevra, mais celui qui est habitué seulement à recevoir, celui-là ne peut pas jouir du bonheur de celui qui donne. Nous travaillons pour nous-mêmes et nous donnons seulement une petit partie à l’état. Mais tu étais accoutumé au travail dès la jeunesse. Est-ce que tu te rappelles, comment nos pères nous ont amenés à la fenaison pour la première fois? Je me suis accoutumé au travail encore avant l’après-midi, et tu fauchais par contrainte même l’année prochaine. J’ai désespéré de toi déjà alors, mais je travaille encore avec toi... Bientôt on aura soixante ans chacun. Il y avaient plusieurs cas quand je pouvais renoncer à toi, mais je me suis retenu. Fais ce que tu peux. Si tu ne peux pas travailler du tout – dis. On peut te choisir pour la chasse, te mettre dans le magasin, te charger de la cueillette du lainage, du poil, de l’approvisionnement du duvet. Cela peut être n’importe quoi! Choisis ce qui te va! Mais je ne supporterai plus de saleté. Réfléchis-y! – Chiganak a dit et s’est dirigé vers le château d’eau de large pas.
Kabych continuait à rester assis sans bouger, comme sans force.
Malgré qu’ils aient passé une longue vie ensemble, Kabych évitait Chiganak. «Qu’est-ce qu’il a vu dans la vie?! Il ne connait que ses travaux des champs et il en est content. Le pauvre a une très haute opinion de soi-même. Et qu’est-ce qu’il comprend! Et comment ça d’écouter ses reproches! Est-ce que la personne, qui a vu beaucoup de choses et jouissait de l’estime, doit les supporter?!»
Token a apparu de la petite colline la plus proche.
-Comment ça va, notre travail? – Token a demandé en s’approchant.
-Travaillons à grand-peine. Et comment ça va, peut être, tu le sais! – Kabych a répondu en provoquant la sincérité.
-Tu travailles, et tu le sais. D’où est-ce que je dois le savoir, quand je viens d’arriver!
-Je peux seulement parler de ce que nous avons pour le moment et vous, les hommes scientifiques, pouvez juger ce qui se passera.
-Je ne suis pas Chiganak pour prédire l’avenir! – Token a ri d’un sourire forcé.
Ils ont échangé des coups d’œil compréhensifs.
-Token, tu as vu beaucoup dans la vie. Je veux te demander un conseil, - Kabych a dit.
-Demande, - Token a répondu avec empressement. – Mais maintenant pas chaque conseil est bon. Et bon, s’il ne te convient pas, tu vas l’oublier.
-Qu’est-ce qu’une voiture peut faire? Qu’est-ce que Chiganak fait? Je ne peux pas comprendre.
-Chiganak dit qu’il va prendre de la terre ce qu’elle ne peut pas donner, et la voiture va l’aider.
-Et pour cela il faut se donner tant de peine?!
-Qu’est-ce que tu me racontes! J’ai dit ce que je voulais: «Les kazakhs comprennent peu encore en agriculture. Ne tends pas à avoir l’impossible!» - j’ai prévenu. Est-ce qu’on m’a écouté? Pas plus d’un an a passé, et on transmet la voiture pour la deuxième fois. On change les terrains de semailles. Qu’il erre dix fois – c’est la même terre et la même steppe.
Kabych écoutait, en penchant la tête.
-Pendant un mois la voiture va bouffer autant que vous tous le ferez pendant un an, - Token a ajouté.
-Oï, que de soucis! Oï, que de travail! – Kabych s’est mis à gémir.
-Vous parlez du travail! Et si la steppe sablonneuse ne vous donnera rien en échange, alors comment?!
-Bas, non! S’il y a de l’eau, le travail ne sera pour rien, - Kabych a répondu, en secouant la tête.
Token s’est mis à rire d’une manière regrettable et a rougi.
-Je m’étonne des gens, - a-t-il dit, en levant la tête. – Quand est-ce que le sable donnait ce que les terres noires donnent? Et si le travail n’est pas justifié, pourquoi le gaspiller!
Kabych a perdu contenance: il y a une heure il avait peur que leur abondante moisson soit partagée avec les autres, mais maintenant il lui semblait qu’il n’y aurait aucune moisson.
«Eh, quelle vie maudite!» - pensait-il.
-Hé, Token! – a-t-il dit, en se plongeant dans la méditation. – Ce maudit millet se lève ou non, pas d’importance, on n’évitera pas un malheur. Je ne creverai pas sans ce millet. Dis-moi comment vivre plus simplement.
-Ça, je le comprends, un véritable kazakh! – Token a dit. – Les kazakhs sont les éleveurs du bétail, nous sommes habitués aux étendues steppiques et à la vie sans souci. Le bétail fait des petits, il pâture lui-même, et nous ne savons que manger de la viande gratuite et boire du koumis. Nous ne supportons pas le mode de vie sédentaire et nous ne sommes pas aptes à l’agriculture. Il ne vaut pas la peine de nous engager dans ces travaux. Non, ce n’est pas une besogne kazakh de labourer.
Pourtant l’élevage du bétail ne séduisait pas Kabych.
-Faire pâtre le bétail est aussi une besogne difficile. Dis quelque chose d’autre. Faire pâtre le bétail est plus difficile que labourer la terre. Le berger ne sait pas de repos pendant la pluie, le froid et la tempête de neige. Je ne veux pas me geler sur mes vieux jours.
-Alors, case-toi comme un magasinier si seulement on te le confie.
-Non, c’est aussi une besogne agitée.
-J’ai trouvé! – Token s’est exclamé. – Mets-toi à la chasse.
-Je ne sais même pas tirer.
Kabych n’aimait aucun travail, et il est resté profondément pensif.
En ce temps-là le secrétaire du comité de district Ermagambet, Changuireï et Karibaï ont apparu aux chevaux dans la steppe. Ils allaient lentement, en inspectant le travail exécuté. Les ketmens se sont mis à fuir plus vite quand ils s’approchaient. Les narines des travailleurs ont commencé à se gonfler et les premières gouttes de sueur ont apparu sur leurs visages. Token et Kabych se sont levés à la rencontre des cavaliers.
-Voilà Kabych, notre chef d’équipe, - Changuireï l’a présenté à Ermagambet.
-Comment va le travail? – Ermagambet a demandé amicalement.
-Ça va, ça va.
-Qui est le premier dans votre équipe?
Kabych n’a dit mot, mais celui-là ne s’est pas calmé:
-Et qui est le dernier?
-Tous sont égaux, - Kabych a marmotté sans comprendre le sens de la question à propos premier et du dernier.
Les questions tombaient l’une après l’autre:
-Dans quoi sont-ils égaux? Dans le succès ou dans le retard?
-On ne sait pas encore qui devance. Est-ce qu’un sabot peut rester en arrière de l’autre?
-Est-ce qu’on travaille par couples chez vous? – Ermagambet a souri. – Comment est-ce que la compétition se passe chez vous? Pourquoi est-ce que vous n’avez pas de drapeau de l’équipe, comme les autres?
Kabych se taisait, en fixant les yeux sur la terre. S’il y avait un autre homme devant lui, il aurait parlé, mais il avait peur de celui-là. «Le malheur passe un homme silencieux», - Kabych a pensé. Mais Ermagambet ne le laissait pas tranquille:
-Quelles sont les difficultés dans votre travail? Comment luttez-vous contre ces problèmes?
Kabych n’a pas pu répondre à ces questions non plus.
«Est-ce que ce n’est pas le chef d’équipe qui est la difficulté principale ici? – Ermagambet a pensé, en touchant le cheval.
Token et Kabych ont suivi les cavaliers, en échangeant quelques mots.
-Le secrétaire du comité de district ne t’a pas aimé, - Token a dit.
-Est-ce qu’il t’aime?
Token a gratté sa nuque.
Les cavaliers allaient un peu par - devant, lentement, en examinant le travail. Ermagambet ne s’adressait plus à Kabych. En passant l’aïguyrjan, les cavaliers se sont arrêtés, se sont soulevés sur les étriers et soudain se sont mis à galoper en avant.
-Au feu! Au feu! – se sont-ils mis à crier.
La fumée épaisse qui se levait du côté du château d’eau traînait lentement à travers le ciel, comme une nuée sinistre, bien qu’on ne voie pas la flamme.
Chiganak avait atteint à pied le lieu ou tous allaient à cheval d’habitude il y a longtemps, et il était assis au-dessus du ravin avec l’assistant du mécanicien Semby. Une chaudière se trouvait devant eux sur le feu de bois.
-Bonjour! – Chiganak a dit, en jetant un coup d’œil sous le couvercle de la chaudière.
La fumée noire du kouraï humide se levait comme de la cheminée...
Soudain on a entendu le bruit, les cris, le bruit des sabots du cheval, et de derrière du château d’eau les cavaliers sont sortis précipitamment aux chevaux essoufflés, en renversant presque la chaudière et en heurtant presque Chiganak. En retenant les chevaux, ils ont retourné vers lui.
-Qu’est-ce qui s’est passé? – Chiganak a demandé d’une manière troublée.
-Et voilà quoi! – Ermagambet a expliqué en indiquant la fumée du feu. – Vous nous avez tellement effrayés! Qu’est-ce que vous faites ici?
-On a trouvé un peu de poisson. On cuit une soupe à poisson, - Chiganak a répondu.
Le jeune Semby retenait le rire à peine. Il se retournait, tournait sur place impatiemment. Il semblait que si on le touche du doigt – il creverait de rire. Chiganak a fait un clin d’œil à son jeune camarade et a commencé à mettre de grands morceaux de fumier séché sous la chaudière.
-Eh bien, vous n’êtes pas venus en vain. Malgré tout on partira, en mangeant de la soupe à poisson! – Ermagambet a dit et il est descendu du cheval.
Soudain Semby s’est troublé, mais Chiganak a confirmé comme si de rien n’était:
-Alors, que Dieu donne! On ne partira pas affamé, non.
Tandis que la soupe à poisson cuisait, tous sont allés examiner la voiture. Elle se tenait en repos. Le mécanicien Fedor, ou «Chodyr», comme les kazakhs l’appelaient, ne travaillait pas ce jour-là. Semby, qui n’ouvrait pas la bouche en sa présence, se sentait maintenant le maître de la situation et parlait sans cesse:
-On chauffe cette tête-là au feu, et alors le pétrole dégoutte du tubule, et la tête se remplit du gaz, et le gaz passe ici à travers le cylindre et pousse le piston en arrière. Et cette roue le pousse dehors...
Semby touchait chaque petit trou, chaque petite vis de la voiture, il s’est sali du pétrole, mais n’y faisait pas attention. C’était le jour de son triomphe: ici il n’y avait personne qui connaissait plus que lui. La joie du jeune homme a aussi gagné Chiganak. Tous regardaient la voiture. Chiganak à son tour regardait Semby.
-Maintenant il peut mettre la voiture en marche lui-même. Je ne sais pas si Chodyr l’apprend tellement bien ou il s’est montré tellement doué! – Chiganak a dit.
-Qu’est-ce qu’il y a de si étonnant? La voiture est simple, - Token a répondu.
-Tantôt tu dis qu’elle est compliquée, tantôt qu’elle est simple! Que Dieu te prenne plus vite, jusqu’à ce que tu ne retombes en enfance! – Chiganak a dit avec irritation.
-Dieu ne pense même pas à me prendre.
-Oui, lui aussi prend seulement de bons gens.
-Les vieillards se sont pris de querelle de nouveau! – Ermagambet a intervenu. – Qui entre vous vainc enfin?
-Si Token avait de l’esprit, il aurait cessé il y a bien longtemps. Combien de fois on le saisissait, et il ne se rendait pas tout de même, ce maudit!
-Quand est-ce qu’on m’a saisi? – l’hydrotechnicien s’est fâché.
-Quand personne ne voyait la voiture, tu en parlais comme d’un dragon.
-Et alors, pour celui qui ne la connait pas, elle est effrayante.
-Et notre Semby s’y est mis!
-Soit. A quoi est-ce qu’elle sert?
-Patiente un peu et tu vas voir.
-Si elle ne crève pas de faim plus tôt.
-Voilà comment? Eh bien, on va voir!
-Tu veux élever un tas de millet sur le sable! – Token s’est mis à rire.
Semby, qui s’était absenté quelque part, est revenu et a chuchoté quelque chose à Chiganak. Son visage rayonnait. Il suffoquait d’agitation. Chiganak s’est levé.
-Allons, - a-t-il appelé Token. – Maintenant je vais dissiper tes doutes.
Token et tous les autres l’ont suivi.
La chaudière bouillait sur le feu. La vapeur épaisse se levait au-dessus. Tous se sont installés près du feu, en goûtant d’avance la régalade. Chiganak a enlevé le couvercle de la chaudière.
-Notre poisson s’est complètement fondu en graisse, regardez, - Chiganak a dit.
-Ça se passe toujours ainsi avec le poisson gras, - quelqu’un a remarqué.
Tous se sont entassés près de la chaudière et, en reculant, ils ont regardé Chiganak avec étonnement.
-Quelle graisse?!
-Pourquoi est-ce qu’il y a du pétrole ici?
-Oïboï, il y a de l’argile au fond de la chaudière!
-Hélas,les otagas, vous nous avez seulement irrités! – Ermagambet a secoué la tête. – Pourquoi est-ce que vous faites bouillir le pétrole?
-Là, dans la steppe, derrière la chaumière, qui se trouve au sommet de la crête, - Chiganak a indiqué de la main, - les terrains salifères commencent. J’ai pensé que Dieu n’a pas pu les créer sans aucun intérêt. L’argile est gluante, elle colle à la main. La graisse flotte à la surface d’eau salée, qui s’est amassée dans les fosses. «Non sans raison! Il doit y être une raison!» - j’ai pensé. Et bien, appelez-moi un «douana». L’argile de ces lieux-là bout dans la chaudière. Dès que tu y fouilles – le pétrole jaillit d’un jet... Et maintenant venez chez moi. On a trouvé le pétrole – c’est une grande affaire! Et pour qu’Ermagambet ne s’ennuie pas sans soupe à poisson, on va égorger une brebis, on va célébrer.
Tous se sont mis aux chevaux, et Ermagambet s’est approché de Chiganak.
-Chika, je vous promets tout appui dans cette affaire! Vous pouvez compter sur moi!
5
La steppe vaste, qui avait séché sous le soleil, s’est abandonnée au repos. La brume bleue s’est étendue sur la terre. La lune luisait. Le poisson jouait à Ouil, en rappelant le cliquetis des pendeloques d’une jeune fille et le son des baisers par ses rejaillissements. Les grenouilles coassaient, en veillant. Tout le reste s’est calmé.
Les gens, qui avait combattu la terre séchée toute la journée, se reposaient. Le Drapeau rouge s’élevait fièrement au bord d’Ouil dans le camp de l’équipe de Janbota. Janbota elle-même dormait. Pas déshabillée, elle était à moitié couchée sous le rideau, ses yeux brillaient dans la brume de nuit.
Amantaï ne dormait pas non plus. Il était couché sur la terre nue sous son rideau et regardait du côté du camp de l’équipe de Janbota sans détacher le regard. Elle ne lui avait pas donné le Drapeau rouge! Laisser une femme tranquille était honteux, et laisser Janbota tranquille était encore plus honteux. Tous les deux, fières, avec les langues bien affilées, ils rivalisaient de tout dès leur enfance. Comme on dit, leurs têtes n’entraient pas dans une seule chaudière. Leur vieille rivalité a pris une tournure sérieuse: la jeune fille, à laquelle Amantaï faisait la cour pendant bien longtemps, et que tout le monde croyait sa fiançée, l’avait quitté pour être avec un autre à l’instigation de Janbota. C’était Aïslou qui est sortie en courant sur le monticule et se riait des hommes avec une chanson méchante. Janbota ne s’est pas bornée à ce qu’elle avait pris le Drapeau rouge, elle l’avait encore raillé, aisni que son équipe. Le fait que sa petite copine l’avait quitté, semblait maintenant à Amantaï un malheur moins grave, que la cession du drapeau à Janbota. La priver du drapeau lui semblait maintenant le seul but dans la vie...
Janbota s’est levée et s’est dirigée vers la rivière. Chaque nuit, en ce temps-là elle allait se baigner. C’était sa coutume.
Elle s’est approchée tout près de la rivière. La nuit calme, la lune vive rappelaient la jeune fille ce qui avait déjà commencé à s’oublier... Elle s’est rappelée le jiguite, qu’elle avait embrassé pour la première fois il y a deux ans, en le serrant contre sa poitrine quand la nuit était aussi claire et de lune, que maitenant. Seulement cet instant coûtait plus que toutes les joies dans le monde. Son seul mot était un plaisir.
-La vie n’est rien pour moi sans toi! – le jiguite disait.
-Il n’y a pas de lumière sans toi, - répondait-elle.
Le jiguite ne l’aimait pas longtemps et une fois, même sans faire ses adieux, il a disparu. Depuis ce jour-là Janbota a pris en haine tous les hommes. Elle a décidé de ne jamais se marier et ne le céder en rien aux hommes. Le bord de la rivière lui a rappelé le passé, en ravivant la plaie qui se cicatrisait...
Amantaï était loin de toutes pensées inadmissibles. Il pensait seulement à cacher le drapeau. En remarquant que Janbota est allée vers la rivière, lui, en restant sur sa place, attendait son retour. Toujours inquiet, Amantaï était patient cette fois-ci. Il voudrait se glisser après Janbota, mais, repoussé plusieurs fois par elle, il a renoncé à cette idée.
«Elle ne m’aime pas. Elle a quelqu’un. Mais qui? Où est-il? Pourquoi est-ce que personne ne le connaît? Ou bien, peut être, elle a un tel caractère et elle peut aimer seulement en se battant d’abord?» - réfléchissait-il.
Amantaï connaissait plusieurs ruses d’amour et s’en servait. Mais il n’a pas encore employé les ruses, dont on avait besoin pour «un tel caractère». En oubliant son intention de cacher le drapeau, il s’est mis à s’approcher de la rivière prudemment. Il a rampé juste vers le bout du la rivière.
Voilà où elle était!
Janbota était tout proche.
Il la voyait clairement. En restant debout un peu de temps, elle s’est mise à se déshabiller. Son corps a brillé au clair de la lune. Elle s’est approchée de l’eau.
«Qu’elle reste encore ainsi!» - Amantaï a pensé et, comme si en accomplissant son désir, Janbota s’est penchée vers l’eau et a admiré sa réflexion un certain temps. Amantaï l’observait.
«Qu’elle est belle!» - a-t-il admiré en pensée.
Et vraiment, Janbota était belle. Elle était bien faite, de taille fine et les pieds élastiques. De taille moyenne, elle était droite, comme un peuplier. Son visage ne différait pas d’une beauté particulière, mais les yeux étaient son meilleur ornement: il n’étaient pas noirs, comme le goudron, ou bleus, comme le ciel ou la rivière. Ils ne ressemblaient pas aux yeux noirs étincelants du chamelon, c’étaient les yeux noisette foncé tout à fait ordinaires, mais ils se distinguaient oar ses caractéristiques particulières: son regard coléreux, comme le feu, brûlait et s’enfonçait au cœur, et quand elle regardait avec douceur – il éclairait toute l’âme de la lueur de joie. Il arrivait à Amantaï de sentir l’un regard et l’autre.
Il ne pouvait pas encore dire à propos d’elle si elle était bonne ou mauvaise, et maintenant il voulait ressentir jusqu’à la fin quel caractère elle avait. Il ne serait pas fatigué de la poursuivre jusqu’au matin et arriverait à ses fins, même si elle lui arrachait les yeux.
Janbota s’est jetée dans l’eau. Amantaï a saisi sa robe tout de suite.
-Hé, quel malhonnête! – Janbota a crié, en le remarquant.
-Tu es malhonnête toi-même, - Amantaï a répondu et s’est assis, en mettant le vêtement de Janbota sous lui.
-Pourquoi est-ce que je suis malhonnête?
-Et pourquoi est-ce que tu te déshabilles devant moi?
-Tu viens d’apparaître, comme un fou.
-Non, je suis couché ici il y a longtemps.
-Et bon, si tu as bien admiré, donne ma robe.
-Je n’ai pas encore admiré. Sors ici.
-Il vaut mieux que les poissons me mangent.
-Si c’est ainsi, reste là et trempe! – Amantaï a dit et, en prenant sa robe, s’en est allé.
-Halte, halte! – la jeune fille a poussé un cri sans prendre patience.
Amantaï est revenu.
-Que veux-tu dire?
-Tu agis selon une vieille coutume. Est-ce que c’est digne de ta part?
-Je ne touche pas les autres vieilles coutumes, mais j’aime celle-là.
-Tu renies la culture?
-Il y a beaucoup de choses de trop qui se sont accrues autour de la culture, je le dégrossis avec une hache.
-Et tu vas dégrossir l’amour aussi avec une hache? Mais l’amour est une chose délicate.
-L’amour est une chose forte, c’est impossible de le renverser avec une hache. Il y a ceux qui, en voulant lui donner une belle forme, le rabotent d’une telle manière, qu’il craque et se casse, et alors ils pleurent et pleurnichent. Peut être mon amour est un peu grossier, mais il est fort. Il ne se cassera plus – il suffira pour toujours.
-Quel inlassable! Est-ce que tu dis la vérité? – Janbota a demandé.
Elle a lancé un regard étincelant au clair de la lune. En ce moment-là il lui a semblé qu’elle avait trouvé l’homme qui pourrait devenir son ami pour toute la vie.
-Je n’ai pas de différents mots à propos d’une seule chose. Que cette lune soit la témoine, crois ma conscience, - Amantaï a dit.
Mais à cause de ces mots-là les yeux étincelants de Janbota se sont éteints de nouveau.
-Je ne crois ni la lune, ni ta conscience, - a-t-elle dit d’une manière sombre.
Elle s’est rappelée de nouveau le jiguite, qui la même nuit, en jurant de la lune et de sa conscience, l’avait trompée. Amantaï ne le savait pas. En remarquant que son serment n’a pas parvenu le cœur de la jeune fille, il lui a demandé:
-Si tu ne crois pas le serment, comment est-ce que je peux te persuader?
-Je vais te croire, quand je vois moi-même.
-Et comment vas-tu voir?
-Imagine toi-même.
-Si je n’ouvre pas la poitrine et je ne te donne pas le cœur dans tes mains, tu ne vas pas croire. Et alors, qu’est-ce que je peux faire? – a-t-il demandé.
-Et alors je n’aurais pas cru. Il y a beaucoup de gens qui se tuent en fièvre.
Amantaï n’a pas répondu et s’est levé de sa place, en tenant son vêtement.
-Où vas-tu? – Janbota a crié d’un ton sévère.
-C’est impossible d’impressionner une telle personne de pierre par les mots, - Amantaï a répondu, en partant.
Seulement après le troisième appel de Janbota il s’est arrêté.
-Et bon, quoi?
-Et voilà que je t’ai pris sur mensonge! Tu dis que tu es honnête, tu t’imposes à l’amitié éternelle, tu jures de l’amour, et toi-même, tu violes! Je vais te croire seulement quand tu me rends ma robe. Puis on va parler.
Amantaï n’a pas répondu, mais, en restant debout un instant, il a jeté le vêtement sur le bord.
-Détourne-toi.
Amantaï s’est détourné. Janbota est sortie de l’eau et s’est mise à s’habiller. Déjà habillée, sans prononcer un mot, elle se tenait debout et le regardait, en souriant cordialement et amicalement.
-Et bon, tu t’es habillée? – Amantaï a demandé, qui en avait assez de se tenir, le dos tourné.
-Non, pas encore, attends! – elle a répondu en toute hate et, en s’éloignant en courant du côté, elle s’est cachée derrière le bloc tombé.
-Et bon, bientôt? – a-t-il demandé et, sans attendre la réponse, il a regardé en arrière furtivement. – Ah, quelle sorcière, tu m’as trompé tout de même! – s’est-il exclamé et s’est mis à courir vers le camp, mais Janbota a barré sa route.
-Attends. L’homme a de la force, les femmes ont de la ruse! Parlons sérieusement maintenant, - a-t-elle dit.
-C’est mieux que tu dise tout de suite: est-ce qu’il y aura du résultat de cette conversation?
-Je vais te présenter trois conditions.
-Et pourquoi pas treize, pas trente?
-Tu ne vas pas m’interdire de faire ce que tu te permets. C’est la première condition.
-Veux-tu que je ne sors pas avec les autres femmes?
-Tu y es.
-Tu es jalouse! Alors, d’accord.
-La deuxième condition est de ne pas reprocher le passé l’un à l’autre.
-D’accord avec ça.
-La troisième condition est que je peux me marier seulement avec celui qui me tient pour une personne égale.
-Eh, non seulement égale, mais je vais te mettre au-dessus de ma tête! – Amantaï a crié et l’a levée dans ses bras.
Il l’a emportée ainsi vers le ravin, et l’a portée dans la steppe et, en s’éloignant du bord de la rivière, il l’a descendue sur la terre.
Janbota a sauté sur ses pieds.
-Non, mon camarade, ça ne va pas comme ça! L’égalité est une chose profonde, il faut y plonger, et tu flottes à la surface.
-Je t’ai appelée ma chérie, mon soleil... J’ai accepté tous tes désirs, j’ai juré sur l’honneur, et si je n’ai pas encore atteint ton «égalité», alors elle doit être non seulement profonde, mais sans fond! – Amantaï a dit.
Il respirait profondément et, attristé, s’est assis sur la terre docilement. Janbota le regardait silencieusement.
La lune a passé trois-quatre de sa voie.
Les Pléiades ont pendu au-dessus de la tête. Plus de moitié de la nuit a passé, mais personne d’eux ne pensait au sommeil et au repos, au travail qu’ils devaient faire demain. La chaleur de l’amour les faisait oublier tout, sauf l’amour même. Amantaï ne pensait plus au caractère de Janbota. Elle s’est approchée de lui elle-même et s’est assise près de lui. Son visage, ainsi que ses manières sont devenus différents maintenant. Ses paroles sont devenues différentes.
-Amantaï, - a-t-elle dit, - dès l’enfance nous grandissions ensemble, mais nos idées grandissaient séparément. Si on se met ensemble, et nos idées non – qu’est-ce que cela devient?! Pensons-y calmement. La chaleur de la jeunesse, qui t’a enflammée, a fait la même chose avec moi. Mais qu’est-ce que c’est – la chaleur du charbon et de l’herbe sèche, qui devient froid tout de suite, dès que la flamme s’éteint. Je suis pire que toi en beaucoup de choses et je ne peux pas croire au fond de mon âme que tu me crois ton égale. Mais une véritable amitié et l’affinité sont dans l’égalité, et, à mon avis, l’égalité peut être atteinte en travaillant. Je n’ai pas encore atteint ce que je veux. Je vais me croire ton égale, quand nos jours de travail deviennent égaux. Alors je vais croire sans aucuns serments.
Amantaï l’a comprise seulement maintenant.
«Pas chaque personne est digne d’une telle amie, comme Janbota. Qu’importe, si elle est plus bas que moi ou elle est mon égale... Et si elle me surpasse?» - a-t-il pensé avec inquiétude.
Il pouvait consentir à tout, mais pas à cela.
-Je t’aime par-dessus toutes choses, mais être plus bas qu’une femme – il vaut mieux de périr en prison! – a-t-il dit enfin.
Janbota s’est mise à rire.
-J’ai les mêmes idées. Qui voudra être pire!
-Si c’est ainsi, je suis d’accord. Rattrape-moi par les jours de travail!
En se prenant par les mains, ils marmottaient les mots des promesses et des serments et ils n’ont pas aperçu le cavalier, qui les a heurtés par derrière. Le cavalier n’a pas aussi remarqué les amoureux cachés. Le cheval a fait un écart avec frayeur. Seulement en ce moment-là tous les trois se sont remis...
-Oïboï, Chika! – Janbota s’est exclamée, en se sauvant. Elle l’a reconnu et s’est troublée.
Chiganak, qui est sorti encore une fois pour jeter un coup d’œil sur le lieu de travail, a vite rattrapé Janbota.
-Qui est là?
-C’est moi...
Chiganak n’a pas continué à poser plus de questions et a passé plus loin. Il a reconnu Amantaï en homme qui partait et s’est mis en route.
«Hélas, mon printemps a passé et l’été a fini!» - a-t-il poussé un soupir en pensée. – Maintenant c’est l’automne dans mon cœur...»
6
La chaleur a baissé et les nuits sont devenues fraîches. Le Drapeau rouge passait d’une équipe à l’autre, et quand il a été arboré dans le camp de l’équipe d’Amantaï, les travaux ont été terminés. Mais les discussions ne cessaient pas. L’équipe de Janbota recevait le drapeau deux fois, l’équipe d’Amantaï aussi. Qui l’aurait définitivement? Les membres du kolkhoze «Kourman» discutaient cette situation avec feu.
Les chaudières immenses ont été placées dans trois lieux. La fumée épaisse montait en tourbillon de la hutte enfumée, en se levant lourdement. Oljabek étripait le bœuf du jeune taureau qui venait d’être égorgé. Il ne prenait pas part aux discussions. Ayant travaillé pour trois, il a dépassé toutes les normes et ne doutait pas qu’il ait la première prime. De deux génisses rousses, celle-là à taches rousses lui semblait plus convenable: elle était presque comme une grande vache et cinq ou six mois après elle devait vêler, c’était tout à fait possible! «Mais qui va la traire? – pensait - il. – A qui donner le lait?»
-On est arrivé premiers sur la ligne d’arrivée ensemble, et on va partager la prime en deux! – a-t-il entendu les paroles de Janbota.
-Tu fais une bêtise, chérie! – a-t-il maugréé et s’est assis près du foyer.
Mais Janbota n’a pas laissé cette idée et la répétait de plus en plus obstinément.
Oljabek n’a pas commencé à disputer. Il en a vite fini avec le bœuf et, sans même laver le sang de ses mains, s’est dirigé directement vers la commission.
-Qu’est-ce qui s’est passé? – Chiganak lui a demandé.
Sans répondre, Oljabek l’a saisi par la manche et l’a entraîné de côté.
-Cette fille folle suscite une discussion de nouveau. Elle dit que la prime est donnée à l’équipe et qu’ils vont prendre une moitié. Si c’est ainsi – je ne prendrai pas un sous de votre prime. Donnez tout à cette gamine!..
-Es-tu offensé contre qui – la gamine ou nous?
-Je vais laisser la tête, mais je ne vais pas supporter le mensonge. Vous m’offensez parce que je suis un étranger parmi vous, parce que je suis un nouveau venu! Allez, allez, montrez votre vrai visage!
-J’ai le même visage pour tout le monde, et tu le vois, - Chiganak a dit, en se refrognant. – Que tu es bête! La fille a pincé et tu t’es mis en fureur. Va tanquillement. Entre nous soit dit, la première prime sera la tienne tout de même.
Rassuré, Oljabek est allé travailler, et Chiganak a réjoint la commission de nouveau.
Changuireï, en s’enveloppant la tête du fichu, se tenait de côté d’un air sombre. Il n’était pas trop bavard même avant, mais cette fois-ci il n’a même pas ouvert la bouche. Quand Karibaï s’est approché de lui, il s’est détourné.
-Bon, comment ça va avec la tête?
-La même chose.
-Prends du thé plus fort.
-Ça ne va pas aider...- Changuireï a répondu et s’est tu de nouveau.
-Alors, va à la maison et couche-toi. Les membres du conseil d’administration sont tous ici, on va venir à bout sans toi.
-Non, je ne vais pas me coucher. Vous pouvez gérer sans moi, pas de problèmes.
Changuireï s’est retiré. Karibaï s’est approché de lui de nouveau avec un sourire moqueur.
-Pourquoi es-tu furieux? Dis directement.
-Je ne suis pas furieux. Vous pouvez encore égorger tant de jeunes taureaux que vous voulez!
-Pourquoi est-ce que tu te taisais avant?
-Est-ce que vous m’avez permis de parler? Vous vous êtes tous entendus. Personne n’a rien contre manger de la viande, et si le plan est raté, alors c’est Changuireï qui est responsable.
-Tu dis des absurdités, - Karibaï a dit calmement. – Il y a beaucoup de plans au kolkhoze, l’un ne peut pas se passer de l’autre. Si on vient à bout de ce travail toujours avec trois génisses, alors même l’eau dans le kolkhoze changera en lait.
-Je ne parle même pas de deux premières génisses. Mais le jeune taureau, qu’on a égorgé aujourd’hui pour la régalade... Avant personne n’en parlait. C’est toi qui as tout inventé!
-Le respect envers les gens est plus précieux qu’un jeune taureau, - Karibaï a répondu, en s’écartant.
-Le respect, le respect! Ils parlent encore du respect, quel malheur!» - Changuireï réfléchissait, en marchant vers le château d’eau.
Quand les travaux de terrassement ont commencé, Fedor et Semby se sont mis à la voiture et ils ont déjà eu le temps de l’installer sur une nouvelle place. Maintenant un des plus grands doutes devait être décidé: le canal profond, creusé par les mains des kolkhoziens, maintenant rempli d’eau, a tourné le courant d’Ouil vers soi. Mais c’était encore difficile à dire si l’eau allait le long de la steppe qui montait ou non. Ce n’était pas l’ingénieur qui dirigeait le travail, mais l’esprit naturel de Chiganak. Dès le début l’hydrotechnicien Token était contre tout cela. Si l’eau ne monte pas, non seulement tout le travail colossal serait dépensé sans aucune utilité, mais cela attirerait le malheur sur Chiganak et de nouveau sur Changuireï! Si la voiture peut lever l’eau du canal et la donner au lit d’aïguyrjape, la joie et l’apaisement se répandraient dans tous les cœurs, au fur et à mesure que l’eau se répande à travers la steppe.
Chiganak pensait à tout cela. Il s’est risqué et a choisi la voie plus difficile dans la montagne, qui pouvait mener à une grande joie.
Tu as mis le bateau L’audace à l’eau.
Ne pense même pas à gaspiller les forces sans le bateau... –
chantonnait-il de temps en temps, en s’imaginant dans ce bateau.
Certains disaient à propos de lui que Chiganak a perdu la boussole, qu’il était un douana. Si Chiganak n’avait pas dissipé ses pensées inquiètes par le travail infatigable, il serait vraiment devenu fou.
Tandis que les mécaniciens s’occupaient de la voiture, en ayant l’intention de la mettre en marche, il s’approchait de Karibaï trois fois, en répétant la même chose: «Si Chiganak rate cette fois-ci, il ne se lèvera pas bientôt».
Karibaï essayait de le calmer, mais Chiganak n’exprimait ni le désespoir, ni l’espoir.
«Quoi qu’il se passe, l’affaire est faite!» - pensait-il.
Mais voilà la voiture s’est mise à frapper. Les gens, répandus le long du bord, se sont jetés vers elle. Tous les yeux se sont élancés au bout du gros tube, tracé à l’aïguyrjape. Les gens attendaient avec impatience. Le tube a commencé à trembler, il a poussé un sanglot et a répandu tant d’eau tout de suite qu’on pouvait trouver dans quarante seaux de tchiguir. Le cœur s’est rempli de joie plus tôt que l’aïguyrjape s’est rempli d’eau. Le bruit des voix des gens triomphants, qui se poussaient vers le canal, a réjoint le bruit de l’eau qui coulait. D’après l’ancienne coutume, les kolkhoziens excités se faisaient tomber dans l’eau. Tout le monde plaisantait et riait à haute voix. Seulement Chiganak et Token se tenaient calmes, sans montrer leurs émotions. Tous, y compris le secrétaire du comité de district Ermagambet, ont trempé dans l’eau trouble d’aryk.
-Et le maître de l’eau est sec! – les kolkhoziens se sont mis à crier et se sont jetés sur Token.
Tandis que Token se débattait dans l’eau, Oljabek s’est approché de Chiganak et l’a saisi par derrière.
-Est-ce que je te jette?
-Jette! – Chiganak a répondu, mais lui-même, en se secouant, a saisi Oljabek par les épaules et l’a jeté avec force dans le canal.
Oljabek a eu seulement le temps de pousser un cri. Ayant une grande force, celui qui travaillait pour trois, il ne pouvait même pas comprendre comment il s’était trouvé dans l’eau. En sortant, il ne détachait pas les yeux étonnés de Chiganak.
-Il se trouve que tu as une bonne poigne! – a-t-il dit et a secoué la tête.
Chiganak avait non seulement «une bonne poigne», mais il avait une grande force. Au temps jadis pendant les élections des «états» Dourjigoul et Jussupali venaient à bout de tout l’aul, mais ils ne pouvaient pas vaincre trois fils du grand-père Bersé. Et bien que depuis ce moment-là Chiganak a vieilli, mais il s’est trouvé qu’il avait encore des forces...
-Hé, tiens, batyr malchanceux d’Arki, tu as bien bu de l’eau de la rivière? – Chiganak taquinait Oljabek.
Le rire et et les plaisanteries incessantes continuaient aussi quand tous se sont assis autour de la nappe étendue. Dès que le bruit a cessé un peu, on a informé que la commission annoncerait les résultats de la compétition.
-Les travaux sont terminés, - le président de la commission Changuireï a dit. Cette fois-ci il était bref comme toujours, - Franchement dit: Oljabek prend une génisse et l’autre est pour Janbota.
Soudain Oljabek lourd a légèrement sauté sur ses pieds, comme un garçon, il s’est approché des génisses en courant et a saisi une d’elles par le cou, en se dépêchant de choisir la meilleure avant que Janbota s’approche.
-Merci au kolkhoze! –s’est-il exclamé avec les yeux brillants, en embrassant la génisse par le cou. – Qu’une telle compétition soit toujours ainsi!
En réponse au discours bref d’Oljabek le bruit et les cris de salut se sont élevés. Janbota s’est levée de sa place.
-Attends, attends! – l’exclamation perplexe d’Amantaï qui a compris la décision justement maintenant, a retenti soudain. – Quel rapport est-ce que Janbota a à cette affaire? Pourquoi Janbota? – a-t-il crié.
-Hé,hé, laisse, on est venu en même temps. En plus, elle est une femme.
-Janbota ne se croit pas une femme pendant le travail! Je ne suis pas d’accord.
Les hommes se sont mis à faire du bruit, en appuyant l’opinion d’Amantaï:
-Amantaï dit la vérité. Cette jeune fille ne cède pas à aucun homme.
-Qu’elle vainque d’abord, et puis elle reçoit une prime!
Soudain Janbota, qui se taisait avant avec patience, s’est mise à chanter à haute voix avec Aïslou:
Mon aul est entre deux rivières,
Et Ouil bleu est sous nos pieds...
Que «tu es vaincu par une fille» -
Tu as mérité cette réputation.
Probablement, tu aurais voulu,
Amantaï, nous vaincre?
Demande pardon plus vite:
Nous avons du pain pour l’aumône.
-Amantaï, ohé! Où es-tu? Es-tu vivant?!
L’agitation et la gaieté ont saisi les gens de nouveau.
Encore quand la chanson a commencé, Amantaï a préparé un jiguite à l’aide des signes pour un discours de réponse. Celui-là a fait un pas en avant, il a mis les mains sur les manches et s’est mis à hurler:
E-e-e-e-e-eï!
Janbota, tu marmottes quelque chose d’inutile.
Si le Drapeau rouge est de votre côté,
Peut être, tu es prête à le donner, alors donne-le.
Voilà, voilà, voilà: Amantaï n’ira pas le prendre!
U-u-a-aï!
La chanson incohérente a fait tout le monde rire. Quand le rire s’est calmé un peu, Janbota s’est mise à chanter d’un air piquant de nouveau:
Pauvre, tu es misérable,
Bien que tu aies une bonne mine:
Si tu es un appui pour quelqu’un – celui-là ne monte pas en haut.
-Mais, attends! Je vais donner tous mes jours de travail, mais je vais trouver le chanteur, qui te répondra, la fille! – Amantaï a montré ses dents.
-Camarade Amantaï doit à Jambota pas un surtout¹, - Ermagambet a intervenu, - nous allons lui accorder le terme jusqu’à l’automne pour payer cet endettement.
-Plus loin le terme est, plus facile il est d’oublier les dettes, - Janbota s’est mise à rire.
-Non, ce n’est pas ça, - Ermagambet a répliqué. – Il y avait peu de temps, vous n’avez pas pu s’ouvrir comme il faut, et vers l’automne qui vient, il y a un grand but devant tous, surtout devant le kolkhoze «Kourman».
En sortant de la poche Ermagambet a passé une lettre à Chiganak.
-De la part de qui?
-Du «grand homme»!
________________
¹D’après la coutume kazakh, celui qui gagne dans la compétition de chanson reçoit le surtout de la personne vaincue, comme la reconnaissance de sa superiorité.
Chiganak a rougi et s’est troublé de joie. Plusieurs gens ont remarqué comment ses mains tremblaient un peu. Tous ont dévoré du regard la lettre.
-Lis.
«Chiganak-aga!
Bien qu’on ait eu peu de temps pour parler avec vous, mais je me suis rappelé beaucoup de choses. Je voudrais vous voir encore une fois, mias vous, en recevant une voiture, vous vous êtes enfui à Ouil sans se retourner. Je vous félicite avec la voiture! Pourtant, tandis que j’allais vous féliciter, on dit, que vous avez eu le temps de vous déplacer avec elle. Vous l’avez fait selon l’habitude de vous déplacer ou selon d’autres raisons, je n’ai pas encore compris, mais quoi que ce soit, votre année a passé en préparation. Quand les autres parlaient de votre terre «stérile», vous affirmiez qu’elle était «fertile». L’automne qui vient ne va pas croire en crédit. Combien est-ce que votre terre fértile peut donner pour l’année prochaine?
Consultez Ermagambet et faites-moi savoir.
Mes salutations fraternelles.
Vasiliï Choubine».
-Qui est-ce ce Vasiliï Choubine? – Amantaï a demandé, quand Ermagambet a fini la lecture de la lettre.
-Le secretaire du comité régional, - Chiganak a répondu.
Tantôt il se refrognait, tantôt il devenait clair, et voilà comme s’il est sorti d’une grande profondeur. Ses yeux sont devenus tout à fait jeunes, il a laissé échapper:
-Je donnerai cent quintaux de millet par hectare des meilleurs terrains, et quarante quintaux des autres... voilà est ma promesse. Si on reçoit plus, personne ne va gronder.
Le silence s’est établi. Les tas de viande, répartis sur les plats, mais pas encore portés sur les nappes, sont restés près des chaudières. Quelques longs moments ont passé en silence. Puis on a entendu le murmure de différentes côtés. Il ne pouvait pas entendre les mots, mais le cœur de Chiganak sentait le désarroi commun.
-Est-ce que vous l’avez dit ayant bien réfléchi? – Ermagambet a demandé.
-Oui, ayant bien réfléchi, - Chiganak a répondu. – Abdoulline d’Ouralsk a reçu soixante-huit quintaux.
-Mais le monde n’a pas encore vu une telle récolte, que vous promettez. Nous n’allons pas nous déshonorer?
-Je connais peu le monde, mais je connais bien Ouil. Si ce que je vois maintenant n’est pas de la sorcellerie, crois en ce que le peuple dit, et si tu ne crois pas, tout de même je vais crier partout qu’Ouil est la crue des eaux de millet...
-Si c’est ainsi, je suis d’accord. Bon, alors, apportez de la viande! – Ermagambet a dit.
Les kolkhoziens, qui écoutaient silencieusement leur conversation, se sont éclaircis et déjà surexcités ont tendu leurs bras vers les plats. Seulement Changuireï était assis maussade et méchant comme auparant.
-Cette promesse finira de nouveau par l’abattage du bétail et l’extermination de la viande! – a-t-il grondé.
Changuireï regardait les kolkhoziens qui se régalaient comme si chacun d’eux avalait un entier jeune taureau tout d’un coup...
-Mange, Changuireï, mange! – Chiganak a dit d’une haute voix, en remarquant son état. - Non seulement le jeune taureau gris sera égorgé le jour du jugement dernier, mais aussi le taureau, sur lequel le monde se tient!
Tous se sont mis à rire, et Changuireï a tendu le bras vers le plat.
CHAPITRE SIX
1
Autrefois le printemps dans les auls était presque toujours le temps très difficile. Même chez les maîtres les plus économes il ne restait que des ossements du cheval et une musette de millet en réserve. Tantôt la terre dégelait, tantôt elle se gelait de nouveau. L’herbe n’apparaissait pas encore, le bétail devenait maigre. Les enfants avaient froid à la maison, il n’y avait ni bois, ni repas. Les adultes ne se sentaient pas mieux.
L’insouciance des aïeux commençait à s’oublier déjà dans le kolkhoze «Kourman» - rester sans provisions pour le printemps, mais ce printemps les kolkhoziens de l’aul avaient beaucoup de difficultés imprévues, et le kolkhoze était obligé de prendre un prêt de semence de l’état.
Tout l’hiver Chiganak a passé immergé dans son travail: il cueillissait la fiente d’oiseau et l’engrais et voilà déjà quelques jours il était occupé de quelque chose de mystérieux, ce que seulement lui connaissait.
Il y a deux jours, quand tout le monde s’est endormi, il est sorti doucement de la maison. Les nuages glissaient lentement sur le ciel, on ne voyait rien. Il a creusé le baril, enfoui dans la terre, et, en le tirant de la fosse, il l’a roulé, en franchissant la haie, là il l’a enfoui dans le petit ravin, l’a égalisé avec la terre et a masqué ce lieu.
Le matin, comme si par hasard, il a regardé dans le petit ravin et, en pensant, que le lieu n’était pas sûr, il a roulé son baril sous la meule de foin la nuit suivante. Aujourd’hui cela lui a aussi paru peu sûr. Et, en se levant avant l’aube, il a roulé de nouveau son baril directement dans la steppe. La mince couche de glace, qui craquait, et même sa propre toux forçaient Chiganak à regarder tout autour, de peur que quelqu’un puisse le voir. Seulement près du vieux cimetière, à trente cent pas de l’aul, il s’est arrêté pour se reposer. Le vieillard fatigué et étouffant n’entendait pas la toux d’autrui du côté d’aul. En enterrant son baril dans le petit fossé et en y restant un peu de temps, il est parti. Mais les yeux d’autrui voyaient tout. Tout de suite après le départ de Chiganak un homme a apparu, il a creusé et a roulé le baril dans une autre place.
Seulement vers le soir Chiganak a découvert la perte. En se mordant le doigt jusqu’à la douleur et sans faire une halte, il est allé silencieusement à la maison. En revenant, Chiganak s’est mis à visiter toutes les cours avec les félicitations, comme pendant la fête. Au cours de deux jours il a visité tout le kolkhoze sous prétexte de la préparation vers les semailles. Il semblait calme en apparence, mais il souffrait insupportablement dans l’âme. Il a tout noirci, il s’agitait de tous les côtés, en ayant l’intention de se rendre dans les auls voisins, et soudain il a rencontré un gamin, qui allait, sans rien soupçonner, et se régalait d’une poignée de millet blanc d’une manière simple.
-Régale, mon gosse! – Chiganak l’a appelé.
Le garçon lui a versé quelques grains et a continué en courant son chemin.
Chiganak a mis les petits grains sur la paume.
«Mon millet!» - s’est-il exclamé en pensée.
Le gamin était de la maison connue. La première pensée de Chiganak était de courir, faire du bruit, alarmer tout le village, mais il s’est retenu. Il a grimpé au toit de son isba et jusqu’au soir......a été exécuté en ce qui concernait la quantité, mais la qualité a souffert à cause de cela. Etant le président de la commission de district qui s’occupait de la fixation du rendement, Erjan a agi incorrectement de nouveau: la récolte était trois quintaux en moyenne, il comptait comme cinq. Maintenant nous voyons avec vous les résultats de sa politique.
-Je n’ai pas pris un grain à mon propre profit!
-Gâter l’affaire au nom du pouvoir est encore pire! – Ermagambet a coupé court décidément.
Mais après une observation brusque du secrétaire Erjan continuait à affirmer qu’il agissait pour le profit de l’état.
Sergueï Alexandrovitch a pris la parole le dernier.
-Notre district est encore considéré celui d’élevage. Au lieu de donner à l’état, nous recevons souvent de l’état. Bolenbaev, qui ne tient pas compte des particularités du district, veut être égal aux districts agricoles d’une manière administrative. Les nouvelles voies créatives sont nécessaires ici chez nous pour le progrès dans l’agriculture. Chiganak les fraie. En suivant ces voies, peut être nous marquerons des progrès. Bolenbaev ne reconnait pas l’initiative de Chiganak même après les instructions du comité régional. On a donné le terrain, que le kokhoze «Kourman» demandait, à un autre kolkhoze, et à cause de cela pendant l’année nous avons transporté le château d’eau deux fois et nous avons reconstruit le système d’irrigation des champs à nouveau.
Ermagambet a fait le total du discours:
-Pour le moment nous semons ici pour nous-mêmes. Mais Bolenbaev a donné un rapport dans la région, que cette année notre district, en satisfaisant ses besoins, peut donner le surplus à l’état...
-Je n’étais pas le seul qui a signé ce rapport, - Erjan a interrompu Ermagambet, - l’ancien secrétaire du comité de district l’avait signé plus tôt que moi.
-Je sais, - Ermagambet a répondu, - Il a déjà reçu sa part. Maintenant il s’agît de vous. Vous avez donné notoirement un plan exagéré. Tout cela, camarades, nous devons le noter dans notre résolution d’aujourd’hui et faire le comité régional savoir.
3
Ouil, qui se trouvait loin du centre, qui était habitué à vivre calmement, s’alarmait maintenant.
La porte de la grande grange en briques était grande ouverte. Les gens du kolkhoze «Kourman» s’y attroupaient. En automne, pendant les jours de la récolte, quand de tous les côtés les grains affluaient ici et remplissaient les granges, les visages des gens étaient joyeux, et dans chaque kolkhoze on organisait une fête après la remise des grains. Maintenant les kolkhoziens de «Kourman», qui avaient reçu un prêt de semences, étaient tristes. Il restait peu de temps. On avait énormément à faire pendant les travaux de printemps, et pourquoi est-ce qu’on ne devait pas avoir le cœur gros à cause des soucis de trop, qui retenaient la multitude de main d’œuvre!
Chiganak allait au trot sur un jeune cheval gris selon l’appel du secrétaire du comité régional.
Il a rencontré Amantaï et Oljabek juste à l’entrée de la ville, dans un petit ravin. Tous les deux étaient aux pieds nus, avec les pantalons retroussés jusqu’aux genoux. Ils s’efforçaient de tirer la télègue qui était restée sur la fondrière. Oljabek criait à haute voix de temps en temps et geignait, et Amantaï jurait. Chiganak a pensé, qu’Amantaï grondait Oljabek, et s’est refrogné sévèrement.
-Bonjour! – Amantaï a salué, en se troublant un peu.
Chiganak n’a pas répondu à sa salutation.
-Qui est-ce que tu grondes?
-Comment qui, Erjan et Token!
Chiganak s’est mis à rire, en descendant du cheval.
-Attends, je vais le raconter à Erjan! – a-t-il menacé en plaisantant.
-Et bon, maintenant il ne va plus vous entendre.
-Et qu’est-ce qui s’est passé?
-Oïboï, il y a tant de complications là!..
Chiganak les a aidés à libérer la télègue et s’est précipité en avant.
La télégraphie sans fil – ousoun-koulak¹ - travaillait en toute puissance.
Le bureau du comité de district, qui s’est réuni tôt le matin, a fini dans l’après-midi, mais il semblait qu’«une longue oreille» lui-même a pris part à la réunion du bureau.
Les gens ont presque complètement deviné à l’avance la décision du bureau et pourquoi «un grand homme» était venu dans le district.
Pendant que Chiganak a atteint le comité de district, il savait déjà, qui avait été licencié, à qui on avait fait une réprimande. Chiganak était content sans comprendre seulement pourquoi Token était resté sur sa place.
En entrant dans le bureau du secrétaire, Chiganak a vu Token. Il était assis à droite du secrétaire du comité régional et lui comblait d’éloges Chiganak.
-Bienvenue! – Vasiliï Antonovitch a dit, en tendant la main à Chiganak. – Comment ça: au lieu de donner des grains, vous les prenez vous-même? – a-t-il demandé.
______________
¹ Ousoun-koulak – une longue oreille; on appelle ainsi une transmission orale des rumeurs parmi les gens.
-«Celui est généreux qui prend, mais pas celui qui donne!» - le proverbe dit. – Celui qui sait prendre, il pourra donner, - Chiganak s’en est tiré par une plaisanterie.
-Il me semble, un autre proverbe dit: «Pour un coursier même un fouet est lourd!» A présent c’est l’année de vos courses. Après ne vous plaignez pas de la charge.
-Il y a de grands bateaux, mais la mer les lèvent.
-Même l’océan ne lèvera pas la ferraille, même qu’il soit comme un bouton.
-C’est vrai, - Chiganak a répondu. – Vous avez bien dit. Et c’est bien que vous ayez jeté la ferraille. Je suis très heureux.
Le secrétaire l’a regardé, il n’a rien répondu et a passé à l’entretien d’affaire:
-De quelle aide est-ce que vous avez besoin pour accomplir votre promesse?
-Si nous restons vivants, nous allons nous acquitter de notre promesse d’une manière ou d’une autre. Parce que si beaucoup qu’on donne, tout sera une goutte d’eau dans la mer. Si on sait devenir un exemple pour les autres, alors on aura de l’abondance. Je voudrais dire quelque mots.
-Et bon, parlez.
-Maintenant ma voiture est comme une jeune fiancée. Tous viennent la voir. Ce serait bien si chaque kolkhoze ait sa propre fiancée et tous s’amuseraient de leur propre joie!
-Nous pensons à vous envoyer encore quatre voitures. Vous serez «l’aul de cinq fiancées».
-Parfait! Bien que je devienne vieux, je ne refuse pas les fiancées, - Chiganak a souri. – Maintenant il y a encore une chose. Votre Aktubinsk est plus loin de nous que la Mecque, est-ce que c’est possible de l’approcher?
-Le gouvernement et le parti ont déjà pris soin de cela. Le chemin de fer est construit entre Kandagatch et Gouriev, et la voie routière est entre Aktubinsk et Ouil. Et je suis venu ici par avion en deux heures. Vous aussi pouvez vous servir de ce moyen. Bien sûr, les chemins dans le district sont plus difficiles, mais on a licencié les dirigeants insouciants. Cela signifie que cela sera corrigé aussi.
Le vieillard a regardé «le grand homme» avec admiration.
-Il n’y plus rien à désirer.
-Le camarade agronome, - le secrétaire s’est adressé à Sergueï Aleksandrovitch qui était aussi ici, - quelle aide est-ce que la science a porté à cet homme?
-Pour le moment je me suis persuadé seulement d’une chose, - Sergueï Aleksandrovitch a répondu, - si on ravitaillait tout le district des graines, choisies par eux, on obtiendrait la clé à une énorme récolte.
-Est-ce que vous n’exagérez pas?
-Ce n’est pas seulement mon opinion. Je suis en correspondance avec un académicien connu, il a les mêmes idées.
-L’académicien ne dira pas en vain, - le secrétaire a partagé cette opinion et s’est retourné vers Chiganak. – Combien de ces graines est-ce que vous avez? – a-t-il demandé à Chiganak.
-Il suffira pour deux ou trois hectares.
-Est-ce que c’est tout ce que vous avez amassé pendant cinq ans?
-Bah, je ne les ai pas amassées à l’aide du râteau, mais avec mes propres doigts, par un grain! – Chiganak a souri. Mais tout de suite il a regardé l’agronome attentivement et sérieusement. – Encore alors, en donnant deux poignées de mon millet au jeune homme, j’ai pensé que ce n’était pas par hasard. Je suis très content de toi, mon cœur, que tu m’as réuni avec la science!
-Et alors, le camarade Token, comment est-ce que vous avez aidé? – le secrétaire a demandé.
- Bon, Vasiliï Antonovitch, - Token s’est troublé, - mon aide, comme vous le savez, concerne la section d’eau.
Sans attendre la fin de sa réponse, Chiganak s’est retourné. Le secrétaire l’a remarqué.
-Je donne de l’eau de là, d’où Chiganak lui-même veut. Il dispose de l’eau lui-même, - Token a fini.
-Ermagambet, et comment allez-vous? Est-ce que vous voyez Chiganak souvent?
-Je vois, bien sûr.
-Combien de fois après votre arrivée ici?
-Avec celle d’ aujourd’hui – la troisième...
Le silence s’est établi dans la pièce. Le bruit des voix se retentait de la rue.
Vasiliï Antonovitch s’est mis à parler distinctement et brusquement, en s’adressant tout de suite à tout le monde:
-On a déjà dit à propos de la situation du district. Les mesures sont prises. Maintenant à propos de Chiganak: si par la suite il y a du malentendu avec de l’eau, on va le considérer comme la question de la signification politique. On va venir en aide agronomique tout de suite et dans une grande mesure à la demande de Chiganak lui-même. S’il ne demande pas lui-même, n’imposez pas. Donnez-lui carte blanche. Le camarade Ermagambet, moi, en restant à Aktubinsk, j’ai parlé avec Chiganak trois fois. Et vous, en se trouvant avec lui tout près, vous avez jugé digne de lui accorder votre attention seulement trois fois. Ce n’est pas assez, - comme si en coupant avec le couteau, le secrétaire a fini et, en prenant congé, s’est mis à s’habiller.
Il semblait à Chiganak qu’il n’avait pas encore le temps d’exprimer toutes ses pensées, et il est allé accompagner le secrétaire du comité régional.
-Chika, revenez chez vous, que le jour de travail ne se perde pas en vain, - Vasiliï Antonovitch a dit, en se retournant vers Chiganak. – Ecrivez-moi plus souvent. Il nous faut renforcer les liens. Et pour le moment, adieu, - et lui a tendu la main.
Chiganak n’a pas donné la main.
-Je ne vais pas vous laisser jusqu’à ce que vous goûtiez la tête de mon mouton!
Vasiliï Antonovitch s’est troublé. Est-ce qu’il avait le temps pour se régaler de la tête de mouton! Mais il était originaire d’Atbassar et connaissait la langue kazakh et les coutumes khazakhs mieux que n’importe quel kazakh. S’il refuse l’hospitalité de ce vieillard, il lui ferait une grande offense.
-Je me dépêche beaucoup, - a-t-il dit et s’est arrêté court...
Il ne pensait pas que Chiganak soit tellement rigoureux en ce qui concernait l’observation des coutumes kazakhs.
-Hélas, «un grand homme», la vie passera et même sans hâte. Aux heures de loisir chacun acceptera une invitation, sachez trouver le temps en hâte. Aujourd’hui ne se répète pas demain. Servez-vous de ce qu’il donne.
En écoutant le vieillard, Vasiliï Antonovitch s’est mis à réfléchir à lui-même, en oubliant la tête de mouton et de la campagne de semailles.
-Est-ce que votre aul est loin? – a-t-il demandé.
-Derrière cette colline.
-Alors, on y va.
Sans prévenir personne, sans passer à l’aérodrome, ils ont tourné vers l’aul. Ils n’allaient pas sur la route le long du bord d’Ouil, mais juste à travers la steppe. L’odeur d’absinthe remplissait l’air. Les chevaux allaient à petit trot.
Les mots de Chiganak «derrière cette colline» signifiaient une distance pas trop courte: il y avaient deux signes visibles de loin de ces lieux-là – une petite hauteur Choubartaou et les beaux sables mouvants des dunes du désert – qui sont restés derrière la colline il y a bien longtemps, et les cavaliers allaient encore à travers la steppe, qui ressemblait à la mer infinie. Ils parlaient de tout ce qui venait en tête.
-Les cols peuvent être bossus et courts, mais celui-là est plat – tu n’arrives pas à gagner la place, - Vasiliï Antonovitch a dit.
Habitué à la terre riche d’Arki, il s’est fatigué de la monotonie de la steppe nue, privée de végétation. Il n’aimait pas la steppe, mais il n’a pas dit cela.
-Bien que la steppe soit stérile, mais l’herbe est juteuse et grasse ici! – Chiganak a vanté sa terre.
Au loin, dans la dépression, au bord d’Ouil, l’aul s’est fait voir d’un petit point.
-Là, là est notre aul!
-C’est «derrière cette colline»! Mais ça fait une trentaine de kilomètres.
-On compte trente-cinq, mais j’ai dit «derrière la colline», et elle est déjà finie.
-Dans notre région il n’y a pas de bout aux plaines, et ici les collines sont infinies, comme des plaines.
-Bon, raccourcissons, - Chiganak a dit et a mis son cheval au galop.
Sans se dépasser, ils sont allés au galop. Devant un loup a surgi on ne sait d’où et s’est caché tout de suite.
-C’est de la chance pour vous! Le loup est cruel, mais sa route est molle, le lapin est doux, mais sa route est difficile. Si on rencontre un serpent, c’est encore mieux...
Vasiliï Antonovitch n’est pas monté à cheval il y a longtemps et seulement maintenant il a compris comment son corps est devenu lourd et veule. Non seulement il ne pouvait pas prononcer un mot en galopant, mais il reprenait haleine à peine. En s’approchant déjà de l’aul, il a dit:
-Arrêtons-nous, Chika. Il me semble que même sans votre mouton, on a eu bien des ennuis.
Plus ils s’approchaient de l’aul, plus Chiganak se sentait gêné: «un grand homme» venait, et l’aul ne le savait pas. Il avait peur, que Vasiliï Antonovitch ne remarque aucuns ennuis et aucuns désordres.
Le visiteur a demandé comme si en devinant ses pensées:
-Est-ce qu’on sait à l’aul, que je vais venir?
-On ne sait pas. Et je n’ai pas dit à la maison. Je doutais si vous viendriez ou non. Et maintenant je suis embarrassé...
-Ce n’est rien, ne vous gênez pas. C’est bien que personne ne sache. Ne dites à personne.
-Comment est-ce que je peux cacher un tel grand homme?!
-Au lieu de venir comme un «grand homme» et voir les choses recherchées, je veux venir comme un «petit homme» et voir tout comme il est, sans fard.
-Je n’ose pas discuter, - Chiganak a dit.
En entrant à l’aul comme «les visiteurs de Dieu»¹, ils sont descendus de leurs chevaux.
4
Le jour baissait. Il faisait demi-obscur dans la chambre. La petite fenêtre laissait entrer peu de lumière.
Chiganak a étendu une couverture pour le visiteur, il a mis un oreiller et est sorti.
______________
¹Les visiteurs de Dieu – les voyageurs fortuits, les gens de passage.
La lumière faible de la petite lampe ne donnait pas la possibilité de discerner clairement l’entourage. Il y avait une berdanka sur le mur, les filets incomplets se trouvaient près d’elle. Une vieille dombra était appuyée contre le mur au chevet du lit. Les yeux de Vasiliï Antonovitch pouvaient embrasser seulement ça. Il a remarqué que le plancher était en briques.
«Dans cette région les planches sont plus précieuses que l’or», - Vasiliï Antonovitch a pensé. – Le vieillard habite modestement!»
Chiganak, qui avait égorgé le mouton, est entré. Dans cette région le maître ne demandait pas la bénédiction de son invité à propos du mouton, voué à l’abattage, il le faisait tout simplement – il abattait et c’était tout.
Vasiliï Antonovitch, en voyant Chiganak entrer et s’asseoir, sans rien dire à propos du mouton, a pensé:
«Evidemment, il n’a pas trouvé de mouton et il se gêne maintenant».
-Chika, je ne veux pas du tout de la viande. Vous ne la cuiriez pas, vous ne vous inquiéteriez pas en vain, - Vasiliï Antonovitch a dit.
-Les autres vont manger à votre santé! En attendant, on va prendre du thé et la viande sera prête. Est-ce que ça prend beaucoup de temps à un jeune mouton de se faire cuire!
En ce moment-là, en se disputant, en se bousculant, Amantaï et Janbota sont entrés bruyamment.
-Chika, jusqu’à quand est-ce que je vais tolérer les offenses de cette gamine?! – Amantaï s’est exclamé, en entrant dans la chambre.
-Qu’est-ce qui s’est passé?
-Elle a pris tous les ketmens aiguisés...
-Et quand est-ce que je t’ai demandé de les aiguiser?! Les ketmens m’appartiennent.
-Comment ça – ils t’appartiennent? Qu’est-ce que cela signifient – ils t’appartiennent? Est-ce que tu les as hérités?
-Oui, je les ai hérités. L’année passée nous avons travaillé avec ces instruments et cette année nous allons travailler avec eux aussi!
-Non, tu ne vas pas! Tu penses, que tu as trouvé des aiguiseurs gratuits!
-Parlez plus calmement: il y a un étranger qui est assis ici, - Chiganak a interrompu.
En voyant le visiteur, tous les deux se sont calmés un peu. Le visiteur a éveillé leur intérêt. Vasiliï Antonovitch a voulu exciter les disputeurs.
-Chika, permettez-moi de juger, - a-t-il demandé.
-Très bien. Un étranger est impartial.
-Est-ce que vous êtes d’accord vous-mêmes que je sois le juge? – le visiteur a demandé les disputeurs.
-On va voir. On va voir, - Amantaï a dit, mais l’expression de son visage disait que si on n’allait pas juger en sa faveur, il ne serait pas d’accord tout de même.
-Quel têtu! – Chiganak a dit. – Est-ce que le juge va prendre ton désir en considération?!
-Il va prouver qu’il est un homme inébranlable, - Janbota a taquiné.
-Et je vais le faire. Ce n’est pas en vain qu’on confie le fusil à l’homme.
-En ce cas-là tu n’as pas besoin du ketmen, va faire la guerre.
-Tu as bien aimé le ketmen après qu’on t’avait donné une génisse.
-J’ai aimé. Ma génisse est déjà devenue une vache, elle va bientôt vêler.
-Ne saute pas trop! Tu peux toi-même...
Chiganak est devenu gêné à cause de Janbota, et il a crié après Amantaï:
-Toi, libertin, fais du blabla, mais pas trop!
-Chika, il est fou comme le chameau noir de Karibaï: dès qu’il voit un homme, il se jette tout de suite, - Janbota a dit. – Si on ne le lie pas, il peut mutiler les gens.
Tous se sont mis à rire. Amantaï lui-même s’est mis à rire.
-Quand la majorité sont d’accord, on n’écoute pas une personne, alors je me tais, mais toi, mon cher visiteur, tu ne défends pas cette jeune fille: elle n’est pas une jeune fille, mais un renard, elle va vous donner le change et tromper.
-Je vais essayer d’être juste, - Vasiliï Antonovitch a dit. – Vous êtes tous les deux de même âge et vous ne cédez pas l’un à l’autre en fougue. On laissera de côté la diiférence du sexe, qui de vous a plus de jours de travail? Les kazakhs respectent le premier.
-Tu dis!.. Non, tu dis! – Amantaï et Janbota se sont mis à disputer de nouveau.
N’importe qui d’eux dirait, la discussion entre eux était inévitable.
Chiganak a intervenu:
-Vous avez fait mouche. Si on analyse bien, toute leur discussion aboutit enfin à la supériorité. On ne sait pas qui est le premier entre eux. Pendant les compétitions d’automne Janbota était la première et elle a reçu une génisse en prime, qu’elle vient de mentionner, et selon les résultats annuels Amantaï a plus de jours de travail. Vous jugez, faites quelqu’un le premier, sinon ils ne nous laissent pas en paix.
Vasiliï Antonovitch a tout oublié: son mal à l’estomac, la courbature dans les os à cause du cahotage inaccoutumé à cheval, et tous les travaux urgents. Il est devenu rouge, ses yeux riaient. Il a été saisi par la joie: le travail de kolkhoze commençait déjà à entrer dans la conscience des gens.
«La discussion à cause des ketmens, une compétition!.. Et la compétition dans le travail est la compétition du respect, de l’aisance. Si difficiles que soient les semailles de printemps, ceux-là vont venir à bout! Ce vieillard noiraud, qui élève Oljabek, Amantaï et Janbota, pourquoi est-ce qu’il n’est pas Aïaz-biï¹! Et ces deux! Ils ressemblent aux épées, avec lequelles on fend le rocher dans les contes... Seulement sache fendre avec ces instruments!» - Vasiliï Antonovitch réfléchissait.
-Pour le moment on laisse la question sur la supériorité entre vous ouverte, - a-t-il dit, - on va l’étudier à la fin de l’année, quand nous faisons le total du travail. Et en attendant, partagez les ketmens entre vous. Ce sera le plus juste.
-Je suis d’accord, - Amantaï a dit, - mais elle doit aiguiser mes ketmens.
-Et tu te tiens près de moi et admires, comment j’aiguise?
-Bien sûr, j’admirerais!
-Ne discutes pas, - Chiganak a dit, en remarquant que la discussion commence à s’échauffer de nouveau, - tu es coupable toi-même, que tu as pris les ketmens d’autrui.
-Tous défendent la fille! – Amantaï a dit et s’est levé brusquement. Il a saisi et a tiré Janbota par la manche de sa blouse de travail. – Allons partager les ketmens!
-Vous allez avoir assez de temps. Restez ici avec le visiteurs.
-Non, d’abord on va partager. Si on ne prend pas maintenant, elle ne donnera pas du tout plus tard!
-Il est comme un moustique, il va bourdonner ici jusqu’à ce qu’il fiche la paix. Il vaut mieux que j’aille donner le plus vite possible, - Janbota a dit, et tous les deux sont sortis.
Chiganak a parlé au visiteurs de leurs relations étranges.
-Je ne comprends pas s’ils plaisantent ou s’ils sont sérieux. Ils sont toujours comme ça pendant la journée, mais il y avait une fois je les ai vus dans la steppe. Est-ce qu’ils y disputaient aussi? – Chiganak a dit.
Restés tête-à-tête, le maître et le visiteur causaient les sujets tout à fait différents. Quand on a couvert la table de la nappe, encore huit personnes sont entrées. Il était difficile de deviner qui étaient les voisins et qui les membres de la famille.
-Vous ne m’avez pas encore présenté votre famille, - le visiteur s’est adressé à Chiganak.
Le vieillard a commencé par Zarou et Eleoussine, il a nommé ses filles – Akjybek, Akpal, Ilguen, ses fils – Ante, Jakip, Joussoupe, Chaïkhi – et il a mentionné le nom du membre de la famille qui était absent:
_______________
¹Aïaz-biï – le sage populaire, qui ressemble à Salomon de la Bible.
-Le fils le plus aîné Makhmut fait ses études pour devenir ingénieur et il termine cette année.
-Et comment est-ce que ceux-ci font leurs études?
-Ante est un zootechnicien, Jakipe a terminé neuf classes, Akpal est en huitième classe, mais il me semble qu’elle plus forte avec un ketmen, qu’en science: une travailleuse de choc. Les autres aussi font leurs études... Pas sans les héritiers, grand homme! Le millet exige le soin, ainsi que l’éducation des enfants est une chose difficile! - Chiganak a conclu.
Les autres invités regardaient tantôt Chiganak, tantôt Vasiliï Antonovitch, sans comprendre pourquoi Chiganak a appelé le visiteur «un grand homme». Il n’a pas dit à propos de lui même à sa famille. Maintenant il a laissé échapper un secret et, en se rappelant cela, il a essayé d’éluder:
-Les gens d’Arki sont grands et osseux. Ils ne sont pas nos égaux, les gens qui sont courbés à cause des ketmens. C’est pourquoi je vous ai appelé «un grand homme»...
Vasiliï Antonovitch s’est mis à la farine d’avoine avec de la crème fraîche. La farine d’avoine, ainsi que le zhente, détrempé au lait chaud, - tout était préparé du millet. Sauf le visiteur et Chiganak, tous mangeaient le même millet, en le trempant dans le thé. Il n’y avait pas de pain, et personne n’en avait particulièrement besoin, le millet remplaçait tout.
-Est-ce que c’est le millet en soi qui est tellement bon ou c’est à cause de la crème fraîche? – le visiteur a demandé.
-Il est bon en soi. Si on le met au thé, il remplace le pain et le lait, si on le met au lait – il est le beurre, si on le mange sec, il est la nourriture et la boisson! – Chiganak le comblait d’éloges.
La conversation qui concernait le millet, repris par tout le monde, a duré bien longtemps. Comme d’habitude, les gens du même village entraient l’un après l’autre et se mettaient au thé. Quelqu’un a entrouvert la porte un peu et est resté sur le seuil, en observant les contenances. On ne voyait que son nez.
-Entre, Changuireï, entre! – Chiganak a appelé.
Amantaï et Janbota sont aussi revenus.
Plus de gens venaient, plus joyeux et moqueur Chiganak devenait. Comme toujours il a commencé à plaisanter et se moquer des gens présents, les exciter.
-Tous ceux qui sont assis ici sont les activistes du kolkhoze. Et on a une coutume de présenter nos gens notables avec les chansons. Allez, présente-les à notre visiteur! – Chiganak a dit à l’adolescent qui était assis à table.
Celui-là a pris la dombra et a commencé à chanter, en imitant la voix ou les mouvements de quelqu’un. En finissant le couplet, il tournait son cou effilé et du signe de tête il indiquait celui de qui il chantait, tous les autres riaient.
Il a le nez très long!
Changuireï ne laisse rien échapper
Du kolkhoze:
Il se dépêche pour s’enrichir...
Et quoi, si on réchauffe les mains ici!
Les gens deviennent plus méchants à cause de l’aisance!
Janbota, toute l’année
Tu es pleine de soucis!
Ne te vexe pas, Amantaï, -
Tu as l’air belliqueux:
«Qui va me dépasser?!»
Mais en effet tu es baï-baï!
Kabych est ici, il caresse sa moustache...
Il n’est pas un poltron en conversation:
Il a tout connu,
Tout n’est pas à son gré,
C’est à cause de cela
Il a commencé à ramasser les ordures...
Quand il devient enragé – il est comme un sanglier,
Quand tu l’offenses – il n’est pas un tapageur:
Un homme modeste et tranquille,
Bien qu’il pleure Jamal,
Il a aidé à tous
Oljabek,un ami empressé!
Les graines du millet blanc couvraient la terre jaune labouré.
L’agronome ne croyait pas ses yeux. Pour la première fois dans sa vie il voyait que la main du semeur dispersait les graines tellement régulièrement. La main d’Oljabek avait l’air de la semeuse d’une construction extraordinaire. L’agronome suivait le semeur, sans détâcher ses yeux de lui.
-Combien est-ce que vous ensemencez par jour? – a-t-il demandé.
Oljabek a tardé à répondre. Ses yeux regardaient intensivement devant lui. Il marchait sans s’arrêter.
-Chiganak connaît, - était la réponse.
-Combien est-ce que vous semez par hectare?
-Chiganak connaît.
-Ou bien vous semez n’importe combien?
-Chiganak connaît.
Sergeï a tourné le cheval. «Essaie de parler avec lui!» - a-t-il pensé avec dépit.
Mais Oljabek disait la vérité: un jour il semait beaucoup, un autre – un peu, beaucoup sur certains terrains, peu sur les autres, même très peu. Et tout cela était lié avec Chiganak. Mais Chiganak n’expliquait rien clairement. «La terre connaît, le temps connaît», - éludait-il, et Oljabek, en cessant de le questionner, exécutait seulement ses instructions.
En s’approchant de Chiganak, Sergeï s’est mis à parler à propos d’Oljabek tout de suite.
-ll sème en maître, irréprochablement. Mais il est un vrai malappris.
-Non, il n’est pas un malappris, mais quand il travaille, il ne voit rien d’autre, - Chiganak a défendu son ami avec sourire.
Le cheval était attelé au rouleau de bois qui venait d’être fait, et Chiganak a fait le garçon asseoir sur ce cheval et l’a mené quelque part, en parlant avec Sergeï pendant la marche.
-Qu’est-ce que vous allez faire? – Sergeï a demandé.
-Je vais passer le rouleau sur le champ labouré.
-Passer le rouleau? Est-ce possible, qu’est-ce que vous dites! Si la terre est molle et poreuse, les graines lèveront plus librement.
-Non, si le sol est trop duveteux, il est insufflé par le vent et sèche vite. Si on le condense un peu et égalise, il sera mieux arrosé et les graines germent plus régulièrement.
-Cela contredit la science.
-Je ne sais pas, mais c’est très utile pour les semences.
En s’approchant du terrain labouré et semé, Chiganak a mis le rouleau en marche.
«Hélas, il va détruire les semences!» - Sergeï a pensé avec pitié, presque avec peine. Il avait le droit même de l’interdire, mais il se rappelait les mots de Vasiliï Antonovitch: «laisser le champ absolument libre».
Chiganak tenait beaucoup à ces mots-là aussi. L’agronome a sorti le bloc-notes et a commencé à noter.
-Tu fais quoi, tu rédiges un procès-verbal sur moi?
-Je ne suis pas de milice.
-Que ce soit comme tu veux: de ce bout on va laisser un champ de deux bâtons de largeur pas aplani. On va voir pendant la moisson.
-D’accord, - Sergeï a répondu.
Il était sûr déjà manitenant, que le rouleau avait empiré toute l’affaire et que Chiganak avait détruit les semences. Mais il n’a pas commencé à disputer. Maintenant il voulait donner la liberté à ce vieillard têtu et sans se mêler, il voulait observer du côté.
-En passant j’inspectais les champs. On a labouré profondément – vingt-deux centimètres, et il n’y a pas de terrains vagues. On a hersé aussi bien, - disait-il, en louant le vieillard de temps en temps. – Est-ce que le délai entre le labour et les semailles est observé? – a-t-il demandé.
-Ça dépend. Parfois on ne le prend pas en considération, - Chiganak a répondu.
Sergeï a été choqué:
-Pourquoi ça, vous ne voulez pas tenir compte de la science?
-Est-ce qu’elle ne consiste pas en soin du sol et des semailles?! Vous vous embrassez avec le livre et restez avec lui, mais le temps ne poursuit pas les règles de livre: il fait tantôt clair, tantôt sombre, tantôt il pleut, tantôt il devient froid. Il est interdit de semer quand le temps est pareil, les graines seront sans vie. Je sème, quand la terre commence à s’amollir à cause de la chaleur. Alors les graines lèvent vite.
L’agronome, que a commencé à s’inquiéter, qu’en laissant passer les délais, ils sèment dans le sol, qui a eu le temps de s’aérer, en entendant la réponse de Chiganak, s’est calmé un peu. Devant, au loin, un grand groupe de gens travaillaient. Les hommes et les femmes, qui s’étaient divisés, traçaient le terrain. Le champ ressemblait à un lieu de bataille. Le secrétaire de l’organisation de base du Parti Karibaï, comme un juge, se promenait entre les camps, comme si en désirant les réconcilier. Quand Chiganak et Sergeï se sont approchés des gens qui travaillaient, les femmes ont commencé à faire du bruit et les ont entourés.
-Changuireï leur donne de l’eau plus tôt! – Akpal, la fille de Chiganak, a dit avec offense.
-S’il ne donne pas d’eau, vous ne devez pas être le chef de groupe! – Eleoussine s’est exclamée.
-Pourquoi est-ce qu’on doit être les derniers?
-Peut être, ce n’est pas vrai? – Chiganak les excitait.
-Karibaï ne va pas mentir!
-Changuireï tourne à son gré!
- Il plaint déjà de l’eau.
-Quand Janbota vient, il va voir comment ça, ne pas nous donner! – les femmes s’exclamaient, en grondant Changuireï.
Les femmes travaillaient sur le terrain, labouré par Janbota, et les hommes travaillaient sur le terrain d’Amantaï. Le terrain qui reçoit de l’eau plus tôt, aura les semences plus vite élevées. Le rendement des semences dépend du temps des blès qui lèvent et de la saturation d’humidité. Chiganak veillait à cela, et Karibaï étudiait qui travaillait comment, il mesurait la norme et placer les gens sur les places. S’il y a des blès qui lèvent ou non, chacun allait y répondre un jour, chacun comparaîtrait devant la société soit avec la tête levée, soit en baissant les yeux. Personne ne voulait se déshononer, c’est pourquoi ils attaquaient Changuireï. Mais Changuireï n’était pas coupable. «Le juge» Karibaï lui-même troublait tout le monde.
-C’est entendu, entendu! Mettez-vous au travail! – criait-il encore de loin, en s’approchant de nous.
Les femmes se sont mises à faire du bruit de nouveau:
-Pourquoi piocher? Où est-ce qu’on doit nous dépêcher!
-Est-ce qu’ils ont changé le tour?
-Oui, oui, on a changé: ceux qui vont terminer leurs terrains plus tôt, ils vont recevoir de l’eau les premiers.
-Ça devrait se passer ainsi il y a bien longtemps. Que Dieu nous aide, Akpal, ne reste pas debout! – Chiganak a dit.
Les ketmens ont commencé à monter et descendre de nouveau. Karibaï et Chiganak ont échangé des coups d’œil avec un sourire, comme des conspirateurs, et s’en sont allés.
Sergeï a sorti un bloc-notes pour marquer quelque chose. Par hasard ses yeux sont tombés sur une note: «L’engrais pour quatre hectares».
-Il semble que vous n’utilisez pas d’engrais! – a-t-il vite demandé.
Chiganak se taisait, et Karibaï a répondu:
-Il y a beaucoup de problèmes avec ça, et Chiganak ne veut pas, on ne sait pourquoi...
-Il est impossible de lever la récolte sans les engrais. Tu n’auras pas vos cent pour-cent même à cent ans!
Il semblait que Chiganak attachait de l’importance aux paroles de l’agronome. Il examinait ses champs labourés, examinait les certains terrains. Ses lèvres bougeaient. D’habitude calme, toujours gentil et attentif envers les autres, maintenant il était taciturne et inébranlable, comme un bloc de pierre. Il ne répondait pas et ne voulait pas écouter ce qui lui ne plaisait pas. Il était trop occupé de ses réflexions et de ses suppositions. Sergeï voyait Chiganak comme ça pour la première fois, et il a regretté: «un vieillard d’or», comme il appelait Chiganak avant, s’est montré maintenant sous un nouveau jour pas très favorable. Il a même paru à Sergeï que Token avait raison et que le vieillard, en ignorant la science, voulait mettre en œuvre ses suppositions pas argumentées. Il a décidé d’être sincère avec le vieillard et s’est mis à parler d’un autre ton:
-J’exige que toutes les mesures agrotechniques soient exécutées. Enlevez votre rouleau. Il faut employer les engrais.
-Et qu’est-ce que vous dites à propos des indications du «grand homme»?
-Il vous a soutenu, mais pas contre la science! De nos jours l’agrotechnique est la chose la plus importante en agriculture!
-Toi, mon gars, tu sembles parler sans comprendre ni l’agrotechnique, ni «un grand homme», - Chiganak a répondu, en regardant le visage de Sergeï seulement maintenant.
Le jeune agronome, qu’il avait aimé pour sa modestie, a soudain semblé à Chiganak un homme borné.
Mais les nouvelles pensées ont empêché Chiganak de réfléchir aux paroles de Sergeï. Il a atteint Amantaï au petit trot et a regardé le labour.
-Arrête, - a-t-il ordonné.
Amantaï a arrêté le taureau et regardait Chiganak en attendant.
Chiganak est descendu de la selle et a commencé à mesurer la profondeur du labour.
-Relaboure. Ici on a pris de deux centimètres moins profondément.
-Ce maudit taureau est coupable de tout. J’ai pensé que ce n’était pas important, que j’allais prendre plus profondément plus loin.
-Non, il faudra relabourer. Je ne peux pas laisser les graines précieuses en l’air, parce que vous et vos taureaux, vous ne voulez pas labourer plus profondément! – Chiganak a dit et s’est assis sur le cheval.
«C’est vrai! Bravo!» - Sergeï a approuvé en pensée.
Amantaï a presque crevé du dépit: en voyant l’agilité de la charrue de Janbota,lui, sans vouloir rester en arrière, a pris celle plus légère, et maintenant il restait tout à fait en arrière. Amantaï a poussé haineusement le taureau pie sous l’estomac, il a approfondi les socs et s’est mis à maugréer quelque chose.
Tous les chefs des semailles se sont réunis sur le terrain d’Amantaï. Janbota est venue, après avoir dételer ses bœufs, Oljabek, qui avait fini les semailles, s’est approché. Tous étaient fatigués et méchants. Chaque mot de trop pouvait mener à une querelle. Changuireï s’est mis à parler le premier:
-Tous savent trop parmi nous. Chacun est une montagne pour soi-même – c’est impossible d’atteindre le sommet. Et on nous exige de mener la campagne de semailles jusqu’à cinquante hectares. J’ai offert il y a bien longtemps – vous ne consentiez pas, et maintenant le district dit la même chose. Je ne sais pas expliquer comme il faut. Vous tous n’êtes pas les enfants. Il faut chercher à obtenir.
Changuireï parlait, comme si en s’adressant à tous, mais en fait il visait une personne – Chiganak.
-Et alors, s’il faut obtenir, on n’a pas de raison pour discuter, fais un rapport que tout est exécuté, - Chiganak a dit d’une manière brusque.
-D’accord, essaie! Vous dites que vous n’assumez plus de quarante sous votre responsabilité.
-Au lieu de se vanter de la graisse, et être maigre, il vaut mieux dire que tu es maigre, mais être gros! – Chiganak a répondu. – Qui ne veut pas avoir plus de millet! On ne peut pas l’élever à l’aide du bavardage. Même si on arrive à labourer cinquante hectares, on n’assura pas le soin nécessaire. Au lieu de semer beaucoup et recevoir peu, il vaut mieux semer moins et recevoir plus. Je ne veux pas se vanter. Mais pour tenir notre promesse, il ne faut pas assumer trop. Et celui qui peut labourer cinquante hectares – sors!
Personne n’est sorti. Sergeï s’est mis à parler.
-Vous nous avez lié tous avec votre promesse, - l’agronome s’est adressé à Chiganak. – Cent pour-cent d’un hectare est un record du monde, si c’est possible, seulement en employant complètement la science . Pourquoi est-ce que vous n’écoutez pas mes conseils? Est-ce qu’un tel sol sans engrais peut donner quelque chose?!
-Toi, mon garçon, tu cherches toujours à saisir par le point sensible! Est-ce que toute la science est entrée dans les livres et il ne peut être rien de nouveau? – Chiganak a demandé.
Sergeï ne voulait pas ruser, en disant que tous les secrets de la nature ont été déjà découverts par les savants.
«D’où a-t-il ces pensées?! – l’agronome a pensé. – Son fils est ingénieur, probablement il l’a entendu dire par lui...»
Chiganak lui-même n’a pas réussi à faire ses études, mais il a essayé de donner la formation à tous ses enfants. Il aimait et respectait la science, mais depuis longtemps il a eu une conviction que personne dans le monde entier ne connaissait le millet mieux que lui. Il était sûr qu’il faisait ce qu’il fallait pour recevoir les récoltes sans précédent de ce gramen. Cette foi en soi et l’énergie inépuisable lui venaient en aide plusieurs fois. Maintenant, quand il a donné une promesse solennelle et grimpait vers le sommet, il ne voulait pas tenir compte des obstacles.
Il semblait que Sergeï avait compris les pensées de Chiganak, mais il ne pouvait pas renoncer à son conviction que c’était impossible de recevoir une récolte élevée et que le rouleau de bois ruinait seulement les semences.
-Il n’y a pas de limites pour la science, - Sergeï a dit enfin, - mais vous n’avez pas un champ expérimental, mais les semailles planifiées, desquelles vous devez recevoir une récolte. Il faut profiter de l’expérience des autres.
-J’avais confiance en toi, mon gars, mais, je vois que tu commences à changer! – Chiganak a dit, en s’approchant de lui.
Il a levé le fouet au-dessus de sa tête, et de l’autre main il a saisi sa barbiche.
-Tu es jeune, mais je vais te respecter toujours comme le principal, si tu me parles de tes calculs: combien de graines faut-il pour ce terrain-ci et là? Combien d’arrosage est-ce que ce terrain-ci et là exige? Combien de buissons y aura-t-il sur un mètre carré quand les blés lèvent entièrement, et combien de tiges sur chaque buisson, et combien de graines dans chaque épi? Sans le savoir, seulement un homme fou se décidera à déterminer une récolte!..
-Tu as tué la pauvrette! – Janbota a chuchoté, en rouspétant.
Sergeï et les autres se tenaient en silence. Alors Token a intercédé:
-Et bien, Chiganak, tu étais comme un chameau, qui n’avait peur d’aucunes difficultés, pourquoi tu t’es mis à gémir maintenant? Les travaux viennent de commencer. Si tu as le temps de semer, tu auras assez de temps, de terre et d’eau. Tu disais: «Quand je selle ma fermeté, je ne vais pas m’arrêter même devant un rocher». Quoi si tu la selles encore une fois?
-La fermeté n’est pas un taureau! – Chiganak a répondu et, en donnant un coup de fouet à son cheval gris, il est parti.
Karibaï l’a suivi. Les autres sont partis lentement et d’un air sombre.
Token s’est retourné vers l’agronome, qui se tenait debout d’un air pensif.
-Tou s’est passé comme je disais. Est-ce que tu vois maintenant ce despote? – a-t-il dit avec rire.
Son sourire a blessé Sergeï.
-Vous n’avez pas compris. Il est un homme profond. Il faut le comprendre, - Sergeï a coupé court.
Token l’a regardé avec étonnement et avec moquerie et a continué son chemin.
Sergeï est descendu du cheval, l’a entravé et, en s’allongeant sur l’herbe, il a sorti son bloc-notes.
«De nouveau à propos de ce vieillard agité...» - a-t-il commencé.
Avant ça il écrivait à son maître, un académicien connu, à propos de Chiganak plusieurs fois, et a reçu une réponse de lui:
«C’est intéressant. Etudiez. Ecrivez plus souvent».
Pour cette fois-ci Sergeï se dépêchait de communiquer les nouvelles fantaisies du «vieillard agité» à son maître...
Pendant ce temps Chiganak s’approchait de l’aul. Karibaï le regardait souvent et d’une manière expectante et, en remarquant, qu’il s’est calmé un peu, a dit à voix basse:
-Il semble que Sergeï a raison en quelque chose.
Chiganak n’a pas regardé en arrière, comme s’il n’entendait pas. En passant le vieillard boiteux, qui se tenait près de sa maison, Chiganak a fait une halte.
-Est-ce que c’est possible de manger le millet, élevé sur le fumier, dis-moi s’il te plaît, vieillard?
-Il y a une chose interdite en pur et une chose pure en interdit! Et le millet est toujours, en tous les cas, pur, - le boiteux a répondu, en fermant les yeux.
Chiganak n’a pas attendu, jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux.
-On ne peut rien faire! Même les vieux gens prennent part de l’agronome! – Chiganak a dit d’un ton badin et soudain a regardé dans le visage de Karibaï avec un sourire clair. – Je le ramassais, c’est ça, mais tout de même c’est dégoûtant, et je n’ai pas d’expérince dans cette affaire. On va essayer, non? J’y ai choisi un hectare, apportez!
6
Il n’y avaient que l’absinthe, le chardon et d’autres mauvaises herbes vivaces dans la steppe, flammée par le soleil. Le stipa et les herbes juteuses et douces qui lui ressemblaient avaient brûlé. Le sable, brûlant par le soleil, brûlaient les semelles. La steppe était couverte des vagues infinies des dunes du désert. Le paysage était fluide ici tout le temps. Mais la rivière était la plus changeante. Quand tu allais du nord vers le sud, elle traversait le chemin tout le temps, tantôt à droite, tantôt à gauche, en montant les berges. Est-ce que ce n’était pas pour cela, qu’on l’a appelée Ouil¹?
Il y a deux Ouil: l’une d’elles est amère-salée, l’autre est douce. Une pelouse verdit à leur confluent dans la steppe grise. Les arytchkis coulent ici avec murmure. Les ketmens d’acier des femmes et des hommes qui arrosent, en fermant un cours d’eau, ouvrent un autre pour laisser passer l’eau et brillent sous les rayons du soleil. Le tuyau mince du château d’eau, qui s’élève au-dessus du berge, tremble, en crachant les bouffées de la fumée.
Deux silhouettes humaines se voyaient à peine dans les broussailles vertes.
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¹En kazakh la rivière s’appelle Oïyl, ce qui signifie «celle qui coupe», «celle qui perce».
Une jeune fille avec un livre s’est établie sous l’ombre de hautes tiges de millet. En tournant les pages de temps en temps, elle regardait fixement l’aryk. Puis de nouveau elle revenait au livre, et son visage bronzé tantôt souriait, tantôt devenait sombre.
Un jeune homme se trouvait à l’autre bout de l’aryk court, qui les séparait. Ses arytchkis étaient vides, et il n’avait pas assez de patience d’attendre, jusqu’à ce que son tour arrive et l’eau les remplisse. Il a enfoncé le manche dans la terre et, en reculant de quelques pas, en visant, il jetait de petites boules d’argile à la lame du ketmen.
«Si je touche au but, elle va me suivre...»
-Et alors, trois fois de suite! – a-t-il murmuré, en visant, et quand il atteignait, il riait, et si non – il marmottait avec hâte: Qu’on ne compte pas cela! – et il commençait dès le début.
D’un coup habile de la boule il a renversé le ketmen et dans ses rêves il s’était marié il y a bien longtemps, mais il n’y avait pas d’eau comme auparavant. Il a regardé ses aryks, le ciel, il a couru le long de l’arytchka et a plongé dans les broussailles de millet. Soudain en sautant devant la jeune fille, il a poussé un cri et du coup de son ketmen il a tourné l’eau vers ses aryks. L’eau s’est élancée le long du nouveau cours, le jeune homme s’est jeté vers la jeune fille, elle s’est levée brusquement et a passé en coup de vent de lui... Le jeune homme, comme un brochet après le tchebak, plongeait pour l’attraper dans les broussailles de millet, mais la jeune fille rusée rejetait habilement les épis lourds, qui fouettaient le persécuteur sur le visage. Voilà il l’a presque rattrapée et a déjà tendu les bras, mais la jeune fille a fait un faux pas, elle est tombée, et le jiguite a roulé par-dessus elle...
Deux personnes sont tombées, quatre personnes se sont levées.
-Foulez le millet, le millet! – Chiganak s’est exclamé, en se levant.
La jeune fille et le jeune homme se sont mis à courir dans de différentes directions, l’une a laissé un fichu, l’autre une casquette. Chiganak a ramassé les couvre-chefs et les a examinés.
-C’est le fichu de Janbota, et la casquette d’Amantaï. Est-ce qu’ils n’ont pas une autre place! Ils ont failli nous tuer, les petits diables.
-Est-ce qu’ils jouaient ou se battaient? –l’agronome a demandé, en se secouant.
-Leur jeu n’est pas meilleur qu’une bagarre. Probablement la jeune fille a saisi son eau.
Chiganak et Sergeï sont revenus à leurs occupations interrompues. Cela ressemblait aussi à un jeu d’enfant: tous les deux tenaient les couteaux dans leurs mains et coupaient avec craquement un épi après un autre. En coupant les épis du mètre carré, ils sont sortis sur un endroit ouvert. Chiganak a étendu son tchekmen, et tous les deux se sont mis à écaler les épis.
-Combien y en a-t-il, à votre avis? Pouvez-vous dire sans compter? – Sergeï a demandé.
-Je n’aime pas dire au hasard, - Chiganak a souri, - mais je pense qu’il y en a plus de cent.
-Dites, quels sont les signes.
-Il y en a plusieurs, - Chiganak a répondu amicalement et a commencé de loin: - Les graines se sont levées dans trois jours après les semailles et elles se sont levées régulièrement. C’est le premier signe du succès. Depuis ce moment-là nous avons commencé à prendre soin des semailles. La mauvaise herbe est l’ennemi des semailles. L’herbe est la fille de la terre, et les semailles sont les enfants adoptifs, et elle les offense comme une belle-mère. La surveillance est nécessaire. Mon groupe a léché toute la mauvaise herbe comme de la langue, - vous voyez vous-mème il n’y a aucun brun d’herbe.
-Bah, oui, c’est déjà connu, - l’agronome a dit.
-C’est ça, mais quand même beaucoup de gens laissent la mauvaise herbe et fauchent l’herbe au lieu du millet. L’arrosage est aussi une chose connue. L’eau est l’âme du millet. Est-ce qu’il y a beaucoup de ceux qui savent l’arroser?
-Et comment arrosez-vous?
-Avant tout je veille à ce qu’on donne de l’eau régulièrement partout. Au lieu d’arroser beaucoup et rarement, il vaut mieux moins, mais plus souvent. L’eau parvient à la racine et donne une croissance incessante.
-Et les délais?
-Peut-être, tu vas te vexer, mais j’ai changé les délais un tout petit peu, - Chiganak a dit et s’est mis à rire gaiement. – Vous déterminez le délai selon la croissance du millet, mais il faut encore faire attention à son pouvoir germinatif: la tige change la croissance et elle ne veut pas d’eau alors. Je l’ai remarqué et j’ai arrosé pour la première fois quand cinq-six pousses ont apparu, et la deuxième fois était quand les épis ont commencé à venir à maturité...
L’agronome, en remettant la desquamation, faisait de courtes notes de temps en temps.
-Est-ce que ce n’est pas encore temps de moissonner? Il a mûri, en effet.
-Non, il est un peu tôt. Quand c’est mûr, alors on se met au travail.
En bavardant, ils ont fini la desquamation sans qu’on s’en aperçoive. L’agronome a commencé à compter sur le papier, mais Chiganak l’avait déjà compter mentalement avant et a eu le temps de tirer une conclusion.
-En moyenne, - l’agronome a dit, - il y a trois cent épis sur un mètre carré, et il y a deux cent mille graines dans chaque épi. Maintenant je vais aller les peser. – Et il s’est dirigé vers son cheval.
Chiganak s’est levé, joyeusement ému, et a regardé attentivement le champ agité. En marchant rythmiquement, il a disparu dans les hautes broussailles de millet. Les épis, élevés par lui, étonnaient même lui-même. Il caressait les épis, qui ressemblaient à la barbiche et faisait des blagues:
-Barbiche, est-ce que ce n’est pas le temps pour toi de moissonner?
Sa poitrine s’est remplie de la joie et de la fierté.
Les épis ont commencé déjà à pencher vers la terre à cause de la pesanteur. Chiganak essayait de les redresser, mais les tiges ne redressaient pas, - c’est impossible de mettre des supports aux millions d’épis!
Les épis du deuxième terrain se sont courbés partout et étaient prêts à tomber.
-C’est un champ «impur»! Qu’est-ce qui se passe? – Chiganak marmottait, en secouant la tête.
Il a erré par le champ «impur», il a cueilli un épi, l’a pelé, l’a examiné et sans trouver rien d’«impur», a mêlé avec les graines «pures». Chiganak s’est réjoui.
«Le cheval a besoin de la mangeaille, et la terre est fatiguée, elle a besoin de engrais. Sergeï avait raison. Si on obtient encore que les épis ne tombent pas, alors il n’y aura pas de limite pour la récolte!» - a-t-il conclu et a sauté sur ses pieds, en se dépêchant de partager sa joie avec quelqu’un.
Le chapeau d’Oljabek a apparu non loin dans les broussailles de millet.
-Eh, Oljabek, vient ici!
Oljabek s’approchait sans se dépêcher.
-Oljabek, cours plus vite! Lessemeur Oljabek, l’arroseur, le veinard, cours ici!
-Qu’est-ce qui s’est passé?
-Voilà, - Chiganak a dit, en montrant le millet, - Est-ce que tu te rappelles qu’il a grandi sur le fumier. Trouve un moyen pour qu’il ne tombe pas.
-Yapyraï! J’ai pensé que quelque chose s’est passé!
-Est-ce que tu n’es pas heureux?
-Si ma famille partageait cette joie avec moi! Pour qui je travaille, si je n’ai personne dans le monde entier!..
Oljabet se tenait attristé. En s’écartant des gens, il les a trouvés de nouveau; ayant perdu le bien, il a fait fortune, - est-ce que c’est possible de trouver une amie au lieu de Jamal? Quatre-vingt pouds de millet, reçus pour les jours de travail, se trouvaient intacts au grenier du voisin. La génisse rousse avait vêlé il y a longtemps, et les autres gens la trayaient. La manufacture se trouvait dans le coffre d’autrui. Il conservait tout cela avec ménagement pour Jamal et Sagnitaï. Il ne savait pas lui-même où stocker ce tas de millet, qu’il avait reçu pour son travail de la récolte sans précédent de cette année. Il travaillait sans savoir la fatigue ou le repos. La richesse s’accumulait, mais pour qui, pour quoi?
Plusieurs gens exhibaient leur amour. L’amour d’Oljabek était caché dans le coin le plus secret de son cœur. Même le curieux Chiganak, son ami le plus proche, ne le soupçonnait pas.
-Marie-toi. A quoi encore réfléchir? – Chiganak a dit, en voulant le réjouir.
-C’est facile de se marier, mais c’est difficile de s’habituer, - Oljabek a répondu avec un soupir.
-Est-ce que ta Jamal était belle? – Chiganak a demandé.
-Eh, Chiganak, c’est qu’il ne s’agit pas de la beauté, mais de l’âme. Elle s’était enlevée un morceau pour me donner. Elle ne m’a pas chagriné, pas une fois, elle devinait mes pensées et accomplissait mes désirs d’avance. Voilà comment elle était. Je veux oublier, mais je ne peux pas. Elle est toujours devant mes yeux. J’aurais atteint le bout du monde pour embrasser au moins sa tombe.
Le vieux Chiganak était stupéfié. Le secret d’Oljabek, un homme peu loquace et travailleur, l’a touché.
-C’est comme ça qu’il faut aimer! – Chiganak a dit. – Je croyais en ta dureté, mais j’attendais de la douceur de ta part, maintenant je l’ai trouvée. Dieu t’entende, on va trouver ta Jamal. Ne te désole pas, mon ami. Si on ne s’ennuie pas du chagrin dans cette vie, si on ne se réjouit pas en joie, alors de quoi l’homme peut vivre!
Le vieillard a remarqué deux têtes, fusées en plein millet, et son cœur a bondi. Bien qu’il ait essayé de ne pas penser à ces têtes, il ne pouvait pas le faire: l’une était la tête de sa fille bien –aimée Akpal, l’autre appartenait au fils de Kachkyn – le chef de groupe du kolkhoze voisin. Kachkyn n’était pas Chiganak, mais il essayait de ressembler à lui. Il disait plus qu’il faisait et il aimait blaguer, c’était pour ça que Chiganak ne l’aimait pas.
Pourtant les jeunes gens ne le prenaient pas en considération, le fils de Kachkyn a commencé à les visiter souvent. Une fois Chiganak a regardé Eleoussyne d’un air menaçant, il lui a même demandé pourquoi il tournait autour ici. Eleoussyne, qui comprenait Chiganak du premier regard, pour cette fois-ci tantôt elle ne lui a pas compris, tantôt elle n’a pas su prévenir Akpal, et voilà qu’ils sont tombés de nouveau sous ses yeux.
«Comment ça?» - Chiganak pensait.
C’était la première indocilité dans sa famille. La fille a agi en dépit de son désir pour la première fois. Pourquoi? Les pensées sont revenues à l’amour de nouveau. Le vieux cœur a rappelé les jours passés et a soufflé: «Si elle a aimé, les mots ne vont pas aider!»
-Akpal! – Chiganak a appelé.
Il s’est retourné de l’autre côté d’Akpal et l’a appelée encore une fois. Akpal a sauté du millet.
-Est-ce que tu admires le fruit de tes travaux, Akpaljan? Et il me semble que ce terrain dépasse tout...
-Permettez-moi de moissonner ce terrain.
-D’accord, moissonne, - Chiganak a souri. – Et comment ça va dans les kolkhozes voisins? N’as-tu demandé à personne?
-Il paraît que pas mal, - a-t-elle dit tout simplement.
-Et comment ça va chez Kachkyn?
-Il paraît que c’est mieux que chez les autres.
-Bah, bien. Et qu’est-ce que son fils fait? Est-ce qu’il travaille? – Chiganak a demandé avec une ruse ingénue.
-On a le même nombre de jours de travail.
-C’est bien. Qu’il ne ressemble à son père.
-Non, il ne lui ressemble pas du tout! – Akpal a répondu avec ardeur.
Chiganak a tout compris.
-Dis Eleoussyne qu’il revienne à la maison plus tôt aujourd’hui. Je lui dois une régalade. Je devrai inviter ce déréglé...
Akapl a secoué gaiement la tête et, en se cachant dans le millet, a couru accomplir le désir de son père.
En ce temps-là les vraies courses avaient lieu entre l’aul et les champs de millet. Sergeï, en pesant le milletqu’il avait pris sur la balance de kolkhoze, s’est mis en selle et a galopé pour rattraper Ermagambet, Karibaï et Changuireï, qui étaient partis sur les autres champs. Il les a fait revenir, et maintenant tous galopaient chez Chiganak. Ils ont sauté des chevaux près du champ criblé et sont allés à pied, l’agronome devançait et Changuireï était derrière.
-Le record! Le record! – criaient-ils en s’interrompant et, en entourant Chiganak, ils l’ont saisi sur les bras et ont commencé à le ballotter.
-Ton millet «impur» fait encore plus de miracles! – Chiganak a dit, en donnant une tape sur l’épaule de Sergeï. – Maintenant je vais t’obéir en tout...
-Non, moi je devrai vous obéir! – Sergeï s’est exclamé. – Ce petit champ est le pire. Je n’ai pas ordonné de l’aplanir à l’aide du rouleau. Vous avez eu raison tout de même!
Ermagambet a embrassé tous les deux.
-Vous deux avez raison, mes amis, - a-t-il dit joyeusement.
-Cent vingt-cinq quintaux d’un hectare. Un record de monde! – l’agronome a annoncé. – Encore jamais personne n’a obtenu une pareille récolte nulle part!
7
Le monde agronomique était agité: la steppe brûlée et de disette a donné la récolte, que les champs expérimentés soignés ne donnaient pas!
-Ce que les savants n’ont pas obtenu, un simple kolkhozien a fait, - tout le monde disait.
On passait le nom de Chiganak de bouche en bouche, on imprimait ses portraits dans les journaux, tantôt l’avion, tantôt le train l’emmenait.
Token, qui n’osait pas ouvrir la bouche, souriait seulement.
-On ne laisse pas travailler! Pourquoi est-ce qu’on fait tant de battage? – Changuireï grondait d’un air mécontent.
La baïbichet Zarou lui faisait écho:
-On a pris notre vieillard, on ne nous laisse pas le regarder.
Chiganak, depuis le moment de de son arrivée en train à Alma-Ata, n’a pas encore vu de paix. Dès qu’il éconduisait un correspondant, quand un autre avec un crayon, qui était prêt, apparaissait. Les reporters photographes le poursuivaient partout. Chiganak venait de s’assoupir, quand on a entendu frapper à la porte de nouveau et un vieillard maigre, portant les lunettes, avec un grand carton sous le bras, est entré. Il a regardé d’une manière interrogatrice Oljabek et Chiganak qui dormaient ici et s’est présenté.
-Je suis le peintre, - a-t-il dit, en fouillant dans son carton, - Excusez-moi, il me semble que j’ai perdu... Quelqu’un est le spécialiste de millet ici...
-Nous deux.
-Non, j’ai besoin d’une seule personne. J’ai eu le nom quelque part ici... – le peintre disait, en examinant le contenu du carton.
-C’est la vieillesse qui nous permet de pendre! Tu te sauves d’elle, mais elle te suit.
-Il se trouve qu’on est de même âge. D’où est-ce qu’on peut se sauver d’elle.
-Non, je n’ai pas trouvé, je ne me rappelle pas... Qui entre vous est le principal?
-Il est là! – Chiganak a montré Oljabek. – S’il est nécessaire, je vais le réveiller.
-Je veux faire son portrait, s’il permet.
-Bah, oui, bien sûr! Il doit permettre! – Chiganak a dit et a réveillé Oljabek. – Cet homme veut faire ton portrait, - lui a-t-il dit et, en les laissant, il est sorti.
En cherchant de la paix, Chiganak est monté et s’est assis sur le canapé dans la salle. Un homme barbu, qui ressemblait à un ours, immense, gauche, était assis ici.
-Tout ce battage n’est que le dérangement pour nous, les vieillards, - a-t-il dit posément. Bien qu’il se soit adressé à Chiganak, mais il semblait qu’il le disait à lui-même, il n’a pas tourné la tête et n’a pas bougé.
-C’est difficile de venir à bout de la vieillesse. L’âme qui cherchait de la distraction et du bruit dans le jeune temps, se détourne de tout ça, - Chiganak a dit.
L’homme barbu a montré ses mains. Les doigts étaient longs et noueux, et les paumes étaient couvertes de durillons et de crevasses profondes.
-Ce sont les traces du travail pelletier – le sel et le cuir pas tanné et dur ont rongé... Et voilà cette main misérable a atteint le bonheur aujourd’hui, et qu’est-ce que c’est que le bonheur? Tout d’abord c’est la santé et le travail créateur. Voilà maintenant tout le monde parle de ce Chiganak. Avant pas beaucoup de gens se rendaient célèbres en dehors de leur volost. Et j’ai entendu dire à propos de lui qu’il s’était rendu célèbre à travers le monde entier.
L’homme barbu parlait posément, il ne se dépêchait pas. La conversation sur le travail était le point fort de Chiganak. Il s’est mis à parler aussi.
-Vous dites la vérité. Le père du bonheur est le travail. Nous avons un tel Kabych, - Chiganak a rappelé l’homme de son âgé qui était resté à Ouil. Il se mettait à tout, mais il ne réussissait en rien. Maintenant il ramasse les déchets utilisables. Je n’ai pas entendu dire, qu’on puisse trouver son bonheur dans les déchets. Il se trouve dans la gueule du lion et au fond de l’abîme. Si on n’agit pas courageusement et on ne cherche pas une approche nécessaire, est-ce possible de le trouver? Un autre gars est venu avec moi – Oljabek. Un grand malheur lui est arrivé un jour, et maintenant il a fait neuf cent jours de travail. Et donc, que le malheur essaie de s’approcher de lui!
-Il ne s’approche pas! – l’homme barbu s’est exclamé, en interrompant Chiganak. – On a eu aussi une femme, écrasée par le chagrin, et maintenant elle a élevé cent soixante-quinze agneaux de cent brébis. Elle est aussi venue ici.
-Et vous avez combien?
-Nous sommes déjà devenus vieux, on n’a fait plus de sept cent jours de travail. Mais les jours de travail sont pas mal payés. Et vous?
-Cette année les jours de travail ont été gros. On a récolté cent vingt-cinq quintaux de millet d’un hectare.
-Hé! Il se trouve que tu es du kolkhoze de ce Chiganak?
-Je suis ce Chiganak.
Le vieillard a vite levé la tête. Ses yeux noirs ont dévoré l’interlocuteur. Il s’est levé et a largement ouvert ses grands bras.
Ils se sont embrassés. En ce temps-là une femme s’est approchée d’eux, en souriant. Elle s’est assise au bout du même canapé.
-Il n’y a rien de plus joyeux qu’une telle rencontre! – le vieillard de haute taille s’est écrié, en prenant de nouveau sa place.
En entendant le mot «la rencontre» deux grandes larmes ont coulé des yeux de la femme et sont tombées, en laissant des taches sur la robe claire. Elle semblait ne pas le remarquer. Son visage observait l’ancien calme, seulement quand les cils ont cligné, en chassant les larmes qui sont venues sans invitation, et les paupières se sont fermées, les pattes d’oie se sont montrées plus clairement. Son vêtement était élégant, mais son visage était triste. Ses yeux étaient abaissés.
Chiganak a aussi fait attention à cette femme discrète et d’une apparence agréable. Il ne pouvait pas comprendre, si elle était de ville ou de kolkhoze. Il a remarqué deux plis sur ses joues pâles. «Les traces du chagrin», - Chiganak a pensé.
Elle ne bougeait pas, elle ne parlait pas. Il semblait à Chiganak, que le sang bouillonerait de son mouvement et sa conversation calmerait son âme de la fraîcheur.
L’homme barbu ne regardait ni la femme, ni Chiganak. Il restait longtemps en rêverie.
-On dit, que votre terre n’est pas fertile et les gens de notre région ne peuvent pas y vivre. Comment as-tu pu recevoir une telle récolte?
-Notre terre est avare pour ceux qui la connaissent mal, mais pour ceux qui la connaissent bien, il n’y a pas de terre plus bienveillante et plus généreuse. Parfois les gens jugent sans savoir. Les savants ont trouvé les meilleures graines sur notre terre. On dit que le blé blanc,répandu en Amérique, a été aussi emporté de notre région. Est-ce que la terre, sur laquelle douze générations de Baï-ouly erraient, peut être mauvaise. Mais nous n’avons pas encore appris comme il faut à prendre toutes les bonnes choses d’elle et vaincre les mauvaises choses!
-Et toi, tu es mécontent, hé? – le vieillard s’est retourné de toute sa masse et a regardé Chiganak.
-Il me semble que j’ai obtenu seulement une petite part de ce que je pouvais obtenir.
-Papa, où allez-vous déjeuner aujourd’hui? – la femme a demandé, en osant parler.
Le vieillard l’a aperçu seulement maintenant.
-Prépare dans la chambre, ma fille. Je ne sais pas manger avec les fourchettes, c’est pourquoi je me gêne. On mange un morceau, deux vieillards, avant le commencement de la réunion...
La femme est sortie silencieusement.
-Est-ce que c’est votre fille? – Chiganak a demandé.
-Elle n’est pas ma propre fille, mais tout de même elle est ma fille. C’est elle qui a élevé cent soixante-cinq agneaux de cent femelles.
-Est-elle mariée? Elle est jolie...
-Maintenant non.
Soudain Chiganak a eu l’envie de marier Oljabek avec elle malgré tout, mais il ne savait pas comment commencer une conversation sur un sujet pareil et était assis tout en confusion.
- Si notre Oljabek l’aurait! Cela pourrait être un bon couple! – a-t-il enfin dit.
-Non, elle attend un autre.
Ces mots ont refroidi Chiganak.
Oljabet est entré en ce moment-là.
-Tu es fou, ou quoi, Chiganak? Tout à fait fou? – a-t-il crié. – Pourquoi est-ce que tu l’as obligé à dessiner mon portrait?
-Il voulait lui-même.
-Mais il voulait ton portrait, non?
-Tu es plus jeune que moi et plus beau, qu’il te dessine! – Chiganak a dit avec rire.
-Il viendra chez toi demain, - Oljabek a grondé.
-Venons chez moi au déjeuner, - l’énorme vieillard a appelé.
L’hôtel était plein d’étrangers. Tous les meilleurs gens des kolkhozes étaient ici. Oljabek, qui s’est trouvé entre eux, plus il sentait l’attention et le respect envers soi, plus il se souvenait de sa famille. «Pourquoi est-ce que je courais? Qui avait besoin de cela?» - pensait-il tristement, en suivant deux vieillards. Quand le vieillard accueillant est entré dans la chambre, le sentiment amer de la perte de sa propre faute ne l’a pas quitté. Ses yeux étaient baissés d’un air sombre.
Quand les invités sont entrés, la femme, qui était occupée par la préparation de hors-d’œuvre, se tenait tournée de dos de la porte. Avec deux assiettes dans les mains, elle a retourné vers les invités, et soudain elle s’est mise à trembler et a laissé tomber les assiettes. Ses yeux noirs se sont ouverts largement, elle a tendu les mains.
-Ol-je-ket! – a-t-elle prononcé à peine.
Oljabek se tenait aussi comme abasourdi.
-Jamal! – a-t-il crié soudain d’une voix de tonnerre, et sa bouche est restée ouverte.
-En rêve ou en réalité?! Non, probablement, un rêve... Je vais me réveiller... – la femme a gémi et a fait un pas vers lui, en tremblant et en ayant peur de faire un pas, comme un enfant.
Oljabek s’est jeté vers elle et l’a embrasséefortement.
-Jamal!.. Ma Jamal!..
-Oljeket! Oljeket!
Il n’y avaient pas d’autres mots. Au lieu du torrent des mots, ils versaient un torrent de larmes, comme si ces deux corps réunis fondaient, comme la neige.
En mettant la tête sur la poitrine d’Oljebek qui l’avait serrée fortement, Jamal l’a regardé tendrement et a demandé à voix basse:
-Comment va Sagnitaï? A-t-il grandi? Est-il devenu un jiguite?
Oljabek a tressailli.
-Sagnitaï? Es-tu devenue folle? – Soudain la bouche d’Oljebek est devenue sèche et, en tournant à peine la langue, il a prononcé au-delà de ses forces: - Il est...Il est resté avec toi...
-Oïbaï-aï! On m’a trompée, les bandits m’ont trompée, les chiens!.. – Jamal s’est écriée, en se tordant les bras. – Où est mon Sagitaï? Oljeket! Oljeket! Où est notre fils?
Jamal est devenue blanche et, en le repoussant, elle est tombée sur le canapé, en perdant connaissance. Oljabek se tenait debout pétrifié, en baissant les yeux. Le vieux Chanibaï s’est penché vers la femme.
-Chérie, qu’est-ce qu’il y a? – chuchotait-il tendrement, en caressant sa tête.
Chiganak, en baissant les yeux, a essuyé une larme de sa manche.
Jamal, en reprenant connaissance, s’est mise à pleurer doucement. Oljabek continuait à se tenir debout, comme fait de pierre.
-Ne pleure pas, chérie, ne pleure pas, - Chanibaï disait. – Tes larmes fondent mes os desséchés. Quelle vie maudite et narquoise – tantôt elle réjouit, tantôt elle chagrine! Quand enfin se rassasiera-t-elle des larmes des gens?!
Jamal a mis la tête sur la poitrine du vieillard, et il passait sa grande main seche dans les cheveux de la fille avec une douceur de père.
CHAPITRE 7
1
Il semblait que la fin du monde a commencé. L’ange de la mort a commencé à sonner de son cor. La terre brûlait. Le sang humain coulait comme des rivières, et il y avaient des montagnes de cadavres. Mais l’ennemi ne s’est pas encore rassassié. Il marchait, en détruisant tout, en passant, comme Dajjal¹. Il a avalé Paris, Prague, Varsovie, Belgrade et en s’approchant tout près de Moscou, il s’est arrêté, en étouffant et en se préparant à un nouveau saut.
____________
¹Dajjal – le mostre mythique.
Le monde a frémi en plissant les paupières d’effroi...
C’était le temps difficile pour tout le peuple soviétique, qui s’est trouvé devant la menace mortelle.
« Tout est pour sauver Moscou – notre vie, ainsi que notre richesse! – c’était la voix de toutes les nations de l’Union.
Ces jours difficiles Chiganak était malade. Il souffrait à cause de deux maladies. La première était physique, il avait le cancer d’œsophage, la deuxième était mentale: le poids d’épreuve, à cause de laquelle sa Patrie souffrait. Ces deux maladies ont brisé le vieillard. Il a maigri et s’est affaibli, mais il ne se couchait pas encore. En se ceignant fortement de la ceinture, en s’appuyant sur la canne, il allait dans le champs, à sa place de travail.
Voilà déjà trois jours qu’il ne revenait pas à la maison. Il était assis à Ouil dans le logement de la poste et, sans se retirer, il était de service près de la poste radio, en chuchotant de temps en temps la même chose:
-Pourquoi est-ce que la radio se tait?
Qu’est-ce qui se passera avec Moscou? Il semble que le monde se tient à deux supports: l’un est le carillon du Kremlin, l’autre est la parole ferme du parti: «On remportera la victoire!» Mais la poste radio se taisait. Et chaque seconde, qui restait jusqu’au carillon, semblait plus longue qu’une heure à Chiganak.
-Qu’est-ce qui s’est passé? Qu’est-ce qui pouvait se passer là-bas?! – Chiganak tiraillait le radiotélégraphiste et le regardait avec espoir.
-Attendez. La bataille se passe à la radio, - le radiotélégraphiste a expliqué.
Chiganak n’a pas compris.
-Quelle bataille? Pourquoi est-ce que l’horloge ne sonne pas?
-Patience, patience!..
-Je n’ai plus de patience!
- Il va commencer à parler, maintenant, Chika!
Chiganak s’est tu. La poste radio respirait et beuglait indistinctement.
Chiganak a aussi poussé un long soupir, et en même temps on a entendu le carillon du Kremlin. Le vieillard s’est éclairci.
-Du Bureau d’information Soviétique, - la voix familière du speaker a retenti. – Nos troupes ont passé à l’offensive!..
Les larmes de joie ont giclé des yeux de Chiganak.
-Eh, cela ne fait pas peur de mourir pour la Patrie! – Chiganak a dit, en essuyant les yeux de la manche. – Pourquoi est-ce qu’on a besoin de la richesse, si on ne peut pas la sacrifier à sa Patrie!
Après la fin du message Chiganak a presque couru au comité de district et en passant il arrêtait les gens qu’il rencontrait:
-Est-ce que vous avez entendu? On a passé à l’offensive!..
Juste en enjambant le perron du comité de district, il a annoncé à Ermagambet:
-Ecris!.. J’ai déjà donné deux cent cinquante pouds de millet et je donne encore centvingt mille roubles. L’été prochain je vais encore cultiver deux cent quintauxd’un hectare. Ecris comme ça! – a-t-il dit, en donnant des coups de doigts sur le papier.
-Attendez! – Ermagambet l’a arrêté. – Vous avez dit que vous allez obtenir deux cent quintals d’un hectare. De quelle aide d’état est-ce que vous avez besoin?
-Est-ce que c’est le bon temps pour demander de l’aide? Nous devons aider notre état nous-mêmes!
Après le départ de Chiganak Ermagambet a dit:
-La promesse de Chiganak nous oblige à beaucoup de choses.
Chiganak a galopé à l’aul. Il se dépêchait pour réjouir les kolkhoziens, abattus par le chagrin. Le chemin jusqu’à l’aul semblait extrêmement long. Moscou était devant ses yeux. Il ne pouvait pas oublier les allemands, qui s’étaient approchés de Moscou, pas pour un instant. Le chemin était plein dechariots qui barraient la voie. Ils s’étendaient jusqu’aux kolkhozes. Les vieillards, les vielles femmes et les enfants voûtés étaient assis sur les chariots. Les kolkhoziens transportaient chez eux les gens évacués de l’Ukraine et de la Biélorussie, ceux qui avaient quitté leur propres pays et tout leur bien.
-Que vous ne vous geliez pas dans notre steppe! Enveloppez-les plus chaudement! – disait Chiganak aux kolkhoziens connus, en passant près d’eux.
La colère contre l’ennemi l’a saisi. Il brûlait comme dans le feu. Il a ouvert tout grand la porte et a tendu sa poitrine vers le vent contraire assez froid...
Le cavalier solitaire allait à sa rencontre sur la route étroite. Son visage était blanc de givre, et c’était difficile de le reconnaître la nuit obscure. Chiganak, qui s’est penché vers le cavalier, a épanché sa joie:
-As-tu entendu?.. On a passé à l’offensive. La victoire s’approche! – En ce moment-là Chiganak a reconnu Token dans le passant.
Le cavalier s’est aussi penché, et en l’examinant, il a lancé avec mépris:
-Pauvre! Quelle victoire?
-Voilà le pauvre! – Chiganak a crié et a frappé l’ennemi avec le bâton.
Token a saisi son cheval par la crinière et il est parti en toute hâte.
-Je n’arrive pas à me débarrasser de ce gredin. C’est dommage que je n’aie pas eu le bâton plus grand, - le vieillard fâché a grondé, en reprenant un peu haleine, et il a jeté la moitié du bâton qui est resté dans ses mains.
Depuis que la guerre a commencé, Token s’est mis à traiter Chiganak de nouveau avec mépris, comme avant, avant sa gloire. Chiganak ne voulait pas y faire attention. Parce que les affirmations présomptueuses de Token, qu’une récolte élevée ne pouvait être cultivée sur la terre d’Ouil, ont été brisées trois fois par les records de Chiganak, et maintenant le temps est venu quand, en imitant les méthodes de Chiganak, les autres kolkhozes remporteraient la victoire absolute sur Token et sur tous ses semblables. Mais Token a changé sa tactique: il a commencé à répandre les bruits faux, qu’il y avait un grenier secret qui était caché de l’état à l’aul de Chiganak. Bien sûr, personne des autorités n’a pas attaché de l’importance à ces bruits, mais on a appris qu’il y avaient des gens, qui faisaient secrètement les recherches de ces fosses. Chiganak l’a appris et s’est beaucoup vexé.
Token ne s’est pas arrêté sur cela. Les derniers temps il a commencé à inciter contre Chiganak ses élèves des kolkhozes voisins.
-Il a juste eu le temps de se rendre célèbre plus tôt que vous, et vous, peut être, vous savez mieux le millet! - leur disait-il, en chatouillant leur vanité.
Chaginak savait tout à propos de ces manèges de Token. «Il pense, que son temps est venu», - Chiganak maugréait.
Chiganak est arrivé au galop au kolkhoze, ayant crevé son cheval gris jusqu’à la sueur. Les kolkhoziens se sont réunis dans sa maison. Le temps, quand on se couchait habituellement, a passé il y a bien longtemps, mais après avoir parlé à propos de tout, les voisins ne s’en allaient pas, et ils étaient assis silencieusement, en s’attristant. Plusieurs d’eux avaient les yeux enflés, les épaules abattues, on entendait les soupirs tout le temps.
Chiganak est entré, et tous ont commencé à faire du bruit:
-Est-ce vrai, qu’on a rendu Moscou?!
-On ment! Qui a dit cela?
-On a répandu le bruit...
-Changireï, Karibaï et Janbota sont allés pour apprendre...
-Bavardage! J’ai entendu moi-même le carillon du Kremlin et le message du Bureau d’information Soviétique. Nos troupes attaquent.
-Oh, Dieu! Dieu merci!
-Le cœur vient de se calmer juste maintenant!
-Raconte ce que tu as entendu dire, - et tous ont dévoré Chiganak du regard.
-L’ennemi sera écrasé. Donnez tout au front! – le gouvernement dit. – Donnez tout ce que vous pouvez pour l’aider. Je donne encore cent pouds de millet et vingt mille roubles.
-Moi – une vache!
-Moi - trente pouds de millet!
-Moi - cinq mille roubles.
Chacun donnait ce qu’il pouvait.
-Je donne la seule génisse de ma seule vache, - a dit le boiteux.
Quand tout le monde a dit ce qu’ils donnaient pour aider le front, Chiganak a donné une grosse liasse de lettres à Akpal.
-Range ces lettres, on va les lire plus tard. Et nous allons envoyer ce qu’on a choisi pour aider le front déjà aujourd’hui. La vieille, allume la lampe, nous irons au grenier.
Tandis qu’il versait du millet dans les sacs, Changireï, Karibaï et Janbota,essoufflés, sont entrés en courant.
-Yapyraï, Chika! Est-ce vrai? – Changireï a demandé.
-Tout est vrai.
-Ouf! Comme si quelqu’un a pris à la gorge et étranglait tout le temps, il a enlevé la main juste maintenant!
-Non, on n’a pas encore enlevé! Mais oui, on va couper cette main maintenant. Un grain de millet fait une cartouche. Est-ce que tu as des grains?
-On va en trouver. On a déjà envoyé un chariot. Est-ce qu’on n’ouvre pas notre deuxième caisse à grain? – Changireï a demandé.
Il était difficile de reconnaître l’avare Changireï.
-C’est bien de donner à l’état, - Karibaï a répliqué, - mais il faut aussi laisser pour les semences et pour l’alimentation. La guerre durera longtemps. Est-ce qu’il y a des instructions du district, Chika?
Chiganak s’est mis en colère:
-L’instruction du district? Devine toi-même. Qui peut donner des instructions mieux que le parti et le gouvernement?
Karibaï s’est tu.
Janbota, qui se taisait d’un air sombre tout le temps, a soudain demandé:
-Avez-vous rencontré Token?
-J’ai rencontré.
-Est-ce qu’il ne vous a rien dit?
-Il n’a pas eu le temps. Je lui ai donné un coup de bâton. Le bâton s’est cassé et il s’est sauvé.
-C’est bien fait! – Janbota a crié avec rire. – Il me semble qu’il répand de mauvais bruits.
-C’est dommage, qu’Amantaï ne soit pas là maintenant, - Chiganak a répondu, - Il l’aurait vite tiré du chenil.
-Il pense, qu’il n’y a pas d’hommes, - c’est pourquoi il a pris son courage à deux mains et fait des saletés. Avec ce gredin, je vais me débrouiller moi-même, sans Amantaï! – Janbota a crié.
Changireï et Karibaï sont sortis avec hâte pour organiser l’envoi des cadeaux à Moscou. Chiganak a retenu Janbota.
Après avoir rempli quelques sacs de millet, le vieillard s’est fatigué.
On étouffait dans la décharge, et la lumière faible de la chandelle n’a pas permis de voir clairement son visage. Janbota était debout, en attendant, ce qu’il allait dire, mais Chiganak lambinait.
-Vous vous débrouillez vous-mêmes ici. Je vais aller me coucher, - a-t-il dit et, en confiant l’envoi des grains à sa famille, il a fait un signe de tête à Janbota. – Allons chez nous.
Sans se déshabiller, il s’est couché sur le lit et était couché sans dire un mot pendant longtemps, en fermant les yeux. Il a maigri, les joues se sont creusées, et les pommettes semblaient plus larges que d’habitude.
«Il a tellement maigri!» - Janbota a pensé avec pitié.
-Il me semble que je n’ai rien mangé aujourd’hui. Est-ce que la vieille n’a pas laissé quelque chose pour moi? Regarde, Botajan, - a-t-il dit enfin, en soulevant la tête.
Il s’est trouvé que Zarou avait pris soin. Janbota a sorti un morceau de saucisson gras bouilli et, en hachant menu, l’a mis devant lui. Chiganak a maché sans appétit un petit morceau, l’a avalé et a repoussé l’assiette.
-Je ne peux pas. Qu’est-ce que je dois faire?
Le cœur de Janbota s’est serré.
-Eh, quel dommage, que vous n’ayez pas le temps d’aller à Moscou! –a-t-elle dit tristement.
-Eh, ma chérie, où que tu conduises Chiganak, il ne vivera pas mille ans. Pense mieux à Moscou. J’ai fait une promesse. Je ne peux pas refuser maintenant. Il faudra rappeler Oljabek du troupeau jusqu’à l’ensemencement. C’est dommage qu’Amantaï soit dansl’armée, ainsi que mes fils. Quand je commence à penser – il n’y a que toi et moi parmi les femmes et les enfants.
-Je vais aussi aller à l’armée.
-Tu ne peux pas.
-Non, je vais aller, Chika! Maintenant ce n’est pas comme autrefois, on ne bat pas à l’aide des lances et des bâtons, mais avec des balles et de la ruse.
-Si on part tous, qui nourrira l’arrière-front, qui ravitaillera l’armée?! La guerre n’est pas seulement au front, mais aussi à l’arrière-front. Le parti dit que celui qui a l’arrière-front fort gagnera. Où iras-tu en chargeant le pauvre vieillard de tout le poids?
Janbota s’est mise à réfléchir. Elle comprenait, que l’arrière-front et le front étaient une chose, maismaintenant, comme on dit, elle était bouleversée. Il ne restait que tuer ou être tué. Pourtant le vieillard qui était plus cher queson propre père, disait, en prenant soin de leur futur.
-Si on prend Moscou, est-ce que nous allons semer tout de même? – a-t-elle demandé.
-On ne prendra pas, one ne prendra pas! Je l’ai entendu dire à la radio de mes propres oreilles... Nos troupes attaquent, - Chiganak a dit d’un air excité.
Janbota a pleuré à chaudes larmes.
-On ne prendra pas, vous dites? Mais ils sont tellement proche.
Chinagak s’est éteint tout de suite, il s’est retourné et s’est mis à marmotter quelque chose. Il a essayé de se dominer, mais il n’a pas pu. Ses yeux se sont humectés et la bouche s’est contractée. Il ne s’est pas décidé à parler pour que sa voix ne vibre et ne trahisse son agitation.
«Si le seul aksakal, le soutien des femmes et des enfants qui sont restés, montre le désespoir, qu’est-ce qui leur reste à faire?!» - cette idée lui a rendu le calme.
-J’ai pensé que tu es faite de fer, mais il se trouve que tu es un brin d’herbe. Tu t’es pliée tôt, Bota!
-J’ai perdu ma belle humeur.
-Tes larmes ne peuvent pas aider!
-C’est de l’eau et je l’ai pressurée, Chika.
-Si c’est ainsi, je vais essayer d’assécher ton âme détrempée, - Chiganak a dit.
Il a pris la dombra et, en jouant un des kuïs¹ de Kurmangaza, il continuait à parler:
-Le jour d’une épreuve difficile est venu, ma fille. L’état s’appuie sur l’armée et l’armée – sur le peuple. Il est difficile pour tout le monde. Dès l’enfance je t’élevais comme un aiglon. Maintenant je veux, en ayant un pied dans la tombe, de te voir voler.
-Continuez! – Janbota a dit avec animation.
___________________
¹Kuï est une mélodie musicale sans paroles.
-J’ai promis au comité de district de cultiver deux cent quintaux d’un hectare. Je vais te charger de cette promesse.
Janbota s’est mise à réfléchir. Le départ au front lui semblait maintenant la fuite de l’accomplissement de son devoir. Mais qu’est-ce qu’elle a eu le temps de s’approprier de Chiganak, de son art du maître de la récolte élevée? Est-ce qu’elle cédera beaucoup à son maître, si une mission tellement grande lui écherra?
-Bon, je suis d’accord, -Janbota a répondu après les réfléxions. – Et vous inventez quelque chose pour que les épis ne se couchent.
-On l’obtiendra d’une manière ou d’autre, ma fille, - en souriant d’une manière tendre, a dit Chiganak.
2
Il n’y avaient que des gens connus dans la chambre. On n’entendait aucun bruit. Tous avaient les sourcils froncés, les yeux baissés. On était assis comme écrasés. On n’avait rien à dire. Il semblait que chacun savait les pensées et les émotions des autres. Les verres de la fenêtre ont été couverts de glace de tout un verchok, et la pénombre, qu’ils laissaient entrer, pesait encore plus sur tous. Le vent fou hurlait et sifflait dehors.
Chiganak a entrouvert ses yeux lentement et, en examinant toute la famille, il les a fermés de nouveau. Personne ne l’a aperçu. Une souris a passé le long du mur. Personne ne la voyait non plus. Chiganak a ouvert les yeux encore une fois et a essayé de chasser l’humeur triste de sa famille:
-Eï, la vieille, une souris est sous tes pieds!
Zarou a poussé un cri et, en sautant sur ses pieds comme piquée, s’est mise à se secouer.
Tous se sont mis à rire. Chiganak a appelé Chaïkhi. C’était le plus cadet de ses fils. Il l’a embrassé et a caressé sa tête.
-Quoi, mon chérie, pourquoi tu t’es attristé? Est-ce que tu as rappelé tes frères? Ou tu penses à moi? Ou tu te chagrines à cause de notre temps difficile? C’est encore trop tôt pour toi.
-Ata, et comment estle fasciste?
-Il a les crocs comme un sanglier, la gueule comme une porte, et il y a un seul œil au milieu de son front comme une bassine de cuivre, - voilà comme ça.
-Est-il un homme?
-Un homme, mais seulement sauvage.
-Et une balle peut le tuer?
-Elle peut, mais pas n’importe quelle. Il voyage en boîte de fer.
-Et comment est-ce qu’il voit?
-Pour cela il y a un petit trou dans la boîte.
-Et si on s’approche à pas de loup du petit trou et fourre une baïonnette, est-ce qu’il va mourir?
-Il va mourir, mon fils, il va mourir.
Chaïkhi s’est réjoui, il a ouvert le petit coffre de son père avec les instruments et s’est mis à fabriquer une lance.
Eleoussine, en poussant un soupir, se taisait. Zarou se taisait aussi, comme toujours, et elle était assise, en baissant les yeux.
-Il me semble, que la vieille est la plus forte de tous! – Chiganak a souri malicieusement et s’est adressé à ses filles: - Akpaljan, Akjibek, chantez pour moi, mes chères, la chanson d’Ait.
Akpal et Akjibek savaient:
Oh, le père, je te quitterai. La guerre, -
Je dois être au front dans le feu avec mon camarade..
Je ne lâcherai pas le drapeau Rouge de mes mains,
Je ne pourrai pas vivre sans les Soviets!
Tu as laissé quatre oiselets, je suis le cinquième.
La bande de corbeaux s’est abattue;
Comme un faucon, papa, dans ton propre nid
Tes fils vont te protéger de leurs ailes!
-Oh, quel robuste gamin! – Chiganak s’est écrié avec joie. – Mais d’où a-t-il ce talent d’akyn? On dit que les garçons ressemblent aux parents de sa mère. Je n’arrive pas à croire: tu peux tuer la vieille – il est impossible de lui arracher un mot, je ne parle pas de la chanson.
-Il me semble q’un de mes grand-pères étaient un akyn, - Zarou a prononcé.
-Même si c’est comme ça, il a enfoui son talent bien profondément. Je ne pense pas qu’Ait l’ait déterré. Plutôt, il l’a pris d’un de mes parents.
-Peut être, - a répondu Zarou et s’est tue de nouveau.
-Alors, ma fille, au travail, - Chiganak s’est adressé à Akjibek. – On a plein de lettres. Lisons-les. – Il s’est levé, il a ceint la ceinture plus fortement et s’est approché de la table.
Akjibek ouvrait les enveloppes et lisait les lettres:
-«Cher monsieur Bersiev, pour la popularisation de votre Expérience dans la lutte pour la récolte de millet de record, le bureau de l’exposition agricole de l’Union vous demande de nous envoyer un article».
-Est-ce que tu pourras écrire? – Chiganak a demandé à sa fille.
-A peine. Je ne les ai jamais écrits.
-La langue courte, la fille, est pire que les mains courtes. Il faut apprendre à le faire. Pour le moment je suis obligé à demander Sergey. Alors, continue à lire.
-C’est de l’académie agricole Lénine de l’Union. On demande d’envoyer vos deux photos. Probablement, on va les publier dans le livre.
-Et alors, envoyez.
-Il y a encore une lettre:
«Cher monsieur Chiganak,on prépare l’émission du nouveau film «La technique agricole de Stakhanov» l’été suivant. Je suis le réalisateur de ce film. Je vous demande d’envoyer les réponses aux questions suivantes:
Premièrement. Quelle est la station de chemins de fer la plus proche de chez vous?
Deuxièment. Quelle est la distance de là jusqu’à votre kolkhoze?
Troisièment. Quand partez-vous pour les semailles de printemps? Communiquez les termes des blés qui lèvent, de l’arrosage et de la moisson.
Quand nous obtenons la réponse, notre équipe partira tout de suite pour le tournage.
-Tout le reste – des stations de séléction, demande d’envoyer du millet pour les expériences et les instructions.
-Bon, - Chiganak a dit. – Envoyez le millet maintenant, et quand l’article est écrit, on va envoyez la copie.
Toute la famille s’est mise au travail. Akjibek et Akpal sont allés préparer les colis avec du millet pour les stations de sélection. Baïbichet Zarou s’est mise à se trémousser près du feu. Eleoussine, en saisissant la pelle, est sortie dans la cour. Chaïkhi est sorti en courant après elle.
Resté seul, Chiganak a regardé tout autour, comme s’il voyait tout pour la première fois. Il s’est approché lentement du mur et a enlevé le fusil de Berdan, mais il l’a raccroché tout de suite. Son regard est tombé sur les filets pas tressés. Il les a touchés de sa canne.
C’était tout ce qui est resté de vieilles choses dans la maison. Tout le reste était nouveau. Et Chiganak gardait le fusil de Berdan et les filets comme les souvenirs de sa vie passée, et en les regardant, il se réjouissait du présent. En les touchant, il est entré dans la chambre voisine et s’est assis près de la table, où il y avaient les photos de ses quatre fils, qui se battaient au front. Le vieillard a touché chacun de ses lèvres avec tendresse et les a remises à la table.
En traînant dans la maison, il s’est approché de l’armoire, il a vu une assiette avec karta¹. Devenu sombre, il l’a regardée et a poussé un soupir, et son soupir a retenti comme un gémissement.
____________
¹Karta – le repas national, préparé de la viande de cheval.
Il s’est arrêté au milieu de la chambre, en se refermant complètement dans ses pensées tristes.
«Si au moins rire de tout le cœur une fois et manger à sa faim! Est-ce que c’est possible de guérir de cette maladie? Eh, les désirs, les désirs!.. Il y a plus de ceux qui n’ont pas été obtenus que réalisés. La vie malicieuse et alléchante, que tu es belle!..»
Soudain la maisonnée est entrée en bande.
-Un télégramme!
-Des environs de Moscou.
-Des gens de Panfilov!..
Akjibek a lu le télégramme d’une voix qui avait une extinction. Les compatriotes – les gens de Panfilov remerciaient pour l’aide, rendue à l’Armée Rouge, ils exprimaient la certitude de la victoire et souhaitaient bonne chance.
Chiganak ne savait pas lire, mais il a pris le télégramme et, en tournant dans ses doigts, il ne l’a pas rendu à Akjibek, comme il le faisait d’habitude avec toute la correspondence, mais, en le pliant avec soin, il l’a caché dans la poche de poitrine, l’a boutonnée et l’a palpée quelques fois.
Il est resté debout un peu de temps, en mettant en ordre ses pensées agitées et, en disant: «Je me mets au cheval», - il est sorti de la maison.
Tout d’abord il a réjoui Janbota, Karibaï et Changireï, et quand il n’y avait pas assez de place pour sa joie dans son propre kolkhoze, il est allé à «Kemer-chi».
Zaouretétait à «Kemer-chi», Koulmesse était à «Karakol», dans le kolkhoze voisin, à droite de là – c’était le kolkhoze du père de son futur beau-fils Kachkyn. Tous étaient les maîtres dela récolte élevée de millet, ils étaient ses disciples et ses élèves. Maintenant ils avaient leurs propres voitures, et eux, en retroussant les manches, attendaient le printemps.
Chiganak est venu à «Kemer-chi» à grand trot, chez Zaouret, et ici il a rancontré Koulmesse. Les deux femmes étaient debout, en s’adossant contre le mur du grenier de kolkhoze. Elles se tenaient d’un air sombre et triste. Zaouret est allée à la rencontre de Chiganak à contrecœur et l’a salué tristement, et quand tous sont entrés dans sa maison, elle est allée en courant mettre le samovar, comme toujours dans les cas pareils, et elle s’est assise au seuil et a poussé un soupir amer.
-Que pensez-vous faire? – a-t-elle demandé.
-Que faire? – Chiganak a répondu. – On a mis le bétail de travail à la mangeaille, on trie les graines, on fait les réparations du matériel, on retient la neige – on a déplacé les boucliers déjà deux fois.
-Vous allez nourrir les allemands?
-Comment- les allemands?
-S’ils ont pris Moscou, est-ce qu’ils ne peuvent pas venir à «Kourman» et «Kemer-Chi»?
-D’où vient ce bruit? On n’a pas annoncé à la radio, on ne parle pas de cela dans les journaux.
-On n’a pas annoncé, c’est vrai, mais le gouvernement a quitté Moscou... ainsi que Leningrad, vous savez vous-même...
-Qu’est-ce que vous allez faire? – Chiganak a demandé.
-Ce que le peuple fait, on fait la même chose...
-Je suis tombé malade, je vois les gens peu. Qu’est-ce que le peuple dit?
-Quand les femmes se réunissent, elles parlent de tout. Maintenant les pauvres femmes pensent à tout et font tout. Le kolkhoze nous appartient et nous ne pouvons pas quitter notre terre. Et on doit cacher toute l’alimentation. Il ne faut pas semer. Chasser le bétail dans les sables, cuire du poison des herbes et rancontrer les allemands –voilà de quoi les femmes parlent! Bien que ce soit du bavardage, mais j’ai commencé à me laisser convaincre. Si la capitale est tombée, qu’est-ce qu’il nous reste encore?
-Si la capitale est tombée... Mais elle n’est pas tombée, et elle ne tombera jamais! – Chiganak a dit et, en sortant de sa poche, il a montré le télégramme.
Sans savoir comment exprimer leur joie, les femmes se sont embrassées.
Chiganak s’est assis sur le cheval et il est allé dans les autres auls.
3
La tempête de neige, qui continuait sans s’arrêter quelques jours, venait de terminer. La neige brillante a orné toute la terre, en scintillant sur le soleil vif.
Un skieur solitaire dans le masque à gaz galopait dans la steppe déserte. Les femmes, en levant le pare-neige renversé par la tempête de neige, allaient entre les congères de neige.
En sautant par-dessus des cols et des fondrières, le skieur a atteint les femmes. Il a arraché le masque à gaz du visage, et on a vu que c’était Janbota.
Les femmes se sont assemblées et l’ont entourée.
-Quoi de bon? Qu’est-ce qui se passe à Moscou? Est-ce qu’il n’y a pas de lettres? – a commencé à tomber de tous les côtés.
-Il y a une lettre d’Amantaï, - a souri Janbota.
-Qu’est-ce qu’il écrit?
Janbota voulait raconter le contenu de la lettre elle-même, mais ses amies ont protesté toutes ensemble:
-Ah, alors, lis! Lis sans rien cacher!..
-«Paysanne, ma femme, bonjour!» - c’est ainsi qu’Amataï a commencé sa lettre; ce commencement a fait tout le monde rire.
«Janbota, ne te fâche pas, que je t’ai appelée la paysanne. Maintenant je n’aurais pas échangé même ta trace contre la houri vivante. Mais si tu m’échanges contre quelqu’un, puis ne t’en prends.
Je vais te parler des allemands: il n’y a plus d’auls entre les leurs et les nôtres. Mais leurs chiens sont méchants, ils aboient sans s’arrêter. Je parle de leurs mitraillettes. Et tout de même nos soldats traînent «la langue» chaque jour. Tu vas me demander, ce que c’est que «la langue»? Il faut voler un ennemi vif juste de sa tanière. Si tu arrives à le faire – le respect, si tu tombes entre leurs griffes- la perte. J’ai dit à mon chef de bataillon: «Je pourrai voler un mouton». Il m’a laissé.
La nuit noire dans la forêt moi et mes camarades, nous avons plongé dans la neige, comme des hermines. Cela, mon camarade, ce n’est pas la même chose que plonger avec toi à Ouil bleu: meurs sur place, mais n’ose pas lever la tête jusqu’à certain moment. Mais c’est bien possible d’atteindre l’ennemi sans bruit, si on est vêtu en cabans de camouflage blancs. Seulement sois habile. La première fois je me suis troublé quand je me suis approché à pas de loup de la rivière, je t’ai obligée à rester la tête dans l’eau, et la deuxième fois j’ai dû me troubler ici. La respiration s’est arrêtée, quand un fasciste robuste s’est levé sur ses jambes juste devant moi, et partout tout était poli, comme une nappe. On n’entendait que l’aboiement des mitraillettes. Les projecteurs et les fusées éclairaient le ciel tout le temps. On entendait le grondement et le bruit. Je regardais le fasciste. Si je le tue – je resterai sans «langue», et cela faisait peur de le saisir. Celui qui dit, qu’il ne connaît pas la peur, celui ment. Le fasciste était aussi plus prudent qu’une pie. Il me semblait qu’il sortait dans l’embuscade et allait juste à ma rencontre. Est-ce possible de l’endurer? Je me suis levé brusquement et je l’ai saisi comme un putois. Il s’est trouvé bien fort. Je n’arrivais pas à le vaincre! Soudain encore deux fascistes ont apparu. J’ai dû appeler les miens. Boum! – un coup de feu. Il s’est trouvé que les nôtres n’attendaient que ces deux-là. On les a abattus sur place. On a saisi mon géant, on a fermé sa geule, on a lié ses mains, ses pieds et l’a amené chez nous.
Qu’est-ce que je peux encore dire à propos des fascistes? Ils ont beaucoup de ruse. Ils ont fait les chars, grands comme des maisons, pour prendre Moscou avec leur aide. Ils écrasent tout ce qui entrave leur route. Mais nous aussi, on ne fait pas de faute.
Ma paysanne, je ne peux plus écrire à propos du front en détail, mais je vais te dire – leurs mains sont trop courtes pour prendre Moscou.
Ketmeni est maintenant entre tes mains, profites-en. N’oublie pas d’arroser mes potagers. J’ai entendu dire, que Chika était malade, mais tu es saine, peut être, tu vas vraiment surpasser les hommes – tu es ainsi!
Ecris plus vite, souris-moi au moins de loin, tu me manques beaucoup. Adieu.
Ton Amantaï».
Les femmes écoutaient la lettre en souriant, et les larmes coulaient de leurs yeux. Amantaï était un gars agile et habile, simple, communicatif, il entraînait tout le monde par sa gaieté et ses plaisanteries. Après son départ l’aul est tout de suite devenu vide et ennuyeux. Janbota,elle aussi, qu’on considérait assez forte, a beaucoup changé... «Eh, quel sot, quel sot !» - répétait-elle à propos d’Amantaï. Bien qu’ils disputent et se querellent, mais ils s’appréciaient beaucoup. Ils étaient un couple en ce qui concernaient les disputes, la joie et les plaisanteries et ils ne pouvaient pas se passer l’un de l’autre. Maintenant il était là, elle était ici, et elle se souvenait des jours insouciants, passés ensemble.
-Ah, je m’ennuie tellement sans Amantaï! – Janbota a poussé un soupir. – J’aurais quitté tout et je serais allée chez lui, mais voilà... je ne l’ai pas fait!
Avec sa dernière phrase elle a ouvert le secret que seulement eux deux savaient. Janbota attendait un enfant, son ventre s’est arrondi visiblement, son corps ne tâchait plus de faire des mouvement rapides et brusques, de courir, de sauter, comme avant. Cela l’a fait avouer qu’«elle ne l’a pas fait».
Chaque femme de celles qui sont restées ici, en écoutant la lettre d’Amantaï, s’est rappelé du fils, du mari ou du frère. Elles sont devenues tristes. Janbota s’est secouée et s’est levée.
-Pourquoi est-ce que vous vous êtes tellement amollies? On ne peut pas effrayer les fascistes par les larmes. On peut les tuer seulement en travaillant. Il faut donner plus de pain, d’armement et d’obus à nos combattants. Il faut prendre soin de leurs vieillards et leurs enfants ici. La femme, qui aime les parents, le mari, les enfants, maintenant doit aimer seulement le travail. Nous sommes devenues les maîtres des champs. Que votre tristesse, votre chagrin, votre vengeance – tout soit exprimédans le travail! Que notre slogan soit: «La lutte pour la récolte de deux cent quintals». Levez-vous – et au travail! Alors nos combattants reviendront plus vite.
Les femmes se sont mises à s’en aller, en essuyant les larmes, certaines sanglotaient encore. Janbota et Aïslou sont allées ensemble. En passant Janbota mesurait la profondeur de la couche de neige à l’aide du bâton. On remettait les boucliers pour la troisième fois. Les couches sont devenues plus épaisses, mais elles étaient mouvementées.
-Mais il y a un réservoir d’eau surélevé! Pourquoi retenir la neige? – Aïslou a dit d’un ton grogneuse. – Tout ça sont les inventions de la perche.
Les femmes ont appelé «la perche» l’agronome. Depuis que Chiganak s’est persuadé de l’utilité d’engrais sur le terrain «négligé» lui-même, il a commencé à croire Sergey et le traiter avec respect. On menait la rétention de la neige pour la première fois au kolkhoze.
Janbota n’a pas répondu. En notant les chiffres de la sonde, elle calculait.
-Cesse enfin! Tu ferais mieux t’asseoir, on va causer! – Aïslou a dit impatiemment.
-En moyenne sur le territoire de vingt hectares on a retenu la neige de cinquante centimètres d’épaisseur...
-Laisse tout ça!
-Attends. Chika a ordonné de pousser jusqu’au mètre. Un hectare aura seulement mille cinq cent mètres cube d’eau. Il faut bourrer les palissades avec de la neige...
-Penser et être affligé à cause de la neige – on peut mourir d’angoisse. Parlons mieux de quelque chose d’autre.
-Et bon, qu’est-ce que tu veux? – Janbota a demandé, en enlevant le papier et le crayon.
-Je veux m’amuser.
-Entasse le mur de neige, retiens l’eau, alors tu auras plus de millet, - voilà comment tu vas t’amuser.
-Tu es devenue tout à fait comme un rondin, tu parles des affaires tout le temps... Et moi, je pense aux hommes.
Janbota s’est mise à rire.
-Et quoi, c’est bien de penser à eux. Il n’y a pas de vie sans eux. Parce que tout le poids de vie est sur eux.
-Je ne refuserai pas maintenant la cour du mollah boiteux, - Aïslou a eu un petit rire. – Seulement je ne sais pas s’il n’est pas trop vieux!
-Comment tu es! –Janbota a souri et a ajouté d’un ton sérieux. – Tu n’humilies pas les mérites du mari avec ces pensées. Il est le père, et le père est le soutien de la famille. Il est le guerrier, le défenseur de la patrie et ton défenseur. C’est ce que je pense à propos de mon Amantaï. Ton Aïjan est trop modeste...
-Et quoi dire, ils ne sont pas ici maintenant, bon, au diable, laissons tranquille tous les deux! On va trouver les autres.
-Tu es sérieuse ou?.. – Janbota l’a regardéedans le blanc des yeux.
Aïslou n’a rien répondu.
Janbota a mis les skis et a couru. Les pensées et les souvenirs qui concernaient Amantaï ne la quittaient pas.
4
Les yeux d’Akhmet, fixés avec une attente triste aux montagnes désertes pendant des années, maintenant se sont ranimés et lançaient des éclairs. Les gens dont ils avaient peur, les kolkhoziens de qui il se cachait, ont baissé les têtes devant le danger qui menaçait. Akhmet a sellé le cheval qui piaffait et il a déjà décidé d’attaquer ses ennemis ouvertement. Il est parti de son refuge. Mais le vieux cheval n’a pas enduré la course. Akhmet l’a laissé et irrité, il est allé à pied. Il savait peu la guerre et la situation aux fronts et dans le pays. Mais le bruit sur l’attaque des allemands ont même atteint les montagnes désertes où Akhmet se cachait. Il est arrivé à Ouil. Akhmet n’était pas de ces lieux-là, mais autrefois, en venant à la foire d’Ouil, il descendait plusieurs fois chez Token. Et maintenant il s’est dirigé chez Token pour résoudre avec lui les doutes qui l’avaient envahis.
Beaucoup de temps a passé depuis leur dernière rencontre, mais Akhmet n’a pas oublié le chemin et même la nuit sombre, comme celle-là, il a trouvé la maison sans faute.
Token, qui venait de revenir à la maison, était couché malade dans le lit – après le coup, reçu de Chiganak.
Quand il a entendu quelqu’un frapper à la porte à une heure indue, il s’est alarmé. Akhmet est entré, il a salué, s’est secoué la neige, a essuyé le visage, la moustache et a ôté le chapeau. Seulement en ce moment-là Token l’a reconnu.
-Akhmet?! Je ne t’attendais pas!
-Est-ce que vous avez pensé que j’ai crevé?
En geignant, Token s’est levé du lit et s’est embrassé avec son ami.
-Où as-tu été? D’où es-tu venu? On ne s’est pas vu depuis tant d’années!
-Comme tu vois... Je me cachais tout le temps, comme une caille...
-Et maintenant, c’est la fin... Tu es déjà sorti!
-Dis-moi précisement ce qui est vrai et ce qui sont les blagues. Je ne sais rien.
-Maintenant on ne peut douter de rien! – Token s’est mis à rire gaiement. – La Biélorussie, l’Ukraine sont entre les mains des allemands il y a bien longtemps. Maintenant, probablement, ils ont déjà pris tout Moscou. Leningrad est entouré. Les allemands attaquent de la Mer Noire...
-Et quoi, le pouvoir se tient encore?
-Oui, il se tient encore!
En clignant des yeux, Akhmet regardait l’ampoule électrique.
-Il se trouve que cette lumière de diable a atteint Ouil!
-C’est ça, c’est ça! Tandis que ces «nôtres» passaient le temps en faisant ces bagatelles, les allemands fortifiaient le matériel militaire. Tout est comme il faut!
-Toi, Token, tu te réjouis et j’ai entendu dire que les fascistes ne tiennent personne pour un homme, sauf eux-mêmes. C’est vrai que mon peuple et mon pays sont hostilesenvers moi, mais peut être, c’est mieux que les fascistes. Il ne me reste plus de vie d’un vieux mouton, pourquoi en avoir pitié! Je suis prêt à battre, mais je comprends mal qui battre, qui défendre.
-Tu dis la vérité – le jour est venu, - Token a dit, en s’animant. – Les fascistes veulent diriger tout le monde, c’est vrai. Le tsar blanc qui dirigeait la Russie pendant trois cent ans, s’appelait aussi l’autocrate. Les Kazakhs et les autres nations ne vivaient jamais bien dans la Russie et on ne leur rendait pas hommage, mais nous, Akhmet, nous sommes aussi les Kazakhs, et qui t’offensait le temps jadis? Le gouvernement tsariste jouissait des services de meilleurs gens de chaque nation, et les fascistes ne seront pas loin de ce chemin. Par force ils s’appuyeront sur les tokens et les akhmets... Et voilà ce fasciste s’approche déjà. Nous devons lui montrer notre sympathie et le rencontrer dignement.
-Est-ce qu’il y a des nouvelles des lieux, pris par les allemands?
-Je ne dis pas au hasard, mais précisement.
Les paroles de Token ont parvenu Akhmet, et il a décidément pris le parti des allemands...
-Tu habites avec les gens tout le temps et tu es habitué à tout, - Akhmet a dit, - et moi, je m’étonne de tout. Je me cachais neuf ans à Orta-juz et Kchi-juz et bien que j’aie erré tout le temps, mes yeux remarquaient beaucoup de choses: les chemins étaient pleins de voitures, les champs – pleins de tracteurs, il y a des avions dans le ciel, et, on dit que les trains circulent entre Kandagatch et Guriev. De hautes tubes fument le long du bord d’Ouil... Le pouvoir des Soviets a su s’emparer de la plupart des gens et ce sera difficile de le vaincre. Comment est-ce qu’on peut aider?
-Il y a quelques moyens, - Token a dit, - la panique, le sabotage, l’espionnage, les meurtres... Lequel est-ce que tu aimes le plus?
-N’importe quel! Dis-moi seulement comment.
-Je vais prendre Ouil sur moi, et tu agis dans la steppe. Pas loin d’ici il y a Chiganak – le torrent inépuisable de millet. Lui seul coûte centaines des autres.
-C’est celui-là, connu?
-Non seulement connu, mais précieux!
-D’accord, je vais y aller, - Akhmet a consenti.
La vieille femme, la sœur de Token, a servi le dîner. Akhmet était assis d’un air sombre et taciturne. Token parlait de la prise de contact et comment Akhmet pouvait atteindre l’aul.
-Comment est-ce que tu es arrivé ici?
-En voiture qui allait dans cette direction.
-Alors, prends mon cheval. Avant de gagner l’aul, tu descendras, tu le laisseras, il reviedra lui-même.
5
La réunion commune des communistes des kolkhozes les plus proches a traîné jusqu’au minuit. Ermagambet parlait du but actuel des communistes – de la vigilance.
-... Dans cette guerre notre pays doit montrer les hautes qualités du peuple soviétique. Le destin n’a pas encore fait retombé un fardeau tellement pénible aux communistes qui dirigeaient le pays. Le pays s’est serré en poing bien fort. Nous ne reculerons pas devant toute victime, nécessaire pour la victoire. Mais les fascistes ne sont pas seulement au front – ils fournissent leurs saboteurs et leurs espions sur les avions dans notre arrière-front profonde, et ils les parachutent aussi. Il ne faut pas laisser sans attention même les dunes du désert de nos steppes. Seulement quand notre vigilance est égale à notre puissance, nous gagnerons. Aucune parole équivoque ne doit pas être laissée sans attention. Notre ennemi le plus dangereux est l’insouciance...
Les brigades de la lutte contre le danger intérieur ont été crées à la réunion. Chaque communiste était attaché à son arrondissement, dont il était responsable.
Karibaïallait à la maison en tout hate. Aujourd’hui l’aul a envoyé son aide à Moscou. Karibaï ne pouvait pas y prendre part à cause de la réunion. En revenant, son imagination s’est déchaînée: il dévorait du regard chaque point sombre. Les paroles, prononcées par Ermagambet, se ranimaient dans son imagination. Il lui a semblé qu’ici, quelque part à côté, dans la steppe épaisse, les fascistes se cachaient. Il a sorti le browning de la poche et l’a fourré dans la tige de sa botte. Mais cela ne l’a pas calmé. Les ennemis étaient rusés, ils pouvaient venir vêtus en tenue de l’Armée Rouge et dans le vêtement kazakh... Comment deviner?!
Ses pensées ont été interrompues par le bruit, qui venait de l’aul. C’étaient les chameaux, embâtés du millet, qui se dirigeaient dans la ville, qui rompaient le silence de nuit. Les moutons bêlaient, les vaches beuglaient, la caravane s’est mise en route. Les voix et les sons, en courant les uns après les autres et en se réunissant, se répandaient loin. La tête de la chaîne se noyait loin dans les ténèbres dans la direction d’Ouil, et son bout se trouvait encore à l’aul.
«Est-ce qu’ils ont laissé quelque chose?» -Karibaï a pensé avec inquiétude et, en piquant son cheval des deux, il a galopé vers le grenier de kolkhoze.
En ce temps-là Changireï a ouvert la porte de la deuxième moitié du grenier, où la réserve intangible se trouvait.
-Qu’est-ce que tu fais? – Karibaï a demandé, sans descendre du cheval.
-Je veux envoyer encore deux-trois chariots.
-Laisse, il ne faut pas.
-Si on ne peut pas le faire maintenant, pour quand est-ce qu’il faut le conserver?
-Mais il n’ y a pas d’instruction de donner tout jusqu’au dernier grain. Laisse.
Mais c’était difficile de persuader Changireï pour cette-ci.
Karibaï ne savait pas comment retenir l’avare qui s’est montré généreux mal à propos. Janbota s’est approchée. Changireï a retourné et s’est mis le dos tourné d’eux, en sentant qu’ils commenceraient à le dissuader tous les deux. Karibaï et Janbota étaient de deux côtés, et Changireï ne savait pas de quel côté il pouvait retourner.
-Et bon, qu’est-ce que vous voulez? – a-t-il demandé d’un air sombre.
-Il faut faire tout ensemble. Nous sommes tous les deux les membres du conseil d’administration. Pourquoi est-ce que tu n’as consulté personne de nous?
-Et quel est le problème? Tu ménages le trésor pour le trésor?
-Le trésor peut être différent. Il faut aussi savoir donner. La guerre durera encore longtemps.
-Eh, quels esprits! Voulez-vous m’en faire accroire? Alors, essayez! – Changireï a marmotté obstinément.
-Il ne faut pas essayer. Si tu ne laisses pas, je vais aller au comité de district tout de suite. Ermagambet n’a pas ordonné de toucher le grenier! – Karibaï a dit etil est allé vers la sortie.
Changireï a cédé. Il s’est retourné, est sorti et, en fermant la porte du grenier, il a grommelé avec les clés dans sa main:
-Tu épargnes le trésor pour le trésor, si c’est ton affaire, donne seulement: donner un sac de millet ou un mouton tantôt pour la compétition, tantôt pour les prix, tantôt pour le festin!.. Maintenant demandez! Même si mon propre père vient – je ne lui donnerai rien!
En fermant la porte avec bruit, il les a enfermés, il a caché les clés dans la poche et, en maugréant, il est parti.
6
L’aul dormait. La nuit était sombre et calme. En s’éloignant de plus en plus, on entendait le grincement des patins, le hennissement des chevaux ou le cri du chameau de la caravane qui partait.
Karibaï et Janbota sont restés ensemble longtemps, en parlant de la vigilance, de la férocité des fascistes. Ils rêvaient des forces surnaturelles, d’une certaine ruse pour la destruction rapide des fascistes. Ils cherchaient une exécution digne à Hitler et ils ne pouvaient pas trouver.
-Ah, si je pourrais devenir invisible! – Janbota rêvait. – Je pourrais m’approcher d’Hitler sans qu’on s’en aperçoive, je l’étranglerais de mes mains et je finirais la guerre!
-Et les villes détruites, le bien du peuple pillé, détruit? – Karibaï a poussé un soupir.
-Après la guerre on fera les agresseurs bâtir, corriger et rendre le butin pour que tout devienne comme il était.
-Qu’on venge les fascistes et tout sera comme avant, et qu’est-ce qu’on fera avec les gens torturés et tués?
Janbota n’a pas trouvé de réponse...
On a entendu les pas prudents dans le silence de nuit. Tous les deux sont restés immobiles. Un piéton solitaire a apparu. Il marchait lentement, en regardant tout autour et en s’arrêtant.
-Halte, qui c’est?! – Karibaï a appelé, en se levant.
La figure qui se profilait dans l’obscurité s’est arrêtée.
-C’est moi, - l’inconnu a répondu.
Karibaïet Janbota se sont approchés, ils ont regardé et ils n’ont pas reconnu le voyageur.
-Où vas-tu si tard? – Karibaï a demandé sévèrement.
-Je suis sorti d’Ouil tard, - l’inconnu a expliqué.
-Où vas-tu?
-J’ai des parents dans ces endroits. J’allais chez eux. Je suis fatigué. Est-ce que je peux me reposer quelque part, mes chers?
-Tu peux. Suis-moi.
Karibaï a accompagné l’inconnu chez lui. En venant à la maison, il l’a examiné attentivement. Le visage du passant a causé les pensées alarmantes. Bien qu’il ait essayé de sembler un homme abruti, pauvre, il a attiré tout de suite l’attention par sa conduite étrange. Karibaï, comme le maître de la maison, comme d’habitude, a proposé à l’hôte de passer à tor. Akhmet a fait un pas à tor avec assurance et comme d’habitude, il s’est assis librement au milieu, comme s’il était assis là toute sa vie.
Karibaï le regardait de travers, en examinant son visage et ses manières.
-Aksakal, faisons la connaissance. Qui êtes-vous, d’où venez-vous?
-Je viens d’Aktubinsk. Je suis adaetsk d’origine. Je m’appelle Souleïman.
-Où dirigez-vous?
-Ma sœur habite à Tassoïgan, je vais chez elle.
-Pourquoi la nuit?
-J’ai entendu dire que les gens de ces endroits-là sont en visite ici. J’ai pensé qu’ils pourraient me déposer.
-Avez-vous habité juste dans la ville d’Aktubinsk?
-Oui, dans la ville. On a pris le fils à l’armée. La vieille femme est morte. C’est pourquoi j’ai dû chercher ma sœur.
-Qu’est-ce qu’on dit à propos de la guerre dans la ville?
-Tous sont effrayés. On dit que les allemands tuent tous.
La femme de Karibaï a apparu près de la porte et l’a appelé. Karibaï est sorti. Resté seul, Akhmet a examiné la pièce. Son regard est tombé sur les larges bottes kazakhs. Il a vu le browning dans une botte. Akhmet l’a glissé vite dans la poche.
Karibaï avait oublié de sortir l’arme de la botte, mais maintenant, soudain il s’en est souvenu, il est revenu dans la cuisine et il a vite saisi la botte. Son visage a changé. Où a-t-il pu perdre le revolver? Il n’avait pas pu tomber de la tige...
Karibaï a regardé fixement son hôte. Celui-là était assis calmement, comme s’il n’apercevait rien.
-Bien que je sois fatigué, mais quand même je veux trouver mes compagnons de route. Je me suis réchauffé un peu – et de nouveau en route, - le hôte a dit. – Accompagne-moi.
-Est-ce que vous ne resterez pas pour la nuit?
-Ils peuvent partir. Je vais déjà aller.
-Aksakal, mon revolver vient de disparaître, - Karibaï a dit.
-Et quoi, je l’ai volé? Réfléchis toi-même!
-Donnez-le!
-Dès que je me suis assis, je n’ai pas bougé de ma place. Fouille, peut être, tu vas trouver!
Karibaï a fait un pas vers lui et a sorti son browning de la poche.
Akhmet a souri sans se troubler.
-Est-ce que c’est possible de laisser le revolver comme ça? Je voulais t’effrayer.
-Ne parle pas, sale type! L’espion! – Karibaï a crié, en braquant le revolver sur Akhmet, - Lève-toi, l’espion!
Akhmet s’est levé sans se dépêcher et a marmotté avec un étonnement feint:
-Pouïon! Qu’est-ce que c’est que «pouïon»? Où aller?
-Tu vas apprendre, où!
En laissant passer Akhmet devant soi, Karibaï est parti. La femme de Karibaï, qui était affairée près du samovar, s’est figée sur place avec la théière blanche dans les mains, stupéfiée d’une telle violation de l’hospitalité.
7
Le petit hôte, en soufflant du nez, dormait sur le lit nickelé dans l’arrière chambre de la petite maison. Prudemment, sans que la porte grince, Jamal est entrée, elle s’est penchée au-dessus de l’enfant et a touché tendrement de ses lèvres le petit front uni. En le couvrant plus étroitement, en glissant à travers la chambre sans bruit, comme une chatte, elle s’est mise au nettoyage. En suspendant le manteau, jeté sur la chaise, dans la penderie, elle a regardé dans le miroir de la portière et a passé du bout de ses doigts sur les petites rides d’un air pensif.
«Ce qui a été répandu ne peut pas être rempli. Tu ne te verras plus jeune», - a-t-elle soupiré.
Cette pensée a flotté dans sa tête, comme la lune entre les nuages noires, et de nouveau elle a plongé dans l’obscurité. Jamal a essuyé la poussière de la valise, a fermé l’étui du phonographe, a ramassé les aiguilles éparpillées et enfin, en prenant le réveille-matin pour qu’il ne trouble pas le repos du cher hôte de son tintement prématuré, elle a quitté la chambre.
Le sifflement et le bouillennement de l’eau bouillonnante l’a informée que le samovar avait bouilli. En prenant la théière, elle est allée à faire du thé et soudain elle s’est figée sur le seuil.
-Oljeket!
Oljabek se tenait sur le seuil, dans un malakhaya couvert de neige, dans un tchapan en grosse taille au-dessus de sa fourrure, avec les glaçons dans la barbe et sur la moustache. Sans dire bonjour, en se taisant, d’après une vieille habitude, il lui a tendu la kamtcha tout de suite.
-La maladie passe, mais l’habitude reste, - Jamal a dit avec un sourire et a pris la kamtcha.
Oljabek n’a pas répondu. Il s’est mis à se déshabiller en silence. En suspendant la kamtcha sur le clou, Jamal s’est retirée vers le samovar qui bouillait. Sans apercevoir qu’elle s’en est allée, sans regarder, Oljabek lui a tendu la ceinture et le chapeau. En retournant, Jamal l’a trouvé immobile avec la main tendue dans l’espace. Elle s’est mise à rire, en prenant le vêtement.
-Ma vieille est de bonne humeur aujourd’hui! - Oljabek a prononcé enfin, en souriant à peine.
La plupart de jeunes jiguites robustes étaient au front. Mais pas tout le monde pouvait paître les chevaux en hiver, on avait besoin d’un homme énergique, ingénieux et endurant, c’est pourquoi Chiganak a recommandé Oljabek à ce travail.
Il habitait dans une hutte couverte de neige au milieu du pâturage d’hiver avec son camarade, à quelques dixaines de kilomètres du kolkhoze. Il venait rarement chez sa Jamal à travers la surface unie de neige qui aveuglait, elle dirigeait maintenant la ferme d’élevage du mouton du kolkhoze.
Le mari et la femme ont échangé deux ou trois questions sur la santé du bétail. Oljabek a entrouvert avec impatience la porte qui menait dans l’arrière chambre et où le petit hôte se trouvait.
-N’y va pas du froid. Il dort.
Oljabek, en arrachant la glace de sa moustache, a glissé à travers la porte seulement sa tête et a regardé longtemps le petit lit avec un sourire taciturne.
-Dieu nous aide, et tout s’arrangera, - Oljabet, ému et agité, a chuchoté à sa femme, en s’asseyant sur le feutre.
Il a tiré Jamal par le bas de sa robe.
-Assieds-toi pour un instant, - a-t-il dit d’un ton instant. Quelles sont les nouvelles du front, qu’est-ce qu’on dit de Moscou?
-Le malheur n’est pas encore arrivé, - a-t-elle dit, sans vouloir prononcer: «Moscou n’est pas encore tombé».
-Et quoi Chiganak?
-Janbota est venue chez moi hier. On a pleuré toutes les deux. On dit que Chika est incurable.
Oljabek, attristé, est resté pensif. Il a vu la voie de Chiganak qu’il avait passé. Sans lâcher la robe de Jamal, il était assis comme pétrifié. En sympathisant avec lui, Jamal se taisait aussi.
-Ta pommette est gelée, - Jamal a dit, en regardant son mari.
-Oui, - Oljabek a répondu distraitement.
Il a oublié à propos de son visage gelé, il a oublié aussi de raconter comment il était presque mort il y a trois jours pendant la tempête de neige avec un troupeau de chevaux.
Dans une large steppe mamelonnée, sans pouvoir se cacher dans les montagnes ou dans les ravins profonds, il a rencontré une tempête de neige violente. Les chevaux sans défense reculaient sous la pression du vent. Oljabek les retenait seul, sans pouvoir s’absenter pour lever à l’aide son camarade qui s’était profondément endormi dans la hutte. Le vent de neige coupait le visage comme du couteau. Peu à peu les chevaux perdaient la capacité de résister. L’homme ne pouvait les retenir ni avec le cri, ni avec le fouet. Ils s’échappaient dans la steppe et se sauvaient dans l’obscurité de la tempête de nuit qui aveuglait, à la rencontre de la perte. Une longue nuit d’hiver, allongée par une lutte terrible, n’a pas donné le repos à Oljabek jusqu’au matin, et le matin ne lui promettait rien de bon: il savait que la tempête chassait le troupeau vers le marais salifère qui ne gelait jamais. La mort de tous les êtres vivants était décidée d’avance quand il faisait le froid de loup dans la bouillie de glace et dans la saumure épaisse. La mort guettait les chevaux ainsi que leur berger.
Vers l’aube la tempête s’est mise à gémir et à hurler encore plus. Oljabek a perdu contenance.
«Quoi faire maintenant? Quoi faire?!» - il se disait, en se démenant entre les chevaux et en essayant de les repousser du côté du marais, en les serrant dans le troupeau...
-Ah! Voilà où est le sauvetage! J’ai trouvé! – soudain il a poussé un cri à haute voix, mais le vent affreux a repoussé ces mots dans son gosier.
Oljabek s’est rappelé que quelque part en arrière, du côté, dans la steppe, un vallon, riche en herbe juteuse, est resté. Il voulait changer la place de l’arrêt il y a quelques jours et y conduire le troupeau des lieux nus et parcourus. Il a levé le kourouk¹ tout de suite et a jeté son nœud sur l’étalon roux et vif. En attrapant l’étalon, il l’a vite bridé au lieu de son cheval éreinté – c’était le dernier moyen. Le cheval de race frais, défendu dans le troupeau comme un refuge dans le malheur – soit c’était l’attaque du loup ou en cas d’urgence de la course à une longue distance, - aux pieds légers, infatigable, il était habitué à soumettre les chevaux kachagans² écervelés et sauvages avec l’homme, et eux, qui étaient battus plusieurs fois jusqu’à l’évanouissement par le berger pour leur indocilité, tremblaient devant les alliés du berger puissant. En voyant l’homme sur l’étalon roux le tremblement d’impuissance les saisissait et leur obstination disparaissait. Ils se soumettaient devant le sifflement de kamtcha et couraient dans le troupeau pour se cacher, en se mêlant avec les autres chevaux.
En montant au cheval roux, Oljabek s’est échappé en avant du troupeau et, en l’effrayant par le cri et les coups de la perche, il a su tourner les chevaux à la rencontre du vent et de la neige qui aveuglait. Le meneur du troupeau, un vieil étalon moreau, a retourné avant tous les autres. La jument baie osseuse, son amie bien-aimée et fidèle, l’a suivi. Comme si en comprenant l’idée d’Oljabek, ils se sont dirigés vers le vallon, et le troupeau a commencé à couler après eux.
Quelques fois, sans plus de force pour bouger contre la tempête, les jeunes chevaux peureux troublaient l’ordre, en essayant de suivre le vent; mais, en ce moment-là, Oljabek, sans avoir pitié, fouettait les déserteurs avec le kourouk, et, saisi par la peur, eux, en se sauvant des coups, couraient dans le troupeau.
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¹Kourouk – une longue perche avec un nœud au bout pour la chasse des chevaux.
² Kachagan – le cheval non dressé.
Ni la tempête, ni la nuit noire n’ont cassé le ressort du berger courageux, et le troupeau a atteint le vallon salutaire. Les chevaux se sont arrêtés tout de suite. En s’ébrouant, en respirant péniblement, ils ont commencé à creuser la neige des sablots, en se procurant l’herbe haute et épaisse. Oljabek, sans descendre du cheval roux, a fait le tour des chevaux tranquillement et en maître de maison, comme s’il a fait une frontière. En s’arrêtant devant le troupeau, il a enfoncé le kourouk dans la neige et, en s’accoudant sur cette perche, il s’est assoupi...
En entrouvrant les yeux, il a vu un poulain brun à longs poils avec le poil qui s’est entassé et était rempli de neige. Drôle et gauche, avec l’air plaintif, en faisant des coups de pied, il fourrait son nez dans les fosses étroites et profondes, comme s’il y regardait avec étonnement, mais ne pouvait pas percer l’épaisseur de la neige jusqu’à l’herbe et il tapait obstinément du pied de nouveau.
Oljabek a eu pitié de lui, il est descendu de son cheval et a détaché de la selle le ketmen de chasse, qu’il avait avec lui pour la chasse à l’hermine. En faisant quelques coups, il a vidé un terrain pas très large de la neige et a poussé le poulain vers l’herbe qui s’est montrée. Ainsi, tandis que la tempête de neige s’est arrêtée, il prenait soin du poulain, éreinté par la tempête, en lui préparant de nouvelles places vidées au lieu de celles qui étaient broutées, et le poulain le suivait avec confiance, comme une nounou.
La tempête de neige s’est calmée seulement vers le soir. Oljabek a examiné le troupeau d’un œil perçant. Tout semblait être en ordre. Il a débridé le poulain et, en attachant la bride au bout du kourouk, en la faisant plus longue, il a creusé un lit dans la neige et s’est couché, en laissant le poulain se nourrir, et il a mis le bout gros de la perche sous son corps. Il ne sentait pas le froid qui devenait plus fort sous la neige et s’est assoupi.
Soudain le bout du kourouk sous lui s’est mis à se tourner. Il a compris, que le poulain s’est agité en laisse. Oljabek est sorti en courant de son abri en criant et a sauté sur le cheval. Les chevaux se sont entassés étroitement dans le troupeau avec un hennissement effrayé.
«Les loups!» - le berger a compris.
Cinq loups ont attaqué le troupeau et l’étalon moreau repoussait leurs attaques.
Les loups se sont mis à courir, effrayés par la poussée impétueuse d’Oljabek et par son cri.
Habitué à la chasse le cheval roux s’est jeté jalousement après eux. Ils couraient d’une colline à une autre, d’un vallon à un autre. Oljabek a rattrapé le troupeau et d’un coup précis de son kourouk sur le nez il a renversé le loup sur la neige.
En ce moment-là un cavalier a apparu dans la steppe avec un cri:
-Baïla, baïla¹!
____________
¹ Baïla! – littéralement: attache. Habituellement, si on a le temps de le crier au chasseur, tandis qu’il n’a pas encore attaché la proie à sa selle, il doit l’attacher à la selle de celui qui a crié comme un cadeau.
Oljabek a reconnu son camarade qui l’avait cherché depuis le matin à travers la steppe pour le remplacer.
« Tu as atteint, maudit, quand il ne fallait pas! Pour sûr la nuit, pendant la tempête, tu n’y étais pas!» - Oljabek a eu une pensée.
-Eh bon, prends, tu es plus heureux qu’un chien, - a-t-il dit à haute voix.
C’était pendant la tempête qu’Oljabek a gelé sa pommette.
Jamal a apporté de la crème fraîche; en se penchant, elle lui a lubrifié la peau gelée avec soin. Seulement maintenant Oljabek s’est éveillé de la pensée sur Chiganak qui était malade.
-Comment vont tes moutons? – a-t-il demandé.
-Bien. Si un malheur ne vient pas, je pourrai obtenir jusqu’à cent soixante-cinq agneaux de chaque cent femelles. A propos, on envoie des cadeaux au front de nouveau. Et nous sommes restés à l’écart.
-Et qu’est-ce que Chiganak a donné?
-Cent pouds de millet et vingt mille d’argent.
-Eï! – Oljabek a dit, en mettant sa main large sur le genou de Jamal . – Chiganak est plus intelligent que nous deux, mais il n’est pas plus riche. Vainquons-lui au moins une fois!
Jamal s’est mise à rire tendrement et d’une voix saccadée.
-Est-ce que j’ai jamais disputé avec toi? Même quand nous «cherchions les nuages déchirées sous un large ciel», je ne disputais pas.
-Si c’est comme ça, - Oljabek a dit, en coupant décidément de sa main dans l’air, - je vais donner cinq moutons, un cheval et cinquante pouds de millet. Ça sera un quart de ce que nous avons. Il nous suffira le reste.
-Qu’on donne tout, pourvu que les ennemis ne vainquent!
-Je n’ai jamais pensé à cela. Comment ils peuvent prendre le dessus des Soviets et des kolkhozes...
8
Le petit hôte s’est réveillé et, en traînant ses petits pieds nus, a apparu de derrière la porte. Jamal l’a attrapé dans ses bras, et quelques minutes après tous les trois se sont mis à table pour prendre du thé. Les maîtres ont mis sur la table toutes les gourmandises qu’ils avaient trouvées. Il y avait du beurre, de la viande et des fruits secs ici. Le chat était assis près du hôte, en ronronnant et le petit lapin sautait à côté. Depuis déjà quelques jours que Jamal s’ébattait avec l’enfant, en prenant tout le soin nécessaire de lui, mais tout de même elle n’a pas parvenu qu’il lui dise son nom. Elle le priait avec insistance et tendrement:
-Mon chéri, raconte: d’où es-tu?
Le mioche s’est gonflé et soudain il a crié:
-A-lar-me!
Les maîtres regardaient d’un air perplexe; en connaissant peu la langue russe, ils n’ont même pas compris ce mot-là.
-La bombe! Ch-ch-ch...boum! – l’enfant a ajouté, et son visage a exprimé la peur.
-J’ai compris! J’ai compris! Il parle de la guerre! – Oljabek s’est écrié, rempli de joie, en s’animant comme un enfant.
Tous les deux regardaient avec attention dans la bouche du garçon, mais, en terminant la conversation sur cela, il s’est retourné d’eux, a saisi un morceau de viande, a maché un peu et a jeté.
-Pourquoi est-ce que tu n’as pas achevé de cuire! – Oljabek a dit avec reproche et a approché l’assiette avec du beurre du garçon invité.
Le garçon ne s’est pas laissé tenté par cela. Pourtant Jamal a déjà étudié son caractère pendant quelques jours. Elle a cassé un petit morceau de pain et lui a donné le pot à lait. En trempant le pain dans le lait, l’enfant s’est mis à manger avec appétit. Les adults l’observaient avec attendrissement. L’hôte a repoussé le pot à lait, a tendu les mains et, en écartant les doigts, a regardé les maîtres. Le geste était tellement expressif que Jamal et Oljabek se sont précipités en même temps vers lui et ont commencé à lui essuyer les mains et la bouche. Quand Jamal essayait de lui essuyer la bouche, il se retournait et approchait la bouche molle à Oljabek, et quand Oljabek voulait le faire, il se retournait vers Jamal, et tous les trois riaient joyeusement. Mais soudain le rire du mioche s’est interrompu – son regard est tombé sur le chaton et le lapin. Il a tendu deux mains pour les saisir tout d’un coup, mais ses petites mains étaient trop courtes.
Oljabek les a attrapés tous les deux et les a fait asseoir sur ses genoux.
-En kazakh c’est mysyk, et ça, c’est kojek, - Oljabek a expliqué.
Pendant ces jours-là le garçon s’est habitué à ces mots, prononcés par Jamal, il a répété:
-Mysyk! Kojek!
Oljabek ne se réjouirait plus à deux chevaux offerts, qu’à ces deux mots kazakhs.
-La langue kazakh est simple, il va apprendre bientôt! Qu’il ait du bonheur et une longue vie!
En regardant l’enfant, Jamal et Oljabek se rappelaient leur fils perdu, et Oljabek, ému, écoutait les récits sur les gamineries de l’enfant, en souriant lui-même, comme un enfant.
-Je regarde – il n’est pas là... Je me suis élancée dans la cuisine, j’ai entrouvert la porte doucement, et voilà il était assis sur son pot!..
-Ah, quel bon garçon! – Oljabek souriait.
-...Je sens, que quelqu’un rampe sur le lit. J’ai peur. Je regarde –c’est lui! –Jamal se rappelait la nuit passée.
L’enfant s’ébattait avec le chaton et le lapin. Pendant quelques instants Jamal le regardait, sans détacher le regard, et soudain elle s’est exclamée:
-Peut être, il était aussi le seul enfant de sa mère! Comme une chamelle, la mère hurlait, en se séparant de son petit, et maintenant, malheureuse, peut être, elle est morte des mains des violeurs!
-Oui, - Oljabek a aussi poussé un soupir, - le temps difficile est venu. Il y a tant de sang qui coule! Les nuages menaçaient le peuple, et on a séparé les mères de leurs enfants... Et qui est coupable? Sans conscience et sans honneur, les fascistes maudits. Comment est-ce qu’on ne peut pas avoir pitié d’un tel petit? Les gens n’auront pas pitié de celui qui n’a pas eu pitié de ce garçon non plus...
L’enfant regardait Jamal et Oljabek et bien qu’il ne comprenne pas les mots, comme s’il sentait leur sens. Il a cessé de rire, s’est approché d’eux et, en embrassant Jamal sur le cou, il regardait tantôt l’un, tantôt l’autre. Il semblait que les petits yeux clairs leur disaient: «Ne vous chagrinez pas, je serai heureux avec vous!»
Et tous les deux le regardaient avec amour et tendresse et en ce moment-là il se sentaient aussi heureux.
9
L’aul dormait il y a longtemps, mais Sergeï, Akjybek et Janbota étaient encore assis dans une petite chambre du bureau de kolkhoze, en travaillant sur l’article de Chiganak. Chiganak dictait et écoutait ce qui était noté. Parfois il lui semblait que ses idées n’étaient pas rendus exactement, il exigeait une modification. Maintenant on venait de terminer l’article, en le recopiant pour la troisième fois. Akjybek, en s’étirant, a bâillé. Janbota s’est levée du tabouret et a commencé à dévisager les nouvelles affiches de guerre. Sergeï était assis, couvert de la fumée de cigarette.
-Les désirs d’un homme ressemblent aux cols. Tu en passe un – il y a un autre devant toi, - Chiganak a dit, - Et moi, j’ai deux nouveaux soucis. Les premiers jours du printemps, pendant les semailles, le vent souffle du côté de Kaspiï. C’est encore peu de savoir quand et quel hectare était semé et se formait. Il faut savoir quand quel temps il faisait. Il m’a paru que le millet, semé avant ce vent, donne la récolte plus basse que celui, semé après le vent. Cette année on va essayer de semer après.
Sergeï a vite ouvert le bloc-notes et s’est mis à noter. Chiganak était assis avec les yeux fermés, en s’appuyant de toute sa pesanteur sur la canne. Il parlait sans s’arrêter, comme s’il se dépêchait à exprimer toute sa connaissance de plusieurs années à propos de la terre et des semailles avant qu’il parte dans la terre lui-même.
-Mon autre désir est de faire de façon que le millet ne se couche pas. Janbota a promis d’en élever autant que les épis tiennent. Mais si on ne les affermit pas par quelque chose, ils ne vont pas lever le poids de deux cent quintaux de récolte et ils vont se coucher à coup sûr.
-Comment est-ce qu’on peut les affermir? – Janbota a demandé.
-Tu devras préparer les supports pour chaque épi, - Chiganak a dit sérieusement et seulement en ce moment-là il a entrouvert les yeux un peu et l’a regardé d’un air narquois.
Sergeï a laissé tomber le stylo et a bouché les oreilles en terreur feinte. Chiganak s’est mis à rire.
-N’aie pas peur, Sergeï, n’aie pas peur, je plaisante! Un académicien m’a dit et j’aime bien cette idée: l’homme boit avidement quand il fait chaud et il ne se dépêche pas quand il fait froid. Ce qui est bu sans se presser est plus plaisant et plus utile. Je pense que c’est la même chose avec les semailles. L’année passée les semailles, arrosées le matin et le soir quand il faisait froid, se tenaient plus fortement, et celles qui étaient arrosées pendant la chaleur sont toutes tombées. On va essayer d’arroser quand il fait frais.
On a entendu le bruit des sabots des chevaux et le grincement des patins derrière la fenêtre. Tous ceux qui étaient assis dans la chambre, se sont jetés vers la fenêtre avec étonnement, quelqu’un s’est précipité vers la porte, mais il n’a pas eu le temps de l’ouvrir. Ermagambet, Token et Vasiliï Antonovitch sont entrés à l’isba du froid.
-On a chassé les fascistes de Moscou! - Vasiliï Antonovitch s’est écrié du seuil.
Chiganak a vite sauté sur ses pieds et s’est embrassé avec «un grand homme».
Vasiliï Antonovitch parlait joyeusement des pertes de l’ennemi, des prisonniers et des trophées, de la fuite de l’ennemi de Moscou. La chambre semblait se remplir de lumière.
Le sang s’est mis à bouilloner d’une manière sénile sur le visage de Chiganak.
Sergeï a embrassé Ermagambet.
Akjybek et Janbota ont bondi hors la maison comme des balles pour annoncer une grande nouvelle à tout le monde.
Token attrapait et serrait les mains des gens qui étaient présents, il a tendu ses bras vers Chiganak mais celui-là s’est écarté.
-Pauvre! Et de quoi est-ce que tu es heureux?! – le vieillard s’est exclamé, en repoussant sa main.
-Tu es rancunier, Chiganak! Tu n’as pas encore oublié notre querelle. Moi, je veux tout oublier à cause d’une telle joie. Tu vois, je suis venu le premier pour se réconcilier!
Il semblait que les paroles d’hydrotechnicien étaient logiques, mais Chiganak ne s’est pas adouci, en voyant la peau d’agneau sur ce loup.
-Je ne sais pas quelles complications tu veux encore créer, mais ce que tu as dit à propos de «pauvre» a couvert mon cœur de glace. Je ne suis pas méchant de naissance, mais qu’est-ce que je peux faire si cela ne devient pas chaud ici? – Chiganak a dit en indiquant sur sa poitrine, - Je ne sais pas ruser.
Token s’est assis sur le banc avec un soupir triste.
Après les mots de Chiganak la conversation s’est interrompue soudain.
Sans détacher les yeux, Vasiliï Antonovitch regardait Chiganak. Trois-quatre mois ont passé depuis le moment quand ils s’étaient vus, et le vieillard s’est tellement maigri.
Chiganak ne sentait pas lui-même comment il fondait, et répondait aux questions du médecin sur la santé: «Rien, rien!». Il pensait tout le temps à son champ et au millet. Si avant son rêve était de réaliser sa connaissance, son expérience de plusieurs années aux grains d’or, maintenant son rêve allait plus loin: la gloire des champs du kolkhoze «Kourman» ne pouvait pas rassasier Chiganak, il voulait que son millet pousse à travers tous les steppes infinies de Kazakhstan.
Maintenant les mêmes voitures, qui se trouvaient à «Kourman», sont apparu déjà dans plusieurs kolkhozes du district. Les élèves de Chiganak – Kachkyn, Koulmesse, Zaouret – ont déjà atteint le premier record de Chiganak.
«Mes essais sont devenus une école, mon district devient une source puissante de millet» -Chiganak pensait.
Vasiliï Antonovitch est venu ici non seulement avec une nouvelle joyeuse sur la retraite de l’ennemi des environs de Moscou. Il voulait envoyer un vieux maître de millet dans les autres districts où son arrivée inspirerait les propriétaires fonciers à nouveaux résultats. On envoyait beaucoup de lettres de tous les côtés où on demandait à Chiganak de venir pour parler de son succès... Mais, en regardant dans le visage de Chiganak, en entendant sa voix affaiblie et en voyant les mouvements indécis, Vasiliï Antonovitch a refusé cette idée.
-Je suis venu pour m’informer de votre santé, - Vasiliï Antonovitch a dit à Chiganak, - oui, je vois, vous la ménagez d’une mauvaise manière.
Chiganak a souri malicieusement.
-Si on enveloppe l’âme tout le temps, comme un enfant, elle sera gâtée, - a-t-il répliqué.
-Et si on ne l’enveloppe pas du tout, elle nous abandonnera tout à fait.
-Hé, hé! Envelopper ou pas, elle t’abandonnera tout de même un jour! J’ai déjà vu et j’ai entendu dire beaucoup de choses!
-Plus tu vis, plus tu vois.
-Oui. Plus tu vois, moins tu as faim. Il n’y aura pas assez de miracles pour tous les vivants – donne encore et encore! – Chiganak a partagé son opinion.
«Vraiment le vieillard ne veille pas sur sa santé», - Vasiliï Antonovitch a pensé pendant cette conversation demi-badine.
-Cette fois-là vous devrez aller avec moi à Aktubinsk. On va vous donner sous la surveillance des médecins encore pour quelques jours, - a-t-il dit à Chiganak.
-Laissez-moi tranquille, Vasiliï Antonovitch. Je me sens bien. Chaque jour je reçois des lettres du front et de l’arrière-front, et tout le monde parle du millet. Et en plus j’ai donné ma parole. Maintenant je ne m’arrêterai pas jusqu’à ce que j’atteigne deux cent quintaux... Et il faut se préparer miantenant. Il a y beaucoup de travail, mais peu de temps.
Vasiliï Antonovitch a compris, que Chiganak n’irait nulle part.
-Bon. En ce cas-là on va vous attacher un médecin. Je vais vous demander de lui obéir complètement. Et quand vous venez à bout de toutes vos affaires, alors - suivre un traitement à Moscou. Etes-vous d’accord?
-Comme vous voulez, - le vieillard a consenti.
Les gens s’assemblaient dans le bureau de tous les côtés. Cette réunion de nuit représentait un spectacle extraordinaire. Les gens, devenus sombres pendant la guerre, déshabitués de la joie, l’exprimaient chacun à sa manière: les uns avaient les yeux brillants et les sourires étincelants, les autres pleuraient et il y avaient ceux qui l’exprimaient avec les coups de poing exaltés.
Oljabek et Jamal sont entrés.
-C’est qu’Oljabek fait paître les chevaux! - Vasiliï Antonovitch s’est exclamé avec étonnement.
-Ils sont venus me visiter et ils doivent partir cette nuit. Qu’ils aient de la chance!
Oljabek a tendu sa main immense à Vasiliï Antonovitch.
-Et alors, les tempêtes de neige et les loups ne t’ont pas harassé, Oljabek? – celui-là a demandé, en répondant par une vigoureuse poignée de main.
-Ce n’est pas pour la première fois que je les vois.
-Et il y a combien de têtes en supplément du plan?
-Trente.
-Et Jamal a cinquante! Alors, cela signifie que tu restes en arrière?
-Un de mes étalons coûte dix agneaux, - Oljabek a objecté.
-Je suis d’accord. C’est vrai. Et Chiganak dit que tu n’as pas encore cessé de chasser les jeunes filles?
Oljabek a regardé Chiganak d’une manière stupéfaite.
-Dieu m’en garde! –s’est-il exclamé avec offense et indignation.
Chiganak s’est mis à rire et a dit, en s’adressant à Jamal:
-Ma chérie, comment est-ce que tu as choisi un ours tellement gauche?
Jamal a souri.
-Regardez-lui de mes yeux, -a-t-elle dit.
-Pas de mots, - Chiganak a consenti, - pas joli à l’ambiable, mais joliment bon!
Une longue nuit d’hiver a passé dans un meeting orageux, préparé par personne, spontané. Parfois on avait une langue pâteuse inexpérimentée et inaccoutumée et l’idée s’interrompait, mais, attrapée par les autres, elle continuait à brûler sur les lèvres d’un autre orateur. Chacun finissait, en disant ce qu’il donnait au fond de défense: « Je donne un veau!», «Je donne deux agneaux!», «Je donne un quintal de millet»...
Token a pris la parole. C’était un orateur habituel.
-Je donne mon salaire de mois au fond de défense! – a-t-il terminé son discours.
Janbota, qui était assise calmement tout le temps, n’a pas tenu et s’est levée sur ses pieds.
-Cachez votre salaire dans la poche! Il vaut mieux que vous répétiez ce que vous avez dit à Aïslou hier!
-Quoi, qu’est-ce que j’ai dit? – l’hydrotechnicien est resté stupéfait.
-Eh bon, rappelle-le, Aïslou! – Janbota s’est adressée à elle.
-Hier Token est venu dans notre brigade. Il était très joyeux. Il nous demandait pou qui nous ramassions la neige – pour le kolkhoze ou pour les allemands. J’ai dit: «Au diable si on a besoin des allemands!» Et il a dit: «Au diable, au diable!.. Ei voilà ils ont pris Moscou et il se dirigent ici». Je me suis précipitée chez Janbota, je lui ai dit que les allemands venaient ici, - elle n’a même pas voulu écouter...
Token s’est mis à rire soudain d’une haute voix.
-Je disais en plaisantant. Je voulais éprouver, et ils ont cru!
-Vous ne pouvez pas vous justifier par le rire ou par le salaire de mois! - Janbota s’est exclamée. Tantôt elle rougissait, tantôt elle palissait et elle ne détachait pas les yeux attentifs de Token. Elle brûlait de dire encore quelque chose, mais sans rien ajouter, elle a conclu soudain: -Que Karibaï parle.
-Token, est-ce que tu connais Akhmet? – Karibaï a demandé.
-Quel Akhmet?
-Le fuyard Akhmet. Le bandit Akhmet.
-Ah, celui-là! Qui ne le connaît pas! Je l’ai rencontré plusieurs fois. On s’est rancontré encore jeunes.
-Alors, il n’y a pas longtemps que Token a été jeune? – Karibaï a dit. – Ce couteau pliant de la dernière récolte t’a parvenu de mes mains, quand on coupait les épis dans le champ. Et maintenant je l’ai pris de la poche du bandit Akhmet. Prends-le, aksakal, je te l’ai offert... – Il a tendu le couteau à Token.
L’hydrotechnicien l’a regardé et il est devenu pâle sans se décider à prendre le couteau.
Jamal ne pouvait plus se tenir à sa place.
-Oljeket, est-ce que ce chien est vraiment l’ami d’Akhmet? Comment est-ce qu’il peut être assis ici?! C’est l’ennemi du kolkhoze!
Oljabek s’est levé de sa place en silence, en marchant pesamment, il s’est approché de Token, et son poing immense est soudain tombé sur l’hydrotechnicien. Celui-là a poussé un cri et s’est caché dans la foule. Quelques hommes se sont jetés vers lui. Il avait une crasse à tout le monde, tous savaient et sentaient en lui leur ennemi et maintenant ils ont donné libre cours à leurs cœurs.
-Halte! Halte! Circulez! Il y a le pouvoir et la loi pour cela! – Chiganak s’est exclamé.
Vasiliï Antonovitch a serré la main de Janbota et l’a embrassée sur le front, en soulevant son menton.
-Tu as les yeux d’aigle, - a-t-il dit. – Mais tout de même tu n’es pas comme avant. Est-ce que tu t’ennuies sans Amantaï?
-Non, - a-t-elle dit, mais les larmes, qui ont inondé ses yeux, l’ont trahies.
-Je pense, que vous n’avez plus rien à faire ici, - Vasiliï Antonovitch a dit, en s’adressant à l’hydrotechnicien.
-Oui, oui, - Token a répondu et a bondi hors du bureau précipitamment.
Karibaï et Sergeï, en échangeant des coups d’œil, l’ont suivi.
10
Les fascistes, qui avaient reçu un coup formidable près de Moscou, sans pouvoir se remettre, se sont sauvés. Le printemps est venu, et il est devenu plus facile de respirer. Il semblait que les plus grandes difficultés s’en allaient avec l’hiver rude. La certitude dans la victoire, qui a enveloppée tout le pays, a levé l’enthousiasme des travailleurs encore plus.
Cette année le kolkhoze «Kourman» a fini le labour de printemps avant le terme fixé. On attendait les instructions de Chiganak pour commencer les semailles, mais sa maladie s’aggravait de plus en plus. Chaque jour il se sentait de plus en plus mal, et bien qu’il ne se soit pas encore alité définitivement, il ne pouvait plus travailler.
Aujourd’hui Janbota devait endurer une épreuve sérieuse: Chiganak a voulu visiter les champs de semailles lui –même et donner son appréciation au travail réalisé sous les ordres de Janbota. Janbota faisait le tour des surfaces d’ensemencement à cheval, elle regardait avec attention et pensait anxieusement où Chiganak pouvait lui reprochait. Elle n’a rien trouvé. Contente, elle s’est soulevée dans les étriers, a retourné le cheval et a galopé vers l’aul.
La joie double, comme des ailes, l’emportait à la direction de la maison: maintenant elle allait voir son enfant et le serrer contre sa poitrine – c’était la première joie; et la deuxième était la certitude qu’elle endurerait cette épreuve en recevant «très bien» et mériterait les éloges de Chika. En s’approchant de la maison, elle a entendu une chanson. Sa mère chantonné une berceuse, qu’elle avait composée elle-même. Janbota s’est arrêtée, en prêtant l’oreille.
Tu es ma lune claire,
Mon mioche boztorgaï¹.
Réjouis-toi, ris!
Fais dodo!
Le poulain vif²
A envoyé une lettre, aï,
Un chamelon³ viendra...
Fais dodo!
De ce deux sauvages
Berce le troisième -
Il n’est pas des calmes,
Fais dodo!
Tu ne me sépares pas
D’eux non plus.
Oh, mon Dieu!
Fais dodo!
Janbota est entrée en courant dans la yourte. Elle a compris, que sa mère chantait à son petit-fils de la lettre du poulain non sans raison.
-Maman, est-ce qu’il y a une lettre de Taï?
-Oui, il y en a une, il y en a une, Jan, - la mère a répondu et, en sortant de son sein, elle lui a donné une lettre.
-Quelle touffeur! Levez le bout du feutre! – Janbota a dit, en perdant soudain le souffle à cause de l’agitation.
-Oh, tu vas faire prendre froid à l’enfant! – la vieille femme a répliqué.
-Si on le cache de l’air frais, on lui fera prendre froid plus vite!
______________
¹ Boztorgaï – une alouette.
² Le nom du père – Amantaï – signifie «le poulain vif».
³ Un chamelon – le nom de la mère – Bota.
La mère est sortie de la yourte. Janbota, même en oubliant de s’asseoir, lisait la lettre debout.
«Bota, tu t’inquiètes à cause de moi en vain. Je t’écris tout de suite après l’attaque. N’attends pas Amantaï jusqu’à ce que je sois à Berlin. Tu peux te crever, mais prends patience. Avant j’allais en reconnaissance, je traînais «les langues» et j’étais honoré de la décoration. Mais j’en ai eu assez de ramper à plat ventre. J’ai demandé la permission d’aller à l’attaque ouverte. Maintenant je suis un mitrailleur. Si je reste vivant, je vais arriver avec les décorations sur toute la poitrine. Je ne sais pas, comment tu vas y réagir. Parce que selon tes convictions, l’amour peut exister seulement entre les gens égaux, et il me semble que moi, je commence à te devancer. Je ne peux pas attendre jusqu’à ce que tu commences à obtenir les décorations! Est-ce que ce n’est pas le temps, mon camarade, de réviser tes opinions! Plus je grandis, plus mon amour envers toi grandit. Ecris-moi plus souvent. Taquine-moi, Botajan. Eh, comment je rirais, comme un petit enfant...»
Janbota, en retenant les larmes qui lui sont venues aux yeux, les a essuyées avec ménagement et s’est mise à écrire la réponse:
«Mon poulain effréné! Tu ne t’es pas encore soumis, - a-t-elle commencé. – Je comprends juste maintenant, que l’homme est plus fort et plus courageux que la femme. Tout ce qui se passe avec toi est toujours devant mes yeux, et je ne l’oublie pas, pas pour un instant, ni en rêve, ni en réalité. Je n’ai pas mis une capote grise, je n’ai pas éprouvé le froid humide et la pesanteur de la vie de tranchée, mais je sens tout ça avec toi. Et tout de même toi, un homme infatigable, qui ne s’est pas courbé, comme fait d’acier, tu m’appartiens quand même!
Je ne suis plus Bota, mais Inguen¹: le monde a vu la même personne que toi, un petit homme agité. Maintenant je suis la mère et je mets mon titre de la mère au même niveau de tes décorations. Tu parles de la supériorité, je ne comprends pas: chaque fois, en embrassant mon petit, j’approche une décoration de ma poitrine. L’obligation de la mère est non seulement donner naissance à un enfant.
J’ai déjà promis de ne pas te céder en travail. Le temps est venu de tenir ma promesse, on suppose d’élever la récolte de deux cent quintaux. Chika est malade. Tout le poids tombe sur moi. Si j’endure, je suis sûre, que je vais dresser mon poulain effréné...
Je ne sais pas pourquoi, en ayant le désir de me moquer et de me quereller avec toi comme avant, je ne peux pas le faire. Les dents se sont affaiblis, peut être...
J’écris en hâte. Je vais maintenant nourrir notre Amangueldy et je vais aussi me rendre à l’attaque. Quand je vois la rencontre du père-soldat avec le fils, qui est né sans lui, je ne sais pas comment je vais le subir,- est-ce que le cœur ne va pas déchirer! Voilà quelles pensées Bota a maintenant...»
____________
¹ Inguen – une chamelle.
En finissant vite la lettre, Janbota s’est mise à nourrir au sein l’enfant, en racontant le contenu de la lettre à sa mère qui est entrée. Le héros, qui marchait sous une averse de balles, se présentait à elles deux de différentes manières.
-Oh mon Dieu, prends mon âme avant tous mes trois enfants! – la baïbichet a soupiré et soudain, en se reprenant, elle a ajouté: - Jan, Chiganak est là avec toute une foule et ils se mettent en selle.
Janbota, en serrant Amangueldy contre sa poitrine, l’a embrassé et est sortie en courant dehors.
Chiganak, entouré de gens, se dirigeait dans le champ. Le metteur en scène avec l’équipe de tournage et les appareils se trouvaient ici depuis déjà quelques jours. Les chefs de district et les membres d’administration de kolkhoze leur ont joints. Ça faisait déjà deux-trois jours que ceux qui tournaient le film bourdonnaient avec leurs appareils près du Chiganak qui était malade et aujourd’hui ils sont partis dans le champ.
-Quelle chose étonnante! – le metteur en scène a dit à l’agronome. – Un homme illetré a établi un record du monde.
-Cet homme, - Sergeï a fait remarquer, - prenait des leçons de la vie. Il travaille sans repos, il se rappelle tout et ne laisse rien, sans examiner jusqu’au bout. Si on ajoute encore l’esprit inné et son talent, on a un grand savant.
-On dit que les derniers temps il a commencé à manifester les étrangetés...
Sergeï a souri.
-Une fois l’année passée, déjà tard dans la nuit je rentrais dans le district. La nuit était claire. Soudain j’ai vu que quelqu’un était assis au milieu du millet et marmottait quelque chose... «Est-ce que ce n’est pas un voleur?» - j’ai pensé. Je me suis approché, et il s’est trouvé que c’était le vieillard turbulent. «Qu’est-ce que vous faites ici» - J’ai demandé. «J’observe si la lumière de lune n’influence pas la montée du millet», - a-t-il répondu. Il avait un seau dans les mains. En mesurant soigneusement le mètre carré, il l’a arrosé et s’est assis. Il s’est trouvé qu’il essayait comment le millet poussait, si on l’arrosait seulement la nuit. Bien sûr, à celui qui ne le comprend pas, cela peut paraître étrange. Mais si chacun était tellement étrange, tout le monde deviendrait le monde des savants.
Chiganak allait, en examinant le champ labouré d’un air pensif. Mais voilà, en arrêtant le cheval, il est descendu. Les cameramen se sont agités près de leurs appareils de tournage. Ils suivaient Chiganak partout où celui-là allait.
En faisant le tour des terrains, en mesurant la profondeur du labour et en pétrissant une motte de terre dans sa paume, Chiganak s’est approché de Janbota. Ses sourcils froncés se sont déplissés. Il l’a embrassé et lui a donné une tape sur le dos.
-Le vent a passé. Ensemence maintenant. Arrose quand il fait frais. Un télégramme est venu: on va transporter les cadeaux à Leningrad. Moi, je vais rester à Moscou pour suivre un traitement, et je vais te charger de tout ça...
Suivi par le craquement et le claquement des appareils de tournage, sans dire plus un mot, Chiganak a monté avec peine sur le cheval et, en se courbant, il est allé vers l’aul.
11
Le temps de la récolte est venu. Le champ large entre Ouil et la petite rivière, au bord de laquelle le kolkhoze se trouvait, ondulait comme la mer. Le millet ressemblait aux brousailles de jonc. Si tu y entrais – les épis fermaient de vue tout l’environnement et tu ne voyais que le ciel bleu au-dessus de la tête. Le vent passait de temps en temps, en bruisant des épis.
Chiganak faisait le tour des champs, on ne voyait pas ses chevaux dans les brousailles de millet, et il semblait qu’il nageait au-dessus du champ agité. En baissant la bride, Chiganak sortait sur une clairière ouverte. De là il continuait son chemin sans hâte. L’aul immense s’est installé en hémicycle. Il y avait une aire à gauche de l’aul. Les gerbes énormes de millet se formaient en gerbiers à un bout de l’aire. A l’autre les camions vide arrivaient tout le temps et partaient chargés jusqu’au bord. Le millet battu, blanc comme des perles, se trouvait au milieu de l’aire. La poussière blanche, soulevée par les voitures, était au-dessus du chemin largement déroulé le long du bord d’Ouil.
Chiganak regardait tendrement le fruit de ses travaux.
«La vie, la vie! Que tu es magnifique et désirée! Les vieillards et les jeunes gens brûlent de t’avoir...»
Les derniers temps Chiganak a beaucoup changé: ses pommettes sont devenues pointues, ses joues se sont beaucoup creusées, ses yeux se sont cernés. En arrivant à la maison lentement, il est descendu du cheval avec peine. Une arouana rousse se trouvait près du chamelon, attelé à la yourte et regardait Chiganak des yeux humides.
-Mon amie fidèle, arouana! Je voulais elever des tonnes de millet en te faisant suer sang et eau. Maintenant j’ai détruit le teguerchik et je t’ai libérée de la sangle, - Chiganak a dit, en caressant son long cou et, en restant debout un peu de temps, il est entré dans la yourte.
La baïbichet Zarou et le médicin Mariam se reposaient. En voyant le visage souffrant de Chiganak, toutes les deux se sont levées à sa rencontre et, en le soutenant de deux côtés, l’ont mis au lit avec soin. Mariam a mis la main sur son pouls.
-Papa, faisons encore une piqûre.
-Il me semble que ça ne donne rien, ma chérie. Il ne faut pas.
-Est-ce que vous avez faim?
-Tu peux vouloir beaucoup de choses! L’estomac est plus avide que Kabych.
-Ce n’est rien, vous vous rétablirez. Vous vous êtes fatigué.
-Je vais me guérir, chérie, je vais me guérir, bien sûr, je vais me guérir, - a-t-il consenti.
Il semblait que Mariam avait convaincu Chiganak, mais dans leurs âmes tous les deux ne croyaient pas en sa guérison. Seulement Zarou a cru.
Chiganak est revenu du voyage à Moscou il n’y a pas longtemps. Il y avait passé beaucoup de temps. Leningrag était encore entouré, et l’échelon avec les cadeaux de Kazakhstan pour Leningrad a été reçus à Moscou par le secrétaire du comité de région de Leningrad.
A Moscou Chiganak a consulté les célébrités de médecine. Personne d’eux n’a trouvé un moyen de guérir sa maladie grave. L’âge de Chiganak ne permettait pas de pratiquer une opération. Mais aucun médecin ne lui a parlé du désespoir de son état.
-Vous allez vous guérir. Restez tranquille, soyez à la diète, - lui a-t-on dit. – Si vous vous sentez pire – vous allez venir...
Chiganak n’a pas cru en ce que les médecins avaient dit, mais il a convaincu Zarou, peu sagace et tous les autres membres de famille, qu’il se sentait mieux et qu’il se guérissait. Parfois, pour calmer sa famille et les kolkhoziens, il se mettait en selle, et son apparition dans le champ était un plaisir non seulement pour le kolkhoze «Kourman», mais pour tout le district d’Ouil. Il semblait que sans lui la rivière d’Ouil devenait peu profonde, elle coulait plus lentement, et avec lui elle devenait puissante, abondante en eau et plus joyeuse. Chiganak le sentait et essayait de sembler sain et gaillard.
Janbota, qui dirigeait le battage, a remarqué le retour de Chiganak du champ de loin, sa gibbosité particulière et, en trouvant un moment, elle a galopé à l’aul.
En nourrissant l’enfant à la va-vite, elle est entrée dans la yourte de Chiganak et s’est arrêtée sur le seuil. Sa casquette a glissé de côté, les cheveux, rejetés en arrière, étaient un peu en désordre. Elle se tenait, en tenant dans ses mains une cravache, pliée en deux. La vareuse jaune et le pantalon large étaient froissés. La courroie à la ceinture s’est affaiblie. Ses yeux brillaient, en regardant fixement Chiganak.
-Botajan, pourquoi as-tu maigri? – Chiganak lui a demandé à voix basse avec un sourire. – Est-ce difficile d’obtenir deux cent quintaux, n’est-ce pas?
Chiganak a rapetissé un peu: cette année on a battu 1232 pouds de millet de chaque hectare.
En rajustant son vêtement, Janbota s’est approchée de Chiganak et s’est assise à son chevet.
-Vous vous êtes alité de nouveau?
-Et oui, je me suis couché pour me reposer. Cette maudite vieillesse.
-Vous avez vaincu une telle steppe cruelle, pourquoi est-ce que vous ne surmontez pas la vieillesse?
-Eh, ma chérie! Elle a un soutien puissant...
En disant «puissante» il a fait allusion au Dieu. Il n’aimait pas quand on parlait du Dieu d’une manière irrespectueuse, c’est pourquoi Janbota a avalé ses objections et a eu une idée: «Cette «puissance» n’aide pas celui qui en a besoin!»
-Est-ce que vous avez envoyé un télégramme avec Sergeï? – Chiganak a demandé.
-La même journée.
-Commencez déjà maintenant à penser à l’année prochaine.
-Quoi penser! Deux cent quintaux est déjà notre norme!
-Et est-ce que vous ne pensez pas à augmenter encore?
-Et voilà! Chika ne connaît pas de limites! – Janbota s’est mise à rire. – Les gens n’arrivent pas à se remettre même après cette récolte, et vous voulez encore plus!
-De nos jours il y a assez de recordmen sur la terre kolkhozienne soviétique, - Chiganak a dit en souriant. – Il ne faut pas être un de plusieurs gens. Un vrai coursier ne va jamais céder la palme. Les gens s’approprient ton expérience. Notre succès est que les centaines de kolkhozes tâchent de nous rattraper. Il n’y a pas de limites à l’audace humaine. Demain quelqu’un peut te devancer. Et alors comment? Il ne faut pas être Kabych, qui se targue du fait qu’autrefois il a réussi à se trouver à une table avec Dourjygoula...
En ce moment-là la porte s’est ouverte et Kabych est entré.
-Bonjour! – a-t-il crié d’une haute voix.
Chiganak s’est mis à rire.
- Quand on parle du loup, on en voit la queue! Zarou, sers une tasse de choubate. Quand il a faim, il salue toujours d’une voix tellement haute.
-Mais toi, tu n’as pas faim!
-C’est parce que je ne ramasse pas toute la cochonnerie à la fosse aux ordures, comme toi.
-Et bon. La maladie ne te prendra même pas. Et comment est-ce que je peux discuter avec toi! – Kabych a répondu et a commencé à siroter le choubate avec appétit, en clappant.
Il a vite vidé la tasse et l’a rendue à Zarou. Elle l’a remplie encore une fois. Il buvait de cette tasse lentement, sans se dépêcher.
-Ouf! J’ai bu à ma soif!
-Bois-en encore une, pour moi, - Chiganak a proposé et, quand celui-là a commencer à boire, il le regardait avec satisfaction, comme s’il buvait lui-même. – Tu vas du district ou de la maison?
-Je n’ai pas encore été à la maison. Je viens du district directement chez vous.
-Et tu n’as plus personne chez qui tu peux aller! Tu as plus de soixante ans – qui a besoin de toi, la pauvre vieillerie!
-J’étais malheureux, mais j’attends le bonheur sur mes vieux jours.
-Est-ce que tu as trouvé un tas de fumier?!
-Pourquoi le fumier! Tu vas mourir bientôt – je vais occuper ta place!
-Ne dis pas des choses pareilles! –Zarou a craché.
Chiganak et Kabych se sont mis à rire. Kabych a sorti une lettre de la poche et l’a donnée à Chiganak.
-De qui?
-Je ne sais pas. On m’a donné à la poste.
Janbota a décacheté l’enveloppe et a lu la lettre, signée par l’académicien connu, à voix basse. Elle était écrite en russe, et Janbota l’a traduite en kazakh.
«Monsieur Chiganak Bersiev! Après avoir reçu votre télégramme, je me trouvais en agitation pendant bien longtemps, sans savoir si je devais le croire ou non. Les savants les plus connus ont déterminé la limite la plus élevée du rendement de millet qui était deux cent quintaux, et on n’a pas donné cette fixation tout simplement. Avant ils avaient calculé la force des rayons de soleil, perçus par les plantes. Vous avez même surpassé ce calcul le plus précis et vous avez prouvé que le rendement dépendait de la personne elle-même.
Je vous admire, comme un maître génial des récoltes de record, pas encore vues dans le monde, et je vous souhaite de la prospérité à l’avenir dans vos affaires et de la santé pour de longues années».
A moitié couché, Chiganak écoutait attentivement et respirait péniblement. Janbota remuait sur sa place de l’agitation joyeuse qui l’a saisie, et regardait Chiganak, comme si en attendant quand il appelerait enfin son nom. Il semblait que Kabych est allé au fond de la lettre et regardait en tapinois la personne de son âge, qui était connue.
-Brtugan¹, - pourquoi tu es comme surmené? – a-t-il dit, en regardant fixement Chiganak.
En ce moment-là il lui a paru qu’il a vu une ombre de mort sur le visage du vieillard. Les larmes ont inondé les yeux de Kabych, et il s’est retourné.
-Le désir! Les rêves! Les beaux rêves! – Chiganak a dit d’une voix basse. – Et quoi, si notre Bota se met à élever deux cent quarante quintaux? Notre millet est aussi devenu le repas pour la science.
Janbota s’est réjouie intérieurement, mais elle n’a pas répondu et est tombée dans une méditation profonde. Chiganak s’est retourné sur le côté droit, le visage tourné vers le mur.
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¹Brtugan – un chameau-mâle de race, pur sang, aux pieds légers et fort.
Tous ont échanges des coups d’œil et en se taisant, en lui voulant de la paix et du repos, ils ont quitté la tente de nomades sans bruit.
Seulement Zarou est restée à sa place, comme un pieu, enfoncé dans la terre, et, sans bouger et en ne rien disant, elle gardait la paix de l’ancien compagnon de sa vie.