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Ахмет Байтұрсынұлы
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Aïmaouytov Jousipbek «Kartkhoja»

23.11.2013 1925

Aïmaouytov Jousipbek «Kartkhoja»

Негізгі тіл: «Kartkhoja»

Бастапқы авторы: Aïmaouytov Jousipbek

Аударма авторы: not specified

Дата: 23.11.2013

Etudes

 

Si ma mémoire est bonne, il y a 14-15 ans à la maison d’invités de bay[1] Karjas, le khoja[2] tumultueux Majyte apprenait à lire et à écrire les enfants, parmi lesquels même les lourdauds de douze ans étaient assis.

Ces années feu, années désastreuses – le règne de Nicolas II. Elles semblaient éternelles…

Et tout à coup elles tombèrent dans l’oubli, aucune trace de la flamme de ces années, ah bah… on ne peut pas trouver maintenant le tombeau du tsar Nicolas.

Et le khoja Majyte lui-même, autrefois hurlant terriblement comme un chameau glacé au-dessus des sommets des têtes des écoliers, est aujourd’hui couché malade avec une fièvre, en faisant ses adieux aux sphères claires de la vie. Oh-la-la! Le Khoja  Tonnant, aïe! Avouez-le, cher khoja, vous aviez souvent eu tort en colère! Bien sûr beaucoup de choses peuvent bouleverser un homme juste, même la prière : elle ne résonnera pas de manière bienfaisante à l’âme comme c’était attendu, mais troublera la conscience par un reproche de Sainte Fatima elle-même, mais pourquoi  faire retomber sa colère sur ses élèves, hé!

Afin de ne pas discourir de ce sujet, disons brièvement : notre khoja était frénétique dans son travail d’instruction. Eh bien, laissons-le… Il ne s’agit pas de lui dans notre histoire, comme ça … je me suis rappelé de lui tout simplement… En ces temps-là il y avait bien assez de  tels khojas enseignants.

Parmi les enfants, plus près du seuil, un garçon d’onze-douze ans était assis voûté sur un morceau usé de cuir de cheval  et reniflait; il jetait des regards sur un bâton affûté dans la main de khoja et restait de nouveau le nez fourré dans une petite pile de papier en face de lui. Ses manches sont encrassés, une joue est sale, puisse-t-il au moins se frotter les yeux, mais non ... Assis, il a les yeux fixés sur le khoja, il plisse le nez, un badaud, un ingénu timide, il est de ceux qui hésitent même à prendre sa propre chose. A son âge, l'enfant doit être bien soigné, bien nourri, un mignon, et le voilà – comme ça. Et même son prénom n'est pas trop beau: Kartkhoja ... Le surnom de vieillard qui ne convient pas absolument à une jeune créature, même une allusion à la sainteté ne l’embellit pas. Est-ce qu’on peut donner un tel nom à un enfant agréable à Dieu?

Les écoliers découvrirent rapidement la nature humble de Kartkhoja et se moquaient de lui comme ils voulaient, ils jetaient droit dans sa figure des boules de papier mâché ou montraient le ciel de leurs doigts: «Regarde!» et ils le saisissaient par le nez, ils lui craquaient la nuque! Ils le taquinaient. Les moutons dociles existent pour être tondus. Kartkhoja tente de les échapper, et si quelqu’un s’accroche à lui, il dit seulement: «Arrête, es-tu fou, ou quoi?" et fixe de nouveau les yeux sur son cahier. Les études fatiguent les autres enfants, ils se pressent de griffonner des lettres d'une manière quelconque et commencent à tourner, faisant semblant de pleurnicher: nous sommes fatigués, disent-ils, mais c’est le mensonge, ils polissonnent, et Kartkhoja, sans prêter attention au bruit et aux amusements inqualifiables, reste le nez fourré dans ce qu’il écrivit et en commençant par un "Koul agouzou", passe à la sourate "Alaaraf", puis dans deux ou trois jours il apprend également "Ouasouas al khanas." Après les cours, il va à la maison de son oncle et mange un bol de soupe. Dans l'après-midi il revient à l'école. Et le soir, ayant mis un abc dans son sein, il marche déjà dans son aoul[3] - une et demi verstes[4]. Donc, beaucoup d’automnes et d’hivers passèrent, il apprit même à lire des livres imprimés kazakhs. Et il ne remarqua pas lui-même comment il avait grandi, un vrai jeune homme à marier!

 

A la maison

 

La famille de Jouman n’est pas nombreuse et pas trop connue par ses ancêtres. Pourquoi je parle de Jouman? C’est parce que c’est lui qui est le père de ce même Kartkhoja. Un timide, il n’échappe pas les gens, mais il ne recherche les bonnes grâces de personne non plus ; comme il se doit, il fait sa prière cinq fois par jour et après chaque prière il murmure: «Je suis reconnaissant de ce que tu nous a donné, oh, Dieu", il est content de ce qu’il a, et il supporte dignement les inconvénients. En hiver et en été il fait paître lui-même - surveille ses quelques vaches et chevaux, il répare lui-même des murs troués de son débarras. Il n’eut jamais les yeux ouverts sur les biens d'autres gens, et quand le monde se divisa en deux partis irréconciliables, il ne se  laissa pas tenter par ce qui était gratuit – il ne prit pas aucun sou, aucune pièce de bétail pour sa voix à des membres du parti de bay. Il suivait le peuple d’aoul, mais veillait au grain. Il ne possédait pas les connaissances frappant l'imagination, mais il ne pouvait pas être appelé un ignorant non plus: un Kazakh ordinaire - pas plus intelligent, mais pas plus sot que ses voisins, il évitait l'agitation et ne savait pas chahuter. Il est très facile de le jouer – on le détrousse, on le dévalise, et il se réconforte seulement : "Si Dieu le permet - nous gagnerons encore". Un tel homme ignare, mais il ne ferait pas mal à une âme qui vive. Il vit et n’oublie pas le Dieu. Le début du carême c’est le réconfort particulier pour lui, pas grand-chose, mais quand même ... Et la joie, le renforcement pour son âme tranquille ce sont ses quatre enfants: trois garçons et une fille espiègle. Il donna en mariage sa fille dans une bonne famille. Il pensa d'avance à l'avenir de son deuxième enfant, en vendant chaque année une-deux pièces de bètail de son petit troupeau, et il accumula ainsi pour que son fils puisse faire ses études. Et voilà Kartkhoja fait ses études, vous voyez! Quant au plus jeune, il est encore dans son berceau.

Et on ne peut pas dire que la mère de Kartkhoja est une personne  débrouillarde, elle est une femme effacée, simple. Toute la journée elle fait le ménage, tantôt elle fait la lessive, tantôt elle fait de la couture. Et à tout le monde – à un petit et à un grand elle dit: «Chéri, cher!" - c'est tout ce qu'on peut dire à propos d’elle; ah, oui, il est à ajouter ici sa bonne volonté de régaler n'importe qui faisant un bond chez eux, et on ne peut plus rien dire à propos de ce sujet. Peut-être qu’elle aime tout de même faire parfois des cancans ou maudit son sort d’une femme comme certaines femmes d’aoul? Mais non. Il ne peut en être question! Au contraire, si elle entend une fine mouche grondant son mari, elle s’écarte immédiatement en étonnement: "Oh, quelle mauvaise langue a cette pauvrette!".

Dans chaque aoul, dans chaque maison il y a son propre pot de dispute avec des fissures, avec une petite brèche, il y a une soupe de la discorde. Jette un coup d’œil dans n’importe quelle maison, partout, soit à cause de l'héritage, soit à cause du vêtement, soit tout simplement à cause du repas se déroulent de vraies batailles, les jurons, insultes, quand on n’entend pas même celui avec qui on se dispute. Mais pas chez Jouman. Dieu le garde contre les réjouissances pareilles. Parfois, bien sûr, il arrive que Jouman se met fortement en colère contre sa femme et dit: «Veux-tu que je te craque la nuque? » - et boude d'un air très menaçant, comme un homme doit le faire. Mais c’est rien, il ne tapa jamais sa femme sur le dos, sans parler de la tête. Et, en sachant très bien qu’il ne la frappera pas et ne cessera pas de l'aimer, elle se fâche tout de même contre lui à sa manière: «Arrête ... ne parle pas comme ça". Et s’il continue de s'entêter et se fâcher, en disant: «Il est nécessaire de te battre, on ne peut pas faire autrement ...", sa moitié prononce avec ironie dans sa voix: «Eh bien, bats-moi et ramene-moi chez les miens, et laisse-moi là, allez donc!". A ce moment les enfants courent vers eux à tout hasard, ils tournent entre eux, peut-être, cette fois-là le père et la mère décidèrent de se quereller pour de vrai: papa ! arrête ! Et ils éclatent de rire tout à coup tous ensemble, et puis c’est tout.

 

Agresseurs

 

Kartkhoja grandissait, il ressentissait et comprenait d'autant plus fort à quel point le monde est injuste. Combien de fois ceux qui étaient de son âge le vexaient, taquinaient, se moquaient de lui, un pauvre mignon. Une fois le rejeton de Karjas – un espiègle connu - prit son crayon et ne le rendit pas. Et Kartkhoja le pria et demanda, mais non, il ne rendit pas. Et Kartkhoja se met très fort en colère, il arracha de la main du fils de bay les feuilles écrites, les déchira et dispersa. Un riche polisson se précipita immédiatement vers lui avec ses deux amis, ils le terrassèrent, battirent, cassèrent le nez jusqu'au sang. Kartkhoja rentra chez lui en larmes et vint chez son père. Un ressentiment s'empara de Jouman, il sauta sur son cheval et partit chez le père du bagarreur. Et il raconta à bay comment cela se passa approximativement, et demanda de punir l’offenseur de son fils et de rendre le crayon. Mais le bay déclara, sans devenir confus, qu'il diffamait son fils. Que peut-on faire, Jouman fut chagriné au dernier point et rentra chez lui. Et il consola son enfant : «Le crayon est perdu, ne t’inquiète pas, je vais t'acheter un nouveau chez un marchand".

Une fois les espiègles attaquèrent un garçon de l’aoul de Kartkhoja, il décida d’intercéder pour lui, mais on le poussa de sorte qu’il était tombé ayant égratigné tout son bras jusqu'au sang. Et croyez-vous que c’est tout? Combien de fois, en hiver, les enfants le jetèrent bas du jeune taureau de selle dans la congère, fourrèrent de la neige dans son sein, dispersèrent ses livres, déchirèrent son manteau ... Il n’est pas facile d’attraper un jeune taureau effrayé et il fut obligé de traîner à la maison à pied à mi-corps dans la neige. Ah bah... il se moquèrent au possible!

Les pensées à propos de telles adversités agitaient souvent Kartkhoja de manière désagréable, il avait tout en bouillie dans sa poitrine : "Oh, que je suis pauvre, hé! Mais est-ce que je suis pire ou plus bête? Peut-être qu'ils me surpassent en talent? S’ils me surpassent en quelque chose, c'est qu’en bétail de leur pères. Que le monde est injuste, aїe! Est-ce qu’un jour viendra où je les ferai tous regretter terriblement?" Eh bien, qu'il en soit ainsi. Est-ce qu’il est seul qui souffre? Son père, qu'est-ce qu'il reçut également! Un parent du chef de leur district rural, qui est richard lui-même, prit leur tareau pour une petite dette, ils luttèrent pour leur bien de toutes leurs forces - mais tout cela en vain. Est-ce que son père peut rivaliser avec des parents du chef de leur district rural! A qui peut-on se plaindre de lui? De tels            intercesseurs n’existent pas dans le monde. En hiver le courrier en uniforme dit que le truchement avait besoin d'un cheval pour aller             deçà, delà, et emporta l’unique trotteur bai de son père, sur lequel ils allaient dans la ville et faisaient paître des moutons. Le cheval disparut, ils rendirent seulement son cuir. Et la grosse tête de l’aoul est là : pourquoi la taxe pour le cheval bai n'est pas payée? Et il  commença à crier à son père, à le gronder de toutes les manières. Kartkhoja fut obligé d’écouter tout. Le bey[5] de l’aoul voisin s’appropria de la fenaison du père, il se plaignirent partout, mais personne ne voulut rivaliser même avec ce juge de salon. Et Kartkhoja le sait. Et cela lui fait mal au coeur. Tous ces gens: chef de district rural, truchement, courrier, chef d’aoul et tous les autres qui se déplacent à cheval d'un air important, ils semblaient à Kartkhoja être des agresseurs, brigands, égorgeurs.

 

Imitation

 

Après avoir fait des études à l'ancienne, paraît-il, Kartkhoja devint un mollah pieux. Même après avoir écouté chez son beau-frère les mélodies maqâm, il apprit à chanter les prières; il se met à lire des sourates du Coran, mais il ne lit pas tout simplement mais mélodiquement, ayant bien replié les jambes sous soi, les yeux fermés. A l'heure dolente il pouvait dire comment il fallait, selon la charia, faire sortir le défunt, comment les jeunes mariés devaient se laver avant le mariage, à qui il fallait  faire l'aumône, il ajoutait forcément, eh mais! Toutefois, pour toutes ces connaissances et son travail ni lui ni son père n’eurent aucun sou de ceux qui l’avaient. Etant au désespoir, Kartkhoja espérait particulièrement la grâce de Dieu, et il priait avec toute la diligence possible ; au cas où Dieu n’entend pas ses prières, il demandait de l'aide aux prophètes, saints, soufis et théologiens instruits du vieux temps. Je suppose que toutes les personnalités mentionnées très honorées étaient sourdes - personne n'entendit les prières du jeune mollah[6], aucun d'entre eux n’aida. Et comment! S’il ne reste aucune trace d'eux – il ne reste que la poussière.

 Kartkhoja entendit dire qu’il y a des écoles dans chaque district rural et que les différents élèves y font leurs études, ils apprennent le russe en deux ou trois ans et sont prêts ensuite à travailler comme truchements - traducteurs. L'année dernière, il vit un tel traducteur auprès du chef russe. Oh, quel air il eut! Propre comme un sou neuf, potelé, avec des boutons d'or! Avec la coiffure citadine. Il eut des bottes princières aux pieds. Quand il commença à traduire le discours de son chef, tout le monde demeura bouche bée - si uniment, d'un air important! Et quand il avait commencé à parler russe avec un policier, le dernier ne savait plus où se mettre! (Tout le monde le sait: qui dit plus de mots russes, celui est le gagnant). Kartkhoja aima beaucoup comment le traducteur avait vanné ce garde. Il s’étonna de ce que même parmi les Kazakhs il y avait de tels experts connaissant une langue étrangère comme la sienne, ah! Et comment le traducteur fut accueilli par le chef de district rural!

Une couverture de soie fut étendue sous lui sur la place d'honneur, et un oreiller en duvet fut mis sous son coude ; il fut couché sur le côté et fuma une cigarette, on servit le thé – comme dans un conte de fées! Il avait une telle bague sur son doigt, qu'on ne pouvait pas même la décrire, et une chaîne en argent de montre s’agitait sur le gilet blanc, on voyait le bout du peigne de fée et encore de quelque chose d’extraordinaire dans une petite poche de poitrine de veston - Kartkhoja n’oublierait jamais cette image. Et le truchement local? Vous ne trouveriez pas dans toute la région un Kazakh qui ne l'aurait pas craint, qui se serait approché de lui sans respect. Et quel écrivailleur est-il! Quand il commence à écrire à la hâte avec sa plume, il semble à Kartkhoja que la ligne du traducteur n’est pas moins importante que la ligne qu’il apprit par cœur «Au nom d'Allah, le Clément, le Miséricordieux» - pour l'éternité! Il n'y a personne qui aurait pu esquiver le trait de plume du truchement. Mais d’ailleurs c’était avant que Kartkhoja rangea le truchement local parmi l’autorité suprême, et maintenant il s’assura qu’il n’y avait personne dans ce monde sublunaire qui soit  plus puissant que le traducteur.

La découverte qu'il y a des écoles où on enseigne la langue russe, et la possibilité de communiquer avec des messieurs connaissant le russe, évoquèrent dans la tête de Kartkhoja de différentes nouvelles rêveries. Il eut dans sa tête les idées de ce genre: «Saints, aїe ! Oh, si j'avais étudié le russe ! Ah, je serais devenu un luron comme le traducteur ... Je pense que tous leurs rêves se réalisèrent ... à quoi rêver encore ..?». Et il continuait à penser à ce sujet. Soit il visite sa grand-mère habitant à quelques verstes de son village, soit il fait une courte visite à sa sœur aînée qui habite dans un autre aoul, soit il fait paître le veau, soit il ramasse le fumier séché pour le chauffage - toujours les mêmes idées. Il commença à voir le traducteur local en rêve: il était debout et débattait furieusement de quelque chose en russe avec un Russe et avait le dernier mot avec lui. Et il se vit flâné hardiment le long de la rue d’une ville parmi les Russes. Il se réveilla, le voilà: il est Kartkhoja même, propriétaire de l’ouchanka[7] pelée de renard, des bottes kazakhs éculées,  du tchapan[8] connaissant de nombreuses époques des troubles et des catastrophes, et toujours le même vieux toumar[9] autour du cou contenant une feuille y mise avec une prière pour la gloire de Dieu. Il lui faudrait d’arrêter y penser, mais il pense de nouveau à son métier de truchement et fait des rêves merveilleux. Il se réveille - il n'y a rien.

 

Hirondelle

 

L’Aoul de Kartkhoja se trouve près du Puits noir. Les gens sont sur les pâturages estivaux, le père n'est pas à la maison. Et son frère aîné est là, dans une petite masure, sur les pâturages lointains. Le soleil paru brille déjà de tout son plein. La mère lui dit: «Allez! Les vaches sont venues à l’abreuvoir». Et il dut traîner avec elles vers le puits.

Il voulut faire boire ses vaches rapidement, mais il ne réussit pas – les bêtes à cornes de tout l’aoul se rassemblèrent près de l'eau. Il était impossible de se glisser. Il commença à les chasser. Mais essayez de le faire! Les vaches ignorent l'ordre, elles ne feront pas la queue devant un abreuvoir, comme les bêtes convenables devraient le faire. Elles se poussent, mugissent, allongent leurs museaux près de l’eau, cherchent tout le temps à attraper par les cornes, la corne contre la corne: flac, paf! Une cornante de la maison inférieure ne laissa pas tout de même boire sa petite vache à courte queue, et la repoussa de côté. Kartkhoja lui donna un coup de poing dans le flanc, en chassant : "Oh, toi, une sale créature, en voilà une brute!". Elle secoua la tête avec reproche, mais s’écarta tout de même de lui avec résignation. Les autres vaches n’eurent pas même l’intention d’écouter ses menaces, elles pressèrent et poussèrent. Celles qui parvinrent à l’abreuvoir, en burent goulûment, les yeux exorbités, en laissant dans l'eau leur salive mousseuse, et l’essentiel était ce qu’elles furent très longues à boire. Il ne resta qu’un peu d'eau au fond de l’abreuvoir. Le second problème c’était un sceau percé de cuir, il le tirait du puits, mais il restait si peu d'eau dedans qu’on pouvait pas même y mouiller le bout du nez. "Elles sont partout, les parasites! Mais est-ce qu’il était difficile de réparer le seau!" – s’indignait Kartkhoja et commençait de nouveau tirer successivement les seaux d’eau du puits, mais à chaque fois il y en avait pas plus d'une tasse d’eau. Il fut harassé, exténué, en suant à grosses gouttes, et les propriétaires des vaches le regardaient de temps en temps de loin en disant dans leurs têtes: vas-y, le gars, ce n'est pas encore toutes nos vaches qui sont déjà bien abreuvées, vas-y, nous avions toujours confiance en toi. "Je vais laisser tout pour vous contrarier!" – écume Kartkhoja. Il enrage et pense: «Je suppose que vous croyez que c’est au-dessus de mes forces de remplir l’abreuvoir? Non, je ne suis pas si faiblard!".

Il décida de tenir tête. On peut dire que c’était une affaire d'honneur. Les vaches cessèrent de presser si fort,  Kartkhoja se reposa un peu et détacha son regard du puits.

Deux cavaliers allaient du côté du Grand aoul. L'un d'eux, tout de noir vêtu, comme s'il n'avait plus rien à porter, même la toque tatare en fourrure sur sa tête ne le sauva pas. Tout portait à croire : je ne suis pas Kazakh, moi! – il se tenait en selle si maladroitement, penché, ses genoux glissaient le long du flanc du cheval, tout en essayant de mettre ses pieds sous le ventre du cheval, et encore ce fouet pendouillant dans sa main, qu’il retenait à peine ... Le gars du Grand aoul - Sadouali, était à côté de lui. Ils passèrent devant le puits et se dirigèrent vers la maison du chef d'aoul, où ils descendirent de cheval. "Comment peut-on apprendre qui ils sont?"- s’intéressa Kartkhoja, et une fois les vaches avaient été abreuvées, il se pressa de les suivre. Bien-sûr, après sa rencontre avec la figure du traducteur-truchement, il ne pouvait pas passer indifféremment à côté d’un homme habillé à la manière russe, il avait toujours envie de se rapprocher de lui, comme si un homme en uniforme était miellé. Eh bien, il apprit – le bougre habillé à la manière non kazakh, ce fut un étudiant d'Oufa revenant en triomphe au foyer parental.

 Le propriétaire de la maison – le chef, pressa l’invité de questions. De plus, il est à noter, qu’il ne posait pas des questions mais lui tirait les vers du nez. Quand quittèrent-ils la ville de Karatau? Y a-t-il  des nouvelles de la taïga russe que nous ignorons? De quelle tribu êtes-vous? Combien d'années fîtes-vous vos études? Avez-vous des parents? Quel est le nombre de vos germains? Êtes-vous marié? Comme s’il choisissait le futur époux pour sa fille. L'étudiant lui répondit brièvement et par monosyllabes. Pendant un certain temps, le chef d’aoul se tut d'un air significatif, et puis il demanda directement : «Est-ce que vous n’avez encore payé le prix de la fiancée à personne?"- "Non", - répondit l'étudiant. Ayant entendu la réponse crue, il paraissait que le chef avait satisfait sa curiosité, et peut-être, il avait juste été déçu par l’invité en tant qu’un futur époux potentiel digne, l’ayant jugé trop rude pour sa fille. Au moins, il le laissa tranquille. La manière insolente de tenir des conversations du chef d’aoul, sa conviction inébranlable qu'il avait le bon droit de connaître tout sur l'interlocuteur, même ce qu'il ne voulait pas du tout dire, Kartkhoja fut surpris et indigné par tout cela. Il trouva la dernière question particulièrement indélicate. «Mon Dieu bienveillant, - pensa-t-il: - Est-ce qu’on ne peut pas parler avec un invité de quelque chose d'extérieur, ah!". Eh bien, il aurait pu, par exemple, poser des questions sur l'école, sur ce qu’on enseignait et comment on enseignait là-bas, sur la ville, finalement. Cela aurait été beaucoup plus convenable.

Toutefois, il n’ouvrit pas la bouche, ayant jugé gênant d’intervenir dans la conversation commencée par l'homme qui était beaucoup plus âgé que lui. Et le chef a son propre souci - il est obligé au service du souverain à confier des chevaux et accompagner des messieurs passants. Sadouali qui fit du chemin lui rappelait déjà: «Monsieur l’étudiant, je pense, n’a pas l’intention de rester longtemps, il est temps, probablement, de préparer les chevaux". Le chef répondit seulement: "Eh, on préparera", et il resta assis en réfléchissant: «On trouvera un cheval, mais comment faire avec la deuxième? On aurait pu seller la jument baie. Mais on est allé chercher des chameaux à ce cheval ... Si je donne la jument grise, ce cavalier à la manque, assis en plastronnant, à la russe, lui déglinguerait le dos... peut-être, la jument à la crinière fleurie? Non, je l'ai envoyée se refroidir un peu, et un moreau a un bouton sur son dos, c’est impossible ... alors quel cheval je dois lui choisir pour que je sois plus calme?».

Telles étaient les idées préoccupant le chef d’aoul. Et tout d’un coup une excellente idée lui traversa l'esprit, il s’empressa immédiatement de l’énoncer: - Toi, Kartkhoja, tu pourrais non pas être assis ici inutilement, mais seller ta jument et accompagner comme il se doit, Monsieur l’étudiant jusqu’à l’aoul de père.

Kartkhoja n'a rien à voir là-dedans et pourquoi «il se doit»? Il n'expliqua pas à Kartkhoja, mais Karthkoja ne réfléchit pas non plus et consentit à l'instant même: - D’accord, - parce qu’il voulait très fort parler en tête-à-tête avec l'étudiant, et il ne songea pas que la jument de trois ans en verrait des dures.

Content de sa finauderie, le chef d’aoul sourit sous sa moustache: «Voilà comme je suis, moi!" et s’empressa de pousser tout le monde dehors: - Ma femme, donne à l’invité du koumys[10] pour la route. Et toi aussi, Kartkhoja, il ne sert à rien de rester assis inutilement. Bois vite du koumys et allez, - et content de soi-même, il sortit afin de préparer le cheval pour l'étudiant.

Ayant vidé un bol d'une seule bouchée, Kartkhoja s’empressa d’aller chez soi, il sortit l’étalon et se mit à le seller. Il fit un bond chez soi, fit part de sa mission importante à sa mère, se ceignit, prit le fouet et sortit. Il détacha la bride de l’étrier, et quand il avait déjà sauté sur la selle, son frère aîné se montra dans la cour, les galoches aux pieds nus – il fallait croire qu’il venait de se tirer du tiède lit conjugal - et demanda furieusement, en grattant sa cuisse: - Où vas-tu?

Kartkhoja répondit en deux mots, et après avoir fouetté légèrement la croupe du cheval, il s’éloigna et croisa bientôt l'étudiant assis maladroitement sur un petit cheval bai à courte queue, auquel on ne pourrait que traîner derrière les chameaux. «En voilà un animal! - pensa Kartkhoja au chef d’aoul. - Il fallait le faire, à qui il a fait asseoir l'étudiant. Il n'a pas la crainte de Dieu!". Mais que faire?

 

Nouvelle

 

Ils commencèrent à parler dès qu’ils s’étaient éloignés de l’aoul. L'étudiant fut clairement vexé qu'on lui avait donné un maigriot dépouillé. Il demanda quel genre de personne ce chef d’aoul était. Kartkhoja répondit comme il pouvait, et le sens de sa réponse consista en mots suivants : c’est une personne très malhonnête, pour tout dire, le bois tortu ne se redresse pas. Puis il commença lui-même à poser des questions, certainement, sur l'école urbaine.

L'étudiant se mit à parler de la ville dans le registre le plus sublime. Et il décrivit d'une façon si pittoresque les bâtiments de trois étages, son école, les navires, locomotives, voitures, théâtres, à couper le souffle! Il la vantait comme s’il avait lui-même construit cette ville, et les allusions à ce que, selon ses dires, il avait vu là toutes les merveilles du monde, faisaient preuve des notes de supériorité. Est-ce qu’il vaut la peine d’éprouver de la gêne en face d’un lourdaud regardant dans sa bouche qui n'avait jamais vu auparavant la ville?... il n’interromprait pas en disant : «Ce n'est pas vrai», et c'est pourquoi l'étudiant commença à dire de telles bêtises qu'elles n’étaient jamais venues avant à son esprit. Et Karkhkoja écoutait bouche bée, les yeux écarquillés d’étonnement. Et il voyait des images fantastiques, sur lesquelles l’école laissait échapper un nuage de vapeur comme une locomotive, et une voiture galopait comme un chameau ailé, Kartkhoja apprit tellement beaucoup de choses - difficile d'imaginer!

Quand Kartkhoja était un gamin, il lit deux contes de fées: «Abou Ghali Sina» et "Aboulkarys". Maintenant, il lui semblait que tous les miracles y décrits existaient certainement dans la ville. Et comment peut-il faire ses études dans la ville?

Pourquoi pas, si vous payez pas moins de 40 roubles par an, il n'est pas difficile de faire les études dans une médersa. Où Kartkhoja peut-il prendre cette grosse somme? Et puis, Kartkhoja ne veut plus faire ses études à l'école musulmane, il voudrait finir ses études de traduction. Un établissement avec un mollah n’attirait pas absolument Kartkhoja. Il demanda, comment entrer à une école russe? La structure de l'école est simple – on n’en dirait pas beaucoup de bêtises, l'étudiant ne dit qu’une seule phrase: «Là aussi, il faut payer». Kartkhoja ne le laissait pas tranquille: «Et les grands garçons comme moi, peuvent-ils entrer à l'école?» Il s'est avéré qu’ils ne pouvaient pas y entrer. Oui, c'était un problème.

Cependant, Kartkhoja ne se calma pas. Et, voyant que le garçon voulait vraiment entrer à l'école, l'étudiant conseilla tout de même de ne pas renoncer: «En tout cas, vas faire tes études - tu deviendras un homme". Et Kartkhoja décida de ne pas abandonner cette idée. En partant, l'étudiant lui offrit un petit livre. Kartkhoja le mit avec soin dans son sein et ayant dit au revoir il se retourna. Il n'y a rien de plus joyeux dans le monde pour un voyageur égaré dans les steppes que de voir devant une petite lumière, et un rayon de lumière, invisible pour les ignares, brilla aujourd'hui pour Kartkhoja. Il allait et se réjouissait. Il ne put pas résister et sortit un petit livre; l’ouvrit et se mit à lire, mais il fut ballotté au cheval, incapable de s'oublier à lire. Et pourtant, par la façon dont ses yeux se sont allumés dès les premières lignes lues, il était évident que le livre lui avait plu au premier mot.

Il arrêta son cheval rétif, l’entrava, attacha aussi le cheval bai à courte queue et s'assit dans les herbes pour lire. Le nom du livre était "Toumych".

La steppe infinie, pas de vent. Il fait du soleil. Les nuages blancs comme le coton flottent, légers comme la mousse de koumys fouetté. Il semble que le temps lui-même échauffe le front, excite le cerveau. Le silence ... on n’entend que le grouillement d’un œstre dans l'herbe épaisse, le cri-cri des ailes transparentes des libellules et le bourdonnement dérangeant des moustiques. L'air est rempli de moucherons couvrant les yeux des chevaux – l’étalon et le cheval bai à courte queue secouent leurs têtes, avancent nerveusement leurs lèvres : t-r-r ... ; une alouette tintinnabula soudain et se tut ... et le silence règnait de nouveau dans les steppes, il n’était troublé ni par le bruissement de plumes d’un oiseau, ni par le frôlement de la crinière.

Kartkhoja, ayant ôté son tchapan et son chapeau, est couché dans la steppe calme, ayant écrasé les herbes par son poids, sur le côté,       en manche de chemise – le front bronzé emperlé de sueur, il lit un livre.

Il oublia tout ce qui existe dans le monde  - absorbé par la lecture à tel point qu'il ne savait pas déjà lui-même: il respirait encore ou pas, il reniflait seulement parfois. Si on volait les chevaux qui étaient à côté de lui – il n'aurait pas vu. Où  est l’aoul? Où sont les gens? Et la vie, est-ce qu’elle reste encore sur cette terre? Il oublia tout, il dévorait les pages l’une après l’autre, ses lèvres bougeaient, tantôt il fronçait les sourcils, tantôt il étirait un sourire... Il finit finalement un petit livre. Sans se lever et sans détacher son regard du livre, il secoua la tête avec étonnement et resta pensif pendant un long moment. Il feuilletta soigneusement les pages et leva la tête. Il regarda et s’ aperçut que les chevaux avaient disparu sous un voile se répandant de moucherons et d’œstres.

Il n’y avait personne aux alentours. Il s'habilla rapidement et se précipita vers les pauvres animaux. Il grimpa en selle et continua son chemin. Kartkhoja n’arrivait pas à penser à quoi que ce soit d'autre, sauf les études. Il se prêta même serment à soi : je ferais certainement mes études. Mais comment? Où? Avec quel argent? Rien n’entre dans la pensée, mais il sait - il va faire ses études, quoi qu’il en soit, si serré que le nœud soit, il l’échappera.

 

Obstacle

 

Jouman jeûnait et priait Dieu pas plus studieusement que les autres, mais toujours avec diligence. Toutefois, si le Seigneur décide de punir – il ne vous demandera pas : s’il veut emporter quelque chose (voilà les ritournelles qui existent dans le monde). Depuis le temps qu’on prit le cheval à Jouman pour le truchement, il n’avait pas de chance, tout allait de travers, des obstacles partout et le destin lui faisait un croc-en-jambe. Chaque année, son ménage périclitait de plus en plus et tombait en ruines.

On dit qu’une jument te donnera à boire, comme une source, deux juments te donneront à manger. Cet été, la seule jument de Jouman, étant indisposée, devint tordue. Et son maître la soigna de toutes les manières : il fit bouillir du sel pour elle, la nourrit avec  de la chitine du scarabée noir, appliqua de la poudre de chlore - tout cela en vain, un petit cheval se balança un jour et demi et tomba raide mort.

Cependant, cette pouliche ne vécut pas toute sa vie en vain. Elle réussit à donner naissance à des poulains, si son propriétaire les avait laissés patûrer librement – à ce moment un vrai troupeau aurait déjà galopé dans la steppe. Mais on avait besoin de manger, de s'habiller et d’avoir certaines choses, alors il fut obligé de vendre ou égorger de petits chevaux en hiver pour avoir de la viande. Sinon, comment faire? Il n’avait rien à faire.

Le nombre ne fait pas le bonheur. La jument était seule, mais elle seule était une locomotive de tout le bien-être de la famille. On dirait que l'âme quitta la famille quand elle était morte. Le bétail restant souffrit d’une vraie peste. Il emmena un poulain restant de la jument dans l’aoul voisin, une jument de bay perdit son petit là-bas, Jouman espérait que son poulain survivrait à côté d'elle, mais non, on lui fit savoir que les loups l’avaient déchiré.

Un poulain, âgé d’un an, avait la gorge enflée, pourquoi - il n'était pas clair, soit la morve, soit la tuberculose, soit le croup, soit une autre infection, quelle que soit l'infortune, il ne guérit pas tout de même et périt bientôt. Et  un étalon de trois ans qui portait la selle était emmené par des voleurs de chevaux. Un clou noir se nicha sur le cou d’une vache à lait rouge ; le clou grandissait, s’enflait, jusqu'à ce que le pis se soit rétréci en séchant.

En automne il perdit une semaine entière pour atteler au traîneau une chamelle enceinte, et         elle eut fort à faire pour transporter le foin - elle perdit son petit. C'est pourquoi elle eut de la fièvre et ne guérit pas.

Kartkhoje avait vu deux fois son père pleurer en impuissance totale, sanglotant comme un enfant. La première fois, lorsque le truchement et le chef de district rural égorgèrent son propre cheval à ses yeux même; la pauvre bête, en rentrant le ventre, palpita à l'agonie, et son père baissa la tête et gémit: "Il nous a coupé les veines des bras et des jambes!" Kartkhoja ne comprit pas alors à qui il s'était adressé de cette façon: au chef de district rural ou au truchement, et peut-être au très Haut même? Et maintenant, s'étant éloigné de la jument ne respirant plus, avec le foie gonflé, il dit: "Elle voulait respirer un peu ..." et fondit en larmes en poussant des sanglots. Puis la mère commença à pleurer. Kartkhoja s’éloigna de la maison et se mit lui aussi à pleurer.

Donc, c'est comme cela que Jouman allait. En voyant à quel point ses parents étaient chagrinés, Kartkhoja n’osa pas leur parler de son rêve, sa langue se lignifia, sa tête se remplit du brouillard sombre, cela lui brûla sous le sternum, l'humeur fut pire que jamais. «En quoi avais-je péché, Seigneur, ah? Pourquoi ai-je connu un tel malheur? Autant vaut mourir que vivre comme ça ! .. Aurions-nous des jours heureux, nous aussi? Ou non?"

Mais il n’abandonna pas        tout de même  l'espoir d'entrer à l'école, puisqu’il y faisait déjà ses études dans ses rêves.

 

Décès

 

L'été se termina. Et après l'été, l'automne passa, colorant les herbes en jaune, faisant tomber les feuilles, dérangeant par le vent froid, enfonçant les gens dans les soucis et le mouvement. L'hiver approchait à pas de loup, hurlant, avec des lames des glaçons.

Cet hiver fut sévère. Malsain, avec des chutes de neige fouettantes. Le mois de janvier ajouta de la neige à la gelée blanche de novembre. Les tempêtes de neige tombèrent du ciel en permanence, en tourbillonnant de fumée blanche. Le grand froid humide, transissant jusqu’aux os, dura après les tempêtes de neige. La neige se déposa seulement dans les monts pierreux. Il fit un peu plus chaud - et la pluie froide tomba. La terre fut gelée, recouverte de l’écorce glacée, elle blessa les pieds jusqu’au sang. Le soleil, comme une belle-fille timorée, craignait d’émerger du rideau des nuages ​​troubles. Mais, nuit après nuit, une étoile fatale sortait de l'ouest sur la voûte céleste, s'accrochant au Pal de fer étoilé et brillait d’une lumière ne menaçant que de perte. Mais qu'est-ce qui le  jute[11] fait augurer?

Depuis l'été les devins avaient prédit cette année une épizootie massive pendant l'hiver. Tout en témoignait: l'herbe ne leva pas très bien au printemps, sèche, tordue, il y eut des couches de gramen, le stipa poussa énormément. Les souris ramassaient leur approvisionnement trop rapidement, en laissant leurs trous dégarnis. Les sommets des fourmilières s’effondrèrent sous forme des entonnoirs coniques. Les vaches ne voulaient pas passer la nuit dans la steppe, en mugissant, elles se traînaient vers les aouls pour être sous un auvent, dans les granges.

Les chevaux cessèrent de faire des culbutes sur le sol sablonneux. En général, les Kazakhs avaient peu de goût pour l’humeur des animaux, ils arrachaient chaque brin d'herbe d’une manière trop furieuse; cela arrive quand un homme marqué par la mort a grand appétit. Et les oiseaux migrateurs s’envolèrent tôt.

Les devins, les aqsaqals[12] et les bergers qui avaient vécu beaucoup d’années et avaient surveillé attentivement les troupeaux de moutons depuis longtemps, trouvèrent de nouveaux signes incontestables de malheur abominable menaçant; les interprètes de rêves parlèrent d'une seule voix au monde curieux de la même chose. En outre, tout le monde savait que cette année - l'année du Lapin.

Pourtant, aucun Kazakh n'y pourvit, ne s’empressa de faire plus de meules de foin, ajouter du grain, mettre de côté de la farine. Tout l'été ils sirotèrent le koumys pour le plaisir, étant allongés sur le côté, en plus, les affaires du parti ne les laissèrent pas partir. On dirait qu’ils pensaient que Dieu protègerait même celui qui s'assiérait cul nu sur les braises, et quand des orages à grêle avaient éclaté et chacun avait reçu un grêlon sur le front, ils reprirent leurs esprits en un clin d'œil.

Oui ... L’hiver était dur. La steppe était gelée. Le vert se trouvait sous la glace, et il ne resta du foin dans les meules que pour deux semaines. Le jute ne reconnaît pas les rangs, et ne fait pas l’exception pour les lettrés - tous eurent faim. As-tu des parents importants? Et quoi après? Rien! Et les matériaux de chauffage étaient épuisés, les flammes des poêles commencèrent à s'éteindre. Le monde tomba en décadence. Les gens s'effarouchèrent, se pelotonnèrent – dans n’importe quel aoul seulement la peur et le désarroi.

Chaque jour Kartkhoja et son frère allèrent chercher de la nourriture pour la vache et le veau dans les ravins de Karaochak. Ils couvrirent la nourrice même de morceaux de feutre de la yourte[13] cousus à la manière de la couverture.

Ils couvrirent ainsi une vache pour qu’elle n’ eût pas froid, mirent les pelles sur leurs épaules et se dirigèrent vers les ravins pour creuser la neige congelée. Tant qu’ils ramassent une touffe de feuilles fânées avec de l’herbe, leurs nez et joues sont gelés, complètement épuisés, comme cela jour après jour, ils doivent fouiller dans la neige au vent impitoyable.

A la maison ils mangèrent un peu de la soupe avec de la viande filandreuse et allèrent se coucher à bout de force. S’ils n’avaient pas fait preuve d’une telle persistance, ils auraient disparu depuis longtemps. Il faut dire aussi que leur pauvre mère, on ne sait pas comment, ayant épargné, garda la poitrine grasse de mouton, et à chaque fois que ses fils allaient dans les ravins au froid, elle leur en fondait une cuillerée de graisse pour chacun d’eux, en disant : "Avalez, sinon vous ne supporterez pas". Le père s’en allait dans la grange, sortait la neige apporté par la tempête, logeait bien la vache avec le veau pour qu’ils eussent plus chaud, et ils avaient l’air soigné.

 Une fois ils furent assis, dînèrent, et la mère dit soudain:

- S’Il arrange des choses pour ne pas savoir: si c’est le dernier chaudron de brouet ou pas ...

Jouman s'écria, comme s’il était effrayé: - Eh, nous n’aurons plus de farine bientôt?!

La mère répondit qu'il y avait encore trois ou quatre poignées.

Elle n’osa pas dire avant, une telle nature ... Mais, comme on dit : est-ce qu’on peut masquer la mort, s’il faut creuser la tombe... elle était obligée de dire.

Et l'angoisse régna définitivement dans la maison. Il était si calme, comme si tous devinrent sourds d'un coup. Jouman atteignit son lit, s'allongea, recroquevillé, et poussa de longs soupirs. Les enfants se dispersèrent aux quatre coins et on dirait qu'ils s’y cachèrent.

Les pensées de Jouman se noient dans le désespoir. Les gens ne meurent pas avant le bétail... mais que faire? La viande d’une seule vache vivante encore ne semblerait pas bon ... Et il n’y a personne à qui emprunter de la farine ou des céréales, qu’est-ce qu’il va faire alors? Et il n’arrête pas d’y penser. Tout la nuit, Jouman se tournait et se retournait sans fermer les yeux.

Le lendemain matin, il fit le tour de l’aoul en recherchant des provisions. Il apprit seulement qu’un certain Baybek, paraît-il, voulait échanger le sac de farine contre le veau d’un an, mais il vivait à trente verstes d’ici. Et Jouman alla chez lui, en ayant pris avec soi un sac.

Vîtes-vous un Kazakh cheminant dans les steppes enneigées avec des tiges pleines de neige, avec une moustache et barbe givrée, avec la poitrine à peine voilée au vent mordant, aux yeux larmoyants et le nez coulant? C’est Jouman. Et il y avait pleine de gens comme Jouman parmi les gens. Après avoir passé une fois la nuit en cours de route, il arriva chez le richard.

Juste après avoir  repris haleine et s’être réchauffé un peu, il commença à parler. Baybek, devenu riche s’occupant de l'usure et la vente de produits à de tels pauvres gens comme Jouman, était un vilain bougre. Il refusa: «Je n'ai pas de provision», Jouman eut beau le convaincre jusqu'au matin.

Il revenait complètement accablé, mais Dieu lui envoya un homme qui avait encore quelques aliments. Il le conservait pour sa famille, mais pouvait partager pourtant. Pour un veau - un sac de farine. Mais Jouman devait engraisser le veau pendant une année. Jouman était ravi - il allait pour tout. Il chargea sur ses épaules le sac versé pour lui et le traîna à la maison. Il marcha quelques verstes, ses poumons s’étirèrent jusqu’à la gorge – il avait la respiration coupée, il n’était plus en mesure de faire un pas, et il s'assit sur le sol. Il toussotait avant, mais maintenant il suffoquait de toux. Pis encore – tout en sueur, le dos devint froid en un moment, il avait les crampes dans tout le corps, le sang coulait de ses narines, la tête lui tournait. En toussant, gémissant, essuyant la sueur de son visage, il se leva et se traîna à peine vers le soir jusqu’à l’aoul Arbabay. On était aussi dans le besoin dans cet aoul. Les gens avaient grand faim. Ils ne mangeaient de l’eau bouillante qu’avec de l'avoine. Les maisons n’étaient pas chauffées.

Jouman se trouva dans un sale trou puant et humide, il traîna là toute la nuit, tantôt il avait de la fièvre, tantôt il avait froid, les taches brillantes aveuglantes passaient sous ses yeux.

Comment son âme ne s’envola pas - on ne sait pas, mais il se leva le matin, chargea de nouveau le sac sur son dos et avança d’un pas lent. Il se traîna avec peine encore quatre jours à travers l'espace blanc froid, le cinquième jour, quand il avait déjà du mal de bouger ses lèvres, enfin, il vit une petite fumée bleue se levant au-dessus de l'aoul natal, périssant dans les congères.

Il ne se souvenait pas comment il s’était traîné jusqu’au seuil, et s’évanouit aussitôt. Il souffrit du délire encore deux ou trois jours. Le quatrième jour ses yeux se creusèrent profondément, le corps s’amollit et ses lèvres devinrent grises. Kartkhoja, qui jeta un regard sur lui, était transi de peur. Jouman bougea légèrement ses paupières et appela sa femme et ses enfants d’un mouvement à peine perceptible de la main. Ils le prirent par la main, et il commença à faire ses adieux, en bougeant à peine sa langue: «D’abord vous ...... de ce que j’ai apporté ... tout s’est réalisé... ma vieille ... vos yeux.... enterrez sur le côté ... adieu ... pardonnez...». A l'heure du coucher du soleil, il soupira la dernière fois et ferma les yeux pour toujours.

 

Sacrifice de soi

 

Est-ce qu’un an passa depuis ce triste jour?

... La mère brebis – le nez de croissant,  en bêlant pitoyablement, marche vers un abri sur de longues jambes minces dans son manteau court.

L'herbe est étalée tout autour  d’un tapis dense, une chamelle noire chemine on ne sait où et récite tristement et longuement : "Goï - Goï ..." Un étalon fougueux à une grande crinière longue s’approcha de la jument captivante et, flairant son cou, marchait d’un air important et grondait avec douceur. Elle recule, serre les oreilles, contre sa tête, comme si elle disait: «Laisse-moi tranquille! Pourquoi le fais-tu? Est-ce que tu as peu de pouliches? Je ne fait pas un tour par ici pour toi, ne cours pas après moi ..." Un petit moineau à queue blanche, se cacha, comme un gamin, dans la crinière: «Peux-tu trouver où je suis?», mais il est si impatient: il fait entendre sa voix et bat de sa petite queue : "Je ne suis pas ici!".

Le troupeau se répand dans l'espace d’avant l'aube. Dans la steppe, loin des maisons, les habitants de l’aoul qui se levèrent déjà, satisfaisaient aux besoins naturels, accroupis.

Les cabanes de trois grilles de yourte sont montées derrière le bâtiment d'hivernage. Quelques femmes s’agitent devant elles avec des cruches en cuivre et serviettes à la main pour faire leurs ablutions. Evidemment, la vieille d’Alimbay se décida tout de même, elle dit adieu à la vie. Et c’est la vérité, les femmes se préparaient à laver son petit corps et l’habiller en vêtement blanc.

Et voilà des hommes surgissent, en traînant vers le chaudron un taurillon et des brebis avec les fils sacrificiels écarlates autour de leurs cous. Ils se dirigent vers la cabane, en allant à pas mesurés, les mollahs aux barbes grises. Quelques hommes habillés légèrement se précipitèrent vers eux en partant des granges. Un jeune mollah en pantalon en cuir d’apprêt grossier se traîne avec peine derrière eux. Pourquoi le fait-il de si mauvaise grâce? Qu'est-ce qui trouble son esprit? Peut-être, une vieille femme morte en est la cause. A quoi pense-t-il?

Ne vous torturez pas l’esprit - c'est le mollah d’ici. Et voilà à quoi il pense, en allant à pas mesurés. À propos de sacrifice de soi. Il doit maintenant, avec la prière dans sa bouche, prendre les péchés d’une octogénaire décédée. Si, bien sûr, Dieu accepte son sacrifice.

Il accepte ou n'accepte pas, mais il faut s’occuper d’une vieille femme. Et qui est cette vieille femme, qu’est-ce qu’elle a d’extraordinaire? Rien que la réputation d’une vieille toupie rosse. Saints, hé! Et il doit répondre pour les péchés de cette chipie? Elle en a plus que le nombre de cheveux sur la tête, et il est encore un jeune homme, voyons? S’il accomplit pleinement une mission si noble, il ira directement à l’enfer!

Non, les Kazakhs ne sont pas bons dans leurs rituels, ah! Ils le poussent vraiment dans le feu de l'enfer! On lui posera la question au Jugement dernier: «Pourquoi pris-tu autant de péchés?" Qu'est-ce qu’il répondra? Oh, va au diable, le "sacrifice de soi!"

Peut-être qu’il pourra y échapper d'une manière ou d'une autre, s’excuser? Essaie un peu – on le blâmera à la maison.

Le besoin maudit, ah! Si on n’avait été dans la gêne, il n’aurait pas seulement touché les péchés de la vieille,  mais il ne serait pas aussi passé à côté d’elle!

 Telles sont les pensées qui le torturent, et ses pieds marchent.

Il fallait penser avant, mais il consentit - il n'y avait plus moyen de reculer. Quoi qu'il en soit, il est temps d'entrer dans la maison de la défunte.

Un jeune mollah entra dans une cabane. Au centre même, les pieds vers la porte, est le corps mort décrépit et allongé sur un linceul étendu sur le sol. Au chevet de la défunte, un mollah à la barbe grise est assis dans une pose de prière. Le  fils de la défunte, deux ou trois khojas et une vieille s’installèrent aussi là.

Ayant vu le cadavre, un jeune mollah eut une peur bleue et essaya de s'asseoir le plus loin possible, en s’étant serré contre la grille de la cabane. Il aurait continué à  se cacher à l'écart, si le vieux mollah n’avait pas exigé de l’approcher et s'asseoir à sa droite. Il dut obéir. Il écarquilla les yeux en regardant les reliques jaunies, incapable de détourner son regard - les yeux tout ronds de peur.

Le cœur tomba et glissa vers le bas. Le corps mort est si froid! Cest l'horreur.

Après avoir terminé le début d’une triste cérémonie, le mollah gris sortit un chapelet et se mit à dire sans bruit la prière "Talel"  avec un visage pétrifié. Dans sa main droite, il avait un fil rouge. Après l’avoir terminée, il dit à haute voix le nom de la défunte, le nom de son père, puis il dit:

- «En faisant preuve du devoir et de la patience, t’engages-tu à répondre pour elle, ayant affermi ton cœur ?" Et il tendit un fil de laine au jeune mollah. Mais le dernier resta immobile avec tristesse, ne sachant pas quoi faire: prendre le fil ou non? On le pousse déjà sur le flanc et disent instamment:

- "Dis – j’ai accepté". Le jeune homme, stupéfait, prit le fil et dit: «J’ai accepté, j’ai accepté". Les autres répétèrent aussi après lui. Mille fois, pas moins : «Il a accepté, il a accepté» - afflua dans l’esprit d’un jeune mollah.

Et le fil circulait - essayez de compter jusqu’à quatre-vingt – l’âge de la vieille. Il semble, cela fait un bail. «Mais quand est-ce que tout cela sera fini?!".

Enfin, la cérémonie était terminée. On sortit à l'air. On dirait qu’un jeune mollah étatit dans le bain, la sueur coulait sur son front, le long de son dos, il partit immédiatement bien loin dans la steppe. Et seulement là, dans l'étendue de la steppe, il reprit haleine, revint à soi peu à peu.

Il est intéressant si les lecteurs le connurent? Si vous ne vous rappelez pas, je dirai moi-même: mais c'est Kartkhoja.

 

 

 

Deuxième partie

 

2

 

Soucis

 

Juillet. Le lac s'étendit sous forme d’une mouette, la rive – sous forme d’une palanche, les aouls ont la chance de se trouver sur ses bords, le ciel brille d'un or de samovar, mais voilà le soleil rouge d’été déclina et regarda curieusement du bord de la terre.

Le troupeau de chevaux se précipita vers l'eau avec un rugissement guttural, dans les nuages de poussière. Les troupeaux de moutons bêlent, les vaches traînent, le taureau poussa un mugissement, les gamins jouants font du boucan, les femmes s'appellent les unes les autres ... mugissement, rire - les sons ne font plus qu’un rugissement émouvant qui s'élève au-dessus de l'aoul avec la fumée de poêle, et le brouillard blanchâtre vient du lac. Ici et là, le tourbillon humain s’enroule et se dissout, les gens courent seuls quelque part de nouveau, comprennent-ils eux-mêmes au moins: où et pourquoi?

Un bon été, tout va s'arranger. Et voilà le sommeil gagne les gens. L'esprit se ramollit, tous étaient enivrés par l’air d'été. Eh bien, qu’est-ce que nous avons à faire parmi des foules endormies? Il est à craindre que nous pouvons nous endormir nous-mêmes, dormir jusqu’aux maux de tête, en manquant tout. Il vaut mieux que nous conduisions le lecteur au large, au sommet du mont et là nous respirerons à pleins poumons. On monta sur une haute colline du monticule Chakchan, on vit là deux jeunes hommes assis. L'un d'eux - le pauvre garçon Kartkhoja. Le deuxième est habillé à la russe: dans un manteau, un chapeau sur la tête, les souliers aux pieds. Il faut croire qu’il fait ses études dans une école russe urbaine. Rien à dire – un étudiant, bien que le visage ne le dise pas : la moustache noire vient de pousser et les poils rares sur le menton juste rappellent de la barbe probable. Kartkhoja a un livre dans les mains, peut-être, il prend des leçons chez un savant citadin. Et le dernier s’ennuyait, il trouva une pierre à côté de lui et la jetait en visant une jatte blanche. Il s’adressa à Kartkhoja: - Eh bien, je t’appris l’alphabet russe. Maintenant je  t'apprendrai à lire des nouvelles courtes et les traduire.

- Il serait bien d’avoir lu ce livre avant de venir dans la ville. En revenant en été de la ville dans la steppe, l'étudiant donne des cours contre paiement aux enfants du bay d’ici.

- Ce livre-là? Si tu le lis, tu commenceras à parler russe toi-même dans quelques semaines. Jusqu'à présent, tu es ignorant comme une carpe ... n’étais pas en bonnes mains.

- Mais est-ce que je suis coupable? Je n’arrête pas de penser comment je pourrais entrer à l'école, jour et nuit ... Ah, la vie ... - et soupira.

- Moi aussi, je me suis donné du mal, comme toi. Mais ensuite, j’ai appris à lire en russe chez un traducteur et commencé à traduire moi-même, j’ai compris tout moi-même. Tous étaient contre à la maison, et je n'en ai fait qu'à ma tête et je me suis enfui dans la ville pour faire mes études. En un an, j’ai terminé les études à deux facultés. Et toi aussi, tu arriveras à tout faire.

Kartkhoja dit:

- Si Seigneur Dieu ...

L’étudiant s'allongea sur le dos. Il regarda le ciel. Il tourna la tête dans la direction du coucher du soleil; dirigea son regard vers l’aoul. Il vit blanchoyer les bas blancs des jupes des femmes se retirant dans les steppes, sans détacher son regard d’elles, il demanda Kartkhoja, restant pensif et traînant les mots: - Qu'est-ce que tu as dit?

- Il y a plein de filles dans votre aoul aussi, pour ce que tu en fais avec les nôtres? – répondit-il, en riant. – Et ce que j’ai dit, c'est juste que ... Certainement, Dieu aide ceux qui s'aident eux-mêmes – rien à dire.

Mais le gars de la ville détourna de nouveau la conversation sur son sujet préféré, en demandant Kartkhoja pour la cinquième fois: - Comment penses-tu, est-ce qu’il y a ici, près du lac des filles encore plus belles?

- Euh, je crois, non...

- Quand elle t’a demandé où j'avais été, qu’est-ce que tu lui as répondit?

- J’ai dit que tu avait des insomnies depuis que je tu l'avais vue, que tu n’arrêtes pas de penser à elle.

- Tu as bien dit, parfaitement! – s’écria avec joie l’étudiant, en riant.

- Et puis? As-tu dit que je l'avais admirée?

- J’ai dit que plusieures filles pensaient à toi, mais toi - tu ne rêvais qu’à elle, parce que tu pensais qu'elle savait ce que c’est l'honneur d'une jeune fille.

- Et qu'est-ce qu'elle a répondit? Qu'est-ce qu'elle a répondit? – étira un sourire un espèce de savant citadin.

- Elle était très contente. Mais il n’y avait pas de possibilité de parler un peu plus longtemps. Elle voulait ajouter quelque chose, mais sa tante a surgi soudain. C’est pourquoi elle s’est mis à parler de quelque chose d’autre.

- Quand tu reviendras, l’emmeneras-tu de nouveau?

- Je la trouverai.

Les jeunes gens causèrent encore, jusqu'à ce que la nuit soit tombée définitivement, et se dispersèrent.

Le pâturage d'été au bord du lac se solda par un succès pour Kartkhoja - il commença à prendre des leçons de russe. Il pensait : j’apprendrai certaines mots russes en automne encore, et puis j’irai certainement dans la ville. Son professeur était aussi un malin – il commença à envoyer son pupille avec des billets et salutations à une belle, en contournant ses parents vigilants. D’ailleurs, l'étudiant compatissait vraiment in petto à Kartkhoja. Ce n’était pas le seul pauvre à qui il aida à sortir dans la ville pour faire les études. Kartkhoja volait - son rêve ancien se remplit de sens réel - moudda, comme les Perses disent. Et maintenant il enseigne deux fois par jour, comme il peut, aux enfants dans l’aoul de l’oncle matrilatéral Korpebay. Parce qu’il faut vivre de quelque chose. Il peut bien faire bouillir le samovar si les invités passent chez eux, et ranger la chambre aussi. Et si personne n’est disponible, il trait la jument. L’oncle est content. Et Kartkhoja est ravi, lui aussi. Et bien qu’il soit toujours obligé de souffrir de temps en temps lors des funérailles en tant qu’un jeune mollah - il supporte. Il ne reste donc que deux ou trois mois. Et il ira dans la ville. Il entrera là à l'école, apprendra le russe et deviendra une grosse légume. Il se réconforte ainsi.

 

Jeunes gens

 

Quelques jours passèrent. La nuit d'été, rien de particulier. Les étoiles brillent sur le velours noir du ciel, en éclatant de mille feux, de semis de diamants. Le croissant de lune s'ébroue dans le lac comme un cygne. Aucun froufroutement des souris, aucun frôlement des herbes, il semble que si quelqu’un se met à chuchoter derrière les dix buttes - vous l’entendrez, les aouls dorment. Après avoir laissé Jounis, caché dans le ravin au bord du lac, Kartkhoja, en se courbant, les jambes pliées, se glissa dans la yourte de la bien-aimée de l'étudiant. Le rugissement des chiens de cour retentit et cessa. Les chiennes commencèrent à aboyer après eux comme les petites femmes de rues de la ville. Les voix des filles chantantes retentirent soudain du Haut aoul. Une femme prononça distinctement dans l'obscurité : «Oh, voici comment... ah voilà!». Tout près d’elle un adolescent se leva du lit, les yeux fermés, et fit le tour comme un soufi en dhikr, en soufflant et en agitant les bras comme s'il essayait de sortir de son rêve: «Moi aussi je ne dors pas». Des bêtes,  petites et grandes, se tournent et se retournent, en reniflant sous les auvents et dans les granges. Kartkhoja passa la main jusqu'au coude dans un grand trou trouvé, ne sachant pas près de laquelle aile de feutre de la yourte dormait une jeune fille. Il s'avéra qu’elle ne dormait pas, ayant poussé un cri à peine audible, elle toucha ses doigts. Kartkhoja chuchota: «C'est moi» et glissa son visage dans la yourte. Le souffle doux d’une jeune fille brûla sa joue. Il tressaillit et se mit à trembler de tout son corps, comme si la foudre l’avait frappé. «Sors plus vite», - bredouilla Kartkhoja et, comme un enfant craignant de marcher sur une araignée, s’éloigna, levant haut les pieds. Il entra dans une petite yourte inoccupée pour les bergers, se couvra d’un rideau de feutre et se fit petit. Sans tarder, une belle, couverte d’un tchapan avec sa tête, s’échappa de la yourte, ayant entrebâillé doucement la porte. Elle resta debout quelque temps, regardant fixement les ténèbres et écoutant si sa garde ne s’était pas levée, et s’éloigna avec hésitation. Son courage l’abandonna bientôt, et elle s’accroupit et se figea. Elle resta immobile et Kartkhoja, en regardant une jeune fille avec un œil, surveilla la porte avec son deuxième œil. La jeune fille regarda dans la direction des yourtes. Non, personne ne surgit: «Et si on la suit? Si son père s’était réveillé soudain? Si sa tante avait éventé tout et la suivait?" – palpite son petit coeur. Et l’étudiant remue dans un ravin, en pensant impatiemment: «Eh bien, où est-elle? Viendra-t-elle ou non?» - et son coeur palpite entre les côtes.

Kartkhoja est assis sous un feutre gris et s'inquiète pour les amoureux: «Aide-les, Seigneur!". La silhouette d’une jeune fille se leva et glissa de nouveau vers le lac.

Malgré que leurs cœurs furent étreints, malgré qu’ils eurent peur et honte, le plaisir de l'amour était si désiré - il n'y avait pas moyen de s'arrêter. Une belle regagna enfin le petit ravin, et voilà l’étudiant en tendit déjà ses bras vers elle - ils soulevèrent la jeune fille et la firent descendre ... La  surface unie du lac est calme comme le verre. Mais une belle lune se mit à troubler le lac du ciel avec ses rayons, et l'eau s’agita, confuse, les vagues se brisèrent les unes après les autres, et il semblait que le lac s'enfuyait loin du regard de l’astre de la nuit, et tout se calma subitement. Le cygne - un oiseau noir sortit majestueusement comme un commissaire de son bureau. Les oies se précipitèrent aussitôt vers lui, elles faisaient du boucan, exigeaient quelque chose, se plaignaient de quelque chose comme le cotillon. Des cris déchirants retentirent du côté du Grand aoul. Seulement des phrases et mots isolés étaient distinguables, mais ils se firent entendre clairement et anxieusement dans l'air de nuit. Kartkhoja entendit : "Le roi daigna". - "De dix-neuf à trente-et-un". - "Les jours sombres pour les Kazakhs, certainement". - «Oh, Dieu, aїe!» - "Quel cauchemar!" Les voix se multiplièrent. Elles se transformèrent en bourdonnement des guêpes dans la chaleur torride du soleil. Puis elles commencèrent à se taire. Et peu à peu tout fut envahi de nouveau par le silence. Finalement, Kartkhoja ne comprit rien. Il ne comprit qu’une mauvaise nouvelle tomba sur le monde.

 

... 19 et 31...

 

Kartkhoja se réveilla tard. Il y avait longtemps que le soleil s’était levé au-dessus de l'horizon. Les chevaux revinrent des pâturages. Mais personne ne vint à la rencontre des juments. Les vaches se bousculaient inutilement aussi près de la haie des enclos. Et il n’y avait pas de berger avec son bâton éternel derrière les reins. Les voisines renversèrent du lait, et les autres, au lieu de fouetter du koumys, étaient plantées endormies au bout de l’aoul. On n’entend pas même les cris des chats sauvages. Ah bah, les chats errants! On n’entend pas les enfants, la marmaille ne crie pas, ne pleure pas, ne rit pas. Et les hommes, et les gars restèrent immobiles, les uns avec une  perche, les autres avec un fouet. Comme s’ils étaient liés, comme si on avait jeté des filets sur leurs épaules.

Kartkhoja s'habilla et sortit de sa petite masure, en se dirigeant vers la yourte de son oncle Korpebay. Le dernier était debout de côté, appuyant sa poitrine sur un bâton, et son épaule - sur le chambranle de la porte. Kartkhoja n’osa pas lui parler et passa de côté. Il vit un chariot, dans lequel fut la famille de la chérie secrète de l'étudiant. Le fils de bay s’installa dans un coin du chariot, en se tenant penché d’un côté, Kartkhoja s'approcha de lui. Il ne leva même pas la tête, poussant des soupirs. Kartkhoja essaya de parler avec lui, mais la conversation ne tourna pas bien. La mère fut à côté de son fils, elle eut l'air maussade. Une belle de nuit, sentant toujours le savon parfumé, était aussi assise là. Ses cheveux, bien peignés autrefois, étaient tressés à la va-vite. Et elle était consternée, ayant baissé bas son visage soudainement devenu laid, en nettoyant ses ongles avec un brin de paille. Kartkhoja pensa anxieusement : «Oh, Saints! Est-ce que ses rendez-vous nocturnes étaient découverts? ». A tout hasard, il ne regardait pas dans son côté, comme s’il ne la connaissait pas du tout. Pourtant tout tournait très bien, il se rappelait clairement que quand la belle était rentrée chez elle, son père et sa mère dormaient profondément, en ronflant légèrement. "Peut-être qu'un de leurs proches est mort, et ils vont aux funérailles?". Si quelqu'un était mort, il y aurait certainement eu des gens à côté. Mais il n’y avait personne avec ses condoléances. Pris de curiosité, il poussa des questions le gars dans un chariot:

- Quoi? De mauvaises nouvelles?

- Tu n’as pas entendu dire, toi? -Non!

- Seigneur n’en a pas gardé ...

- De quoi?

- On va obliger les Kazakhs à aller à la guerre.

- Allez, finis!

- Finis ou commence...

- Dans la matinée, j'ai entendu crier ...

- Voilà, tu as entendu cela.

- Et qui vont-ils prendre?

- Tout le monde. Qui a de 19 à 31 ans.

- Saints, aїe! Saints, aїe! Ah!.. Et quand?

- On ne va pas attendre longtemps...

- Oh, mon Dieu, ah! Mai c'est ... c'est effrayant! - Kartkhoja s'accroupit consterné et désespéré. Voilà la raison pour laquelle le monde de l’aoul se comportait comme si c'était la fin de la lumière, comme si les ténèbres profondes, apportant le déluge sur la terre, tombèrent du ciel; tous les visages sont déjà inondés de sang dans l'imagination, les corps sont étripés terriblement et impitoyablement. La forêt des  potences jamais vue avant apparut tout alentour, et la corde du décret royal fut suspendue au-dessus de chaque tête - les coeurs se refroidissent à hurler. Kartkhoja pensa avec tristesse : s’ils engagent les garçons et les hommes les plus assidus et les plus forts, qu’est-ce qui arrivera à des enfants, des vieillards, des femmes? Ils n’éviteront pas la mort. Mais il ne continua pas à développer cette pensée, il fallait d'abord réfléchir bien à son propre sort. Il se traîna vers sa petite masure. Il jeta un tchapan sur ses épaules et s’allongea pour refléchir, en s’appuyant contre une grille ouverte. Les gouttes de sueur ne tardèrent pas à sortir sous le soleil sur son front bombé, il  grattait le sol avec ses doigts, comme s’il espérait de s’y accrocher. Les pensées: ... 19 et 31 ... Cette année, j’ai eu dix-huit ans. Peut-être, on ne m’engagera pas. Ou, me traînera-t-on tout de même? S’ils ne veulent pas savoir quel âge ai-je vraiment? Qu’est-ce qu’un employé a inscrit dans le registre lors de recensement? Peuvent-ils changer l'année de naissance? Non, c'est impossible, tout s'embrouillera, on ne pourra pas comprendre qui est jeune et qui est vieux. Et s’ils commencent à demander à chacun, chacun choisira son âge lui-même. Ils vont engager selon le recensement. Bien sûr, c’est comme ça. Personne n'a le droit de changer le recensement, bien sûr, si le chef de district rural et le traducteur ne le réécrivaient pas ... Je vais calculer mon âge encore une fois : j’ai eu dix-huit ans... j’aurai dix-neuf ans dans longtemps! Et s'ils se trompent et m’ajoutent un an? Je serai perdu alors, ah! Et pourquoi je ne pense qu’à moi-même? Mon frère aîné ... il a déjà vingt cinq ans. Il ira droit à la guerre, sans phrases, et s’il est engagé, qu’est-ce que nous deviendrons? Sa femme est désagréable, elle a trois enfants elle-même – tous sont petits. Le père est mort ... mon frère aîné, il était toute notre espérance, s’il est engagé la maison restera sans maître! La mère est devenue vieille, mon petit frère est trop jeune. Si le plus aîné est engagé, moi seul, je serai responsable de tout, ah!.. Comment les nourrirai-je tous?.. s’il y avait du bétail... Seulement trois vaches avec des veaux, une génisse de trois ans, deux génisses de deux ans, la jument pie et la jument grise ... et il n’y a plus rien. Dix chèvres laitières ont perdu trois chevraux, une chèvre a été tuée par un loup. Les bergers ont perdu ma petite brebis rouge. C’est un rien, est-ce que cela suffira pour longtemps? La moitié deviendra de la viande ... l’automne avance, il faut s'approvisionner pour l’hiver, on a besoin d'argent pour toutes sortes de choses, pour acheter des céréales, de la farine, des vêtements, donc, il faudra vendre une ou deux pièces de bétail, et comment faire pour rembourser les dettes? Comment pourrai-je faire tout sans mon frère? Et s’il y avait des tempêtes de neige? Comment amenerai-je du foin, comment faire paître les bêtes en hiver, comment les ramener pendant une tempête de neige? Je ne pourrai pas. Je ne peux que gagner ce que les gens donneront. Je suis même incapable de réparer un trou dans une grange, je ne pourrai pas réparer des chaussures ou nettoyer une cheminée, comme il se doit. L’aîné tenait son épouse sous sa poigne, ne la laissait pas dire des impertinences à la mère et faisait exécuter ce qu'on lui avait dit. Il suffit de lui donner une gifle et c’est fini. Et comment pourrai-je crier sur elle, s’il le faut? Si l’aîné va à la guerre notre maison se ruinera, s’il reste Dieu nous protégera. Saints, ah, oh, nous serons mal sans lui ... Paraît-il, tout s’effondra en un moment, quand je viens d'apprendre à lire et à écrire en russe, quand j’allais entrer  à l'école urbaine, ah! La dernière fois que j'avais eu l’intention de faire mes études, un malheur est arrivé à mon père. Maintenant tout va de travers de nouveau. Non, je suis un homme malchanceux ...

Je ne pourrai pas faire mes études, si l’aîné est engagé. Peut-être que je dois m'en battre l'œil et m’en aller dans la ville? Cesse... crains Dieu. Je suis incapable de m'en ficher de ma mère. Je ne ferai non plus les orphelins absolus des enfants de mon frère aîné restés sans père ... non, jamais, oublie l'école.

Alors quoi? Ne verra-t-il plus jamais l’école urbaine? Kartkhoja avait peur de ce qu'il est incapable de résister à la tentation de faire ses études, comme s’il était assis dans une cellule de prison sombre, donc il se dit de ne plus rêver même des études dans la ville. D’ailleurs, tous ceux qui vont à la guerre ne meurent pas forcément. S’il survit, quand reviendra-t-il alors? Et si toutes les choses terribles auxquelles je pensais ici, surviendront? Non, son  propre frère aîné ne peut pas périr! Il est fort. Non, il ne doit pas disparaître. Dieu, ah, sauve-le et garde-le! Je ne penserai plus au mauvais. Les pensées noires serrèrent si fort la tête de Kartkhoja – jusqu’à la douleur aux tempes. Juste une idée: «Et si l’aîné meurt!» le rendait triste à courir jusqu'au bout du monde. Il n'est pas d'accord. Il secoua la tête, paraît-il, il devint plus clair dans sa tête, il regarda autour de soi. Quelqu'un commença à seller les chevaux, et un homme galopait déjà vers le Grand aoul. Et là, encore un cavalier avait presque disparu. Kartkhoja n'était plus en mesure de rester assis sans rien faire, il s’empressa d’aller chez son oncle.

- Mon oncle, je voudrais aller au Grand aoul.

- Vas-y, - permit Korpebay.

- Et comment?

- Selle une jument. Ne la fouette pas. Quand tu viendras, laisse-la se refroidir, et puis envoie-la dans le troupeau.

- D’accord, - dit-il et alla chercher le cheval.

 

Première confrontation

 

Dans le Grand aoul - le centre du district rural, il y a des foules des cavaliers, un piéton ne passerait pas. Kartkhoja, ayant attaché la jument au piquet au bout de l’aoul, alla à pied à la maison du chef de district rural.

- Quoi alors? A-t-on déjà affiché les listes? – demanda-t-il un garçon de son âge, poussant les autres près du perron.

- Non, pas encore.

- On nous les montrera?

- Nous ne savons pas, le traducteur n'est pas encore venu. Kartkhoja se dirigea vers les hommes assis en cercle serré. Un garçon maigre aux yeux brillants du loup se tenait debout devant eux avec une poitrine nue, il agitait son fouet et  disait avec ardeur: - Ils ne veulent pas nous le montrer, alors qu’ils s'asseyent dessus, il faut leur donner un coup de fouet et l’arracher! Nous devons attaquer ensemble, comme les oiseaux, et l’arracher!

- C'est sûr! On ne meurt qu’une fois tout de même! – le soutint un djiguite[14] accroupi et donna un coup de poing sur le sol.

- Nous vérifierons tout de même, à tout prix!

- Dieu est pour nous!

- Ils ne vous montreront même pas leur merde... – en doutèrent certains gens.

Le cœur de Kartkhoja palpita. Il aima les paroles des gars aux yeux méchants,  prêts à entamer immédiatement la lutte, ils n’avaient qu’à retrousser leurs manches et sus. Avec de tels héros aucun ennemi n’est redoutable.

- Eh bien, tous ensemble, d’un coup? - s'écria le garçon aux yeux du loup.

- Tous ensemble, d’un coup! – braillèrent-ils violemment de tous les côtés, et les cravaches papillotèrent dans l'air.

Et en ce moment des messieurs sortirent de la maison du chef de district rural et firent un pas majestueux et posé vers le monde bouillonnant : un juge de haute taille avec une barbe en éventail, et des bays ventrus et pas trop – moins importants - étaient avec lui. Kartkhoja ne connaisaît pas ceux-ci qui étaient moins importants. Les ouchankas usées se serrant contre l'extremité de la foule se précipitèrent, en tendant leurs mains, pour dire bonjour aux beys et mirzas[15] descendus vers eux. Les les gars qui s’étaient entassés avec Kartkhoja jetaient ses coups d’œuil sur un djiguite aux yeux du loup avec un visage devenu encore plus implacable, et ne bougèrent pas ne voulant pas saluer ces messieurs apparus. Le juge de district rural se mit face à la foule, tout près et dit:

- Compatriotes, comment vivez-vous? Les uns remuèrent leurs lèvres, comme s’ils disaient bonjour, les autres levèrent simplement leurs mentons.

- Le pouvoir a quelque chose à vous dire. Ecartez-vous un peu, asseyez-vous tous en demi-cercle.

Ceux qui étaient debout plus près des messieurs, consentirent immédiatement: - Qu'ils parlent, écartez-vous ... Nous allons écouter ... Les Kazakhs reculèrent, se rapprochèrent, s’assirent comme il leur semblait d’être plus à l'aise et plus convenable, vidèrent une place visible pour les orateurs. Ils se calmèrent. En voyant qu'ils obéirent, le juge s'en fit accroire encore plus, les autres barbes grises et grisonnantes prirent aussi des airs d'importance après lui.

-  Eh, jeunesse! – commença à parler un des orateurs descendus du sommet du pouvoir. - Je vois vos visages attristés, et que le désespoir a pénétré dans vos cœurs. La lumière de mes yeux, ne vous attristez pas, ne vous découragez pas! Ne laissez pas le mal pénétrer dans vos cœurs! Comme on dit, la colère est un étranger, la raison est un Ami. Un homme aigri ne se connaît plus...

Ils écoutent sans l'interrompre.

- Le Dieu Très Haut possède dix-huit mille mondes. Dieu seul a le pouvoir dans tout l'univers. Après Dieu le pouvoir sur la terre est entre les mains du roi. Personne n'ose aller contre sa volonté. Que dire de nous si les khans, les beys et les baturs[16] vécus autrefois ont été incapables de lui résister. Chacun a sa limite, en se rappelant qu’un lion sautant sur la lune s’est juste cassé les pieds, ayant fait preuve de prudence, nous avions subi sa loi et lui avions juré l’allégeance. Beaucoup de choses partent de là. Le devoir civique est dur. Vous tous, comme une verdure florissante, comme des fruits mûrissants, êtes la joie de nos yeux, nos enfants, nos frères. Si vous allez à la guerre, que deviendrons-nous? Nous nous courberons, nous nous consumerons ... Mais que faire, est-ce qu’il y a un peuple qui éviterait ce sort? Ne faites pas honte à nous, les aqsaqals aux barbes grises, vécus jusqu’aux honneurs. Sinon, quel peuple serons-nous?.. – et il aurait continué de la sorte, mais avait été interrompu par le même djiguite maigre avec un regard du loup. Il agita son fouet éclatant et déclara: - Tes chansons sucrées ne valent pas un sou ici!

- Où est le registre de recensement? Où sont des listes? Vas-y, donne-les! - répondit la foule en jetant de grands cris et s'étant levée.

- Qu’ils donnent le registre!

Et la foule bourdonna, commença à se mouvoir comme un troupeau de moutons ayant soif.

Les messieurs les aqsaqals étaient aussi forcés de se lever. Comment pouvaient-ils ne pas se lever si les gars les poussaient déjà de la poitrine, en jouant avec des fouets.

- Pourquoi ne montre-t-on pas le registre?

- Pourquoi a-t-on diminué l’âge de petits garçons des bays?

- Et nous allons diminuer nous aussi, nous réécrirons nous-mêmes.

- Où est le chef de district rural? Tout d'abord, il faut lui arracher la caboche!

- Qu’ils donnent le registre dans nos mains! Nous allons le regarder! Nous allons le brûler! .. – criaient-ils fort.

Les voix des barbes grises importantes, investies de pouvoirs, se perdaient dans ce vacarme: - Nos chers, hé! Personne n'a rien corrigé dans le registre!

- Le chef de district rural en répond sur sa tête!

- Que peut-il faire?

- Ne dites pas des absurdités! Soyez raisonnables!

Mais il était déjà impossible d’arrêter les djiguites: - Si vous ne voulez pas du sang, donnez le registre! Nous faucherons tous jusqu’au dernier!

- Comme ça! ... que le diable t'emporte!..

- Et est-ce qu’on engage les fils des juges?

- Et pourquoi le fils du chef de district rural ne va pas à la guerre?

Comment et quoi peut-on y répondre? Le juge de district rural fit bouger sa pomme d'Adam, mais sa gueule se dessécha, comme si on avait versé du sable dedans.

- Patientez! Nous allons tout rapporter au chef de district rural! Nous allons tout faire comme vous voulez, - piaillèrent ces messieurs et se hâtèrent de retourner dans la maison du chef de district rural.

Mais la foule courait comme le vent, s'élevait comme les vagues : han-han! plouf- pouf! Ils ne les laissèrent pas reprendre souffle.

Le traducteur dut sortir sur le perron. Les gars étaient en rage, ils faillirent le déchirer en morceaux. Le traducteur devint gris, ses mains tremblaient, il leva à peine une main, en demandant l’attention: - Je vais vous donner ... patientez un peu, laissez-moi avancer ... - et se glissa dans le bâtiment municipal se trouvant derrière la maison du chef de district rural. Et les rebelles entrèrent d’un saut après lui, en balayant tout sur leur passage. Le traducteur ouvrit une boîte volumineuse et en sortit un livre énorme. - Eh bien, allons-y!

Les hommes partirent précipitamment, en suivant le registre comme un chevreau lors du bouzkachi[17]. Repoussé à l’écart, Kartkhoja trouva par miracle sa jument, la monta et s’empressa de suivre tout le monde. Il était inquièt: «Où est le livre? Qui tient le livre?", le livre, dans lequel le destin de chacun d'eux était déterminé. En laissant un nuage de poussière sur la route, ils couraient, galopaient et criaient: «Darmen le tient».

 

Salut

 

Une fois la poussière retombée, tous les habitants de la steppe       révoltés se retrouvèrent sur une butte jaune, à l'ouest du Grand aoul, et chacun pensait à soi et à ses proches. Kartkhoja y arriva également, en battant les flancs de la jument de ses talons. Il regarda: tout le monde s’entassa déjà là pour faire du conseil. Le registre de  recensement était entre les mains du gars aux yeux du loup, c’était Darmen – il attendait le moment où tous se rassembleront. Après avoir attendu, il demanda fort: "Est-ce qu’il y a quelqu’un qui lit en russe?". Les gars rassemblés commencèrent à regarder les uns les autres. Personne n'osa répondre.

- Que faire maintenant?

- Je sais un peu, - dit Kartkhoja.

- Eh, allez!

On traîna Kartkhoja au centre du cercle vif et on lui donna un livre. Il était gros, pas plus petit que le Coran. Kartkhoja était tout tendu, pendant une heure, en enfonçant son doigt dans le couverture, il lut: "Liste de familles". Les impatients lui criaient déjà:

- Ne lis pas la couverture, lis ce qu'il y a dedans! Y a-t-il mon nom là? Regarde mon nom!

Kartkhoja ouvrit le livre et fixa les yeux sur ses pages. Il commença à partir de la ligne, laquelle il regarda fixement: - Jylkaїdar Malbagarop...

- Y a-t-il ici un tel Jylkaїdar? Jylkaїdar ... Ils appelèrent, personne ne répondit. Kartkhoja lisait plus loin: - Jena ... Koun ... Jamal ...

- Y a-t-il un tel Kounjamal?

- Mais c'est le nom de femme!

- Mat ... Janiya ...

- On en a soupé de toi! Arrête de mentionner les femmes, lis les noms d'hommes!

Les gars commencèrent à enrager, presser un savantasse. Mais Kartkhoja ne pouvais pas lire plus vite. Il se traînait avec peine sur des syllabes et suait à grosses gouttes. Il y avait des gars qu’il avait appelés, mais les noms de leurs pères ou les années de naissance différaient. Il mit beaucoup de temps à cette occupation. Le monde donnait toujours plus de signes de mécontentement, ils commencèrent même à l’insulter:

- Mais cet imbécile ne sait rien.

- Il vaut mieux qu’il soit assis tranquillement, en grattant son cul, mais non, il est sorti, je sais lire! Va-t-il continuer de dénicher ainsi une lettre après l’autre?

- Et moi, je pense pourquoi a-t-il lu le fils de Jouman presque comme un vieux!

- Mais que sait-il?

Arrêt définitif prononcé, et Darmen prit le livre de mains de Kartkhoja. Il le leva au-dessus de soi:

- Djiguites, le gars n’est pas venu à bout d’une affaire. Qu’allons-nous faire avec le livre?

Des voix retentinrent:

- Il faut trouver un homme instruit.

- L’essentiel est de corriger notre âge comme il faut.

- Dans ce livre, nous sommes tous soi-disant nus, il faut le détruire!

Darmen trouva juste la dernière phrase.

- Le brûler, cela sera le plus agréable. S’il n’y a pas de livre, nous serons bien. Ils ne pourront rien faire avec nous, s’ils ne savent pas qui est de quel âge. Qu'en dites-vous?

La plupart accepta: - Exact! Bonne décision! Bonne idée! Du miel sous ta langue! - Eh bien, allez, faites un feu de bois mort! Nous allons le brûler immédiatement, aux yeux de tous!

Ils se mirent aussitôt à ramasser des brindilles sèches, du fumier, les empilèrent et allumèrent. Le feu éclata, en crépitant. Contents d’eux-mêmes et de leur chef, ils mirent du tabac dans le repli de la joue, s’assirent, en tapotant approbativement l’un l’autre sur les épaules. Et quand le feu s’alluma, comme il se doit, Darmen se leva au-dessus de la flamme en tenant le livre.

- Je jette ce livre dans le feu, que le tsar Nicolas ayant l’intention de nous conduire au tombeau, soit brûlé lui-même comme ce livre!

- Qu’il soit brûlé, infidèle, qu’il disparaisse lui-même! Sans laisser de traces!

Que le malheur disparaisse! A la bonne heure! Que tout se calme! Pouh-pouh! - se mirent-ils à cracher tous ensemble.

Le feu envahit rapidement les pages du livre gonflé et le dévora. Le feu de bois mort flamboie, la foule rage: - Va-t-en, malheur, hors d'ici! Est-ce que nous t’avons rencontré? Nous ne t’avons pas vu! Disparais, queue noire déchirée! Tous étaient complètement satisfaits: ils mirent le livre en état.

- Eh bien, partez dans vos aouls!

Le bruit et le vacarme, le claquement des sabots. Et la poussière se remit à tourbillonner jusqu’aux cieux. Ils se dispersèrent, revinrent à la maison.

 

Il devint de plus en plus triste

 

...Et le fils du vieux Korpebay était obligé d’aller à la guerre, et la maison de l’oncle devint trop triste. Et Kartkhoja décida de revenir à l'aoul patrimonial, chez sa mère. Il n’était pas déjà en droit de faire autrement. Il s’avéra qu’il figurait encore dans quelques listes comme celui qui avait dix-neuf ans. Le chef d’aoul le confirma aussi. Et le chef de district rural persuada que ce qui était écrit était correct. Comment ne pas croire ce qui était écrit? A partir de ce moment, même le morceau le plus bon perdit sa douceur pour Kartkhoja et pour sa mère. Ces derniers jours, les rumeurs les plus incroyables apparurent et commencèrent à courir la steppe. On disait : « Ce n’est pas le tsar qui a ordonné d’engager les Kazakhs, c’étaient les siens, du pouvoir local. Ils veulent détruire le monde et s’emparer ainsi de tous ses troupeaux de moutons et de chevaux. Cela se voit déjà d'après toutes les minauderies et les clins d'œil des chefs de districts ruraux. Non, il y avait une instruction du tsar, mais ensuite, ayant eu peur des saints de l'Egypte, il a retiré son ordre».

Les paroles en l'air! Parce que cela avait un sens secret d’obliger des Kazakhs à aller à la guerre. Les Allemands regrettèrent qu’ils fauchaient sans cesse des Russes, alors ils décidèrent de mettre à l’extrémité amont du front les peuples qu’ils ne plaignaient pas. Ce livre brûlé était sans valeur – il était vieux. Et le livre avec de nouvelles listes resta entre les mains du chef de district rural, alors selon ce registre ils obligeaient les gars à aller à la guerre. Et le chef de district rural nota tout de même au procès-verbal ces djiguites-là qui avaient détruit un vieux livre. Et il était ordonné de les arrêter.

Les gens importants refilent les enfants des pauvres à la place de leurs fils. Et d'autres affranchissent leurs fils à l’aide des pots-de-vin payés aux chefs de districts ruraux et traducteurs, ils donnent du bétail et des assignats, on les inscrivent comme malades et infirmes. Le télégramme vient de tomber du tsar : arrêter la mobilisation pour six mois. Les chefs de districts ruraux remirent des listes aux chefs d’aoul. On va commencer bientôt à convoquer les gens. Les djiguites d’Aїdabol prirent ces listes. Ils voulaient aussi battre le chef de leur district rural, mais il réussit à s'échapper d'une manière quelconque. On n’engagera pas des boiteux, des aveugles, des hommes avec des ulcères, des chauves et des hommes avec un asthme permanent. Il y avait des pères si habiles qui s'étaient ingéniés à montrer ces pauvres au lieu de leurs fils. Kartkhoja en avait le tournis – il n’arrivait pas à comprendre qui disait la vérité, qui mentait pour un bon mot. Ah bah, Kartkhoja, le monde entier avait la tête engourdie à cause de la confusion et de la bêtise obsessionnelle. On poussait des ho et des ha, comme si tout le monde était devenu fou. On commença à voir des signes de mauvais présages en toutes choses. Il arrivait que les jeunes filles s’étaient mises à rire à cause d’une plaisanterie d’un jeune homme ou sans raison – peu importe, les vieux commencèrent immédiatement à les gronder: "Riez-vous pour notre malheur?!". Il faut se rappeler qu'il y avait de telles familles qui avaient évité la guerre... pour le moment, et si grande soit la sympathie manifestée envers leurs voisins, dont les fils et les gendres étaient périssables, ils dînaient avec appétit sous leur chanyrak[18]. Il semblait à d’autres que même si ces heureux mortels ne se réjouissaient pas du malheur d'autrui, ils se moquaient d'eux certainement, et chaque petit rire, chaque sourire les blessait profondément. Kartkhoja réfléchit beaucoup et s’alarma trop. Si lui avec son frère aîné Toungychbay partent ensemble, les femmes et les enfants qui restent ne survivront pas. Le feu de l'âtre s’éteindra. Même si quelqu'un d'entre eux survit, on ne l'enviera pas non plus. Et comment peut-on survivre ici? Il n’imaginait pas. Voici ses pensées. L’aîné se taisait toujours. Il maigrit, ses cheveux s’emmêlèrent, comme chez un grand malade. Il s’en allait tôt le matin, rentrait tard. Où il allait, de quoi il s’occupait – il ne le disait pas.

Un soir, lorsque la mère, après avoir poussé des soupirs particulièrement tristes, avait pleuré, Kartkhoja ne put se retenir de dire tout à ce qu’il avait pensé pendant ces derniers jours: - Maman, ne pleure plus, je te prie! On va se débrouiller en quelque sorte. Si on nous engage tous les deux avec mon frère, nous payerons, bien que nous n’ayons que peu de bétail, mais nous obtiendrons de l'un des nos proches qu’il surveille la maison. Et si l’aîné part, mais je resterai tout de même, avec l'aide de Dieu, je suffirai à tout seul.

- Cela me fait une belle jambe de savoir lequel de vous partira. Comment puis-je me séparer de mon enfant?

Kartkhoja essaya d'endormir l’anxiété de sa mère vieillie.

- Si on est ensemble, il est plus facile de supporter le malheur. Nous ne sommes pas seuls à qui un tel malheur est arrivé, voilà, on emmène le seul fils Kousain de nos voisins. Nous survivrons ensemble...

- Oh, mon petit pauvre garçon, tu n’es pas gâté depuis le berceau ... Et comment?... Qui sait ... si on tombait malade, si on avait mal?

- Maman, hé! De quoi as-tu tellement peur, si nous n'avions pas encore franchi le seuil? Les gars comme moi sont allés à l'autre bout du monde, auquel le soleil ne parvient pas, ils ont fini leurs études là et sont revenus comme si rien ne s'était passé. Les gars comme moi  chaque année partent en bateau dans une ville, et rien ne s’est passé avec eux ... Au contraire, ils reviennent aguerris, ils ont des cals durs...

- Bien sûr ... la faim chasse le loup hors du bois, mon cher! Mais on s’ennuie tout de même de ceux qui sont proches, certainement ... Plus malheureux est l’enfant, plus amère est nostalgie de sa mère, comment supporter, comment attendre?

Il était connu qu’on allait commencer à engager des soldats dans 15 jours, comment le fils pouvait-il se taire, comment la mère pouvait-elle ne pas pleurer? Toungychbay alla le matin dans l’aoul du chef de district rural pour obtenir des renseignements plus exacts. Le jour tomba. Kartkhoja sortit de l’aoul, monta sur une butte, de là on voyait mieux les gens. Non, personne en vue. Près d’un puits, un cheval boit de l’eau. Des vaches  mâchant l'herbe sont un peu à l'écart. Les étalons agités chassent l’un l'autre, lèvent brusquement leurs hanches, se cabrent, cherchent à mordre la crinière. Un poulain de belle taille court en rond, ventre à terre, la queue levée, autour de sa mère grave avec un énorme croupe. Pourquoi ne doit-il pas s’ébattre, se démener, si sa mère ést là, avec le pis plein de lait pour lui seul! Laissez-le jouer! Un poulain a eu plus de chance dans cette vie que moi, oh! Voyez-vous comment il sursaute, comment il agite sa queue ... Un régal pour les yeux! Très bientôt nous allons ennuyer à l’étranger de telles images, et comment nous allons nous en ennuyer! – voilà à quoi pensait Kartkhoja. Le troupeau se traîna vers le pâturage de nuit. Et les vaches, en revanche, se mirent à marcher à pas mesurés vers l’aoul, chez leurs maîtresses. Kartkhoja trouva son veau et le conduisit à la maison. Il fait noir comme dans un four. Près de l’enclos, les moutons entassés se balancent. Les vaches se frottent contre une araba[19], la heurtent avec leurs cornes. Les maîtres font bouillir le lait du soir dans les brasiers estivaux. Kartkhoja, assis près de la porte et accoudé sur une selle de chameau, promène ses yeux sur l'aoul. Et il lui semble qu'il n'y a rien de plus chaud, rien de plus beau dans le monde que cet amoncellement de yourtes, de bâtiments en pierre sauvage et d’auvents bas. Et ce qui est plus familier - rien à dire, est plus proche du cœur. Il lui plaît aussi qu’une génisse folle voisine va faire crouler bruyamment une haie, et ce que les deux moutons se battent bêtement à coups de cornes dans un enclos. Qu'est-ce qu'ils ont les fronts étonnamment forts! Et qu’est-ce qui peut les envoyer faire la guerre? C'est là où il faut avoir les os durs!

Et il sourit intérieurement. Ainsi, en rêvant, notre héros turbulent passa encore beaucoup de temps. Peut-être, il oublia que les honnêtes gens couchent à la maison. Et qui sait quand il se serait levé, si son frère ne s'était pas avancé vers lui et ne l’aurait pas appelé: «Viens, bois du lait!».

 

Insurrection

 

La lune est voilée, il fait des nuages. Les gardiens dorment bien ces nuits: recroquevillés, les mains hâlées dans les manches - à merveille. Kartkhoja ronfle lui aussi, en ayant fourré sa tête sous une vieille couverture.

- Kartkhoja est là? Sors! – retentit un fort cri dans l'obscurité juste au-dessus de son oreille.

Comme si on frappait avec un bâton, Kartkhoja ne se rendit pas même compte de ce qu’il était déjà debout.

- Je suis là!

- Habille-toi vite! Les chevaux sont déjà là! Monte n’importe lequel d’eux! Et prends une massue avec toi!

- Quoi? Où aller?

- Tu va apprendre après! – lui répondirent des hommes dans l'obscurité et se dirigèrent vers un logis suivant.

Kartkhoja est complètement perplexe. Il n’est pas en mesure de comprendre quelque chose. Il ne comprend pas ce qui se passe. Mais il connaissait l'un des gars - Imankan. Il n’aurait pas réveillé la nuit en vain. Kartkhoja se précipita comme une flèche pour s'habiller.

- Mais qu'est-ce qui se passe, aїe! Où vas-tu? - sauta sur ses pieds avec des cris sa mère. Et la femme du frère assomme de questions: «Qui était-ce?».

- Imankan. Il n’a rien expliqué. Il m’a réveillé seulement, - répond Kartkhoja et met précipitamment les bottes, en soufflant. On entend déjà le vacarme et le bruit dans l’aoul. Le bruit des sabots, le ronflement des chevaux. On entend de tous les côtés : "Cours! A cheval! La bride, la bride!". En ayant saisi la bride, Kartkhoja sortit aussi d’un bond. Les chevaux hennissent et s’élancent hors l’aoul, les gens s’agitent et courent dans l’aoul. Le tohu-bohu, l’hurlement. On amène des chevaux. Le gars, donnant des signes de sa selle où il fallait conduire des chevaux, était complètement noyé, fou, enroué. On n’entend que : "Bride, bride!". Les chevaux s’entassèrent en troupeau. On ne pouvait pas s’approcher. Les deux ou trois gars, en criant «Aїe - oh!», ne laissaient pas le troupeau se diviser. Ils capturèrent une jument au lasso et criaient à Kartkhoja : "Donne la bride!". Kartkhoja se précipita vers eux. En pesant lourdement sur un cheval, ils serrèrent son museau et le bridèrent à peine. Le troupeau, en lorgnant le cheval bridé, abandonna une idée de s’échapper. Et Kartkhoja le conduisait déjà en tenant par la bride.

- Maman! Donne la selle!

- J’apporte. Que Dieu te garde! Mais qu'est-ce qui se passe tout de même?! As-tu appris?

- Pas encore ... Donne! Une vilaine créature, si on ne la tient pas par la bride – elle ne laissera pas la seller.

La mère attrapa la bride, retint par la main le museau de cheval et se mit à l’acculer:

- Allez, mon cher! Alors, la bête!

Le cheval est immense. Kartkhoja jeta sur son dos un morceau de feutre au lieu du tapis de selle et essaya de régler la selle. Cela tourna mal: si on tire le feutre – la selle est de côté,  on redresse la selle – elle glisse hors le bord du feutre.

- Je l'aurais parié, aїe! Que faire maintenant? Maman, n’as-tu pas trouvé un tapis de selle convenable?

- Où? Il est sous la selle de ton frère aîné. Et quand reviendra-t-il? Non, on ne peut pas fixer la selle sur ce feutre. Je vais te donner encore des bandelettes.

- Donne-les, sinon je resterai en arrière.

Ils attachèrent des bandelettes en laine des grilles de yourtes et ne mirent pas de côté le feutre, installèrent la selle sur le dos de cheval, serrèrent. Ils trouvèrent une perche lourde sous une araba du voisin – elle passera pour une matraque. Il semble que c’est tout. Il monta son cheval et bougea enfin.

- Fais attention, mon cher. Ne le laisse pas te jeter à terre, - souhaita sa mère avant de se séparer de lui, en souffrant parce que son fils, en ayant trébuché sur une surface plate, faillit tomber dans un brasier estival, un petit veau maladroit!

«Eh bien, bougez!» - entendit Kartkhoja un ordre retentissant, après avoir quitté l’aoul. Les cinq cavaliers se séparèrent immédiatement de la  mur des gens et des chevaux devenant sombre et se traînèrent l’un après l’autre, en s’enfonçant dans la steppe. Encore cinq hommes et ensuite les autres les suivirent. En rompant le rang, Kartkhoja les rejoignit. Tous étaient armés: les uns avaient une matraque lourde, les autres avaient une perche ou juste un bâton; certains hommes mirent sur leurs têtes des ouchankas en fourrure et l’attachèrent sous le menton, dans l'éventualité d’un combat, tandis que les autres, au contraire,  étaient habillés légèrement comme des lutteurs – le front couvert d’un foulard, et l'un des manches du tchapan ceint était enlevé de l'épaule, afin de frapper plus librement, à tour de bras; les genoux tirés vers le haut, le torse en avant, ils pourraient combattre à l'instant même!

"Ah, - pensa Kartkhoja. – Moi aussi je devrais attacher le chapeau de fourrure". Dans l'entre-temps, le cheval relâché, perdit le pas. Et voici un vrai batur passa au galop – il tenait une matraque : un coup et c’est fini! Il avait une calotte à plume de grand duc au sommet de sa tête rasée, un coursier puissant était sous sa selle. La jument de Kartkhoja se réveilla elle-même d’une telle crânerie et marcha à pas rapide. Non mais quel cheval ambleur avait ce gars! Kartkhoja ne vit jamais avant des chevaux pareils: il volait, léger, en touchant à peine le sol avec ses sabots, il avait la laine avec l’éclat poli et doux, la queue en trompette, la crinière ondulée et lisse. «Mais il y a de tels chevaux, ah!» - admira Kartkhoja.

Il sauta en selle - l'âme avance! L’anxiété de nuit, le sellement des chevaux, le voyage coude à coude avec des djiguites armés soulevèrent l’esprit de Kartkhoja, le troublèrent à tel point qu’il ne pouvait pas même comprendre: où et pourquoi galopait-il? Il voulut même galoper à qui arrivera le premier avec le gars allant à côté de lui. Il enfonça ses talons éculés dans les flancs de la jument et elle commença à bouger plus vite. Le cavalier qui resta en arrière, comme s’il attendait un tel défi, donna aussitôt un coup de cravache à son cheval et dépassa immédiatement Kartkhoja: "Voilà, regarde quel  cheval ambleur est sous ma selle!". Il prit son élan et il ne restait à Kartkhoja que regarder comment palpitent les parties rabbatantes tirées vers l'arrière du chapeau de fourrure d’un hardi cavalier.

Ils arrivèrent à la lisière d’un aoul, en effarouchant des chiens par le bruit de centaines de sabots. On se leva. Les deux hommes se séparèrent du détachement: soit ils se levèrent pour aller voir les djiguites d’ici, soit pour se procurer du tabac à mâcher, on ne pouvait pas dire d'emblée. Et Kartkhoja ne comprit pas pourquoi les deux hommes étaient allés dans l’aoul. Il pensa aussi: peut-être ils s’ennuyèrent déjà de la chaleur de l’aoul? Donc, il était impossible de comprendre, et il ne voulut demander à personne.

En très peu de temps – on n’aura pas même assez de temps pour traire la jument, quand un petit groupe de cavaliers galopa soudain à travers l’aoul, et des autres allèrent à leur rencontre, en criant: - Eh, quoi?

- Tourne, tourne!

- Quoi?

- Ils sont partis.

- Quand? A quelle heure?

- Probablement, dès que le jour est tombée.

- Et où sont les patrouilleurs?

- Bien sûr! Quels patrouilleurs encore!

- Ils se sont réunis chez le chef d’aoul pour manger de la viande, après avoir fait du boucan pendant quelque temps, ils sont  partis!

- Que la peste les étouffe!

- Eh! Tiens - mange!

- Ooh, que le diable t'emporte!..

- Ce n’est pas le mouton qu’ils veulent bouffer, mais nous-mêmes! – il était impossible de retenir un cri.

- Les a-t-on poursuivi?

- Peut-être ils sont cinq, peut-être plus, avec Darmen. Je pense ils ne les rattraperont pas, trop tard.

- C’est dommage! Oh, zut pour eux! – et on se frappa la cuisse du plat de la main.

- Qu’allons-nous faire?

- Nous allons attendre dans l’aoul, jusqu'à ce que le  jour paraisse et nous verrons si on les avait rattrapés ou pas.

Les djiguites braillèrent, firent du boucan pendant quelque temps et se dispersèrent dans l’aoul. Kartkhoja put tout de même s'informer auprès de l’un d’eux: qu'est-ce qui se passa ici? Il s'avéra que le chef de district rural et le traducteur allant dans la ville avec des listes de recrues avaient fait une halte dans cet aoul. On eut l’intention d’enlever ces listes, mais ils avaient réussi à fuir, maintenant on leur donna la chasse.

 

Milices populaires

 

Aux heures les plus chaudes, après avoir laissé derrière eux un long parcours inquiétant, les deux cavaliers allaient à travers un vallon en direction d’une crête des Montagnes Colorées. L’un avait un cheval aux grands flancs rebondis, l’autre avait une large jument. Ils se dépêchaient, en éperonnant nerveusement, l'un d'eux était Kartkhoja, l’autre - Imankan.

- Y a-t-il un homme sur un rocher ou est-ce une pierre? - demanda Kartkhoja.

- Notre patrouilleur, - répondit Imankan.

- Mais qui pister ici?

- Comme de vieux routiers disent : si un loup ne peut pas passer comme un loup il se faufilera camouflé en mouton.

- Mais est-ce que quelqu’un va y aller à ces heures de chaleur?

- Comme on dit : il ne faut pas attendre, mais être vigilant! Kartkhoja, après avoir gardé un instant le silence, dit encore:

- Mais pourquoi...nous devrions nous tapir ici pour un certain temps, attendre et c’est tout.

- Nous attendrons, nous nous tapirons – les heures de bonheur, mais le jour viendra – nous répondrons de tout en entier, tous sans exception.

Alors ils allaient ainsi, en échangeant quelques mots, jusqu'à ce que les quatre cavaliers aient apparu tout à coup devant eux, descendus soudainement de la pente déserte. Un bougre armé étant le dernier allait devant, il était assis sur une selle, en ayant perché crânement son chapeau sur l'oreille. Le troisième était entre eux, il fouettait les trois moutons gras. La vigilance se voyait sur le visage d’un homme armé, comme s’il n’y avait que des ennemis autour de lui – il était prêt à se ruer sur n'importe qui, même s’il lui fallait sortir hors de sa peau. Il regarda  le visage d’Imankan qu’il conaissait certainement, se détendit un peu, et en ayant mis le fouet sous son genou, mit les mains sur ses hanches.

- Qui est-ce? – demanda tout bas Kartkhoja à Imankan.

- Nos bienfaiteurs! – répondit celui-ci et regarda sympathiquement les nouveaux compagnons de route. - Eh, ont-ils fait pleurnicher encore un pauvre diable?

Les gars ne se hâtaient pas de répondre.

- Qui avez-vous tourmenté?

- Comment qui? Celui, qui en a!

- Ce n’était pas Jyndybay?

- Euh, sa jument grise.

- Probablement, il a sangloté.

- Est-ce qu’un chien comme lui donnerait quelque chose sans larmes? Ou a-t-il tout de même donné lui-même?

- Turlututu! Il ne se séparera jamais de rien. Nous nous sommes approchés de  lui et l’avons capturé au lasso.

- Et puis ce diable a accouru en hurlant. Il geignait: «J’ai préparé ce cheval pour l'hiver ...», il ne se calmait pas. Et moi, j’ai dit aux gars : "Emmenez-le". Tout cela n'est rien, ce chien a de grosses réserves de graisse! On peut tourmenter encore un bay comme lui, s’il reste vivant...

- Ce diable a plus de cinq cents moutons laineux. Il vit et bouffe sur le feutre blanc.

- Il est couché sur le côté, en faisant des renvois après un repas copieux!

- Et pourquoi le bétail de tels diables met-il bas beuacoup de rejetons?! Et il ne le mangerait pas et ne le compterait pas seul. Il n'a pas d'enfants, il n’a ni petits frères, ni neveux non plus. Et tout est entre les pattes des gens comme lui.

- Comment Bayjan souhaitait-il bonne chance à ses gars avant le raid?

- Je vais dire...

Fait-nous grâce, oh, Seigneur,

Du sort de ne pas nous réveiller à temps,

A l’heure où une voix des humiliés et offensés

Crie vengeance.

Ne nous laisse pas dormir, bouffis de graisse,

Lorsqu’une main avide

De ceux qui ne se souviennent pas d’une prière

Pour la gloire de Dieu, de tous les saints et toutes les fêtes

Est au-dessus de chaque tête.

Fait-nous grâce de la lâcheté et de l'indifférence!

Diminue la flânerie oisive!

Ajoute de la compassion pour les orphelins et les infirmes

Dans nos cœurs!

- Bien dit! Il est grand temps de serrer la vis à ces richards! - s'exclama le djiguite armé, en ayant entendu seulement les paroles sur la main avide. A ce moment-là, tous, comme si c’était pour la première fois, aperçurent Kartkhoja et s’adressèrent à Imankan: - Eh, et où conduis-tu celui-ci?

C’est un brave gars. Je veux l’initier aussi à notre confrérie des musulmans, - expliqua Imankan.

- Est-ce son premier pèlerinage?

- Le premier.

- Donc, on aura un novice de plus dans un habitacle saint d'Oignon sauvage!

- On aura ou on n’aura pas, on verra. Kartkhoja regardait tantôt l'un, tantôt l'autre avec la bouche ouverte: mais de quoi parlaient-ils?

- Mais ne lui impose pas la prestation de voeux à ta manière sauvage, comme le gardien de chevaux. Il y a noviciat et noviciat.

- Pourquoi devrais-je le faire? Pour lui, je pense, même le noviciat à notre manière, cela sera trop! - riaient les gars de Kartkhoja.

Ainsi, avec des plaisanteries et          quolibets, ils ne s’aperçurent pas comment ils s’étaient trouvés dans une vaste gorge de montagne. Du côté gauche et du côté droit s’élevaient les rochers, et le regard butait contre le mur de pierre. On pouvait passer seulement à partir d'une extrémité. Une pente de montagne se couvrit de broussailles naines d’acacia jaune et d’oignons sauvages qui ne cachaient pas un ruisseau découlant d’une source profonde. L'autre pente était verticale, elle était suspendue au-dessus des clairières pierreuses. Quelque chose de semblable à un habitacle mais pas du tout saint était vraiment amenagé dans la gorge. Plein de gens, de chevaux. Les djiguites se réunirent là en cercle et commencèrent à lutter, ici on tapait le carton, là, parmi les buissons on voyait blanchoyer les derrières des gars satisfaisant aux besoins naturels. Certains enlevèrent leurs chemises pour chercher des poux. On abreuvait des chevaux près d’une source.

Le bruit, le vacarme, l’hennissement, les cris provoquant des lutteurs. Des filets de fumée se dressent vers le ciel à partir des feux de camp avec marmites suspendues, et les mangeurs se traînent vers les chaudières. On entend le tintement du métal dans le fond du canyon, où flamboie une forge de campagne. Qui est là, qu’est-ce qui est là: forge-t-on des lames, ferre-t-on des chevaux? On voit aussi les gars qui ramassent dans les rochers du bois mort pour faire du feu, ceux  qui dorment, en s’étant enveloppé la tête et le corps de leurs tchapans, sont moins visibles. Les deux ou trois joyeux drilles titubants se traînent on ne sait d'où, l'un tient la dombra dans sa main – il chante pour lui-même.

Et une mangeoire, et un dortoir sont ici. Il semble que les aminches insouciants vont se promener agréablement dans les montagnes. Après avoir vu ce spectacle, Kartkhoja oublia instantanément tous ses ennuis et soucis dans l’aoul. Il s'imagina qu'il s’était trouvé dans un autre monde qu’il ne connaissait pas absolument, dont la séduction faisait perdre totalement la mémoire. Ensemble avec Imankan, il attacha les chevaux aux branches d’un arbre écorché, et ils s’approchèrent de l'un des feux accueillants. Imankan montra du fouet une outre usée enduite de graisse et dit : - Est-ce qu'il y a quelque chose là?

Un gars  au teint basané, assis à côté de l'outre, détacha son regard d’une sangle qu’il recousait, et en regardant Imankan, répondit:

- D’où? Elle est vide depuis hier.

- Aїe, diable, aїe! Est-ce qu’on ne va pas trouver même une gorgée, eh?!

- Tu déraisonnes : venir ici de l’aoul pour une gorgée de koumys!

- Mais il n’y a plus de koumys dans les aouls... On a tout apporté ici! Allez, renverse l'outre - peut-être qu’il reste encore quelque chose au fond.

- Il n'y a rien là. Si tu veux boire – va vers une source, on ne manque pas d'eau encore.

- Enfer et damnation! Que le diable t'emporte!.. - jura Imankan et se détourna. 

 

 

 

Troisième partie

 

3

 

Lutte

 

 

Kartkhoja erra et flâna dans l’habitacle et s’arrêta à côté des gars qui jouaient passionnément au jeu de dames.

- As-tu joué? Ne le regretteras-tu pas? – demande un joueur aux yeux étroits, en regardant fixement d'un air malin un pataud camard, avec des taches de rousseur couvrant tout son visage.

Un camard, sans enlever ses doigts tremblants d’un pion, pesait lui-même sur le joueur aux yeux étroits.

- Eh bien, tu peux compter que j’ai joué, et toi, comment joues-tu?

- Enlève ta main si tu as joué! N’aie pas peur! - s'échauffa déjà le joueur aux yeux étroits.

- Nygman, si tu as mis le pion – enlève ta main!- crièrent les gars qui étaient debout à côté d’eux.

- Ah, advienne que pourra, j’ai joué! - s'exclama Nygman et plaça le pion sur la case choisie du damier.

Le joueur aux yeux étroits redressa sa moustache, sourit et prononça en traînant les mots:

- Eh bie-e-n, fais tes adieu-u-u-x! Nous ferons regretter ton père qu’il t’a donné naissance ... - et plastronna au-dessus du damier.

- Ah, toi! Que fais-tu?..

- Nous jouons ainsi, nous jouons de cette façon... - ajouta le joueur aux yeux étroits, et en ayant écarté ses coudes, mit doucement son pion sous le coup : "Eh bien, tiens, mange".

- Oh-oh, il y a quelque chose qui cloche! Il est allé au marché pour vendre du riz... mais était trompé lui-même... – s’exclamèrent les gars qui suivaient le jeu.

- Hep! Qu'est-ce qu'il veut faire?

 Saisi de stupeur, Nygman empoigna le pion qu’il venait de déplacer lui-même.

- Ne touche pas! On ne peut pas rejouer!

- Non ... Je ne rejoue pas, je ne rejoue pas... – se mit à murmurer Nygman et laissa le pion tranquille.

 -Allez, Kochen, bats ses pions! – incita-t-on le joueur gagnant du côté droit. Kochen plissa ses yeux étroits jusqu’aux fils, rit et consentit:

- Eh bien, on peut battre!

- Hein, qu'est-ce qu'il veut faire?! - s'exclama Nygman, en suant.

- Mange! Mange! Un chiot camard! Sur la tête de ton père!..

- Et n’as-tu pas pensé à cette marche de jeu?

Et il le fit prendre le pion sacrifié, ce qui lui permit de "manger" avec plaisir les deux pions d’adversaire. Mais il était pris ici. Le camard Kochen, en ayant déjà enlevé du damier ses trois pions,  dama. Les djiguites grondèrent à la fois: «Ooh». Et Nygman saisit sa tête et ne put qu’accoucher d'une parole:

- Ah, que ton nez se casse! Quel diable! Il faisait semblant d'être un naïf! Kochen exigea à son tour:

- Où est la tabatière? Donnez-moi la tabatière! Et on lui donna immédiatement une corne de Nygman polie à la main jusqu’à la noirceur, remplie de nasvay[20] du tabac. Nygman qui perdit le nasvay, s’assit sur son derrière avec le cœur gros. Après Kochen, les gars se mirent à verser avec plaisir du nasvay gratuit sur leurs paumes et le  mettre dans le repli de la joue.

 - Aїe, aїe! Laissez-moi mettre un peu! - commença à mendier auprès des gars son tabac Nygman.

Mais est-ce qu’ils laisseront? Nygman restera certainement avec une corne vide. Pendant que les garçons divisaient le nasvay, Kartkhoja alla regarder les lutteurs., Les joueurs de dames allèrent après lui, en discutant bruyamment le jeu.

Un grand gars avec une peau blanche sauta dans le cercle de lutte, les reins – on ne peut pas les mesurer à l’aune, en ayant arraché une touffe d'herbe et en l’ayant trituré avec ses doigts, il enleva un tchekmen[21] d'une épaule et attacha le manche vide à sa ceinture. Un pataud trapu noiraud vint à sa rencontre, en basculant. Ils s’approchèrent – il était impossible d’étendre même le tapis de feutre, et se jetèrent immédiatement l'un sur l'autre, comme une panthère se jette sur une panthère. Ils s’entrelacèrent leurs mains, saisissaient la ceinture du partenaire et se mirent à tourner. Pendant une minute, peut-être un peu plus, on entendit des claques puissantes des mains sur les avant-bras nus. Un blanc réussit à saisir le coude du «noir» et le tirer vers soi. Le noir était également un garçon débrouillard, il le repoussa et saisit lui-même son coude. En voyant que cela ne se fit pas, le "blanc" s'accroupit et saisit la jambe du «noir». Celui-ci n'eut pas le temps de cligner de l'œil qu’il s’était retrouvé renversé au sol. Les spectateurs rugirent.

Le noir se leva avec peine - poussiéreux jusqu'aux cils, et s'en alla clopin-clopant à l’écart, vers ses copains. Un homme sortit de la foule jubilante des gagnants et dit : - Hé, djiguites, alors, notre Chakiman renversa déjà les six vôtres. Maintenant, donnez Nygman! Qui ne veut plus lutter avec personne.

 La partie qui essuya une défaite commença à s'agiter, se bouscula pendant un certain temps et poussa en avant Nygman. Toutefois, celui-ci n'était pas trop pressé d’entrer en lutte.

- Avec qui dois-je lutter?

- Avec Chakiman.

- Je ne vais pas me salir les mains à Chakiman.

- Ne t’affiche pas, il ne te laissera pas salir les mains, il va juste te les casser!

- Je ne vais lutter qu’avec Darmen même.

Les gars connaissant Darmen s’éclatèrent de rire, trouvèrent avec les yeux leur idole, en jetant des regards sur lui, commencèrent à montrer de leurs doigts le joueur de dames ambitieux:

- Eh bien, comment trouves-tu son appétit?

Darmen rit et dit tranquillement:

- S’il vainc Chakiman, je lutterai alors. Kartkhoja commença à regarder encore plus attentivement le joueur de dames malchanceux. Il était un grand gaillard: ses jambes étaient grosses, comme celles du chameau, il avait trois plis de la nuque. En voyant qu'il ne pourra pas éviter la lutte avec le vainqueur, Nygman rassembla son courage, devint gris, comme s’il avait absorbé tout le sang par son cœur - sa poitrine se gonfla. Et plus aucune trace de l'agitation ou de la peur sur son visage, comme auparavant, il sortit aussi lentement au centre du cercle. Chakiman qui avait renversé beaucoup de monde voulut saisir Nygman à l’aide de la prise habituelle – il ne réussit pas. Et celui-là ne rata pas, il serra la main de  Chakiman et ne le laissa pas s’éhapper. On dirait qu’il se pétrifia, il était impossible de le remuer ou repousser. Il resta debout ainsi, puis il jeta ses deux mains en avant à la vitesse de l'éclair et saisit la ceinture de son adversaire, le souleva et projeta par-dessus l'épaule. Il y avait une minute que le batur au visage blanc, rayonnant de puissance comme le soleil du ciel, tomba à plat sur le sol poussiéreux. Les gars qui étaient debout derrière Nygman se mirent immédiatement à hurler:

- Donne-nous Darmen! – commencèrent-ils à bouillonner, en pressant.

Darmen était lui-même excité par une lutte, sans attendre jusqu’à ce que le lutteur projeté se relève, il enleva son caftan[22] élégant, se ceignit fortement, et le voilà!

Kartkhoja connaissait Darmen encore du jour où il avait joué le premier rôle dans la prise du registre de recensement dans l’aoul du chef de district rural. Et comment il pouvait ne pas se souvenir de lui, si tout le monde parlait de lui comme d’un vrai batur. C'est pourquoi et ne souhaita la victoire qu’à lui et a commença à s'inquiéter pour lui. Et il n’y avait pas beaucoup de ceux qui voudraient autre chose. Le cœur de chacun commença à palpiter avec rage dans l'attente de la lutte décisive, tot le monde était hors d'état de rester debout ou assis, comme s’ils allaient eux-mêmes se mêler à la lutte décisive. Tout le monde regarda fixement Darmen. Il se comportait différemment des autres lutteurs : il ne se mit pas en garde, ne crachait pas de temps en temps dans ses mains, n’essayait pas d'intimider par son regard. Il s’approcha simplement de Nygman et dit tranquillement: - Je vois, tu es un gars tenace, commence! – et le laissa  se saisir en premier.

Et Kartkhoja trouva son action inhabituelle. Cependant Nygman ne commença pas à presser sur lui, il était prudent. Mais des cris retentirent de tous les côtés: - Saisis-le toi-même, saisis toi-même! Les lutteurs qui étaient entrés en lutte ne se taisaient pas non plus: - Vas-y!

- Bouge-toi!

Nygman essaya de renverser Darmen, mais il ne put même pas le remuer. Il voulait le projeter par-dessus l’épaule, mais ne réussit même pas le soulever. Alors, il abandonna ses tentatives de renverser Darmen.

- Eh bien, as-tu fini? - demanda Darmen.

- Eh bien! - répondit Nygman.

Et puis Darmen, en ayant saisi l'épaule de Nygman et la courba en s'étant exclamé «Aouyp!». La foule cria – Il a cassé! Cassé!

Darmen,  en ayant saisi Nygman par la ceinture, le souleva, tourna dans l'air et le jeta au sol comme une balle.

- Voilà! Toutes nos excuses! - jetèrent de grands cris des gars contents.

Tous, en parlant d'un ton excité, désemparèrent. Après ce combat, que regarder encore? En discutant bruyamment les prises de lutte de Darmen, les djiguites se dirigèrent vers leurs feux de camp.

 

Disparition de la jument

 

Dès qu’ils avait commencé à se disperser, Kartkhoja alla voir sa jument, absolument sûr qu’elle était toujours attachée à un arbre déformé.

Les ombres des crêtes occidentales des Montagnes Colorées, en s’étant allongé ingénieusement, commencèrent à rivaliser en perfection avec les rayons pourpres du soleil qui déclinait. Les fumées des feux de bois s'entrelaçaient dans les couronnes des arbres ; et avec elles l’arôme de viande cuisante, les odeurs d'huile bouillante et de têtes de moutons grillés au feu erraient dans l'air de la montagne. Une légère brise vespérale ranimait et provoquait l’agitation et les soucis dans le camp. Les uns se frayaient un chemin pour s'asseoir près du kazan[23], les autres se disputaient à cause du tabac. Là, les gars se rangèrent et apprenaient les commandements, comme des soldats, et plus loin une vingtaine de gars joutaient, à côté d’eux on organisa une bataille à la kalmouke, et tous le faisaient hardiment, sans relâche, avec plaisir.

Kartkhoja alla jusqu’à l’endroit où il avait laissé sa jument, et voilà, le cheval d’Imankan était là, mais le sien était absent. Il l'attacha solidement, fit un nœud serré très fort, la bride ne devrait pas se détacher. Peut-être que certain partit en l’ayant pris, mais n'était-il pas étrange que le choix tomba sur sa petite jument, bien qu’il y eût non loin d’ici des chevaux beaucoup plus sveltes? Il était perplexe. Et on ne pourrait pas dire que l'inquiétude particulière s'insinua dans son cœur, il pensa: probablement, certain eut un besoin urgent d'un cheval - pour un certain temps, donc, on va le ramener bientôt. Un mauvais regard tombe certainement sur le bétail laissé avec confiance. Et le regard d’un clochard qui n’a pas du dégoût même pour l’haridelle la plus vilaine tombera sur le bétail du pauvre. Rien de sérieux, on décida juste de faire un tour sur un cheval, à quoi bon rester debout inutilement. Il y a de tels chiens parmi les Kazakhs qui sont toujours prêts à monter le cheval d'autrui, telle est leur nature ... Mais pourquoi cet homme n’a-t-il pas  sellé son cheval à lui, et pourquoi avait-il besoin du mien? Il aurait fallu l’abreuver maintenant, l’amener au troupeau, au pâturage, mais ils chevaucheront trop longtemps de nouveau, ils crèveront la pauvre bête et la laisseront n'importe où, ah! Avec de telles pensées, en se reprochant la négligence, Kartkhoja se dirigea vers le bas-fond, où pâturait tout un troupeau des milices populaires. Là, des hommes étaient assis sur une pierraille et surveillaient des chevaux. C’est vers eux que Kartkhoja se dirigea, en regardant tout autour. Il passa à côté d’un gars couché sur le côté et mangeant  des tripes saignantes arrachées du kazan bouillonnant. Kartkhoja saliva à la vue de la graisse, se répandant sur leurs lèvres, jaillissant d’une tripe graisseuse que le gars croquait. Un autre gars se précipita vers le glouton et en montrant du doigt la tripe disparaissante se mit à brailler: «Et le fis-tu paître, toi?!». Le mangeur s’étonna et éloigna un peu la tripe de sa bouche - si était-ce cela qu’il fourrait dans sa bouche? Cela suffit pour qu’un criard, en hurlant : «...le pauvre mouton de Jyndybay? Mais comment as-tu osé?!», puisse l’arracher de ses mains et faire un bond en arrière. Le mangeur essaya de s’indigner – mais sa bouche était pleine: nou-nou... bou-bou... et se précipita pour rattraper le brigand, dont la dextérité étonna et ravit Kartkhoja. Les deux autres encore étaient assis plus loin et mangeaient de la soupe du kazan. Ce n'est pas tout, il était obligé de voir aussi de ses propres yeux un heureux mortel arrachant avec ses dents la viande d’épaule de mouton. Les cinq gars étaient debout avec des lances, et chacun se vantait de son arme: «Regarde ma pointe – elle est aiguisée, et la tienne est légèrement tordue, et celle de celui-là est faite à moitié ...».

Un grand tas de milices populaires bougeaient comme un essaim dense derrière le dos du guerrier, aiguisant sa lance forgée par un véritable maître. On entendait de là : "Et maintenant la queue grasse de mouton. Tiens!". Il faut croire qu'une vraie compétition des gloutons se passait là. La conjecture était juste, un cri d’un pauvre diable qui n'était apparemment plus capable d'avaler aucun morceau retentit: «Qu’est-ce que tu me  fourres? Pourquoi coupes-tu la viande au-dessus de la lame du couteau?».

Sans tarder, Kartkhoja se dirigea vers la source. Les deux djiguites parlaient parmi les broussailles de saules. Un élégant avec une moustache taillée disait à son ami: «... Il n’ y a plus de dépit, il est temps de réessayer aujourd'hui de remuer la grille...". Kartkhoja se souvint tout d’un coup d’avoir récemment remué lui-même la grille de la yourte pour aider la bien-aimée de son ami de ville à sortir dehors, et se souvint également du lac des goélands... Les paroles coléreuses de l'étudiant lui vint aussi en mémoire: «C’est injuste, lorsque de vieilles femmes vigilantes, prêtes à lâcher des chiens contre tous, vivent dans les yourtes ensemble avec les jeunes filles et jeunes femmes!». Kartkhoja pensa que ce dandy moustachu est l’un de ceux devant qui la porte sacrée s’était fermée bruyamment, et la clé de serrure couchait dans les seins d’une vieille toupie. Après avoir laissé derrière ces djiguites occupés d'une affaire, Kartkhoja gagna la source et demanda un homme qui y abreuvait son cheval:

- N'avez-vous vu personne avec une jument baie?

- Si tu parles d’une jument à courte queue avec la croupe basse, regarde là, - répondit celui-là et montra du doigt un endroit se trouvant derrière le  ruisseau.

Kartkhoja regarda et se réjouit:

- Eh, oui c'est elle, c’est exact! Saints, aїe, c'est merveilleux! Et je pensais déjà : elle s’était détachée et s’était enfuite dans l’aoul. Et comment l'avez-vous aperçue?

- Si on surveille les troupeaux, on apercevra non seulement cela.

- Et où je pourrais passer? - demanda Kartkhoja, en regardant attentivement le lit profond du ruisseau.

- Où veux-tu aller?

- Je vais chercher ma jument.

- Mais qu'est-ce qu'elle va devenir? On l’amenera. Probablement, qu’on l’a emprunté juste pour ramener son cheval.

- Alors, je vais attendre.

- De quel aoul es-tu?

- Nous sommes de l’aoul Chiderbay.

- Et quand es-tu venu ici?

- Aujourd'hui.

- Il faut surveiller la jument ... Où l’as-tu prise?

- La nôtre.

- Hé, gars, aїe! Où as-tu vu maintenant ceux qui vont à leurs chevaux? Pourquoi n’as-tu pas  sellé celui de bay?

- Mais est-ce que le bay donnerait?

- Est-ce que c’est important s’il donne quelque chose ou pas? Mais est-ce qu’on conduit son cheval à sa ruine au combat? Et de toute façon, est-ce qu’on leur demande auhourd’hui?

- Comment peut-on prendre sans demander?

- Si tu as tellement peur du péché, pourquoi t’es-tu traîné ici, alors?           Pourquoi te mêles-tu du détachement?

- Alors, tous sont allés, et moi aussi, je suis allé, puis ... j’avais peur qu'on ne m’engage...

- Eh bien, alors oublie le péché. Et les bays peuvent-ils pécher? Ils ont enregistré leurs fils comme de petits enfants, et ajoutent des années à l’âge des enfants des pauvres et les livrent aux autorités.

- C'est vrai, je suis plus jeune moi-même, mais on m’a enregistré à la place du fils de bay.

- Qu'ils aillent alors!.. à dache. Tu as ton plein droit de monter non seulement le cheval, mais n’importe quel monsieur et l’éperonner encore. On ne peut pas rester sans un bon cheval, c’est comme l'âme sans ami, n'est-ce pas, frère? Tout peut arriver, de tels jours terribles peuvent venir, quand le cheval seul te sauvera. Cesse tes enfantillages, il vaut mieux que tu te procure  un coursier plus sûr ... - acheva ainsi de donner ses instructions le moraliste frais émoulu et pressa Kartkhoja encore d’un tas de jugements pareils.

Un discours si catégorique  fit la révolution dans le cœur de Kartkhoja qui avait apparemment eu peur du péché et convoité autrefois la repentance. Un esprit ardent d'un combattant éclata à l'interieur de lui. En ce moment-là le voleur de la jument s’approcha d’eux, il avait une ouchanka trouée, mais une barbiche pointue bien soignée.

- Vous êtes assis sur mon cheval, - s’adressa Kartkhoja au cavalier insolent. – Laissez-moi jeter un coup d'œil: s’il n’avait pas sué? Je voulais le laisser paître, après avoir lavé...

- Pourquoi devrait-il suer? Je viens de partir pour ramener mon cheval de là-bas. S’il est le tien – emmène-le, - répondit le barbu et descendit de jument.

Kartkhoja était fou de joie, comme si on ne lui ramenait pas sa propre jument, mais on l’offrit. Il resta avec elle près de la source pendant longtemps, versa de l'eau sur son dos et l’essuya.

 

Repas

 

Kartkhoja conduisit la jument à un troupeau pâturant et revint dans un ancien endroit avec une selle sur son épaule, les gars mangeaient déjà là-bas, sur l'herbe foulée. Imankan, en s’étant retourné vers lui, s'écria:

- Où as-tu été? Installe-toi ici! - et s’écarta un peu.

Kartkhoja se mit à un genou à côté de lui et tendit ses bras vers un plat avec de la viande. Tous branlaient la mâchoire, les couteaux ne servaient à rien – ils arrachaient des morceaux avec leurs dents, comme des loups. Ils mettaient dans leurs bouches tout ce qui était tombé sous la main. Kartkhoja tendit quelques fois ses bras vers la nourriture, mais ne put rien saisir. Il voyait un morceau - tendait ses bras, mais quelqu'un d'autre l’empoignait juste d’en dessous de ses doigts  et mettait dans sa bouche. Il ne put que prendre une petite pincée de côte, lequel Imankan lui avait tendu en toute amitié.

Un bel homme aux lèvres minces, assis en face de Kartkhoja, tenait, comme un aigle royal avec ses griffes, un merveilleux os coxal bouffi de graisse. Il en coupait une fine tranche et mettait dans un plat, hachait la viande restante en menus morceaux, commes de petites feuilles d'un buisson d'épine-à-chameau, et envoyait dans sa bouche rapidement et habilement. Pendant que Kartkhoja le regardait avec les yeux écarquillés, un os charnu présentable passa de nouveau à côté de lui. Le débrouillard l’ayant saisi ne coupait pas tant la viande pour ses compagnons de table que dévorait lui-même. Imankan ne put se retenir de crier sur lui: - Tranche pour les autres, il suffit de fourrer tout dans ta gueule!

- Je tranche, je tranche... – se mit-il à sourire radieusement et lança un morceau en direction d’Imankan et le second fourra aussitôt dans sa bouche, quoique avec peine.

Les gars s’indignèrent bruyamment, et il dut hacher plus abondamment la viande dans un plat commun, comme s’il disait, mangez, étouffez-vous avec cela, tralala! vous vous étoufferiez ... Pour les hommes comme vous une carcasse entière avalée sert à casser la croûte. Cela n'a aucun sens de les nourrir. Mais quoi qu'il en soit, il trancha de la viande pour ses amis. Les gars, bien sûr, jouaient de la mâchoire. Ils se mirent même à ronger des os. Kartkhoja, ayant un goût sans prétentions, se contenta d’une bande de viande d’épaule.

La confrérie, si elle se bourrait de quelque chose dans la vie paisible – ce fut du sable, était repue et se mit à plaisanter et se taquiner. Un homme aux épaules larges, comme si soudain il avait repris ses esprits, s’adressa à son ami versant le bouillon:

- Eh-aїe, est-ce qu’il reste de la viande pour les gardiens de chevaux? L’équipe éclata de rire.

- Il s’est rappelé quand il s'en était mis plein la lampe... Ah, qu’il est attentif! Ah, que le diable t’emporte! Oh, ventre insatiable! Il a rongé lui-même un émerillon gras qu’il avait mis de côté pour eux ...

- Mis de côté? Est-ce que vous laisseriez mettre quelque chose de côté?

- Alors, pourquoi t’affliges-tu et te tourmentes-tu ainsi?

- Eh bien, ils ont tout mangé eux-mêmes, et maintenant ils m’en accusent.

- On est sûr qu’il n’y a pas de glouton plus insatiable que toi! Une agréable sensation de satiété, l'humeur est merveilleuse, ils plaisantèrent et bavassèrent pendant un certain temps, mais il était temps de penser aux camarades à crinières, comment broutaient-ils là? Voilà, un cri retentit :

- Tiens les chevaux!

Ils saisirent des brides et se précipitèrent vers le troupeau. Ils les bridèrent, en regardant anxieusement tout autour, caressaient leurs dos, crachaient sur leurs crinières pour les protéger contre le mauvais œil, et certains, on ne sait pourquoi, soulevèrent les queues et regardèrent les croupes des chevaux. Là, c’était fini. C’était une fausse alarme. Que faire encore? Cela arrive: les deux connaissances font le va-et-vient parmi les siens par désœuvrement, ils se retrouvent par hasard et demandent comme si elles ne s’étaient pas vues du tout aujourd'hui : «Oh, je vois: sain et sauf! Eh bien, comment vas-tu?», et elles ne savent pas de quoi parler après, et donc, après avoir erré séparément, recommencent: «Oh! Toi! Ça va?». Donc, ce regard sous la queue de cheval ressemble un peu à une occupation décrite ci-dessus. D’ailleurs, peut-être, le regard sous la queue de cheval est vraiment le rite le plus juste et le plus nécessaire, qui sait.

Tous prirent au troupeau des chevaux, attachèrent à côté d’eux. Certains commencèrent à jeter sur eux des selles et selles-couvertures. Les autres, ne trouvant pas un tapis de selle, grondaient en employant des mots sales: «Diantre! Que le diable t’emporte!.. Si tu prends quelque chose – mets-la à sa place!». Ils hurlent à pleine voix : «Qui a vu ma selle-couverture?».

Kartkhoja demanda à Imankan qui s’occupait de son cheval:

- Où vont ces gens-là?

- Les uns mènent les cheveaux à l'herbe pour la nuit, les autres partent dans les aouls. Si on ne le fait pas à cheval, comment donc?

- Et toi?

- Moi aussi, j’ai une chose à faire dans l’aoul de Korpebay. Je pense que je dois y aller tout de même.

- Et moi, que dois-je faire?

- Que faire? Reste ici.

- Et que vont faire ceux qui restent?

- Que vont-ils faire? Les grands dormeurs iront se pieuter, les autres huleront des chansons et s’amuseront de différentes manières.

Tandis qu’ils restaient debout ainsi et bavardaient, un des cavaliers poussa à côté d’eux les trois chevaux, en se frappant la cuisse à coups légers de fouet.

- Les gars ont bougé, moi aussi, je dois partir déjà, - dit Imankan et finit de seller son cheval ambleur.

Kartkhoja se dirigea vers sa jument.

 

Chanson

 

Après être revenu, Kartkhoja vit que les gars s’étaient réunis autour d'un gars qui chantait d'une voix retentissante. Après avoir installé sa jument à côté des autres chevaux, il se dirigea vers eux.

Un doux soir doré d'été. Une tache blanche est toujours suspendue dans le ciel clair comme une larme.

Darmen est couché, en s’étant accoudé. En ayant mis la tête sur sa jambe, son ami est allongé à côté de lui. Et les autres aussi: paisiblement, étroitement, fraternellement, comme s'ils avaient tous le même père - Adam même.

Kartkhoja ne s'éloigna pas non plus, il s’allongea à côté d'un gars. Celui-là mit aussitôt le bras autour de son cou et dit sincèrement : «Quel jour merveilleux!». Kartkhoja, ne sachant même pas ce qu’il devait lui répondre, dit: «Oui, il est beau».

Le chanteur était soutenu des deux côtés par des flatteurs fieffés qui s’écriaient de temps en temps : "Allez, à tourner le sang! Plus pitoyablement". Il chanta. Et une voix enthousiaste: «Vous voyez! Comment il entonne!». Bien qu’il n'y eût rien de particulier à admirer. Une mauvaise chanson. On peut souvent entendre des chansons pareilles lors d’une veillée d’hommes en l'honneur du nouveau-né chez un père frais émoulu:

Un marchand de raisins secs vit une rivière coulante.

Qui goûta aux raisins secs?

Un mollah subit partout l’épreuve du péché.

Une jeune fille était couchée seule

Dans une maisonnette...

Les vers contenaient, bien sûr, de certaines allusions, cependant, sans fantaisies pareilles un autre chant traîne comme une araba non graissée dans le désert triste.

Il y a des amateurs de ces chansons, et ceux qui ne les aiment pas sont aussi indulgents: allez,  continuez, pour ainsi dire, cela ne nous regarde pas. Le chanteur prend la réplique au pied de la lettre et commence déjà à chanter des chansons sales sans retenue.

Une lime c’est un outil sûr, elle enlève tout ce qu'elle touche, et il est impossible de s’en passer en joaillerie, si c’est la main sensible qui l’utilise. Ce gars était une lime sans aucun sentiment délicat. Il s'égosillait jusqu'à ce qu'il ait entendu: «Ecoute, mon chéri, peux-tu fermer ta gueule?". Il se tut. Un peu plus tard, quelqu'un dit :

- Il vaut mieux que tu chantes la chanson de Birjan si tu la connais!

- Mais je ne connais presque pas ses chansons, sauf qu’un "Temps chaud", - répondit le chanteur.

- Eh,    n'importe, chante-la – on s’ennuie. Il satisfit à la demande, et on lui dit :

- Une fois tu as fait une fausse note, ah! Tu devais y utiliser un autre accord. Donne la dombra à Darmen! Laisse-le jouer!

Darmen se leva à contrecœur: - Mais qu’avez-vous inventé encore? Je ne suis pas d'humeur... Mais ne me laisserez-vous pas tranquille? – dit-il et prit la dombra. Tous s’animèrent et se mirent à parler ensemble:

- C'est une autre chose! On va enfin écouter quelque chose de sensé au lieu du pénible mugissement de ce pauvre garçon!

Darmen accorda la dombra, et en pinçant les cordes, entonna un « Temps chaud». C'était tout à fait différent. Un prélude pénétrant sonna d’abord, et quand ses sons, semblait-il, exprimèrent tout ce qu’ils pouvaient transmettre au cœur, la gorge du chanteur commença à bouger, et la voix s’échappa du fond de sa poitrine. Elle était douce, sincère. Darmen chantait, en ayant penché légèrement la tête sur son épaule, il prononçait chaque mot clairement et  pensivement. Il n’était pas étonnant que les gars aient demandé Darmen de chanter encore et encore. Il s'en donna à cœur joie lui-même, il chantait avec plaisir, sans refuser. Il chanta "Moustafa" de célèbre Bourkitbay, «Fusil» de Jarylgap et des chansons d'autres compositeurs connus. Les paroles mélodieuses de "Moustafa", pleines de tristesse mélangée avec des bizarreries, de "Sary-Arka", aussi large que la steppe, la mélodie de "Fusil", haute comme des sommets des montagnes, rapide comme la course d’un cheval ailé faisaient bouillir le sang, la voix du chanteur, pénétrante comme une exclamation d’un héros épique, monta dans les airs, et les roches, la source, le sous-bois et toute la gorge énorme répondirent. Les cordes vocales de Darmen étaient tendues, comme des cordes de son instrument, elles tintèrent, grondèrent, refroidirent les gouttes de sueur sur son front. Il ouvrit sa chemise et se mit à parler rythmiquement des choses, dont il était inquiet lui-même.

- Croyez-vous que je vais insister sur ce qu’un vrai musicien et poète est devant vous? Qu’un grand art lui est-il donné? Non, écoutez juste comment il, en émouvant deux cordes, chante comme si Dieu Lui-même avait mis la chanson dans sa bouche et l’a rappelée.

Il se souvint de la glorieuse époque des siècles passés, connus par l’amour de la liberté et l'honneur des Kazakhs, et il chanta le sort de grands anciens baturs et de juges-chrysostomes. Il se mit à réciter les anciens exploits, parler de l'unité, l’oblativité pour le bien de la nation, de la noblesse de nos ancêtres, il pleura les héros perdus ; et puis se souvint des temps récents, quand six voix discordantes avaient apparues parmi nous, lorsque nous étions devenus mesquins et avions soumis aux Russes, et les derniers vinrent se fixer insolemment à la terre en tant que colons, et nous perdîmes tous nos pâturages ou autres biens - il n'y avait pas de place pour mettre le pied! Il n’oublia pas de mentionner les Kazakhs qui avaient appris les sciences européennes, vêtus d'uniformes russes, et qui se mirent à vendre des sols paternels pour des pots de vin et rangs, en trahissant leur propre peuple. Et la vie devint insupportable, et il n'y avait rien aujourd’hui pour apaiser l'âme. Mais, avec tout cela, il n'oublia de rappeler ni son rêve ni ses buts exprimés, peut-être, simplement, mais clairement:

- Un coursier et une belle –

et un homme est content de soi,

Je grandis comme un chameau de Bactriane libre,

se précipitant au combat.

Le thé noir et le tabac âcre –

Sont le plaisir des hommes,

Eh bien, s'il n'y a pas de ces quatre

choses: ouille, ouille!

Même la plus petite chose devient importante si elle est sanctifiée par l’âme humaine, et chaque homme est important, si l'honneur est sacrée pour lui. Voilà de quoi il s’agissait dans sa chanson. Il n'oublia pas de dire du bien de ses camarades de lutte. Il mentionna Imanjousip d’Akmola, Borankoul et Ratay de Karkarala, les Tobykts[24] Taouken et Maїgara. Il chanta leurs exploits dans la confrontation aux autorités tsaristes, raconta comment ils avaient conduit au combat de meilleurs fils du peuple, en payant de leur personne, en défendant chaque parcelle de leur terre natale. Il dit avec le désespoir dans sa voix que c’étaient déjà les autres temps aujourd’hui: les Kazakhs étaient désunis, désorientés par les chiffres de fonctionnaires, épuisés et, comme lui, ne savaient pas ce que la steppe dorée deviendrait. Et les larmes vinrent mouiller les yeux des djiguites qui l’écoutaient, ils craquèrent les os de leurs mains fermées. Darmen, après avoir jeté de côté la dombra, se leva et s’en alla, en s'étant voûté. Et les gars restèrent assis là, ils baissèrent leurs têtes et grattèrent le sol avec leurs doigts d’un air abattu.

Kartkhoja fondit en larmes, il ne pouvait pas comprendre lui-même pourquoi il avait soudainement le cœur si lourd. Parfois un triste soupir, un sanglot convulsif retentit tout près. Et plus aucun son, sauf qu’un ronflement du cheval ou une conversation indistincte des gens qui s’installèrent loin se font entendre. Et à ce moment un oiseau de couleur sombre, venu soudain, cria terriblement au-dessus de leurs têtes : "Oh!". Les oreilles des Kazakhs entendirent ce cri comme : «Ok!» - cela signifie la même chose qu’une "Balle" pour un Français. Kartkhoja tressaillit de tout son corps, se mit à tourner la tête de tous côtés et vit que la lune rouge pourpre comme le sang se leva au-dessus d’une crête de montagne.

 

Batich

 

 Après le lever de la lune les gars commencèrent à parler de la pluie et du beau temps. L'un se mit à raconter comment il avait fait paître les troupeaux pendant la nuit, l’autre conta comment il était allé dans une ville, le troisième dit que les nuits devinrent froides tout de même, le quatrième fit remarquer qu’il avait eu peur, il y avait aussi un bougre trop vulnérable qui avait commencé à parler du fait que c’était honteux de vivre ainsi ... On comprend que toute conversation frivole d'hommes aboutit bientôt à une discussion sur les femmes.

- Je vais vous dire qu’il n’y a personne dans le monde entier de plus belle que ma fiancée, - assura un djiguite et agita sa main avec enthousiasme.

- Oh,    allons donc! Aïe! - entra en discussion avec lui un autre admirateur du beau sexe. - Qu'est-ce que tu racontes?! Tu ne trouverais jamais une femme aussi belle que la fille d’un vieux Kali!

Le gars qui restait couché immobile sur le dos jusqu’à ce moment, prononça en connaissance de cause:

- Une beauté ce n'est pas une fille qui est belle, mais celle qui est aimée. Et comme ça ... chacun se vante de sa bien-aimée.

- C'est étonnant que la beauté féminine réjouit la vue si fort! Et j’ai vu la plus belle étoile parmi les étoiles! Darmen la connaît aussi, - dit un autre admirateur des images tendres.

- Qui as-tu vu donc?! - lui lança un regard Darmen.

- Eh bien, il y a trois ans environ, je suis allé dans l'Altaï chez mon oncle, le frère de ma mère. Et j'ai dû m'arrêter pour passer la nuit dans une maison. Il s’est avéré que c’était une maison riche. Alors, il y avait une femme dans cette maison .... oh, là-là! Elle était la lune et le soleil réunis, mais tout! Et son mari était un bon à rien. Nous avons échangé quelques mots, elle a demandé d’où j'étais, et puis elle a dit qu'elle connaissait notre Darmen.

- Saints, ah! Donc c'est Batich!

- Exact, c’était elle. Elle avait beaucoup souffert, la pauvre! Elle a pu me dire quelque chose. Mais laissez Darmen dire tout lui-même.

Et les gars importunèrent Darmen:

- Raconte! Raconte!

- A quoi bon parler de ce qui n'est plus? – se mit à refuser Darmen.

Les gars durent le persuader longtemps, il essaya de se retirer de nouveau, mais il voyait qu’il ne s’en débarrasserait pas et se mit à parler:

- Cette année, certains hommes de tribus de Souїindiks, Naimans et Karakeseks[25] commencèrent à faire des bêtises dangereuses. Ils cherchaient celles qui étaient les plus belles et les plus douces, et d’habitude, pendant la nuit, ils oublièrent complètement que la nuit était faite pour dormir... Ils sautaient en selle et allez! Oui, voilà ce qui s’était passé autrefois... - Darmen soupira et continua. – Il était une fois, mon ami Rakhim s’était fait pincer dans l'Altaï, alors je suis allé le secourir. J’étais assis sur mon cheval Lèvre-blanche, sec comme un raisin de caisse, un torsyk[26] avec du koumys et une besace resserable étaient attachés à ma selle. Je disais à tout le monde que j’avais rencontré que j'allais dans l'Altaï chez mes proches, c’était le mois d’août et il faisait très chaud. Il était impossible d’aller pendant le jour. Une nuit j’ai passé l’Esil à gué. Une étoile éclatante brillait dans le ciel. Un petit fil d'aube, à peine perceptible, a apparu à l'horizon. Je suis venu rapidement au bord d'un champ. Et on dirait que le blé poussait là, et près du bord, entre les tiges, il y avait quelque chose de noir qui avait bougé. Qu’est-ce que c’est? Une bête? C’est impossible! On dirait que c’était accroupi. J’ai pensé que c’était un oiseau - non, trop grand. Un esprit? Un ange? Ou un démon? Est-ce qu’un homme resterait assis on ne sait où, recroquevillé, seul, perdu dans la nuit? J’ai pensé : eh bien, je vais m’approcher tout de même pour voir, si c’est un loup-garou,  alors je vais le saisir et je lui donnerai des coups de pied. Et si c’est un homme - tant pis, alors j’ai assez de force pour battre un homme, il ne faut pas se cacher sur mon chemin, j'y suis allé. Je me suis approché et j’ai vu des tresses! Elles se sont agitées! Je vais voir maintenant ce que c’est, et elle s’est levée soudainement. Une jeune fille, mais sa robe était étrange, longue, tombait mal. Je ne sais pas moi-même comment j’ai dit:

- Qui es-tu: un humain ou une fée?

Elle répondit d'une voix mourante, à peine audible.

- Je suis malheureuse... n'ayez pas peur de moi ...

L’aube s’est allumée, fait jaillir les rayons dans la moitié du ciel. Le soleil est apparu. Les oiselets onr commencé à s’ébattre  dans l'herbe, et les alouettes se sont envolés sonorement dans le ciel. Pas un épi de blé ne remue.

Je vois, une femme belle comme la lune, avec une étoile sur le front, était debout devant moi! J'ai vu beaucoup de monde, mais je n’ai jamais vu une telle beauté. On dirait que mon cheval l’a également aimée – une vraie beauté, il a tendu ses lèvres vers elle et s'est ébroué. Je suis descendu de cheval, j’ai bridé Lèvre-blanche, et je me suis approché d’elle. Elle a baissé ses yeux très pudiquement, a souri si tendrement, que même l’aube ne l'égalait pas. Mais, j'ai regardé d’abord dans ses yeux – et j’étais aussitôt abattu! Vous me croyez ou pas, mais je pensais avoir rencontré une fiancée céleste.

- Mon cœur, qui es-tu?! – voilà tout ce que j’ai pu m’écrier seulement et j’ai pris  son bras fin.

- Asseyons-nous ici pour parler un peu.

Nous nous sommes assis côte à côte. Elle m'a tout dit, mais cela ne sert à rien de vous le conter, je vais raconter brièvement. Il s'est avéré qu’elle était la fille d'un bay qui lui avait trouvé un fiancé quand elle était enfant, c’était un fils d'un autre bay. Ce fiancé a grandi et il était laid. Mais le serment de mariage est resté aussi fort qu'avant. Après l’avoir vu, elle était si effrayée qu'elle avait décidé: il vaut mieux mourir, et s’était échappée de la noce. Elle courait de l’aoul à travers les pâturages jusqu’aux champs de blé. Ici elle s’était cachée.

En écoutant cette histoire sentimentale, les gars demeurèrent bouche bée et se mirent à pousser des oh! et des ah!, en se frappant les cuisses du plat de la main:

- Oh, ce n'est pas vrai!

- Oh, j’aurais tourné en cercle autour d'elle!

- Hé, quel luxe!

- Et alors?

Darmen secoua posément la corne et fit sortir du tabac dans sa main, et en l’ayant mis derrière sa lèvre, il continua:

- La jeune fille me dit: «On dirait que Dieu t’a envoyé pour mon bonheur ou malheur, je ne sais pas. Mais je vois que tu es l'un des meilleurs dans toute une horde d’Alach. Et je tombe à tes pieds». Les djiguites approuvèrent son aveu:

- Mais qu’est-ce qu’elle devait faire? Elle a bien fait de l’avouer aussitôt.

- Eh bien, attendez, ne l’empêchez pas de raconter!

- Et nous avons immédiatement juré fidélité l'un à l'autre et sommes montés le cheval.

- Est-ce que vous ne vous êtes pas allongés sur une pelouse, même pour un moment? - retentit une voix excitée.

- Mais pourquoi es-tu si impatient? Laisse-le tranquille! – et donna-t-on un coup dans le flanc de ce gars.

- Jusqu'à ce que le soleil se soit levé et il y ait eu beaucoup de monde, nous avons décidé de nous éloigner le plus loin possible. Je l'ai faite asseoir devant moi. Maintenant, Lèvre-blanche était responsable de nous. Il allait prudemment, comme un cerf, avec précaution, mais je l'ai souvent laissé galoper à tire-d'aile.

En pleine chaleur nous sommes arrivés à une cabane abandonnée au bord de l’Esil. Batich était fatiguée.

- Alors c'était Batich?!

- Je lui ai donné à boire d’un torsyk. J’ai dessellé le cheval et l’ai attaché à l'ombre. Et nous sommes allés nous baigner dans une rivière. Elle a pudiquement ôté sa robe seulement. Mais c’était insuffisant pour moi... pour se baigner. Je l’ai déshabillée complètement. Il est impossible même d'imaginer toute la beauté de son corps nu! Il était tout blanc comme le lait, ses fesses sont arrondies et passent dans les hanches galbées «en col de cygnes», son cou est gracieux, comme une lampe fondue, et un flot noir de cheveux ruissellent sur sa peau blanche comme la neige... Elle murmurait: «Quelle honte, quelle honte, ah!», en essayant de se couvrir avec de l’herbe soyeuse ... et quand elle s’est levée tout de même, en se cachant timidement avec les mains... j’étais prêt à l’avaler entièrement! Une brindille avec de bourgeons gonflés, parfaite! Elle s’est brusquement levée et a plongé, comme une flèche, dans les flots avec dentelles blanches de l’Esil!

L'homme voyant pour la première fois Batich nageante, ne comprendra pas d'emblée qui est devant lui: un ange ou un cygne blanc. Est-ce un rêve ou une réalité? Moi, en la regardant, je ne pouvais pas croire mes yeux. Alors, je pensais: peut-être j’avais rêvé d’elle?

Darmen soupira tristement.

- Et alors, qu'est-ce qui s'est passé ensuite?

- Je l'ai perdue ...

- Comment l’as-tu perdue?!

- Après trois jours de course mon cheval Lèvre-blanche a commencé à perdre le pas. Moi aussi, j’étais un peu fatigué. Une nuit, je suis passé chez mes proches, je voulais changer de cheval. Je l'ai laissée chez eux pour un certain temps, je ne pouvais pas la laisser dans la steppe, elle avait peur elle-même et n’osait pas se cacher dans un ravin convenable. Aurions-nous été perdus, s'il y avait un cheval? Je l'ai laissée: «Dieu est bienveillant, il te cachera», et je suis parti seul.

A cette époque, on volait des chevaux presque tous les jours et on surveillait les troupeaux à l'oeil particulièrement perçant. Au bout de quelques jours je n’ai pu trouver aucun troupeau laissé sans surveillance, finalement j’ai rattrapé un troupeau de chevaux et commencé à les appâter – mais je ne pouvais point les brider. Ils hennissaient et galopaient, je voyais seulement leurs sabots. Soudain, j’ai entendu des cris: «Raid!». On hurlait du ciel et de dessous la terre. J’ai échappé à peine. .. J’ai eu seulement le temps d’essuyer la sueur de mon front qu’on on s'est approché de moi d'un bond de côté. On s’est mis à me battre  aussitôt. J’ai esquivé un coup et arraché une massue. Puis j’ai galopé plus loin tout droit. Mon cheval râlait déjà, mais courait encore... Et eux, deux ou trois, ils étaient déjà devant moi.

J’ai fait tomber de cheval l'un et l’autre, ils tombèrent comme une plume. Et puis on m’a tapé très fort avec une perche ... Mais je me suis éloigné. Mon cheval Lèvre-blanche m’a emporté. Je ne voyais pas où je galopais, et si on ne voit pas on est perdu dans un instant. Les ravins! Je fouette! – je les ai franchis d'un bond. Mais il y en avait encore plus larges devant moi. Et j’ai dégringolé vers le bas. Je pensais que c’était tout, fini. Mais j’ai survécu tant bien que mal, j’ai cassé les os. On m'a pris. On m’a mis dans une fosse où j’ai passé un mois, je ne comprends pas moi-même comment j’ai pu m'échapper.

- Mais Batich qu'est-elle devenue?

- On a trouvé Batich. Les rumeurs se répandent partout, on avait entendit dire où elle se cachait. On est venu de la part du fiancé, on a comblé mes proches de cadeaux et on l’a emmenée.

- Pauvrette, ah! Elle n’a pas eu de chance!

- Oh, quelle histoire!

- C’est la vie ..! – poussa des soupirs tristes Darmen et mit encore du tabac derrière sa lèvre.

 

Rêve

 

La première nuit dans les rangs des milices populaires. Kartkhoja ne dort pas lui aussi. Des montagnes ensoleillées, des espaces ouverts de steppe s'étendent sous ses yeux, il entend de nouveau des chansons et des récits de Darmen, des voix excitées résonnant sur les pentes de la gorge et près d’une source – le monde séduisant avec sa  nouveauté vivante et jamais vu avant.

Il pensa : aucun ennemi ne soumettra les Kazakhs jusqu’à ce qu’il y ait de tels héros comme Darmen, jusqu’à ce que les montagnes comme Anabas restent et la steppe infinie fleurisse et s'étende comme une peluche, et des centaines et des milliers de jeunes va-nu-pieds désespérés se tiennent fermement sur elle. Mais il se souvint aussi des canons, trains, bateaux, télégraphes et téléphones russes ; avec quelles armes les Kazakhs peuvent-ils résister à toute cette puissance, si les Russes tirent les Kazakhs à leurs canons? C’est que nous             nous en irons en morceaux et serons brûlés comme un roseau ... Et il commença à espérer: peut-être que ce n'était qu'une épreuve envoyée par Dieu, et que le fer mortel n’était destiné qu’à alerter les Kazakhs, à forcer à se souvenir de leurs péchés, à leur réveiller du sommeil éternel ... et les gens se rendraient compte de ce que tout part de Lui et dompteraient leurs passions avec des prières au très Haut, repousseraient le verbiage et la cupidité, et éclateraient en sanglots avec des chaînes de l'ascète autour de leurs cous et des larmes de repentir dans leurs yeux..., peut-être, tout se tassera. Et il ne se permit décidément même pas d'imaginer que tous ceux  qui chérissaient cette steppe jaune et lui donnaient vie par leurs âmes et corps vivants pouvaient mourir ensemble sous les balles, il méprisa et repoussa la mort. Ils ne périront pas, ne disparaîtront pas subitement, nous aurons à souffrir un peu, et nous serons sauvés certainement! C’est sûr, les choses vont changer pour le mieux, et les cieux offriront un miracle, et on mettra le tsar Nicolas à la raison; et il s’endormit avec une idée que le tsar qui troubla si soudainement le peuple et le fit pleurer et souffrir, serait puni lui-même. Il dormit et fit un rêve merveilleux.

On dirait qu’il est dans une ville. La ville constitue les incroyables entassements de briquetages. D'énormes bâtiments, des tours soutenant le ciel, les gens remuent par-dessous, comme des vers noirs de suie. Et Kartkhoja chemine parmi eux. Mais ce n'est plus ancien Kartkhoja. Il est vêtu d’un costume de fonctionnaire, chaussé de souliers, ses cheveux sont taillés et coiffés comme ceux du truchement. Et il parle couramment le russe, il dit si bien aux Russes passants : «Izdraste!»[27], et ils lui font un signe de tête comme à une connaissance.

Il marche le long de la rue déserte, les gars kazakhs le rattrapent. Ils sont tous des élèves. Kartkhoja leur demande:

- Où allez-vous?

- Nous allons à la rivière. Et toi, tu ne veux pas regarder une débâcle?

- Bien sûr ... - dit Kartkhoja et les suivit.

Des foules entières se rassemblèrent sur la rive escarpée. Ces gars sont là, près des gens.

Voilà l’Irtych. Il charrie et détruit furieusement de gigantesques blocs de glace bleue, en essayant de les noyer dans ses eaux sombres, il les ronge, en faisant jaillir une folle écume au-dessus des vagues vives. Voici un bloc se cabra – il essaye de s’éloigner des rapides de la rivière. Un bloc de glace féroce est derrière, il sort des eaux son museau devenu sombre, montrant les dents, et il se rompt avec fracas.

Et voilà un géant de cristal surgit, il tourne pendant quelques instants, comme s’il regardait tout autour, et se jete avec une force terrible sur un mur de glace et le casse avec craquement. Qu’est-ce qui peut résister à la colère de ce preux? Et de gigantesques blocs de glace, et des glaçons, comme des papillons blancs. s’éloignent de lui en panique, en ayant peur d'être écrasés et dispersés en poussière blanche. L’Irtych se sauve d’une averse de grêle qui le rejoint comme une panthère dans les roseaux, on n’entend qu’un craquement et un grincement.

Un souffle froid humide vient de l'Irtych. De grandes crues s’approchent du quai en vague sombre, et l'île est déjà inondée. On ne voit que les arbres devenus misérables. Les sommets tremblants penchent, comme s’ils priaient pour le salut de l’âme: "Conjure le mauvais sort!". Seulement les arbres à racines et troncs puissants soutiennent le ciel aussi  inflexiblement et orgueilleusement qu’avant. Pourtant, la débâcle arrache ses victimes, des épaisses billes écorchées flottent là-bas, leurs faces longues sont gonflées en rides et incapables même d’expirer : «Allah ...» d'adieu. Des lièvres effrayés s’installèrent sur ces billes, ils palpitent, ne sachant pas s’ils atteindront la rive... Les créatures de Dieu ne savent pas ce qui Dieu prépara pour eux: si le salut, mais plutôt la mort impitoyable, les attend quelque part.

Des constructions des Kazakhs se plaquèrent au sol sur la rive opposée, parmi les saules épais. Il pensa: "Mais si un bloc de glace plus grand y rentre, il écrasera tout, ah! Bien que, si l'eau ne monte pas davantage, peut-être, tout se tassera. C’est que les buissons ne sont pas encore inondés».

Il réfléchit et vit soudain un bloc de glace de la taille d'une montagne, pas moindre, apparaître d'amont comme un nuage d'orage. Son arrière, planté au-dessus d'une vague, s’approchait impétueusement. Les badauds qui étaient debout sur la rive escarpée, à côté de Kartkhoja, se mirent à faire du boucan et s’agiter, commencèrent à se bousculer. Un bloc de glace impensablement énorme rentra avec fracas dans une pente raide, la rabattit dans les eaux de l'Irtych, et les gens tombèrent.

Kartkhoja se dit déjà au revoir, mais il aperçut dans sa main une branche blanche comme un os.  En s'accrochant à elle, il sortit de l'eau.

Quand il sortit, tout était sec, la verdure fleurissait. Il marcha un peu et rencontra les gars de son aoul. Il se réjouit comme à la fête:

- Comment vont les nôtres?

- Ça va. Et toi, d’où es-tu venu?

- Je fais mes études dans la ville.

- Nous t’avons reconnu à peine, tu portes de nouveaux vêtements.

- Nous faisons nos études, mon lapin, aux frais de l'État.

- Est-ce loin, ta ville? Montre-moi!

- C’est tout près, allez, je vais te montrer!

Et ils se mirent à marcher volontiers, en parlant gaiement. Ils marchaient en pleine steppe et soudain, se retrouvèrent dans une forêt. De très grands arbres et  l’entrecroisement des branches étaient tout autour. Et plus loin, c’était encore plus épais. C’est Kartkhoja qui mène tout le monde à sa suite dans cette forêt vierge. Il se retourna à un moment donné et vit que la plupart de gars restèrent bien loin en arrière. Et une femme était à côté de lui. La femme de son frère aîné. Elle saisit  sa botte avec de la ténacité. Il lui dit sévèrement:

- Et où vas-tu, pourquoi es-tu ici? Tu as laissé les enfants seuls, je crois bien qu’ils pleurent.

- La mère est restée à la maison. Je ne resterai pas en arrière. Il fait nuit. Il fait noir dans la forêt comme dans un four.

Kartkhoja manqua de courage, en s’étant rappelé qu’il y avait des ours et des lynx dans la forêt. Il marchait le long du sentier. Au toucher – on n'y voyait goutte. Il ne voyait pas aussi la femme de son frère. Il ressentait juste que quelqu'un se traînait derrière lui, en s’accrochant à la tige de sa botte.

Des sons bas se mirent à retentir à sa gauche. Il écouta. Au fur et à mesure les sons devinrent plus clairs. Soit une bête hurlait, soit un oiseau palustre graillait doucement, soit un homme gémissait légèrement. Eh bien, en général, soit des  oh!, soit des ah!. Voilà, maintenant on entend distinctement. Un homme gémit. Pourquoi?! S’égara-t-il ou se blessa-t-il? Ou était-il attaqué par un ours qui avait déchiré tout son corps? Quoi qu'il en soit, l'homme souffrait de douleur. Kartkhoja pensa qu'il devait s’approcher, voir et aider une victime s'il pouvait. Et il tourna à gauche. Il fit un seul pas, et sa bru se mit à hurler:

- N’y va pas, mon frère, - et ne le laisse pas. Mais Kartkhoja réessaya tout de même.

- Mon frère, n’y va pas! On te tuera!.. – elle se traîna après lui, puis elle se buta – il n'y avait pas moyen de la faire bouger.

Tandis qu'ils remuaient ainsi, une belle mélodie de flûte de roseau retentit à leur droite. Ils l’écoutèrent. La mélodie devenait peu à peu plus forte. Elle tintait, gazouillait et on dirait qu’elle résonnait. Une voix, pas moins pénétrante que celle de Darmen, résonna rythmiquement. Elle variait sur tous les tons et submergea toute la forêt. Une chanson inconnue et étrangère même qui sonnait là-bas effraya et étonna Kartkoja, et en même temps résonna agréablement à son âme.

La femme de son frère dit: «Allons écouter!». Mais Kartkhoja ne pouvait pas oublier un homme gémissant et ne bougea pas de là. Pendant qu'ils restaient debout là, les rayons du soleil percèrent les couronnes des arbres. Et il semblait déjà qu’on chantait tout près d’eux. Il regarda en arrière – mais c’étaient des écoliers. Ils tenaient dans leurs mains de petites trompettes jaunes faites en corne de mouton et marchaient en formation, comme des soldats, il s'avéra que c’eataint eux qui chantaient. Leurs visages rayonnaient. Kartkhoja pensa : il faut croire que c’est une grande fête. Un des élèves tira Kartkhoja par la main et dit: Qu'est-ce que tu attends là? – et le réveilla.

 

Discorde

 

Il y avait deux semaines que Kartkhoja rejoignit les milices populaires et devint avec le temps l'un des leurs. Il montait la garde, surveillait le troupeau. Il obéissait avec résignation à tout ordre, qui que ce soit qui ordonna. Exécutif, dispos.

Cependant, une chose le déconcertait. Il n'avait pas de cheval digne du grade de membre de la milice populaire. Les gars ont des coursiers, ils peuvent jouer le bouzkachi, aussi bien que participer à des courses, si on est assis sur un tel cheval ambleur il n’est pas difficile alors de prendre au sol une pièce de monnaie et de démonter un adversaire au galop. Et comment peut-on lutter, en ayant  une jument?! Il est impossible de la faire galoper comme il se doit avec sa croupe large, elle se traîne à grand-peine. Avec un tel cheval on n’est égal ni au jeu, ni à la guerre. Il marche et rêve : "Oh, je voudrais bien avoir un bon cheval, aїe!". S’il avais un tel cheval, il ne serait pas le pire lui-même.

Le fait qu'il languit sans ami à crinière convenable sautait aux yeux de tout le monde, bien sûr. Les gars, en voyant que la jument s’accroupit sous le fouet de Kartkhoja, en hochant tristement sa queue, disaient : «Oui, un cheval normal ne serait pas de trop pour ce pauvre». Mais personne  n'exprima aucun désir de prendre soin de trouver un coursier pour le compagnon. Ils en causèrent et l’oublièrent.

Certains trouvaient la djiguitovka[28] de Kartkhoja amusante. Ils regardaient comment il sautait, en glissant du dos de la jument, et riaient avec compassion : "Et comment a-t-il réussi à rester vivant jusqu’à maintenant?!". Et pourquoi ne doivent-ils pas s'amuser? - ils vont bien eux-mêmes. Il y avait, bien sûr, des gars qui sympathisaient vraiment avec lui, mais ils préféraient aussi se tenir comme tout le monde : à quoi bon s’avancer? D'ailleurs, tout le monde a ses propres soucis.

Kartkhoja manquait de courage et de débrouillardise pour se procurer un cheval. Il était plus habitué à se fier aux autres.

Et son malheur indifférait toujours les gars. "Un jour ou l'autre... quelqu'un... aide d'une façon quelconque ... ", - et puis c’est tout. "Chacun est responsable de soi, - se désole Kartkhoja. – Les gars comme Imankan ne se mettront pas en quatre pour moi, il ne vaut pas attendre qu’ils te donnent une peau de mouton trouée à mettre sous les fesses, sans parler d’une selle ..."

Une fois Kartkhoja revint au camp avec sa jument après la garde d’un troupeau, ils fatiguèrent complètement l'un l'autre: toutes les quatre jambes de la jument tremblaient, et lui il ne se tenait pas trop droit.

- Comment vont les chevaux?

- Qu’ils aillent au diable! Je suis prêt à tuer la maudite jument, - répondit Kartkhoja.

Imankan le regarda, évidemment, il avait honte toutefois, il monta son cheval et lui dit:

- D'accord, je vais te procurer un bon cheval à tout prix, - et dit avec reproche à Kartkhoja. – Tu ne sais rien faire! Tu es incapable d’avoir raison d’une jument. Où as-tu grandi?

Comme s'il ne voyait pas que Kartkhoja faisait de son mieux. C’était vexant.

- Que voulez-vous de moi? Je voudrais bien vous voir, si vous faites un tour à ce cheval ...

Tandis qu’ils se disputaient, des menaces et cris méchants retentirent à l'écart d’eux. Ils regardèrent tout autour et virent qu’une bagarre désespérée s'y engagea. Ils coururent là.

- A ton père ...

- Que le diable emporte le tien!..

- Allez, lâche ma main..!

- Oh aїe-aїe! Tué, ah..!

Le bruit, les jurons. La chemise grande ouverte... Le poing. Le nez sanglant. Flac- paf! On ne peut pas comprendre: qui se bat, qui les sépare. Et on mentionne le diable, et on pousse des cris de guerre – on en vit trente-six chandelles!

Les pacificateurs reçurent aussi, il était clair qu'ils ne demeuraient pas en reste. Tous sont baturs! Chacun cherche à frapper l’autre. Kartkhoja se mêla de les raccommoder : "Assez, cessez!" Et il reçut aussitôt un coup de poing lourd en fer sur l'oreille. Il courut après le chapeau et se retira, en titubant et se frottant la tête.

Les crânes craquent, les dents tombent, le sang jaillit des narines, les yeux sont bouffis de liquide pourpre, les poings leur démangent de plus en plus désespérément. On battit l’un l'autre à satiété, but un peu de leur propre sang et, enfin, se mit avec la même méchanceté à élucider la situation: qui est coupable.

On commença à tirer au clair les circonstances d’une bagarre, qui blessa et qui fut blessé le premier, qui injuria et qui fut injurié, et qui commença la bagarre. Darmen arriva aussi quand tous étaient déjà en pleine discussion: - Qu'est-ce qui s’est passé?

- Voilà, les      peaux de vache!

- Vous avez commencé!

- Nous n’y sommes pour rien...

Personne ne reconnaît son tort. Mais il n'était pas difficile pour Darmen d’élucider tout. Il s’avéra qu'on se battit à cause d’une peau de mouton. Le Fainéant la réchauffait sous sa panse, et l'autre – un luron roux - la vola. Le Fainéant répète: «J'ai égorgé ce mouton moi-même, donc, la peau est la mienne!", et le Roux hurle: «Et qui s’est procuré le mouton? Moi! Donc, la peau est la mienne!". Parmi les témoins du Fainéant étaient ceux qui avaient écorché le mouton avec lui, parmi les témoins du Roux étaient ceux qui avaient traîné le mouton de bay d’une campagne hardie.

Darmen dit de continuer à élucider une bagarre, laissa un homme compétent de chaque partie et dit aux autres de s’en aller. Ils se dispersèrent, mais n’oublièrent pas l’offense et les offenseurs. Les braises vindicatives éclataient à l’intérieur de chacun d’eux, ils regardaient de travers leurs adversaires, crachaient du sang après eux.

Il y avait une heure que les gars qui s’étaient réunis dans le même but, en éprouvant des sentiments similaires, se divisèrent maintenant en deux camps irréconciliables, ils se rappelèrent qui était de quelle tribu et quel aoul, ils cherchaient une cause de plus pour les importuner. Ils développaient leur haine et étaient prêts à se rebattre comme des chiens affamés à cause d'un os à moelle.

Imankan, comme il promit, amena un bon cheval. Mais ses nouveaux maîtres apparurent aussitôt : «A qui as-tu volé un cheval? Du troupeau de notre bay. Quel droit as-tu de disposer de lui? Quoi ? Les vôtres avec leurs troupeaux ont-ils déjà disparus dans votre tribu?». Imankan alla se plaindre à Darmen. Celui-là fit immédiatement entendre raison aux patriotes d’aoul: - Il suffit d’intercéder pour ses bays, et vos arrière-grand-pères, et leur honneur n’y sont pour rien, cela nous empêche seulement. Les djiguites ont besoin de chevaux. Les bays couvrent leurs petits garçons, et vous vous souciez de leurs troupeaux, même durant ces jours décisifs. Peu nous en chaut! Si nous ne cessons pas d’agir ainsi, nous ne réussirons rien, cessez-le!

Les uns eurent la présence d'esprit d'écouter, les autres - non. Il y avait des croûtons qui s’étaient hâtés de dire:

- Darmen est nul pour nous. Nous pouvons trouver nous-mêmes un homme comme Darmen. Il est un voleur lui-même, pourquoi devons-nous lui obéir?

Il n’y avait pas longtemps que Kartkhoja était fier de l'unité de la confrérie des enfants des paysans pauvres, mais après cette querelle il perdit sa bonne humeur, tomba dans un état d'apathie. Bientôt, dans les aouls on apprit sur la discorde entre les membres de la milice populaire. Les bays et d'autres hommes riches ne permettaient maintenant aux miliciens que de seller le vent et la puce. Alors, ils étaient même obligés d’enlever un agneau ou le koumys pour les ventres affamés seulement en faisant du raffut.

Les anciens se mirent résolument à éteindre la flamme flamboyante de la rébellion de jeunes gens, effrayaient par des ennuis terribles, persuadaient, en y allant fort sur les mots, de se soumettre, ne pas faire une faute. L’essentiel est de redresser le tronc et les branches se redresseront elles-mêmes.

À tout le moins - à nettoyer le cerveau, on va comprendre plus vite: on peut corder pendant bien longtemps, mais même une corde a le bout...

Pendant que Kartkhoja marchait et réfléchissait sur ce qu’il devait faire maintenant, son oncle était venu et l’avait emmené à la maison.

 

Berger

 

Une chaude journée. Les nuages ​​blancs flottent dans le ciel blanchâtre - certains sont comme un duvet, d'autres - comme une mousse de savon. L'air est rempli de bourdonnement des mouches et de bruit des sauterelles. Le pâturage avec des rhizomes nus des herbes puissantes couvrit le promontoire du lac, un troupeau de moutons blanc comme la craie, se pâme là-bas. Le berger Birgebay, en ayant séparé deux dizaines de brebis, trait chacune jusqu'à la dernière goutte de lait.

La jument bridée, en ayant baissé sa grande tête, se cacha dans les fourrés de roseaux des sables, et en bougeant ses oreilles pour chasser les mouches embêtantes, pensait: «Reste ici tranquillement, il est à craindre que ce Birgebay ait de tes nouvelles aussi, voyez-vous comment il trait! Il est prêt à te presser comme un citron, jusqu’aux morves".

Le berger est vêtu d’un dokha[29] usé, taché de boue, raide et d’un caleçon sale. Son cou noir comme de la suie devint raide comme le cuir à semelles, ses doigts s'accrochèrent aux trayons d’une brebis comme des épines  et poussaient fort son pis de temps en temps. Et il est à dire que le zèle du trayeur faisait du bien à la brebis capricieuse et flageolante. Elle donnait plus qu’elle pouvait: en faisant un effort, elle exprimait également d’elle-même des crottins. Le trayeur prenait par les cinq doigts crochus de sa main une poignée de perles noires flottant dans le lait et poussait un cri de dépit: «Ah, en voilà un animal!», et se mettait à traire encore avec une ténacité doublée. Mais si une bête est déjà traite, donc, elle est traite.

Et le berger a beau lever ses yeux au ciel, aucune prière ne l'aidera plus. Ah bah, Birguebay! Et d’autres trayeurs plus pieux, ayant fait le namaz tôt le matin, comme il se doit, ont une seule ration supplémentaire – les mêmes crottins d’une brebis. Cependant, ce n'est pas un péché, comment peuvent nuire quelques perles d'une brebis propre dans le lait frais?

Après avoir terminé la traite, Birguebay se dirigea vers le fumier sec entassé. Il se mit à tirer une étincelle à l’aide du silex et d’un briquet quémandés à une maîtresse riche, alluma le feu. Le fumier sec prit feu très vite, comme par ordre du dieu du feu. Et quand le fumier se mit à flamboyer, il jeta dans le feu cinq pierres pour les chauffer. Et, enfin, il se dégourdit les reins et s’allongea librement sur le côté, en regardant la surface unie du lac, et glissait son regard sur les rives, en ne pensant à rien.

Soudain, il vit un cavalier galoper vers lui, en hâtant le pas du cheval à coups de fouet, comme si on le poursuivait. Il pensa: «Peut-être, ce diable veut prendre mon lait», - et couvrit son vaisseau plein avec le coude, de différents gens errent ici... «Et celui-ci, eh, est un vagabond, à coup sûr», - et ajouta du fumier sec dans le feu.

- Salâm aleïkoum!

Le berger fit semblant d'être dur d'oreille, et en s’étant penché vers le feu, s’en occupa, en ayant jeté une seule fois un coup d'œil sur le passant, et dit à contrecœur:

- De quelle tribu es-tu, mon gars? Après avoir entendu la réponse complète, le berger dit: "Eh".

- Dites-moi, à qui  est ce troupeau?

- Celle-là? Et au troupeau de qui ressemble-t-il?

- Comment le saurais-je?

- Eh bien, qui peut avoir de tels moutons?

- Il semble qu’ils sont à khoja Ybraї.

- Diantre ... A quoi bon pécher en vain contre le khoja?

- A qui alors?

Le berger toisa un curieux avec un déplaisir encore plus grand et dit:

- Et toi, qui es-tu pour poser des questions? N’as-tu pas passé par l’aoul du monsieur?

- A-a-ah... par cet aoul, donc? Exact!

Le berger émit un son offensé et se gonfla comme un coq.

- Et dites-moi, le chef de district rural a-t-il quitté le district?

- Il est parti.

- Avez-vous entendu ce qu'il avait dit?

- Pourquoi ne pourrais-je pas entendre – j’ai des oreilles.

- Qu’a-t-il dit à la fin?

-Et qu'est-ce qu'il devait dire? Ce que tout le monde ... a dit ... Ah, la jeunesse, vous a-t-on donné à manger à satiété des jours merdeux? Est-ce qu’on peut discuter avec ces messieurs? Est-ce que ce ne sont pas encore tous les rebelles qui sont envoyés en Sibérie?

Le cavalier essaya de questionner sur d'autres choses, mais le berger ne répondit clairement à aucune question. Il n'était pas moins arrogant que ses moutons, et s’il ouvrait sa bouche, ce n’étaient pas des mots qui partaient, mais plutôt des bulles soufflées.

Il pensa: alors, le sac est rempli de fumier sec, il est temps d’en finir, ah! et commença une conversation à laquelle le berger ne pouvait point échapper:

- Je vois: vous avez l’intention de faire bouillir le lait, ça alors, je suis venu juste à temps. Je ne sais pas maintenant quand je mangerai, il n'y a pas de plus grand bonheur pour le voyageur se trouvant dans la steppe que le lait qui vient de bouillir.

Le berger se mit à plonger des pierres brûlantes dans une vase de lait faite en bois, et bientôt le lait commença à faire glouglou, en bouillant.

- Si tu veux goûter, descends de cheval. Il mit pied à terre. Et il se rendit compte qu'il avait mal fait de ne pas le faire au début avec tout le respect dû, peut-être, le berger ne l’aurait pas boudé ainsi et ne l’aurait pas harcelé de questions:

- De quelle famille es-tu?

- Je suis le fils de Jouman.

- Et t’engage-t-on?

- On m’engage.

- On dirait que tu es tout jeune.

- Mais qui le regarde? Selon le registre, je ne conviens pas d’après mon âge, il aurait dû être ainsi.

Le berger, en ayant fait semblant d’être aussi renseigné sur le registre, dit:

- Eh, selon le registre? – et, après avoir hésité, sortit de ses frusques une paire de bottes kazakhs à tige haute et donna à Kartkhoja.

Kartkhoja but du lait chaud épaissi à sa soif et respira à pleine poitrine. Le berger, debout silencieusement à l’écart, lui permettait de tirer aussi toute la peau du lait avec ses lèvres. Kartkhoja remercia pour les bottes, rendit au berger ses seules chaussures, et après avoir demandé le chemin juste jusqu’à l’aoul de district, alla plus loin.

 

Chez le chef de district rural

 

Une énorme yourte blanche à sept battants est bondée de monde. Les aqsaqals sont assis  à une place honorable: les barbes - en pelle, les barbiches, le khoja grêlé avec un turban blanc s'installa en tête, il clignait ses yeux et faisait du bruit avec la buvée dans un seau de bois. Les juges d’aouls, les anciens et les hommes influents l’écoutaient respectueusement: gros, minces, courtauds, perches, barbus, rasés, ceux aux yeux de serpent et aux yeux exorbités comme ceux d’une grenouille, de toute sorte...

Et près de la porte même étaient des pauvres gens vêtus des pantalons non tannés collant leurs petits culs – d’une taille de queue courte.

Sur une couverture étendue par-dessus un tapis laineux, en s’étant accoudé sur un oreiller duveteux, est couché un monsieur vêtu d’un costume de drap gris, trop étroit à cause des plis du corps – aux lèvres minces, aux cheveux lissés, avec un petit nez camus.

Une jeune femme au visage blanc et à long nez est assise comme une cloche à ses pieds et fait mousser le koumys avec une louche, son petit doigt est écarté, les sourcils - en flèche.

Un gars habile marche doucement, comme un chat, et recueillit les bols vides en porcelaine rouge derrière les dos des personnages importants réunis, se mouchant avec plaisir de temps en temps. Eh, vous là! Ajoutez vite du lait frais de jument dans les outres et fouettez-le sans relâche! Et ceux-là se donnent de la peine, suèrent, en soufflant du nez bruyamment, la buvée remue dans une énorme outre graissée, comme si elle affirmait: «Voilà comment il faut fouetter le koumys pour le chef de district rural". L’outre gronde comme un tambour – elle fit s’envoler les oiseaux du lac.

Le khoja ouvrit tout grand les côtés de son surtout, comme un aigle ouvre ses ailes, et relâcha la ceinture de pantalon. Il fit un signe de la main aux invitants et avala d’un trait encore un bol. A cet instant bienfaisant un trésorier sortant poussa avec son épaule et faillit renverser Kartkhoja qui se tenait timidement devant la porte de la yourte.

Il était gêné parce qu’il avait attiré l'attention des messieurs, et se hâta de s'asseoir parmi les chapeaux de fourrure troués. La précipitation fut vaine - personne ne regarda même pas dans sa direction, comme s'il était un objet ordinaire. L’objet ou non, mais il entra tout de même!

Il entra et se recroquevilla, intimidé. Il était impressionné par la majesté de la pose du chef de district rural assis sur des tapis et soies magnifiques, stupéfait par des passements jamais vus, de larges ceintures peintes d'arabesques, l’argenterie et la porcelaine brillantes, des bagues, des colliers...

Que Dieu garde de ce qu’on puisse par hasard heurter, salir, renverser, profaner une de ces choses magnifiques, il retint son souffle, devint raide.

Un Kazakh sénescent avec la barbe taillée en pointe, debout à côté de lui, le salua, en s’étant rendu coupable d’un accueil si discourtois d’un visiteur nouveau venu, et peut-être, tout simplement par habitude:

- Comment vas-tu?

Kartkhoja lui répondit timidement, mais il écoutait déjà attentivement le khoja qui racontait, en gesticulant, une parabole édifiante du Prophète Mohammed:

- Et alors, le hazrat Ali Razi dit: «A Allah Ganhi... ».

Les aqsaqals et les ouchankas trouées faisaient des signes de tête affirmatifs. Le khoja acheva son récit par des préceptes, après s’être raclé la gorge en émettant un son claironnant:

- Et il fut dit: "Ouakadare khayrikhi, ouacharrikhi minallahi tagala". Quelle que soit la persécution, quelle que soit l'hostilité, que sont-elles par comparaison à la patience d'Allah le Très-Haut? Chaque pas d’un homme est écrit sur une Tablette Céleste. N'est-ce pas, aqsaqal? - et tourna son regard vers le vieillard avec la barbe taillée en pointe.

- Vous avez raison, - répondit-il, et se frappa trois fois la poitrine avec son petit poing sec.

Le khoja décida de s'assurer une fois de plus que la vérité proférée par lui était comprise, il donna une tape sur le genou d’un vieux et lui demanda:

- Alors, que dites-vous?

- Vous avez raison, je suis d'accord avec vous, - se frappa la poitrine une fois de plus le vieillard avec la barbe taillée en pointe.

- Alors! – s’écria le khoja, éclaircit de nouveau sa voix et s’adressa au chef de district rural:

- Mon cher, la grâce des saints descendit sur tes ancêtres, tu es le ciel t’a doué pour le bonheur et ton droit. Leurs prières t’ont donné la fermeté. Et aucun ennemi ne te vaincra pas. Et tes   proches  sont oints de majesté et d’éligibilité. Il y a un hadith de notre Prophète ... - Kartkhoja n’entendit pas ce qui le khoja dit après, à cause de deux ouchankas, assises à côté de lui tout près de la porte, qui eurent maille à partir avec un bol. Quelques instants plus tard il entendit de nouveau le discours du khoja sur les lois de Dieu.

- Celui à qui Allah le Très Haut envoya un message, n'a pas peur du feu de l'enfer, l’épée ne le coupera pas, la flèche ne le percera pas, dit le Prophète!

Les auditeurs entrouvrirent les bouches à cause d’une assertion frappant leur imagination. Le chef de district rural dit: «Mais qui sommes-nous pour recevoir un message d'Allah?!» et émit un petit rire pointu de ventre entre ses dents serrées. Et Kartkhoja pensa : «Je voudrais bien voir comment tu ris de saints messages à la guerre!».

C’est vrai, Kartkhoja était simple comme un soufi. Il ne comprendra pas le jeu astucieux de ces esprits subtils.

La réunion d'hommes honorables suit son cours, et Kartkhoja reste assis, renifle et sue. Personne ne lui offrit à boire du kuomys, les bols continuaient de flotter à côté de lui comme avant. D’ailleurs, il n’avait pas trop soif après avoir tantôt bu du lait chez le berger. Mais tout de même, l'attitude envers lui comme envers un orphelin errant, le chagrinait. Quelqu'un dit en lui: «Écoute, c’est que tu es un être humain aussi. Voilà, tu as des mains, des pieds, une langue, les yeux qui peuvent voir, le sang chaud, un cœur. Alors, pourquoi sont-ils si dédaigneux envers toi?».

Et une phrase insolente essayait de prendre sa volée comme un oiseau agité : «Je suis un homme», elle battait des ailes, battait et se calma. Il la rabattit, serra son cou. Mais voilà, elle se tourmentait de nouveau, essayait de sortir dehors et criait: «Soyez maudits, vous, grands seigneurs gras! Vous n’avez ni pitié ni compassion pour les humiliés, offensés, pour tous ceux qui regarde tristement ce monde!". Un seul homme qui le salua, en ayant aperçu un suivant bol approchant, dit:

- Ce gamin n’a rien eu, - et montra Kartkhoja du doigt.

Mais Kartkhoja ne tendit pas la main, bouda, comme un enfant mécontent de la présence de peau sur le lait, il avait le cœur trop lourd : "Je ne consentirai jamais à boire même le nectar d'une source céleste, il vaut mieux mourir!". Cependant, on regarda le Kazakh compatissant avec embarras: "De qui parle-t-il?". Et pas un mot à Kartkhoja ou un geste dans sa direction.

Enfin, on lui tendit aussi une vase de koumys, minuscule, de la taille d'une prunelle. Kartkhoja décida de la refuser fièrement et s’en aller, en s’étant levé. Mais il lui sembla que c’était inconvenant. Rien à faire, il dut l’avaler.

 

Coeur méchant

 

Le carex poussait  densément derrière la yourte pour les invités, un grand groupe de gens s’installa un peu à l’écart des fourrés. Le plus important d'entre eux - le chef de district rural coiffé d’un chapeau citadin. Les têtes des gens étaient penchées vers lui, ils regardaient tout autour de temps en temps et commençaient de nouveau à chuchoter, comme s’ils discutaient un sujet dangereux.

Non mais quels secrets! Peut-être, Kartkhoja était-il aussi mis dans ces secrets? C’est douteux, sinon nous y aurions certainement été mis, évidemment, ce n'est pas pour nos oreilles.

Si un écrivain avait décrit ces événements plus adroitement que nous, alors, probablement, il aurait dit pourquoi le chef de district rural alla dans la ville et avec quoi il en revint. Nous ne sommes pas les maîtres en lecture dans les pensées des autres. Et quel cerveau parfait faut-il avoir pour comprendre toute la sagesse précieuse de ces nobles messieurs! Ce n'est pas donné à nous de comprendre de quelles pensées ils sont pleins : peut-être qu'ils s'empêtrèrent dans la recherche d’une issue salutaire, en étant pénétré du malheur humain, peut-être, en ayant appris une bonne nouvelle à notre père, le tsar, ils étaient assis en réfléchissant comment l’exposer d'une manière intéressante aux gens. Bien sûr, on nous fit parvenir quelques nouvelles, mais, en ne voulant pas passer pour des gens âpres aux différents potins, nous nous garderons bien de ne pas causer en vain.

Ne nous prenez pas pour des infatués de sa personne impolis, d’ailleurs, apparemment, nous ne pourrons pas éviter ce sort, même si nos langues se délient tout de même. Et il est à avouer, que nous sommes déjà gonflés d’envie ... vous connaissez vous-même, pour sûr, l’inépuisabilité des flots de paroles kazakhs.

Gardons un peu le silence, je crains que nous explosions! Et qui veut mourir si horriblement, n’est-ce pas? Cela a-t-il un sens de se taire: si nous ne disons pas, vous apprendrez aux autres. En outre, nous sommes absolument sûr d’être capable d’exposer d’une manière digne quelques secrets du chef de district rural que nous apprîmes. En plus, et il ne serait pas bien de laisser tout simplement dans l’ignorance Kartkhoja attristé, il semble que nous fîmes des amis avec lui, tout de même. Alors, faites preuve d’un peu de patience, nous allons trouver Kartkhoja d’abord.

Après avoir bu du koumys à sa soif, la société respectable se dispersa, mais le samovar ne bouillait pas encore quand les hommes se mirent à s’entasser et discuter de quelque chose entre eux. Kartkhoja erra à l’écart, et en ne sachant pas où aller, revint dans une yourte pour les invités. Il espérait de voir là le truchement et lui parler. Il passa, la tête penchée, par la porte basse - mais il n'y avait qu'un seul khoja là, se préparant avec zèle à la prière, il lavait ses pieds.

Car il ne trouva pas une autre solution, il s’adressa à un homme qui était debout près de la yourte: - Avez-vous vu le truchement?

- Il n’est pas encore revenu de la réunion. Déçu, Kartkhoja ne le laissa pas tranquille et essaya d'exprimer son offense.

- Dis-le au chef de district rural même.

- Et va-t-il me parler?

- Qui sait ... S’il est de bonne humeur, parlera.

Kartkhoja vit au loin le chef de district rural et fixa ses yeux sur lui. Celui-ci était assis à l'ombre et grattait silencieusement le sol avec une baguette, et, ce qui était étrange, regardait dans la direction de la jument de Kartkhoja. Kartkhoja n'osait pas s'approcher de lui. Mais    il n'est pas bien aussi de partir bredouille. A cet instant, un gamin grimpa sa jument et alla on ne sait où. Kartkhoja courut après lui: - Eh, où vas-tu?

Le garçon n’arrêta pas le cheval, au contraire - donna des coups de talons dans ses flancs. Kartkhoja courut après lui presque en criant: «Au secours!», mais en ce moment-là le serviteur du chef de district rural se mit debout devant lui et l'attrapa en disant: - Que fais-tu? Es-tu fou?

- Et pourquoi est-il assis sur ma jument? Ne pouvait-il pas trouver un autre cheval?

- Je lui ai permis, qu'est-ce que cela te fait?

- Et toi, quel droit as-tu?

- Ne dis pas de bêtises, sors de là. Voyez-vous ça, comment il monte sur ses ergots!.. - et le poussa sur la poitrine.

Kartkhoja perdit contenance. Son cœur monta brusquement et palpita dans la gorge, tout son corps était tendu. Se battre – c’est douteux qu’il vienne à bout de l'adversaire. Et puis, comment peut-on se battre avec un servant du chef de district rural? Il se fâcha, le sang va bouillir dans un instant. Il pensa : même les chiens sont fous dans cet aoul, ils s'en font accroire! Et les mains vides, il décida de se tenir à carreaux. On emmena sa jument juste à son nez, est-ce qu’on peut le faire? Il ne se rendit pas compte lui-même comment et pourquoi il se dirigea de nouveau vers la yourte pour les élus. A ce moment, en ayant enfoncé les mains dans les poches de son pantalon, le chef de district rural, lui aussi, marcha en se dandinant vers la yourte. Sans réfléchir, Kartkhoja se mit à marcher à côté de lui. Paraît-il, cela peu importe au chef de district rural  qui marche à côté de lui... En ayant compris que personne n’a l’intention de lui             prêter attention, Kartkhoja, en se troublant et en bégayant, dit:

- Monsieur ... si on peut ... Le chef de district rural jeta sans s'arrêter: - Une plainte?

- Je voudrais apprendre mon âge enregistré dans le livre de recensement ...

- Pourquoi?

- Si j’ai déjà atteint l’âge d’appel ...

- Fous le camp ... tu m’embête! - et se cacha dans la yourte. Kartkhoja resta devant le seuil. Après avoir vu que le garçon assis sur sa jument revint, il se mit à l’arracher de la selle: - Quel polisson! As-tu bien décidé de la crever complètement?

Après s’être éloigné d'environ une demi-verste, Kartkhoja vit un chariot qui soulevait la poussière le long des routes défoncées de la steppe allant du côté de l’aoul de district. Et, comme s’il avait l’intention de le rattraper, il fit galoper sa jument, en regardant tout autour.

Il allait en pensant: s’il y a un vrai salaud dans le monde, c'est le chef de district rural. Darmen le disait! Il savait. Il n’y a et il ne faut avoir aucune indulgence pour ce chien. Et une idée lui vint brusquement à l'esprit : « Il faut le tuer». Autrefois, il eut peur même de penser à l'assassinat. Mais qui doit prononcer un arrêt de mort contre le chef de district rural? Bien sûr, les pauvres djiguites. Mais ils ne savent pas du tout qu’il est là. Il faut leur faire savoir. Qu’ils tombent sur lui, qu’ils le tuent, et il fit galoper la jument dans la direction des Montagnes Colorées, ne pensant plus à rien.

 

Si Dieu existe ...

 

L’aoul du khoja Ydyrys était sur son chemin. Un aoul riche. Un vrai amoncellement d’aouls. Avant de s’approcher des yourtes centrales blanches, Kartkhoja décida d’entrer en passant dans une des piteuses yourtes noires à la lisière de l’aoul et boire de l’ayran[30].

De loin, il sembla que l’incendie avait gagné l’aoul - si abondante et noire était la fumée qui s'élevait au-dessus des yourtes. Kartkhoja se hâta de monter sur une butte. Il regarda attentivement: une foule d’hommes, de femmes et d’enfants couraient, allaient et venaient autour d'une dizaine de jets de fumée ruissellant vers le haut.

Il s’approcha, les trois aouls enfoncés dans le sol faisaient un sacrifice extraordinaire près des âtres. Des flaques de sang, des peaux écorchées, la fumée pénétrait dans les narines. Kartkhoja avait faim, il voudrait bien se cramponner à une culotte de mouton. La fumée. Le kazan. Le chien. L’enfant. Tout s’entremêla, s'embrouilla.

Des gloutons s’entassèrent, s’abattirent comme des corbeaux sur un festin gratuit: un khoja, un mollah, des vieillards suffisants de toutes les couleurs aux visages très désagréables. Les gens se rassemblèrent pour supplier, implorer le Dieu Très Haut de protéger, sauver leurs fils, frères, et la bande de corbeaux - ventre en avant, vint pour prendre, arracher, au moins la peau de mouton récemment écorchée, elle est aussi de valeur. Un mollah ne finit pas encore la prière bénissant une régalade pour Dieu, quand quelqu'un apporta déjà un rouleau entier de peaux et demanda:

- Khoja, où porter?

Le représentant de traditions musulmanes, accessibles pour lui-même, se leva brusquement et se mit à poser des questions: - Allez, montre-moi, combien as-tu compté? As-tu pris la peau de Myltykbay?

- Je l’ai prise.

- Et celle de Maktay?

Le khoja se mit à recompter les peaux. Le mollah ne put se retenir de dire: - Oh Allah! Il est à craindre qu’on attrape mes peaux, - et alla voir l’endroit où on égorgeait des moutons.

Un des badauds dit:

- Mais comment le Kazakh peut-il appeler ces gens les saints serviteurs de Dieu? Sa remarque était soutenue par un glouton à lèvre pendante:

- Quels saints? Où peut-on trouver les saints aujourd’hui? Tout le monde ment, se livre à la débauche, vole. On est prêt à vendre son âme pour une pièce de bétail de plus. Ce qu'ils récitent, en faisant mention d'Allah, nous pouvons bien le réciter aussi. Il vaut mieux que les martyrs  donnent leurs offres à nous qu'à eux. On aurait au moins de quoi couvrir les trous dans nos pantalons, - et se frappa la cuisse  du plat de la main.

Les admirateurs des saints protestèrent:

- Pourquoi le dites-vous? Il est connu que le saint Ataї même avait béni jadis le grand-père du khoja. Pourvu que leurs prières soient entendues.

Mais le lippu recommença:

- Et pourquoi ne prient-ils pas pour les leurs? Peut-être, sont-ils avides pour le faire gratuitement? Le khoja chauve n'a même pas d’enfants, et le fils de bay est un peu toqué ou un bon à rien en général, voire, chétif, et la mère du mollah boiteux hurle toujours de ses coups. S’ils sont saints, pourquoi n'ont-ils pas de bonheur eux-mêmes?

- Mais si nous plongeons le regard en nous-mêmes, par comparaison à eux, nous sommes plus à l’aise, - dit le bègue gras.

- Ton intérieur est comme ça, c’est exact, si tu parles de la graisse...- remarqua l'un des aqsaqals.

Le lippu dit: - Si le khoja et le mollah sont sous-alimentés, alors, si vous voulez, messieurs, nous devons aussi faire don de quelque chose, peut-être leur donnerons-nous nos tchapans?

Un jeune homme se mêla à la conversation:

- Ces khoja et mollah ne comprennent goutte aux lois de la charia. L'année dernière, j’ai voulu faire un sacrifice, mais je ne pouvais pas choisir entre une vieille brebis et une petite brebis assez grasse, mais qui n’avait que six mois. J’ai demandé au mollah. Et il dit: «Egorge celle-là, dont la viande est plus tendre et plus grasse». Il l’a mangeé et a pris sa peau.

Je comprends que la viande d’une vieille brebis est filandreuse, dur à mastiquer, mais dans un aoul voisin le même mollah a dit en ma présence que ce n’était pas bien d’égorger de jeunes moutons et a exigé d’égorger une brebis la plus grasse possible. Ils interprètent les lois de la charia comme ils veulent, je l’ai compris alors. Ses convives éclatèrent de rire: «Oh, si nous pouvions le faire avec la charia!". En tenant une conversation si animée, ils passèrent le temps jusqu’à l’heure où on avait commencé à prendre dans les marmites  bouillantes des morceaux de la viande fumante sur les os et les mettre en tas dans des plats de la taille d'un bouclier militaire. Des aqsaqals et des gloutons sortirent des couteaux. Et dès qu’ils approchèrent des plats, tendirent leurs mains, un cri séparant les cieux de la terre retentit:

- Laissez! Levez-vous!.. A cheval!.. A cheval!

- Quoi? Qu'est-il arrivé?! - on se leva brusquement.

 - La guerre... les troupes... On rase jusqu'au sol tout et tous ... –commença-t-on à comprendre le sens des mots inquiétants.

On alarma. «Où sont les chevaux?.. Sauve qui peut!.. Galope!..» – ils faisaient la navette, s'agitaient, couraient ventre à terre. Kartkhoja ne put pas trouver sa jument. Il la laissa pâturer, et maintenant elle disparut. Elle se dégagea d'une entrave et déguerpit derrière les collines après les autres chevaux effrayés.

Cependant, près des plats remplis de viande - aperçut Kartkhoja du coin de l'œil – c’était le savoir-faire inaltérable des gloutons qui régnait. Deux d'entre eux, salis de graisse des pieds à la tête, traînaient et chargeaient une télègue[31] de morceaux cuits, sans oublier d’en remplir leurs bouches, ils essayaient de prononcer: «Traîne de là aussi!», mais seulement le mugissement sortait au lieu des mots - le son ne passait que par le nez. Le khoja et le mollah firent également preuve de promptitude - casèrent et enterrèrent leurs parts de viande, leurs peaux. Et les autres - des chiens attroupés, de pauvres vieilles, des orphelins, des mendiants pour l'amour de Dieu - étaient chassés par des gloutons bien loin de la viande, si les derniers avait des cornes, ils les auraient tué à coups de cornes.

Kartkhoja pensa involontairement à ce sujet et à d'autres choses aussi. Voilà, ce sont des larmes sanglantes des Kazakhs. Voici, c'est un vrai visage des hommes honorables – une bande de corbeaux. Et des milliers, des millions de simples gars sont envoyés à la mort. Et des gens, ayant un seul souci, planent comme des moustiques autour d’eux: comment boire et faire bonne chère sur le compte des autres. Et pourtant nous devons sacrifier nos vies, et leurs fils se cacheront derrière nos dos. Pourquoi? Quels sont leurs mérites? Et où est la justice, où est l'humanité, où est la liberté de choix? Est-ce que ce sont juste des paroles creuses? Et qui en est responsable? Et en général, tout ce qui se passe – qui l’entreprend? Un homme? Ou Dieu? Si c’est la volonté de Dieu ... puis Kartkhoja s'arrêta court, en ayant peur d’une pensée hérétique, et se hâta de se repentir.

 

Au massacre

 

Le pic de la montagne Esekkyrgan s’accusa à peine, une colonne militaire, par deux cavaliers dans le rang, se mit à la file d’une longueur d’environ une demi-verste sur sa pente et marcha vers la mausolée à demi détruite de Kanaї.

A peine s'arrêtèrent de chanter les alouettes, à peine apparut l'écume  rose de l’aube, que le roulement de tambour retentit aussitôt, et les trois cavaliers surgirent au-dessus des ruines, presqu’au sommet de la montagne. Ils lancèrent du haut un regard sur les ennemis et disparurent parmi les pierres en un clin d'œil, comme des marmottes. Les rayons du soleil glissèrent le long des pentes des montagnes et éclairèrent tout autour. Kartkhoja longeait le ravin. Ces éclaireurs passèrent à cheval à côté de lui et se dirigèrent vers les Montagnes Colorées, en parlant d'un ton excité.

Quand Kartkhoja était arrivé au camp, tous les membres des milice populaires étaient déjà en selle autour d'un gros galet. Et les commandants étaient assis dessus. Certains goûtèrent déjà de leur fouet avec des reproches:

- Vous faites tout ce que les bays font ...

Mais le débat n'était pas terminé, apparemment. Les uns se jetaient, se frappaient la poitrine avec les poings, criaient:

- Nous allons combattre...

- Peu importe, nous mourrons ici...

- Mais d'abord, nous arracherons la caboche au chef de district rural!

- Qu’il apprenne le prix de la souffrance!

Les autres étaient horrifiés, pensaient et repensaient, quelqu'un perdait courage, quelqu'un cherchait querelle, mais n’arrivèrent à rien. Des hommes rangés, des jouvenceaux timides, des larbins des bays, prêts à servir les ennemis aussi, et quelques espions envoyés secrètement parlaient de l’irrationalité de confrontation militaire avec l'armée tsariste.

Des cœurs audacieux, des âmes ardentes, des orgueilleux, des taquins, des boute-en-train insouciants, des voleurs de chevaux hurlaient: "Combattre!".

On bêle ici, on grogne là. Il n'est pas clair qui sont plus nombreux. Darmen attacha un foulard blanc au fouet et le leva au-dessus de sa tête:

- Ceux qui sont prêts à combattre - sortez! - et mena les djiguites vers les rochers.

Des poltrons et des gens prudents se tinrent à l'écart.

Les milices populaires se divisèrent. Les gars indécis, en ne sachant pas quoi faire, faisaient la navette, jusqu'à ce qu’ils se soient ralliés à la foule plus nombreuse. Ceux qui ne se souciaient guère de la question : combattre ou se soumettre, agirent de la même manière. Les guerriers les plus audacieux ne purent se retenir de jeter de grands cris, en brandissant des fouets: «A prendre leurs chevaux aux lâches! Battez-les! S’ils ne veulent pas combattre, ils ne doivent pas faire partie des milices populaires!" - et se précipitèrent pour les battre. Les renégats, en ayant goûté du fouet, se ravisèrent. Les milices populaires se rétablirent, prêtes à la guerre.

Mais comment combattre correctement?

On examina quelques procédés. Les uns répétaient: «Nous allons nous cacher dans les Montagnes Colorées et tenir la défense, et nous allons disperser les tireurs plus haut parmi les pierres". Les autres s'échauffaient : «Il faut attaquer! Nous allons entrer dans la mêlée et frapper tous avec des massues, nous tomberons dessus et les culbuterons!". Certains proposaient: «Laissez-nous sélectionner les djiguites combattifs, qu’ils attaquent de front et d’autres passent  par derrière et frappent l'ennemi dans le dos". - «Penadant la nuit, à surprendre et battre», - conseillait-on également d’agir ainsi. Il y avait des rusés proposant : «Nous enverrons un négociateur et les tromperons". On inventa beaucoup, mais il n’y avait pas de volontaires pour l'assaut, on poussaient l’un l'autre, mais n’ayant trouvé personne, on décida d'attaquer tous ensemble et en même temps : advienne que pourra.

En fin d'après-midi les milices populaires descendirent en file du col et se dirigèrent vers la tombe de Kanaї, en passant par des roches et en longeant la combe et le flanc de coteau.

On se heurtait, entrait en collision. Les lèvres étaient serrées. Les visages étaient pâles. Les ouchankas en fourrure étaient enfoncées, les têtes étaient rentrées dans les épaules, des pals, des massues, des lances, des haches de combat étaient coincés sous les genoux. Certaines avaient des fusils de grand-père, des mousquets.

Et des coursiers pur-sang, et des étalons à peine dressés, et des chevaux miteux étaient sous leurs selles. Les uns allaient au trot, les autres tâchaient de passer au galop. A cinq verstes de Kanaї les milices populaires se rassamblèrent et s'arrêtèrent derrière une colline escarpée. Les trois djiguites montèrent au sommet pour être de garde. Bientôt, ils redescendirent, en se courbant. Les milices populaires s’agitèrent. On serra plus fort des sangles, on mit du tabac derrière la lèvre. On prit des armes dans les mains. En se retournant, on sortit de derrière la colline.

Un vaste espace, s’ouvrant derrière la colline, bouleversait: un homme se met debout et les yeux s'arrondissent involontairement. Le saints murs en pierre de Kanaї au bord du lac.

Les milices populaires ne purent pas tourner en deux ailes et galopèrent séparément. Les djiguites qui tenaient avec Darmen partirent brusquement ensemble, mais d’autres restèrent un peu en arrière, s'allongèrent en queue agitée. Il ne restait que quelques verstes jusqu’aux pierres de la tombe, lorsque la fusillade retentit. La fumée de poudre fila. Les djiguites se serrèrent contre les crinières, certains glissèrent des selles de côté. Kartkhoja était attaqué de face par deux dizaines de cavaliers, il galopait et marmonnait: «Oh, saints, aїe!». Un gars fit la roue et tomba au sol, puis le deuxième ...

Une grêle de balles était dense comme celle de menu plomb. Là, tout près du rideau de fumée, un papillon sanglant se mit à palpiter encore sur un gars, et sur un autre, et encore ... Des attaquants commencèrent à se disperser. Deux ou trois d'entre eux firent déjà tourner leurs chevaux et partirent, d’autres les suivirent. Le bruit des sabots des chevaux et celui de coups de feu se mêlaient. Une armée nombreuse courait ventre à terre, en essayant d'échapper à une grêle dense de balles qui la poursuivait. Il n'y a pas de salut – la perte est partout, les milices populaires restantes, en s’étant précipité dans la course aveugle, échappèrent en quelque sorte, s’èloignèrent au galop de la mort. En se dépêchant, ils se retiraient pendant longtemps, la plupart se dispersèrent dans les aouls, et Kartkhoja regagna ses pénates.

 

Nuages ​​épaissis

 

Un énorme nuage noir surplombant l'ouest, aspira le vent, en gargouillant et en grondant.

Les animaux de la steppe se précipitèrent pour se sauver: une alouette - dans un nid, une souris - dans un trou...

Il y a plein de soucis dans l’aoul. On démonte et monte les perches et les grilles de mur des yourtes, enfonce des pals pour les haubans d'écartement, resserrent des arabas – l’aoul émerge d’un chaos de choses et de feutres... Les femmes crient comme si elles entraient en lutte contre un ennemi invisible, d’ailleurs: est-ce un cri ou un différend?

Les chiens se cachèrent sous les arabas, le plus loin possible, le plus sûr possible. Les poulains courent on ne sait où, en écartant les sabots, en secouant la queue, les cous fins tremblants. Les mères-juments lèvent brusquement leurs têtes - veillent anxieusement sur leurs petits. Les veaux se dérobèrent aux regards, les agneaux se dispersèrent.

Soudain, le vent avalé s’échappa de l'obscurité surplombante, se mit à tourner en cercle dans le ciel, la poussière monta en trombe de l’aoul au ciel. La pluie approchait à pas de loup... d'abord quelques gouttes tombèrent, et puis l’averse s’abattit sur l’aoul. Les éclairs éclatèrent, et pas quelque part au loin, mais droit au-dessus du sommet de la tête. Les femmes se précipitèrent pour couvrir des samovars, des cuvettes, des sceaux de fer. Les pères essayaient de venir à bout des enfants: «Arrête-toi! Eloigne-toi de la porte! Assieds-toi!". Dans quelques minutes les rafales enragées de vents s’abattirent sur les tirants des yourtes, les inclinèrent de côté et emportèrent. Les gens se précipitèrent pour attraper des cordes, des feutres, des grilles. Le tourbillon devint très violent. Et voilà, un ouragan emporta déjà des cabanes noires de feutre qui s’étaient trouvées à la lisière de l’aoul. Comment peuvent lui résister les bâtiments composés seulement de trois ou quatre grilles? Ah bah, de petites cabanes! Même d'immenses yourtes s'agitèrent en tremblant comme des foulards des paysannes dormantes.

Il est clair que la yourte de Kartkhoja ne put pas résister. Et il pleuvait à torrents. Les grilles tombées culbutèrent sa mère. Kartkhoja avait beau s’efforcer de la tirer lui-même – il ne réussit pas. Il dut appeler au secours la femme de son frère qui avait essayé de rattraper son foulard emporté par le vent. Son petit frère  courait après les veaux. Encore plus effrayant: un bébé de l’aîné se débattait, en suffoquant, dans un berceau renversé.

Les chiens lèchent les flaques d’ayran répandu, fourrent leurs gueules dans les outres d'huile déchirées. En ce moment le frère aîné accourut, mouillé de la tête aux pieds, descendit de cheval et leva le berceau, secourut à la mère.

La maison est détruite, le ménage est ruiné. La mère gémit de temps en temps, en serrant la main contre sa clavicule. La pluie torrentielle commença à se calmer.

- Dieu s’est mis en colère contre nous aujourd'hui, - dit Toungychbay et ajouta, en s’adressant à Kartkhoja. – On a volé ta génisse tachetée.

- Qui a volé?

- Les gens du chef de district rural. Pour le fait que tu as fait partie des milices populaires.

- Et qu’est ce qu’une génisse leur a fait?

- Ah bah, une bête! Pense à toi, - dit sa mère.

- Tous ceux qui ont fait partie des milices populaires se font prendre leur bétail. On a pris à Tolebay son seul cheval. Le chef de district rural court avec un détachement de Cosaques et détrousse tout le monde.

- Ô, Créateur! Je t’ai dis: n’y va pas! Et quoi maintenant? Non, tu es allé après cet Imankan...

Dès que la pluie cessa, les habitants de l’aoul avaient monté des yourtes et ramassé leurs choses. On se tranquillisa. On se mit à discuter ce qu'ils avaient entendu dire:

- Eh bien, avez-vous perdu une génisse, et alors? On dit qu’on arrête les gars. On a pris Nygman, Chakiman. Ybraї a réussi à s'échapper. Probablement, on a emmené son taureau.

- Et où est Darmen? - demanda Kartkhoja.

- Darmen s'est comporté comme un homme. Il a dit qu'il ne voulait pas que quelqu'un souffre à cause de lui, il s'est livré aux autorités.

- Et qu'ont-ils fait avec les détenus?

- Probablement, on les a envoyés en prison.

- Imankan a eu l'intention de fuir, à cause de quoi il avait mis toute sa grande famille en danger.

- Cela ne vaut pas la peine de fuir. Comment peut-on vivre en cavale?

- Tout le monde pense à soi. Et qui veut répondre de quelqu'un d'autre? Imankan a fait une bêtise. Il a causé un grand tort à son aoul par sa faute, - conclut l'un des voisins.

Et un autre petit propriétaire de l’aoul, en s’étant levé, dit, en s’adressant aux jeunes gens: - Ne vous avisez pas de fuir, mes chers, si on vient vous chercher, ne déshonorez pas l’aoul. Sinon nous vous prendrons et leur rendrons.

Ces mots atteignirent le cœur même de Kartkhoja. C'est ainsi qu'ils changèrent de ton – ses proches, ses voisins de l’aoul! Et que faire maintenant, où partir? Il regarda tout autour de lui et vit à quel point les visages familiers devinrent froids et impénétrables et que tous les traits doux de leurs visages disparurent en un clin d'œil et les épaules s’écartèrent des épaules, ah, les Kazakhs! Est-il possible que chacun ne pense qu'à soi et personne n'ose et ne veuille te tendre la main, sauver dans la nuit obscure et désastreuse d'hiver?

Tout ce qu’il connaissait bien, ce qu’il croyait pieusement et espérait  s'était éboulé et disparut dans le néant – il est désarmé, stupéfait, comme s’il se trouvait dans un méchant pays étranger, seul et nu.

Les habitants de l’aoul, en parlant de rien de temps en temps, s’occupèrent de l’aménagement des yourtes, resserraient quelque chose, médisaient de quelqu'un, mettaient des choses ensemble, rangeaient ... On dirait que Kartkhoja était pétrifié, il était assis et regardait sa mère voûtée, essuyant ses larmes et caressant son épaule très meurtrie.

 

 

 

En discorde

 

 

La tonte d'automne était achevée. Les grues volèrent autour des auls, en poussant des cris gutturaux en guise d'adieu, et disparurent derrière l'horizon.

Des bouffées d'air froid vinrent. Les herbes se fanèrent, les feuilles jaunirent, l’hivernage était commencé. Un arrêté était rendu, annonçant que pendant 15 jours la mobilisation doit être terminée. La flânerie, le désaccord régnaient dans le monde.

Quelqu'un se précipita pour s'engager comme berger pour conduire le bétail, quelqu'un partit travailler dans les mines de charbon et de sel, il y avait aussi ceux qui avaient pu s’embaucher dans un bureau de poste - on cherchait toutes les occasions pour se sauver.

Seulement de petits enfants et des chiens peuvent jouer et s’amuser librement dans un pays en guerre. Dans ce temps, seulement les boiteux, les aveugles, les chauves, les muets et les bossus  ne risquent pas d’arroser une terre de leur sang. D’ailleurs, les autres étaient pris à leur place dans les rangs de l'armée, c’est pourquoi il y avait beaucoup de ceux qui avaient complètement disparus derrière la frontière chinoise.

Kartkhoja s’entendit avec un gaillard chauve sur ce qu’il ferait son frère aîné pour une vache. Cependant, le jour fixé le chauve ne vint pas chercher la bête. Ils s’alarmèrent. Kartkhoja devra se traîner chez lui encore une fois.

- Oh, saints, aїe, qu'est-ce qui est arrivé à ce chien? Il devait venir ici depuis longtemps... S’il changeait d'avis, je partirais avec mon frère! Deux femmes avec des enfants ne pourront pas survivre! Qui leur viendra en aide? L’oncle marche à peine lui-même... Saints, aїe, emporteraient-ils l’aîné? Non, ils ne l’emporteront pas. Le chauve va le remplacer. S’il ne consentit pas, nous ajouterons à une vache encore une pièce de bétail. Est-il possible qu’on ne trouve pas un autre infirme, sauf ce chauve? Est-il possible qu’une lueur d'espoir ne brille pas?

Dans sa poitrine, comme dans un plateau de la balance, prévalait tantôt le désespoir, tantôt l'espoir, il était harassé ; soudain, il se mit en tête que tout ira bien s’il va dans l’aoul Acheter. Et cette idée était coincée dans sa tête comme un clou, rien d'autre ne lui venait à l'esprit.

- Zeken de l’aoul Acheter a la même mauvaise situation. Donc, j’y irai et j’apprendrai comment se débrouille-t-il?

En s’approchant de l’aoul, il entendit de loin des sons déchirants: soit un enfant sanglotait, soit un chien geignait, soit un homme malade gémissait. Il s’approcha – des sons inquiétants se transformèrent en hurlement. L'épouvante fit palpiter son coeur. L’hurlement se répandait du côté de la maison, vers laquelle s’était dirigé Kartkhoja. Des gens couraient dans la même direction de chaque côté de l’aoul.

Il entra - plein de gens. Zeken gémissait, en hurlant. Des femmes embrassaient son front, le sommet de sa tête, des hommes soutenaient sa main. Le sang en jaillissait.

- Apportez de la cendre..! Mettez le feu à un morceau de feutre. Mais qu’est-ce qui est là! Ne pouvez-vous pas retirer la botte? Est-on allé chercher le mollah?,- ils parlaient de ceci et cela d’un air confus, s’agitaient, en ne sachant pas comment arrêter le saignement.

Il s'avéra qu’il s’était coupé le doigt. Il ne devait pas - le seul fils - aller à la guerre, mais un employé, en ayant donner un pot de vin à la «bonne» personne, inscrit Zeken sur la liste des conscrits à la place de son enfant.

Et la pitié pour lui, et le dégoût, et la peur s'embrouillèrent dans le cœur de Kartkhoja. Il se hâta de monter à cheval et s'éloigna le plus vite possible.

L'ensemble de toutes sortes de pensées n’aboutissant à rien lui étaient venues à l’esprit, pendant qu’il allait dans l’aoul du chauve. Et il lui semblait voir toujours sous ses yeux la sanglante main sans doigt de Zeken. Il arriva et ne trouva pas le chauve chez lui.

- Où est-il parti?

- Dans l’aoul de Boukabay, - répondit la mère du chauve.

- Et quant à la promesse qu'il nous a donnés?

- Ça, nous n’en savons rien. Je sais seulement qu'il s’est mis d'accord avec quelqu'un d'autre.

- Oh, Allah! Comment peut-on agir si lâchement? - s'écria Kartkhoja de désespoir, poussa un soupir, et sortit.

Les larmes jaillirent de ses yeux. Le monde se rétrécit. On dirait que les ténèbres tombèrent sur lui. Aucun rayon de soleil, aucune tache de lumière. La tête s’écroula sur ses épaules et tomba sur sa poitrine, le corps tout entier trembla. Où se traîner, pourquoi – il n’était même pas en mesure d'imaginer. Soudain, quelqu'un le rattrapa et lui dit: "Comment vas-tu?".

Il tressaillit, se retourna, regarda, en ayant levé la tête, et voit un gars familier. Il allait avec un martyr bossu. Il entama une conversation assez fanfaron et longue sur ce qu’il engagea le bossu pour peu d'argent. Il l’engagea, bien sûr, mais il y avait tout de même des craintes que cette astuce ne fonctionne pas, mais il n'y avait rien à faire - il y avait de l’espoir. Sans espoir, il n'y a aucune raison de vivre.

Mais ici, je pense, l’espoir ressemble à celui avec lequel des laborieux nécessiteux, dans la famille desquels quelqu'un commença à se permettre de ne rien faire de ses dix doigts, en regardant le fainéant, se réjouissent: «Eh bien, il semble que nous allons mieux». Il entra dans la gorge boisée de la montagne. Un passage étroit était devant lui. Le cœur défaillit: si on surgit, il sera perdu en clin d’œil.

Le cœur défaillit et bat, défaillit et bat. Aisnsi, en se retournant de temps en temps, avec prudence, Kartkhoja s’avançait, soudain, juste en face de lui un cheval sellé à courte queue sortit de la laîche. A qui est ce cheval? Et où est le cavalier? Il avança encore, pas à pas, de 20-30 mètres, et puis Kartkhoja, en s’étant écrié "Allah!", tomba de selle.

Tout se troubla dans sa tête. Une hache, mise sous sa ceinture, s’enfonça très douloureusement dans son flanc. Il se souleva, se força à monter sur un gros galet et regarder du haut. Un pendu se balançait avec un lasso grossier accroché à une branche d'un pin. Le cou était rétréci dans une boucle de corde, la tête se pencha, les bras pendus le long du corps, comme s’ils étaient collés à lui. Il semblait qu’il le connaissait. C'est vrai, il se rencontrait naguère avec lui dans le camp des milices populaires.

Kartkhoja ne se décida pas à s'enfoncer dans la gorge, en se courbant, il tourna bride. Il ne vit bien ni le visage du pendu ni ce que sa figure exprimait. Il faillit perdre la raison lui-même, ses lèvres tremblèrent, pâlirent, il reniflait, en émettant un son d’un chiffon humide sous les pieds.

Pendant encore longtemps, après être sorti de la gorge et entré dans le bas-fond, en éperonnant la jument, il regardait avec précaution les sommets des pins qui s’éloignaient. Il galopait, galopait, et n'aperçut pas lui-même qu’il avait contourné le massif montagneux. Mais où allait-il? Pourquoi?

Vous entendrez.

 

Adieu

 

Kartkhoja, avec le désir inconscient de se perdre, dut passer la nuit dans la steppe. Dans la matinée, dès qu’il reprit ses esprits, il se précipita de rechercher le bossu dans les aouls et le trouva. Il le suppliait presqu’à genoux, persuadait, pleurait, promit de donner une vache avec un veau – il le fit entendre raison à peine et prit avec lui. Il le conduisait comme une plume dans la paume, en vénérant la bosse comme une idole, il ne faisait pas des chichis et ne berçait pas seulement le bossu comme un bébé. Il était accueilli à la maison comme un prophète de chance Khizr, tous ses proches se réjouirent infiniment.

- Maman, c'est juste ce qu’il faut! Maintenant, tu peux ne pas t'inquiéter!

- J'ai une tripe cachée, la plus grasse, je vais lui l’offrir. Et encore je vais servir l’irimchik[32] doux.

- L’essentiel est ce qu’il soit content! Vous imaginez, un homme très capricieux.

On offrit au bossu tous les mets raffinés qui étaient trouvés à la maison. Il suffit de voir une graisse dorée du cæcum de cheval! Mais le bossu faisait des façons – il n’y toucha pas. Et il ne céda pas aux persuasions. Ses caprices s’expliquèrent le lendemain, quand il émit des prétentions sur la meilleure vache. Parmi les trois nourrices elle donnait la plus grande quantité de lait, était la plus accommodante, la plus prolifique. Et il attentait à elle à contrecœur, en se rendant bien compte de son droit,     se montra à satiété.

Les aouls tremblent. On arrache jusqu'à dix gars dans chacun. Les meilleurs, aimés, chers, on avait passé des nuits blanches en veillant sur chacun d’eux, avait fait tout son possible pour les pauvres... Chacun d’eux avait de 19 à 31 ans ... Et parmi eux, il n’y avait aucun fils de bay et d’autres personnes importantes, et si quelqu’un s'immisçait par hasard, on lui viendrait en aide. Tout trou était utilisé pour arracher les fils, on cherchait le bras puissant d'un protecteur.

On donna et prit beaucoup, bien qu’on ne puisse prendre rien de trop à un pauvre, sauf la dartre, il semblerait... quoi qu'il en soit - on réussit. Chaque oisillon suit son destin: l’un tombe du nid, l'autre – vole où il veut.

Kartkhoja se préparait à la campagne: il répara ses bottes, reprisa ses vêtements, tantôt il mettait tout dans un korjyn[33], tantôt il refait. Et voilà de quoi il parle d'une manière générale avec ses proches:

- Faut-il prendre des provisions? Et sur quoi dormirons-nous? Peut-être, il faut couper un morceau de tapis? Et les autres comment font-ils? Y a-t-il une couverture convenable? Peut-on aller sans argent? Tout de même, il faudra prendre quelques petites monnaies. Et comment vivrez-vous maintenant?

Les événements se déroulaient comme avant. Il n’y avait plus de forces pour s’inquiéter. Ils se traînent avec résignation à l'abattoir, comme des troupeaux de moutons bêlants plaintivement. Donc, apparemment, c’est leur prédestination, il ne reste que se souhaiter mutuellement de la santé, comme aux incurables.

Le lendemain est caché derrière le brouillard sombre, et si aujourd'hui la vie s'accroche à quelque chose, c’est à une chose qui reste - à l'âme.

Beaucoup de choses terribles arriva aux conscrits. Ils se coupèrent les doigts, s'ouvrirent les veines avec des rasoirs, laissèrent pourrir leurs plaies, se brûlèrent les bras et les jambes, se             mirent du sel, de la chaux dans les yeux – devinrent aveugles, se pendirent, se précipitèrent des rochers, des arbres, dans l'espoir qu’ils se cassent les os, mangèrent de la viande insuffisamment cuite, infectée par la fièvre charbonneuse et, en bavant comme des fous, marchaient dans la steppe ... beaucoup de choses leur arrivèrent.

Certains, tombèrent vraiment malades pour toute la vie, les autres devinrent handicapés, et il y avait tout simplement des perdus. Mais la plupart de gars ne tentèrent pas de braver le sort. Et en se disant: "Si tu as vu ce monde, tu t’étais bien amusé", "Tu ne mourra pas avant ta mort!" étaient prêts à aller allègrement là où on les conduisait.

Ce n’est pas difficile pour un vrai djiguite de sauter en selle et allez!

Le vacarme et l'agitation règne dans des aouls. Le bétail n’est pas nourri, n’est pas abreuvé, et il n’y a personne pour le faire paître, tout le monde est fourré près des puits, en  discutant bruyamment de tristes affaires. Un jeune taureau mugit, attelé à une araba, un chien hurle devant le seuil ... L’agitation, la pagaïe.

Des hommes ayant mis pied à terre et tremblants, des vieillards, des vieilles et des tantes soupirants et gémissant amèrement, des sœurs oubliées par leurs mamans, des enfants hurlants se traînent on ne sait où. Les gars portent des provisions et  une literie dans une araba, fourrent et attachent des colis.

Enfin, tout est arrangé pour une longue campagne, et les habitants de l’aoul se mirent à crier et hurler, se jetèrent sous les roues des télègues. On bougea. Quelqu'un demeura en arrière, quelqu'un se mit à errer entre trois yourtes.

- Les femmes doivent rester, restez! – cria-t-on deux ou trois fois.

Mais c’était une tentative nulle: presque toutes les femmes marchent avec eux, en s’accrochant à leurs fils. Kartkhoja persuade: -  Maman, mais vous serez fatiguée...

Sa mère sait qu’il faut s’arrêter, mais ne détache pas ses yeux de lui, les larmes en coulent, comme à partir d’une mer sans fond. Elle est incapable de parler, la mâchoire tremble seulement.

Près du Grand cimetière les hommes, après s’être éloigné des arabas et des femmes, se mirent à marcher gravement vers les anciennes tombes, et en s’étant arrêté tout près, penchèrent leurs têtes et se mirent à écouter les sermons du mollah. Le mollah, en ayant lu quelques sourates du Coran et commémoré les trépassés, se leva et dit:

- Ceux qui n’ont pas fait leurs ablutions doivent les faire! Rendons hommage et, en ayant lu deux fois la prière avec génuflexions, demandons la protection aux âmes de nos ancêtres et de la grâce à Dieu.

Faute de l'eau, ils lavèrent les mains avec le sable, en faisant mention d’Allah sans cesse. Ils se mirent debout en quelques rangs.

Le ciel s'assombrit, et en s’étant couvert de nuages ​​gris, cacha le soleil. Des mausolées, avec des dômes effondrés et des tombes bâillantes dedans, se mirent à hurler, comme des tonneaux vides, en consonnant avec le sifflement du vent d'automne.

Et comme de dessous terre on entendit la voix du mollah : "Allahu Akbar!". Les yeux sont tournés vers la poitrine penchée en avant, le cœur est tourné vers Allah le Très Haut. Ils s'agenouillèrent devant Dieu et en même temps devant le mauvais sort, et il semblait qu’ils avaient embrassé la terre même et les tombes de leurs ancêtres.

Le corps de Kartkhoja s'amollit, et le tremblement saisit chaque veine, chaque petite partie. Comment peut-il tenir ferme? Si le sa mère sanglote près de l’araba, les hommes pleurent près des tombes, les âmes des morts se relevant de leur tombe gémissent, le bétail hurle dans la steppe, il n'est pas seul qui fond en larmes, mais tous les Kazakhs, dont le nombre est énorme, toutes les collines kazakhs Sary-Arka pleurent.

- Amen!.. – levèrent les mains pour la bénédiction. Et une voix pleurante:

- Oui, les âmes !.. Oui, les ancêtres!.. Etes-vous prêts à protéger vos descendants? Nous t’invoquons, le Très Haut! Oui, nous sommes sincères devant Toi!.. Accepte le sacrifice!.. Protège nos fils donnés, préserve-les contre tous les malheurs, contre une mort horrible!..

- Amen!

- Ilahi amin!

- Adieu, portez-vous bien!

 

 

 

Quatrième partie

4

 

***

 

Chers lecteurs! Je pense que les mésaventures interminables de Kartkhoja firent une impression très affligeante sur vous. C'est pour cela que nous éviterons un long récit sur ce que dans une ville il était battu avec des bâtons par des soldats parce qu’il ne voulait pas se mettre à nu devant le médecin militaire, très condescendant à ceux qui s’approchait de lui en tenant des assignats dans les mains. Et sur ce que Kartkhoja était rasé et enfermé dans une chambrette très étroite de la caserne avec les neuf pauvres pareils, qu’il prit froid quand on le sortit après, habillé seulement d’un linge de corps, dans les rues soufflées par le vent d'automne, nous nous rencontrerons avec lui directement au front.

Des retranchements sont creusés le long de la forêt. Les fentes dans lesquelles on se perd. Très tôt le matin les djiguites vont creuser des tranchées infinies et des fossés. On les nourrit à midi. Le roulement des pièces d'artillerie se fait entendre. Les voitures passent avec un fracas rythmique. Des aéroplanes passent en coup de vent au-dessus des têtes. De temps à autre, un ordre retentit : "Planquez-vous!". Et les gars tombent foudroyés sur le sol.

Les mots "tranchée", "aéroplane", "voiture", "train", "bombe", "grenade", "mitrailleuse" devinrent aussi habituels pour Kartkhoja que les noms des choses d’aoul et des bêtes. Mais de quelle façon ils se meuvent, décollent et explosent - il ne pouvait pas saisir. Bien sûr, il savait que la vapeur, l'essence et l'alcool sont la force motrice des machines et des moteurs. Le fait que la vapeur est capable de mettre en mouvement – c’est clair, mais quelle est la force de l'essence? Et est-ce la force? Peut-être, c’est plus que la force - quelque chose.

Mais qu’est-ce que c’est «quelque chose»? Une magie? Une sorcellerie? Un esprit? Et peut-être, est-ce la volonté de Dieu? Il ne pouvait pas comprendre. Et quelle magie ou sorcellerie peut y avoir lieu, si une machine meut l'autre, et elles sont conduites par des gens ordinaires. Les mêmes que les Kazakhs, les Russes blonds avec les mêmes nez que les nôtres, sauf que leurs yeux sont bleus. Kartkhoja commença à presser de questions des Russes et Tatars compétents. Ils expliquèrent que tout était fait grâce à la technique et la science. Certains se mirent à expliquer tout en détail à Kartkhoja. Bien sûr, il ne comprit rien. Cependant, il s’assura une fois de plus que tout résultat était atteint grâce aux études, et qu’il ferait certainement ses études.

Kartkhoja est sotnik[34]. D’habitude, il est disponible. Il regarde de temps en temps le ciel : des aéroplanes tournoient sous les nuages comme des alouettes, et il rêve. Je décollerai, volerai à travers tous les nuages ​​sous le soleil même! Et les gens sont en bas, tout petits, je volerai jusqu’à l’aoul et m’abattrai dessus comme un aigle noir, un aéroplane gronde, ronronne, les Kazakhs, bien sûr, seront effrayés, se précipiteront pour égorger des moutons - prier, en offrant des sacrifices, et je m'assiérai pour manger leur offrande à Dieu, non, je ne le ferai pas, mais j’expliquerai  des connaissances et d’autres arts que je leur ai apportés: pourquoi et comment un aéroplane vole ; je les ferai monter dans un aéroplane et monterai dans les cieux, et l’obscurité, l'ignorance disparaîtront, et les Kazakhs cesseront d’avoir peur des aéroplanes, et ils feront décoller ces machines ailées par eux-mêmes... en se rappelant qui leur a ouvert les yeux ... et l’imagination crée des images plus étonnantes encore. Et il tombe lui-même en extase de ses visions, se pâme et rêve pendant des heures. "Eh, il est temps de bouger!" – retentit un cri, et le monde imaginé s'effondre, et Kartkhoja se retrouve sur cette terre peccable. Il faut faire derechef des travaux de terrassement. Un travail salissant. Et de nouveau la servitude, de nouveau beaucoup de verstes de marche à pied, il tombe de fatigue, la douleur dans les muscles pèse, des jurons, de gros mots, une lassitude, un sommeil lourd – en surmontant tout, il vit. Il est haut, l’aéroplane, que faire?

D’abord, en ayant entendu un coup de fusil, Kartkhoja tombait foudroyé, les genoux contre le ventre, et à chaque fois il sentait simplement une balle s’enfoncer. Il est couché, ne bouge pas, en s’imaginant en train de perdre tout son sang.

Cependant, il semble qu’on manqua, il s’examine - sain et sauf. Il s’y habitua peu à peu, et maintenant, en ayant entendu des coups de feu, il jette un coup d’œil seulement: si les bras et les jambes ne sont pas blessés. Les jambes – c’est important, les jambes - c’est une longue histoire. En ayant vu le tramway et le train pour la première fois, il craignait beaucoup que ces énormes roues de fer ne lui coupent les pieds. Mais bon, il resta debout quelque temps, en se tenant à l’écart du rail, et s'adapta à sauter dans un tramway presque aussi hardiment que les gamins d’aoul sautent sur le dos des chevaux rétifs.

Sauf les rails, Kartkhoja ne put rien voir dans les villes, par lequelles il avait dû passer, les soldats de la garde les tinrent enfermés dans des wagons à bestiaux allant sur les mêmes rails, les noms seuls restèrent gravés dans sa mémoire : Samara, Makariev, Moscou, Saint-Pétersbourg. À l'arrivée au front, il était un peu plus libre. Il alla même à Riga avec un Tatar. Les rues sont droites – on n'y trouvera rien à redire. On lève les yeux pour regarder les étages supérieurs – le chapeau tombe, les maisons sont belles. Les verres des vitrines des magasins brillent, et d’énormes lions sont mis devant eux. Il sembla même à Kartkhoja qu'ils étaient vivants. Non, en pierre.

Et encore, ce qui l’épata singulièrement - le jardin où des animaux et des oiseaux étaient entretenus. Le zoo. Dans le zoo il y a une forêt, des roches, un lac, des pelouses. Une cage, faite de barres de fer forgé, semblable à une tente, est levée au-dessus du lac. De divers oiseaux nagent et volent sous cette tente à grille. Et l’aigle royal, et l’autour, et même le milan. Tous les êtres vivants peuplant les terres connues et inconnues sont réunis là: des ours, des tigres, des léopards, des renards, des castors, des cerfs, des antilopes, des cobras, des argalis, des cerfs élaphes, des singes, des loups, des zèbres ... Kartkhoja put même  voir un éléphant.

- Saints, aїe, et comment ont-ils réussi à les attraper tous? Et comment les entretiennent-ils tous ici, comment les nourrit-on? Mais toutes les créatures de tous les coins du monde sont ici! Non mais qui est-ce qui s'est avisé de le faire?

- De quoi parles-tu?

- Mais réunir des animaux.

- Probablement, les Allemands ont inventé. C’est un peuple cultivé.

- Un peuple habile, évidemment.

- Parbleu!! Les Allemands... ils sont comme ça!

- Et qui est plus fort : les Allemands ou les Russes?

- Un Russe ne vaut pas même le petit doigt d’un Allemand.

- Alors, pourquoi se sont-ils décidé à se battre avec des Allemands?

- C'est le tsar. Qu’est-ce qu’on peut lui dire?

- Et le tsar, qu'est-ce qui lui manque?

-  Il agit comme des marchands et d’autres riches veulent.

- Alors pourquoi les marchands, ne combattent-ils pas eux-mêmes?

- Et pourquoi se battraient-ils eux-mêmes? Il y a le pouvoir, il y a une armée. Et les marchands s'en mettent plein la lampe et en sont contents ... c’est clair?

- Et les soldats sont-ils bien payés pour la guerre? Pour quoi meurent-ils?

- Mais qui va leur payer, diable? C’est qu’ils sont ignorants. S’ils n’étaient pas ignorants, est-ce que les Kazakhs et les Sartes iraient mourir pour les péchés des autres?

- Voici comment ...

A chaque occasion Kartkhoja aspirait à parler sur ces sujets. Et c’est qui est étonnant, il s’avéra qu’à l’origine de tout miracle technique ou d’une opération meurtrière qui l'intéressaient étaient toujours présents soit une grande somme d'argent, soit des découvertes scientifiques. Peut-être que quelque chose de mauvais, malsain entra dans la conscience de Kartkhoja – il ne nierait pas lui-même cette affirmation, mais notre héros comprit bien que dans l'univers il n’y avait que deux choses importantes: l'argent et la science.

 

 

Des ténèbres  à la lumière

 

Qui en doute - Kartkhoja est naïf, confiant, lent d’esprit. Et il ne fut guère difficile pour les soldats de sa centurie à détrousser ses poches, où il mettait de côté de l'argent qu’il touchait en tant que sotnik, on l’offensa. «On découvre les salauds dans un pays étranger», - ainsi dit-on, n’est-ce pas? N’est-ce pas si clair? Alors, tenez: les gars creusant le sol et nourrissant de leur sang les poux de front avec lui de jour en jour, en ayant bafoué l'honneur léguée par les pères, le mieux qui les liait, soulevèrent une rébellion impensable contre lui, nouèrent une intrigue. Il y avait ceux qui essayèrent de le priver de son rang de sotnik, mais c’est vrai qu’il y avait ceux qui étaient lui restèrent fidèles. Et voilà, il eut de la chance d'aller faire un séjour dans la patrie. Kartkhoja le convoita déjà, mais les siens le privèrent d'un heureux sort. Il était affligé. Et puis, pire encore : quelques djiguites de  sa propre tribu de Souїindiks s'aboulèrent et firent part de la perte de son frère Toungychbay. Tout cela abattit littéralement Kartkhoja, il errait comme un homme perdu, maigrit, et voilà, tiens - un éclat d'obus à balles lui perça la jambe, il fut envoyée à l'infirmerie.

L'infirmerie était bondée de blessés ayant perdus la vue, ceux avec les bras et les jambes amputés, avec lez nez arrachés. Par comparaison à eux, sa blessure était-elle grave? Rien de sérieux, on peut dire, une égratignure. Dieu lui fit grâce.

Tout de même, Kartkhoja se sentait comme si la plaie l’éventrait entièrement. Et une forte angoisse le saisit. Où est-il, où est sa famille? Il semble qu’il ne restait aucune trace de lui sur toute la terre. S’il meurt, il n’y aura personne même pour faire la prière mortuaire. Il avait un frère aîné – il ne l’a plus, il périt. Il n’ y a plus de bercail et de tombeaux saints des ancêtres. En se privant de tout, il mettait de l'argent de côté, en espérant relever un peu sa maison, il n’y en a plus, on le vola. Il se reprochait la négligence, était au désespoir. Et il  cria à Dieu: «Pourquoi ne m’as-tu pas tué du premier coup? Je suis plus aveugle qu’un aveugle, je ne comprends rien, je souffre seulement. Regarde les autres, ils vont très bien: ils sont habiles et chanceux, leurs femmes sont soignées, ils savent plaisanter et mystifier. Même la mort ne touche pas ces gens. Ils ne se perdent nulle part et ne perdent contenance jamais. Bien sûr, il n’ y a rien d'impossible pour eux! Pourquoi ne doivent-ils pas bêtifier?".

Il s’ennuyait, en faisant les cent pas, jusqu'à ce qu'il ait fait la connaissance d’un Bachkir. D’abord, la langue bachkir lui semblait étrange, mais ensuite il s’y habitua, et il commença à la parler lui-même. Le Bachkir l’interrogeait d'une manière générale sur le compte du train-train de sa vie. Et il racontait lui-même. Il s'avéra qu'ils étaient comme les Kazakhs. Ils faisaient ses études, comme Kartkhoja, et les chansons se ressemblaient, cependant, ils se distinguaient par le fait qu'ils cultivaient le blé, plantaient des potagers et entretenaient des ruchers. Ils étaient appelés sous les drapeaux en tant que de vrais soldats, ils avaient bonne mine et l’air courageux. Kartkhoja put se convaincre lui-même de la bravoure du Bachkir familier.

Un jour, ils se reposaient près d’une mur de l’infirmerie. Et ici même, un Kazakh baissa son pantalon et s'assit pour se soulager. Les yeux des Cosaques de la garde sortirent des leurs orbites, quand ils virent cette scène. Ils se précipitèrent vers un gars accroupi, le saisirent par le col et se mirent à lui casser le cou. Le Kazakh essayait de remonter son pantalon d'une main, se couvrait la nuque de l'autre main, tomba, ne pouvait rien comprendre. Le Bachkir se précipita vers le gardien, l’attrapa par le bras et réussit à peine à le tirer à l'écart. Le Kazakh se fit froisser et battre comme il faut avant l'arrivée des médecins.

- Eh bien, il est ignorant! Quoi alors, faut-il le battre pour cela? Non, ils n’ont même pas l’intention de changer leurs méchantes habitudes, - dit  le Bachkir à son retour.

- Mais mon compatriote a tort, lui aussi. Quoi? Ne pouvait-il pas trouver un endroit plus éloigné et retiré?

- Mais il a grandi dans la steppe, où peut-il trouver quelque chose ici?

D’ailleurs, ce n'était pas un seul cas où les Kazakhs se firent casser et le cou et les dents. Mais il ne vit jamais avant que quelqu’un se soit mêlé de cette affaire avec une telle témérité. Le caractère combatif du Bachkir suscita son admiration.

Kartkhoja, en s’étant lié d'amitié avec le Bachkir, fit la connaissance encore d’un soldat russe.

Son nom était Andreї. Il parlait le kazakh comme sa langue maternelle. Quand il était jeune, quelque part en Sibérie, il s’était lié avec de hardis Kazakhs, s’était enfui dans la steppe avec eux et y avait vécu cinq ans parmi les Kazakhs, en parfaite harmonie avec eux. Et il n'oubliait jamais tout le bien qu'ils lui avaient fait.

Andreї se mit à déniaiser Kartkhoja peu à peu. Il était calé lui-même, il ouvert les yeux à Kartkhoja sur de nombreuses choses. Il parlait en bien des Kazakhs: «Les Kazakhs sont raisonnables, hospitaliers, ils ont l'entendement vif et sont des hommes à toutes mains. Votre musique est merveilleuse et riche, la littérature aussi: j’aime bien des vers, disons, des nouvelles. Les Kazakhs doivent étudier. S’ils étudient, ils se relèveront vite. Mais le tsar est mauvais. Il ne prend pas les Kazakhs pour des humains. Et nos gens sont aussi trop ignorants. Ils n'aiment pas ceux qui ne sont pas Russes. Aussi longtemps que le tsar est assis sur le trône, ni les Kazakhs ni les hommes russes n’auront pas une vie digne". Il engageait une conversation pareille plusieures fois. Kartkhoja ne sais pas : le croire ou pas. Mais comment on peut ne pas croire, si cela semble être vrai, on le croira involontairement. Et il semble que des rayons clairs commencèrent à pénétrer sa caboche. Et Kartkhoja, qui commençait autrefois à mesurer les frontières de l'univers à partir des lisières de Bayanaoul, se mit à écouter plus attentivement: voilà comment il est, le monde! Il y a plein de tristesse là, sa propre angoisse ne coûte rien! Il comprit beaucoup de choses, vous pensez! Il vit tout de même maintes terres et villes, et parla avec des Tatars compétents, des Bachkir instruits, des Russes calés et des Kazakhs qui avaient fini déjà leurs études, ils savaient tous de quoi ils parlaient, vécurent parmi ceux qui avaient travaillé à la sueur de leur front, et connurent eux-mêmes le labeur.

En général, il commença à penser correctement, mais parfois une idée étrange venait à l’esprit de Kartkhoja: il se demandait si le tsar Nicolas n’avait pas forcé des Kazakhs à faire des travaux de l'arrière, ses yeux, les yeux de Kartkhoja, se seraient-ils ouverts, aurait-il vu et appris tout ce qu'il vit et apprit?! Il arriva à une conclusion que même le front, dans une certaine mesure, ne contredisait pas au sens de sa vie. Et comment pouvait-il savoir que le tsar Nicolas n’aurait même pas fait le rêve le plus fantastique que, d'une certaine manière, il facilita quelque chose à un gamin Kartkhoja...

Les jours se suivent tristement et se ressemblent, et on dirait que soudainement Andreї fit part d’une bonne nouvelle à Kartkhoja:

- Eh bien, maintenant tout ira bien!

- Qu'est-ce qui est arrivé?

- La révolution.

- Qu'est-ce que cela signifie?

- Le tsar est détrôné. La liberté et l’égalité viendront.

- Et le tsar, par qui est-il détrôné?

Andreї parla des partis politiques, de la politique, du prolétariat. Kartkhoja ne comprit pas clairement ce que ces partis politiques représentaient, mais le fait que le tsar était détrôné et la liberté vint, il avait bien élucidé. Et qui pourrait croire que le renversement du tsar se passera-t-il? Au moins, parmi les siens, personne ne le supposait. Quoi qu'il en soit, il devint clair pour Kartkhoja que ce qui s'était passé, c’était un événement joyeux, et il devint gai.

- Et qu’est-ce qu’on va faire avec nous? Enverra-t-on à la maison? – se mit-il à poser des questions.

- On nous enverra, quelle guerre peut avoir lieu sans tsar?!

- Elle ne peut pas avoir lieu.

Maintenant, il était absolument ravi.

Pendant deux jours d'affilée le bruit et le tintement se répandirent au-dessus des tranchées: «Révolution! Liberté! Fin du tsar!».

Andreї avait raison. Kartkhoja leva le drapeau rouge et entra en masse avec ses camarades – ils allèrent tenir un meeting.

 

En route

 

Le printemps s’enhardit, vint avec ses journées chaudes, en versant prodigalement des rayons étincelants du soleil sur le sol gelé, les djiguites reprirent courage aussi. Il arrive que les chevaux, exténués par un long voyage d'hiver, à peine débarrassés de la selle, courent, les sabots en avant, vers des clairières qui commencèrent à verdir, tombent, fassent des culbutes sur le sol déjà bien chauffé, et nos combattants, tourmentés par la nostalgie pour les collines natales Sary-Arka, levaient très haut leurs pieds: la liberté! Il se précipitèrent, presque comme des oies sauvages s’envolent, vers les trains allant vers l'est. À la patrie, chez les siens. Allez! Et qu'est-ce que vous attendiez? - Cocorico!

Ils se sont rassemblèrent dans les wagons – ils voudraient bien rouler  sur des rails jusqu’aux aouls! Qu’est ce qu’il y a de plus excitant que le retour à la maison? Des rires, des plaisanteries grossières, des cartes, des pensées longues, des cris, des chansons, et on passe des montagnes, une forêt, une rivière, un pont, un bateau...

Et des villes, des villes et des villes. Faites un tour à travers les rues de la ville. Mais pourquoi se relevèrent les Russes? Comment ils purent se répandre ainsi, remplir tout autour d’eux! Par quel miracle les Kazakhs survécurent-ils sous leur joug? On dit :  les Kazakhs sont nombreux. On ne les voit pas... où sont-ils?

Le fusil entre les mains, essayez de les surnommer : "horde", "Kirghiz" - allez, touchez avec l'épaule, poussez sur la poitrine: nous sommes aujourd’hui une volée libre, nous volons où nous voulons! Et maintenant, nous voulons faire une promenade dans la rue, essayez de nous arrêter.

Et ceux qui badaudèrent étaient restés en arrière! Peu nous importent leurs problèmes! Des rails sont posés, une locomotive halète, des billets – bien sûr, on ne voyage pas en resquilleur. Kartkhoja n’a rien à demander au sujet de la route, toutes les villes lui sont familières. Et la locomotive devint une machine habituelle pour Kartkhoja – c’est aussi un bœuf, n'est-ce pas?! Mais le train, à l'opposé des bêtes de trait, a ses horraires. Le mécanicien klaxonne trois fois – on bouge: et il est interdit de monter et descendre en marche, si on traverse le pont, soyez si gentils – ne penchez-vous pas hors de la fenêtre, vous ne pouvez pas être fourrés dans le tambour, et utiliser la cabane WC de wagon si vous passez les gares. Kartkhoja aima l'ordre. Maintenant il ne ressentait plus une aliénation envers les Russes: c’est vrai, ils ont une autre langue, mais leurs pensées et cœurs sont les mêmes que les siens. Andreї, par exemple, il n'est pas pire qu’un Kazakh. Peut-être, même meilleur. Au moins, Kartkjoja ne rencontra pas encore un Kazakh qui pourrait expliquer tout au sujet de la politique mieux ou aussi habilement qu’Andreї.

Dix jours étaient suffisants pour que les djiguites de la tribu de Souїindiks arrivent à Omsk. Ils versèrent des wagons à bestiaux, les chapeaux penchés sur les têtes, se mirent à faire du bruit sur un pavé avec leurs bottes cloutées, les gueules rondes, basanées, traînent derrière eux presque des matelas des voitures, écartez-vous – sinon ils vous écraseront, le brouhaha, des cris enthousiastes.

Ils vinrent à la place de la gare et virent là un jeune garçon, vêtu à la russe, pérorant devant une foule. La foule l’écoutait.

Et il parlait de nouveau de la même chose, comment le tsar maudit Nicolas avait opprimé le peuple, bu leur sang, enlevé aux Kazakhs leurs meilleures terres et peuplé les bons pâturages de colons - paysans russes, obligé les Kazakhs à aller à la guerre, à effectuer des travaux de l’arrière, en ayant empiété sur leur langue et foi, mais maintenant nous avions détrôné le tsar - liberté! Et ainsi de suite, et toujours de la même chose, les orateurs y allaient fort sur les mots. Ils répétaient des slogans et des appels tenaces, l'écume à la bouche.

Les combattants s’arrêtèrent et dirent bonjour poliment et bienveillamment, et demandèrent à un jeune intervenant:

- Et toi, de quelle tribu es-tu?

- Je suis de la tribu de Souїindiks.

- Donc, tu seras notre petit frère ... un proche parent, on peut dire ...

- J’ai ressenti moi-même que vous êtes les miens, j’ai voulu vous parler aussitôt...

- Eh bien, comment vont les nôtres?

- Les gens là? Ça va. Il n’y avait pas de dommage. L'hiver n’a pas été mauvais, tout s’est bien passé.

Il y avait aussi des enquiquineurs qui ne pouvaient pas se calmer:

- Et chez nous, dans notre aoul,  comment vont les gens?

- Et chez vous aussi, tout va bien, et chez vous aussi... – répondit-il à chacun d’eux.

Ils parlèrent, eh bien, de quoi parler encore? Les combattants se précipitèrent vers le quai, en traversant les rues de la ville.

Le quai a ses propres lois: on faisait du tapage, tenait un meeting, à quoi bon? Les combattants ne montèrent sur le pont du bateau que dans trois jours. Parmi les chauffeurs et matelots il y avait aussi des Kazakhs. Parmi eux il y avait les leurs – les Souїindiks, il est agréable d'avoir quelqu'un à qui on peut parler des choses familières, très proches.

Vers le soir, des sons de l'accordéon retentirent sur le pont supérieur, Kartkhoja monta. C’était un gars russe qui jouait de l'accordéon et chantait. Et le public, des Russes et des Kazakhs, l’écoute attentivement. Et, ce qui était intéressant, les mélodies russes semblaient familières, elles restèrent sur le coeur, pas comme avant. Les deux rives de l’Irtych étaient couvertes de forêts vertes, on dirait que les buissons tendaient vers l'eau leurs branches vertes. Si vous levez légèrement les yeux, vous verrez là et des aouls kazakhs et des troupeaux kazakh. Un tas de jeunes femmes et d’adolescents veillent sur le bateau sur la rive. Il est impossible de comprendre du premier coup : qu’est-ce qu'ils veulent? Ils offrent des quignons, des œufs durs, des pots remplis de lait, du poisson frit. Et des femmes kazakh et des mères russes semblant aussi leurs proches, vendent tout cela. Le cœur de Kartkhoja défaillit, puis bat aussitôt! Et il lui semble de sentir déjà les odeurs inimitables de son aoul natal, qui peuvent se répandre seulement près du kazan enfumé de sa mère...

 

Terre natale

 

Un homme qui ne franchit jamais les frontières de son pays natal, peut-il comprendre tous les bienfaits de sa terre natale?

Nous sommes d'accord que, peut-être, les filles données en mariage dans des localités lointaines et à la fois éloignées de bienfaits de leur terre natale doivent savoir certainement ce que c’est la nostalgie mieux que les autres. Si ce ne sont pas elles, qui peut le connaître?

Et est-ce que nous ne croirons pas les larmes dégraissant les pupilles huileuses d’un étudiant qui courut après les sciences dans un royaume-pays lointain, accablé de livres et de poussière du pays étranger? Si ce n’est pas lui, qui peut le connaître?

Si ce ne sont pas les hommes, ayant eu leur coupe d’arbitraire dans les pays étrangers où on sent chaque morceau coincé en travers du gosier, qui chantera la patrie, ajoutant de la force à la force, guérissant comme une source, comme une drogue, et faisant tout le bien?!

Et la nourriture? Comment peut ne pas hurler celui qui souffre on ne sait où, quelque part sous un toit bas, en mangeant de l'eau plate avec une croûte de pain noir, en se souvenant des dons de la terre natale: le kazy-karta[35] abondant de la graisse légère, le koumys - à boire et à boire une gorgée après l’autre - avec de petits morceaux de beurre de lait?

Comment peut-on ne pas comprendre l'angoisse d’un bureaucrate nourri par l’aoul, c’est qu'il se cogne dans les rues étroites de la ville et les couloirs de la municipalité, comme un papillon contre une vitre, à quoi bon: le bien de la société? Pour sécher et grogner ainsi?

La terre natale qui est chaude, oh, miracle! Comment peut-on le supporter, tenir jusqu'au bout, ne pas disparaître avant de franchir le seuil de la maison natale? Qui n'est pas sujet à ces sentiments compréhensibles? Qui n'aime pas son pays natal? Un homme indifférent à sa patrie – c’est un être sans cœur et sans esprit, un être que je ne comprendrai jamais ...

Kartkhoja s'ennuya tellement de maisons familières des aouls! Bien sûr: il fut bercé dans le châle de sa mère, il fut appelé un oiselet, et lui, comme un poussin, il se rappelait l'odeur de son nid. Quand il se souvenait de son aoul natal, on dirait qu’il devenait envahi par la flamme, la mémoire secouait tout à l'intérieur de lui - jusqu'à la veine la plus fine. Ah, s’il avait des ailes, il se serait envolé tout simplement et aurait atterri, mais là, chez soi. Mais il n’a pas d'ailes.

Et pourtant, dépêchons-nous avec Kartkhoja. Que pouvons-nous attendre encore? Le lecteur, si tu t’ennuyait aussi du pays natal, hâtons-nous là, dans l'endroit où sont nos proches, les gens que nous aimons! Si nous y venions avant Kartkhoja.

Voici nos montagnes les Bayan, s’élèvant en bosses de chameau, les pins secouent leurs crinières sur les pentes, les broussailles sont plus denses que le poil sur le flanc d'un mâle à deux bosses! Quelle quantité d'air et de lumière! Et elles sont étendues dans l'espace si puissamment! Regardez: la montagne d’Achin s'étend là dans les airs. Là, le lac Borikol, et juste à côté - Bylymbaї, Karasor. Vous voyez, on voit le lac Moїyldy. N'est-ce pas un miracle?! Qu’est-ce qui peut encore réjouir tellement la vue, rafraîchir tellement l’âme avec un souffle agréable, aїe?!

Et là, sur le col libre, le campement s’étend, voyez-vous? Ce sont des aouls de la tribu de Souїindiks! Attendez, à qui précisément est cet aoul? Certes, à en juger d'après l'abondance des troupeaux et de superbes chevaux, c’est un aoul riche! Là-bas, les chasseurs d’oiseaux longent la pente de l’Achin. Ils tendirent des filets, crièrent, battirent les tambours. Des oies et canards, broutant l'herbe, battirent des ailes. Je sais, ils tombèrent dans le piège! Les oiseleurs ratissent large.

Regardez les gamins! Ils restèrent un peu en arrière et se mirent à jouer à qui arrivera le premier avec des poulains d’un an à crinière taillée. Ils rattrapèrent un étalon gris! Non, ils trébuchèrent, tombèrent, mais sautèrent tout de même sur lui, ah, coururent après lui, s’accrochèrent à la crinière, sautèrent sur son dos! Fouettez-le maintenant, les enfants gâtés! Ah, c'est pitié! Un troupeau de vaches apparut et alla droit sur eux. Ils vont tomber maintenant, ah! Non, ils se retinrent, gardèrent leur aplomb! Et les bergers ont leurs propres soucis. Est-ce que les vaches vont contourner gracieusement un chariot sur leur chemin? Certes, elles vont le bousculer, les petites vilaines, en grattant leurs flancs. Elles démolirent une araba, ah! Et en outre, la principale coupable – une lourde génisse rouge, s’en alla déjà, en agitant sa queue avec insouciance.

 Tout un troupeau de chevaux se dirige droit vers la pente de fenaison, voyez-vous? Les richards conduisent leurs troupeaux comme ils veulent, sans demander! Non, il semble que les cavaliers, gardant des terrains, apparurent. Kartkhoja, réfléchissant  aux images qu'il avait vues, n'aperçut pas qu’il était entré dans une gorge rocheuse. Le territoire de campement resta derrière et à l’écart ...

Au bout d'un certain temps l’orée de l’aoul natal s’ouvrit devant le voyageur. Lorsqu’il était enfant, Kartkhoja ramassait entre des oignons sauvages parmi ces gros galets. Et voici, apparut un grand creux, dans lequel il s’était endormi par mégarde, fatigué lors de la recherche d’un veau perdu. Et puis, il s’en souvient, l’année de famine, par temps de verglas, il enlevait avec une pelle des touffes d'herbes. Et de là, de cette pente raide, leur petite vache colorée, ne pouvant pas se retenir, tomba et mourut. Tout est familier, tout rappelle les jours passés, ravive des pensées sur la vie passée, et la douleur amère se répercute dans le cœur. Il se souvint de la maison natale, de sa mère et des voisins de son aoul. Il semble qu’il n’avait quitté personne, comme avant – il était ici. Et les montagnes environnantes, et les ensellements, et la petite forêt, et la pelouse entre les rochers - partout il voit sa mère. Enfin, l’aoul s’étendit devant lui, comme dans le creux de la main, il regarda attentivement et vit la mère.

- Le coeur de maman battra tellement fort! Et les larmes, bien sûr, commenceront à couler... Oh-là-là, ah, et son père n’est plus là!

Et les larmes lui montèrent aux yeux. Incapable de venir à bout de l'humidité qui lui avait obscurci la vue, il alla ainsi, en voyant des bâtiments de l’aoul comme à travers un voile, jusqu’au seuil de sa maison natale.

Son frère Kenjetaї jouant dans le cercle des garçons, s'écria, en ayant vu Kartkhoja: «Mon frère! Mon frère!» - et se précipita vers lui. Le vertige. Sa mère qui était assise dans une araba descendit  au sol à grand-peine et se mit à marcher en boitant vers son fils qui était revenu de façon inattendue.

Une pauvre femme qui avait perdu son premier enfant, resta, on peut dire, seule, se donna du mal, souffrit beaucoup, et maintenant, quand elle vit son deuxième fils - son petit poulain, elle était si heureuse qu’il est impossible de le décrire. Elle s’ennuya de lui tellement, que ses bras et ses jambes étaient paralysées. Les femmes accoururent. Ils entrèrent dans la maison et Kartkhoja entendit de terribles sanglots de la veuve de son frère aîné. Les musulmans se rassemblèrent, commencèrent à lire le Coran, la gorge de Kartkhoja entra dans le spasme, il pouvait à peine retenir des sanglots.

 

Rassuré

 

Dès qu’il reprit ses esprits, après avoir posé des questions sur la maison et fait faire la lecture des prières du Coran pour le salut de l'âme des ancêtres, Kartkhoja se décida finalement à questionner la veuve sur la façon et la cause de la mort de son frère aîné. Il s'avéra qu’un jour où il faisait terriblement froid, son frère était allé récupérer la génisse volée par Achirbek, mais en vain, il était revenu gelé jusqu'aux os, tomba exténué juste après avoir regagné son lit. Il était couché malade avec une fièvre pendant dix jours – atteint du typhus, et ferma ses yeux pour toujours.

- Dès lors n'avez-vous pas essayé de récupérer la génisse?

- Nous avons demandé quelques fois aux aqsaqals d'intercéder pour nous. Ils y sont allés ou pas, je ne le sais pas. Mais qui va intercéder pour une veuve?

Après avoir prié une fois de plus pour son frère mort, et pour ainsi dire, en ayant demandé sa permission de telle façon, Kartkhoja sella le cheval et alla chercher cette bête.

D'abord il alla voir Achirbek même:

- Qu'est-il arrivé à notre génisse?

- Quelle génisse encore?

- Une génisse de trois ans, la mère. Celle que vous avez usurpée.

- Mais même ton père n'a pas osé me dire de tels mots, et toi, comment oses-tu? Pourquoi as-tu décidé que je l'avait volée? Es-tu revenu trop intelligent? Ah bah! Il ne m’a même pas laissé m’asseoir.

Kartkhoja, en grognant, alla chez quelqu'un qui était considéré comme «l'homme» dans l’aoul – chez le khoja Janibek et lui exposa sa plainte.

Il était vraiment un homme poli, il ne réprocha et n’offensa personne. Il dit: «Le cœur du peuple est le parti. Ce sont déjà un autre temps pour que l’un prenne le bétail à l’autre. Cependant, Achirbek est un homme à soi, patiente un peu...».

Kartkhoja alla chez les contradicteurs – l’aqsaqal Aїmanbay. Celui-là se mit à barguigner : "C’est gênant en quelque sorte, ce n'est pas notre affaire". Il n’avait plus envie d’aller chez le chef de district rural. Le chef de district rural était toujours le même, celui-là qui lui avait tourné le dos autrefois: «Va-t'en, ne m'ennuie pas!».

- Quand le tsar Nicolas avait été détrôné, on a dit que nous aurions tout. Où est ce «nous aurions tout» pour de tels pauvres? Je demande qu’on me rende ma bête, et ils parlent du parti. Un ami est toujours prêt à défendre, et les plus proches répètent que c’est gênant pour eux. Pour un pauvre, abandonné de tout le monde, il ne reste qu’à se coucher pour mourir! Non, cela ne devrait pas être le cas. C’est qu’on avait mis Nicolas le Sanglant à la raison. C’est que des ouvriers, des soldats, des gens l’avaient détrôné. Et qui fera finalement justice des chefs de districts ruraux, des bays kazakhs, des ennemis? Et est-ce qu’il reste une chance de salut aux pauvres kazakhs? Ont-ils leurs soldats, leurs ouvriers à eux? Et si on recrute des soldats parmi les vrais pauvres kazakhs, comment se comporteront-ils? Pourquoi ces Kazakhs qui ont été soldats dans les tranchées n’interviennent-ils pas?.. Mais, dites-vous qu’ils ont des liens de parenté? Dites-vous que l’un est frère ou parent de l’autre? Et pourquoi donc ne parlent-ils pas à ceux avec qui ils ont été obligé de goûter de la bouillie de soldat? On est allé dans les pays étrangers, mais aucun de nous n’a abandonné son compagnon... on s’est dispersé, on ne s’est souvenu du prix de l'amitié que lorsqu’on était revenu...

Ainsi pensait Kartkhoja et allait dans l’aoul de son camarade de front.

- Est-ce que Jandyrbay est à la maison?

- Oui, il est à la maison. Il vient de descendre de cheval.

Il raconta ses mésaventures, dit qu’il n’avait pu rien obtenir.

- Jandyrbay, aide-moi un peu ... C'est tellement agréable de rester en deux avec un ami et parler cœur à cœur. En ayant oublié tout, ils parlaient, se souvenaient du passé, discutaient.

Kartkhoja se souvint de ces temps héroïques où ils couraient après le registre contenant des listes, où le détachement d’insurgés s’était rassemblé et avait égorgé le bétail des bays, où ils furent fusillés lors d’une attaque, parla de la trahison des proches, ceux du même aoul. Et il finit par se souvenir du front, de ce que Andreї lui avait raconté et ceux qui en avaient fini avec le tsar Nicolas:

- Et si nous rassemblons tous nos gars de front ensemble, qu'en penses-tu?

- Comment peux-tu les rassembler?

- Et si nous commençons à parler des opprimés..?

- Eh bien, nous les avons rassemblés, disons. Et quoi alors? Les milices populaires se rassembleront encore une fois, allons-nous manger de nouveau des moutons des bays sans demander et aller ça et là à leurs chevaux?

- Non, c’est impossible déjà ... Je pense qu'il est nécessaire, en premier lieu, de convenir de ce que nous voulons, ce que nous ferons ... Il faut que nous soyons de concert.

- S’il n’y a pas de puissance, qu’est-ce que ton «concert» nous fait? Chacun doit survivre de sa propre façon. Nous sommes le peuple qui fait du bruit, fait du tapage pendant un certain temps, mais cela se termine par ce que nous ne réussissons qu’à boire une gorgée de la tasse de bays. As-tu déjà oublié ce qui les pauvres ont obtenu alors? T’en es-tu souvenu? Est-ce que les pauvres qui se sont  déjà brûlés la bouche, sont capables de se mettre d'accord? Je pense, mon petit gars, c'est comme si on chantait. Aujourd’hui on a raison si on est considéré comme parti "blanc". Et ils ne vont pas écouter un certain parvenu, si tu n'as ni argent ni notoriété...

De toute évidence, Kartkhoja dit tout ce qu'il avait sur le cœur, et comme il lui semblait, dit des choses correctes, mais maintenant, il faut le dire, il fut troublé.

- Bien sûr, tu as raison, - il monta son cheval et partit.

En ayant compris qu’il ne faut pas s'attendre au soutien des pauvres, Kartkhoja commença à chercher une autre voie.

«Je dois faire mes études, ah! Si je finis mes études, personne n'osera m’humilier! C’est qu’avant je ne voulais que faire mes études... Il semble que j’ai déjà tout vu, et des villes, et tout ce qui se fait chez nous, dans la steppe.

Mais les villes sont pleines à craquer de gars comme moi. Et si je partais étudier maintenant? Je suis tout de même inutile à la maison dans l’aoul, non, je ne peux pas faire paître le bétail, l’élever ... Jour après jour – c’est un passe-temps dénué de sens. Assez, je vais étudier! Dois-je demander l’avis de maman ou pas? C’est qu’elle n’a que moi, il est peu probable qu'elle aime mon départ pour études». C’est à cela qu'il pensait tout le chemin jusqu’à l’aoul natal.

 

Bayanaoul

 

Ni sa mère ni la veuve de l’aîné ne le laisseraient pas partir, s'il disait seulement - "Etudes". C’est pourquoi Kartkhoja essaya cette fois de ne pas desserrer les dents. C'est pour cela que, sans rien dire à la maison à propos de ce qu'il a l'intention de partir dans la ville et qu’il n’abandonna pas son désir d'étidier, il alla en direction de Bayanaoul.

Bayanaoul – c’est le meilleur que la terre pourrait créer. Des montagnes, des roches, une forêt, des baies, des lacs, des sources, des marécages, des champs de blé, des herbes de fenaison – il y a de tout à Bayanaoul. Le lac Sabyndykol s’implanta sur le côté ensoleillé des anciennes roches ridées de Bayan, parmi une variété de pierres merveilleuses. Il y a aussi la cité de Cosaques ici. Environ deux cents maisons. La stanitza[36] de Cosaques est située directement sur la bordure orientale. Si vous entrez à Bayanaoul du côté vous verrez une petite mosquée sur une butte, et une église peu élevée sur la rive du lac de la stanitza. Une école kazakho-russe est près d’une petite église.

Les cabanes de pauvres kazakhs se serrent les uns contre les autres à côté des maisons convenables des Cosaques de Bayan.

Quelles que soient les bicoques des va-nu-pieds – elles coûtent quelque chose. C’est vrai, elles ne sont pas nombreuses, mais elles ne laissent pas les oublier.

Bayan - et ses jardins, et ses bâtiments se relevèrent grâce aux Cosaques russes. Autrefois, cet endroit était juste un hivernage de la tribu d’Argyns avec une dizaine de bâtiments, et maintenant: rien de moins qu'un monument à ce que les Cosaques avaient créé ensemble...

Les Cosaques russes de Bayan oublièrent leur langue, ils parlaient comme les Kazakhs et surpassèrent les Kazakhs mêmes en resquillage et terribles vices. Ils étaient les maîtres du titre le plus élevé en ce qui concernait les pots de vin, l'extorsion, et le brigandage. Ils savaient très bien aussi se battre et rester couché sur le côté sans rien faire. Mais tout le monde est aisé et a de l'argent. Et tout le ménage repose sur les épaules des pauvres kazakhs. Les Kazakhs effectuent le travail de fenaison et construisent des maisons. La vie d’un Cosaque est libre: il boit de la vodka – y a-t-il ceux qui sont contre? S’il veut il peut se promener rond comme une bille, ou s'allonger, là-bas, juste à côté d’une pierre. Mais c’est vrai que de tels Cosaques font partie d'une minorité. Il est à avouer que tous les ouriadniks[37] et les commissaires de la police rurale, les traducteurs, les avocats et les chefs de garde dans les dix districts ruraux sont d’origine cosaque. Et les meilleures personnes de dix districts ruraux sont leurs amis intimes et connaissances, les dix districts ruraux kazakhs marchent sous la houlette de deux cents maisons solides de Bayanaoul. Des va-nu-pieds kazakhs cousent des chaussures, bricolent là où il le faut, nettoient les maisons, fendent du bois et font les divers travaux de maçonnerie, bref – sont aux gages, pourtant ils sont aussi toujours prêt à gronder, voler ce qui est mal rangé, et se battre jusqu'au sang. Personne, ni les Cosaques, ni les Kazakhs, ni les autres ne prennent l’un l’autre pour des étrangers, cependant, il arrive que des terres cosaques, leur bois, leur source sont touchés par le mauvais œil kazakh, alors, toute la fraternité s’oublie là... loin dans la steppe.

Un son de kobyz[38] retentit sous le chanyrak de la yourte. La fête. Les Cosaques sont certainement invités. Les lutteurs russes perdirent tous les combats, mais ils cherchent à        faire des coups de poing, mur contre mur[39].

Une foire se déroule à Bayanaoul avant la première neige. Les marchands d’Omsk, de Kyzylzhar, d’Akmola et d’Atbasar, de Zhetysu et de Semipalatinsk s’y rassemblent. C’est ici la principale source de revenus des Cosaques: les ouriadniks et les représentants de tout rang prennent le leur, presque l’impôt sur la poussière soulevée par des chariots. On donne à bail des appartements, on fait du commerce de réseau de contacts... ah bah! Les cosaques de Bayanaoul s’enrichissent en profitant de tout.

Bayan est le noeud reliant tous les dix districts ruraux, et vous y trouverez et le chef, et la cour, et les médecins, ceux qui font de la politique sont ici même, si vous voulez un congrès – on le rassemblera.

Les propriétaires fonciers indigènes de Bayanaoul c’est la tribu de Souїindiks. Il y a encore deux ou trois tribus en bas, à la périphérie, il semble, les Kanjygals, les Kaksals et puis c’est tout. Les Souїindiks ont eux mêmes de qui se vanter: les juges sages Tolebay, Sobalaї, le preux Jana, Edigué, Chone, Chormane, Bochtaї et beaucoup d'autres personnalités... Et combien sont les poètes et conteurs d’origine souїindik? Ce sont de vrais chevaliers: Togjan, Sakau, Kotech, Jayau Moussa, Jamchyrbay, Moustafa, Machkhour Joussipe et Soultanmakhmout. Et l’étrange Moussa Chormane qui avait connu personnellement le tsar d'hier et s’était vu avec lui, n’est-ce pas? Lui et Serkebay encore, pétri d'amour-propre, comme une oie, est issu également d’une tribu de Souїindiks. Et les orateurs inégalés comme Koussaїit et Tanta, ne sont-ils pas souїindiks? Rappelons-nous que les hommes comme Kabyl enragé sont dirigés par Chone et Bochtaї, et le financier Chorman. Les amateurs de plaisanterie, Aldebek et Kouan, avaient des troupeaux comptant jusqu’à douze mille moutons et cinq mille chevaux. Il est à avouer que la trace des Cosaques russes de Bayanaoul se perd parmi ces personnalités comme une empreinte du sabot de cheval dans la steppe infinie. Alors, Kartkhoja vint chercher des connaissances dans ces fortifications des Cosaques.

Le jour d'été. Le moment de la moisson. Tous les cours d’études sont hors de question. Pendant un certain temps Kartkhoja flâna et erra dans les rues et puis s'engagea comme ouvrier chez Pachka. Pachka était Russe, un homme aisé, il avait un troupeau comptant une centaine de têtes. Kartkhoja abreuvait le bétail, enlevait le fumier des stalles et chauffait le four chez lui. Il sciait aussi des billes en planches. Il ne lui restait pas même une minute pour faire un petit somme quelque part. Une brebis et un poulain furent promis pour six mois de travail. Il mangeait ce qui restait dans la cuisine pour des chiens. Donc, c'était comme ça, il n’avait pas d’autre choix. Et son monde se referma sur cela.

Un jour, il alla abreuver un cheval et vit les gens se rassembler à l’écart, on dirait qu’ils discutaient quelque chose de façon animée. Il voulut beaucoup apprendre ce qu’ils disaient. Kartkhoja attacha un cheval, et alla  apprendre de quoi il s’agissait. Les pauvres étaient majoritaires, mais il est à dire, c’étaient des pauvres vifs. Les langues des memebres de la réunion ne se délièrent pas trop, et en voyant une telle réticence, un gars aux yeux exorbités, comme ceux d'un crapaud, vêtu d'un costume de ville, prit la parole. Et il parla de ce que, soi-disant, les anciens comités sont catastrophiques, que maintenant les Kazakhs mêmes prennent la tête des comités de paysans, c’est pourquoi à présent il fallait élire de nouveaux membres du comité local.

La communauté, après avoir entendu: «Posez des candidatures dignes!» se mit à s’agiter et commença à se souvenir de ceux qui étaient, en effet, dignes. On posait des candidatures de bays, ministres de Dieu, aqsaqals et d'autres messieurs. La liste s'allongea de sorte qu’un homme inscrivant les noms des candidatures, avait refusé de porter sur une liste de nouveaux noms. Le chef de district rural demanda de nommer un candidat.

La personne qui avait dû être élue, était en retard, avait ce qu'il avait mérité et alla désolé à l’écurie.

 

Il semble y avoir une chance d'étudier

 

Il revint et vit que le bétail avait mangé la dernière meule, et il dut faucher le foin, tandis que d'élèves allaient à pas mesurés le long des rues avec des cartables sous le bras, cousus par des bricoleurs locaux. Il le vit et se mit en colère - presque la vapeur sortait de ses narines. Il n’avait pas de plus grand rêve que l'enseignement! Il se précipita pour demander aux élèves: «Et moi, puis-je entrer à votre école?» Ils répondirent: "Il n’y a plus de place, et en plus tu es déjà trop grand". Il écouta, mais, bien sûr, alla à l'école. En effet, il n’y avait plus de place pour lui.

Il eut une seule chance pendant tout l'hiver: il fit la connaissance d’un professeur chez qui il prenait parfois des livres, poèmes et journaux à lire.

A chaque minute passée sans travailler il sortait un journal mis dans son sein et se noyait dans la lecture. Il lisait sur les pages du journal sur ce qu'il serait temps pour les Kazakhs d’acquérir leur autonomie, qu’ils devraient tous étudier certainement, organiser une assemblée locale et rassembler leur armée. Tout ce qui se passait dans le pays était publié. En général, on écrit beaucoup de choses... Un vrai tas de mots. Kartkhoja croyait chaque ligne de journal. Et il n’y attachait pas moins d'importance qu’aux āyas et sourates du Coran. Il est vrai, tout de même, que certains articles lui déplurent. Il allait chez le professeur, en espérant qu'il lui expliquerait tout correctement.

Les journaux ouvrirent les yeux à Kartkhoja sur de nombreuses choses. C’était pour lui et le plaisir, et la leçon, et un vrai ami, il  regrettait qu'ils étaient trop minces ... Une fois, en février, un gars vint de l’aoul.

Il était assis dans la cuisine et racontait:

- Les parents de la veuve de ton frère sont venus, ils ont dit qu'un an s'était déjà écoulé depuis le jour de la mort, soi-disant, il était temps de penser ce qu'il fallait faire ensuite, alors ils ont décidé de l’emmener...

Voyons!? Les orphelins resteront seuls, en misère, la mère était vieille, soi-disant, ne peut rien faire, si la veuve de l’aîné part, le ménage de la maison s’effondrera. Tout est devenu très clair pour Kartkhoja. Évidemment, il fut poussé à épouser la veuve de son frère, le voilà son héritage. Il resta pensif. Mais il ne pouvait pas se déchirer, il décida: «Cet été, j’y vais, et je décide tout».

Il était tourmenté par un pressentiment d’un malheur.

Il n’imaginait pas comment il pouvait épouser la femme qui avait partagé le lit avec son propre frère aîné, la veuve qu'il respectait presque comme sa propre mère, celle qu’il vénérait comme sa propre tante aînée et à qui obéissait en toutes choses. C'est tout simplement une honte! Il avait honte devant l'âme envolé de son frère! Eh, si l’aîné était vivant, Kartkhoja n'aurait pas dû se tourmenter si affreusement. Mais qui inventa ces lois obligeant d’avoir une attitude si dédaigneuse envers un trépassé? Il essaya d’y penser comme à une sorte de charité à l'égard d’une personne qui était restée seule. "Non, donc, je n’ai pas de pitié pour ses enfants, sa nature maternelle, son veuvage. On croirait que tu es le premier qui est lié à la tradition d'épouser la veuve du frère. Si je ne me marie pas avec elle, ma mère ne pourra pas venir à bout du ménage seule. Et mes neveux abandonnés, comment  survivront-ils? Qui prendra soin d'eux? C’est que c’est le son sang de ton proche coule dans leurs veines. As-tu décidé de faire tes études? Si tu étudies, qui nourrira ta famille? Est-ce que ce n’est pas ton affaire?.." - comme si quelqu'un lui disait. Au bout de quelques mois sa caboche était pétrifiée à cause de telles pensées. Et il n’avait aucune envie d’aller à la maison. Comme si une chausse-trape était mise là. Si tu y tombes, tu te feras définitivement couper les jambes et les bras. Est-ce que le soleil attendra, en contentant les caprices de la nuit? Est-ce que le mari marchera sous la houlette de son épouse? Et où vîtes-vous que la mort cède la vie à son heure? Même si Kartkhoja s’entête, une vie ordinaire le brisera. Il est impossible d’aller à l'encontre des coutumes, il s'obstinait jusqu’à la fin, mais il était amené à le faire, il était attelé au joug.

Kartkhoja était encore lui-même un enfant. Il vit, bien sûr, des choses, dont les autres ne rêvent pas même.

Il alla au bout du monde, vit des plaies béantes, sanglantes des soldats. Mais quant aux femmes - là, il était propre et pur de corps et d’âme. Il croyait ce que les amusements avec elles étaient vicieux.

L'heure fatale arriva, il faisait nuit, et Kartkhoja se pencha au-dessus d'une femme couchée. "Le veau s’ennuie s’il est à l'attache, et mari s’ennuie au zénana[40]", - Kartkhoja était triste et dégoûté. Il se gêne, s'allonge à côté de sa femme, et il voit aussitôt le fantôme de son frère mort. Il n'osait pas l'appeler sa femme, il continuait à l’appeler comme l'usage oblige à appeler l’épouse de l’aîné: jengueї.

Il n'avait pas la force de rester à la maison. Il inventait une raison et était toujours chez l'un ou chez l'autre. Il revenait, et sa femme se mettait à le gronder:

- Où flânes-tu? Peut-être que c’est assez, non? Qu’est-ce qui te manque? – grognait-elle méchamment.

Il n’osait pas crier contre elle, paraît-il, il n'avait pas droit. Une idée de crier contre une femme qui était plus aînée que lui et vit beaucoup de choses, ainsi que contre les petits gosses ne vint jamais à l’esprit du timide Kartkhoja.

En automne le besoin obligea, et Kartkhoja alla chercher des produits à Bayan. Il fit une courte visite au professeur.

- C’est bien que tu es venu me voir!

- Pourquoi?

- Des cours d'enseignants s’ouvrent à Semeï. Toutes les dépenses sont couvertes par le trésor public. Ils vont recruter les gars qui savent lire et écrire. Ils nous ont également envoyé un document avec une demande de placer une personne.

- A merveille, aїe!

Il questionna soigneusement sur l’heure et l’endroit où il fallait aller. Le professeur le mena au comité de l'éducation de district, où il se fit remettre le brevet d'accueil aux cours. Kartkhoja ne se sentait pas de joie et d'émotion. Il fit vite des courses et alla dans l’aoul de très bonne humeur - le chapeau penché sur la tête.

 

Cours

 

Un gars avec des plaisanteries qui allait lui échapper était entré gaiement dans le bureau, où le professeur débonnaire à grosse panse et au visage brillant comme une crêpe travaillait avec une plume sur une lettre officielle au comité régional, et son collègue avec de fins sourcils et la moustache en brosse, rappelant en quelque sorte un taureau exténué, était assis et lisait un journal. Le gars posa sa serviette sur la table et se précipita pour saluer les deux professeurs: - Comment ça va le travail?

Le gros, se sentant porter sur les épaules le fardeau excessif de la responsabilité de l'éducation publique, répondit à contrecœur: - Une course folle.

Le gars prompt, en s’étant mis debout derrière le dos du gros, lit attentivement le papier qu’ils étaient en train de créer, avança sa lèvre, regarda tout autour gaiement et demanda:

- Qu'est-ce que c'est que ce papier? - et en même temps donna une tape sur le dos du professeur ventru.

- Qu'est-ce qui ne va pas? Qu'est ce qui est juste? - commença à s'inquiéter le gros embarrassé.

Franchement, il perdait courage devant les gars vifs pareils qui avaient réussi à apprendre le russe, et le poste du gros était plus important ce qui était aussi un fait assez important.

- Mais est-ce qu’on peut traduire "diagnostic officiel" comme «resmi sirkatibin»? Oh-là-là, c'est absurde! – s’étonna le gars prompt et se tordit de rire, avec de violents éclats, en se tenant le ventre à deux mains.

Le gros  resta bouche bée et commença à souffler d'un air déçu. Le professeur exténué, plongé dans la lecture d’un journal, dit:

- Les turcs traduisent le diagnostic de maladie comme "sirkatip". Lorsqu'il est question de terminologie, je crois que nous devrions nous en tenir au vocabulaire turc, - et fit glisser le doigt le long des poils de sa moustache.

Ils entrèrent en discussion. Le fonctionnaire de l’éducation persista, les professeurs n’étaient pas d'accord avec lui. Ils se mirent à comparer les cultures kazakh et turque, européenne et arabe. En pleine recherche d'une voie digne pour la culture kazakh un gars au grand front et nez retroussé, chaussé des bottes éculées de soldat, vêtu d’un manteau mal cousu avec des flocons de laine de mouton se faisant voir à travers les trous et avec un chapeau en peaux de petits animaux de steppe, fit irruption dans le bureau, comme s’il était poursuivi par une meute de chiens.

- Assalaumalikum!

Le spécialiste de la pédagogie savait remettre ces soi-disant bougres déchaînés à leur place.

- Qu’est-ce que tu veux, mon cher? - et il se mit brusquement debout devant lui.

- Je veux passer un entretien, je suis venu faire mes études.

- De quel district es-tu? - De Kerekou.

- As-tu un brevet d’accueil?

- Je ne comprends pas bien le russe, monsieur...

- As-tu un document? Qui t’a envoyé?

- Il y a un papier ... – et mit la main dans la poche intérieure, sortit le paquet un peu sale, le déplia et en ayant sorti une feuille, les doigts tremblants, donna un papier au Monsieur le Professeur sévère.

- Kartkhoja / Joumanov?

Kartkhoja fit un signe de tête affirmatif et commença à s'inquiéter: peut-être, le document contient des absurdités.

- Tous les élèves de Pavlodar ont déjà occupé leurs places, - dit le gros professeur. - Puis-je prendre en sus de la norme...

- Messieurs... faites quelque chose, en quelque sorte... Je suis orphelin, tout va mal... Et je veux tellement faire mes études! – se mit à supplier Kartkhoja.

Le pédagogue prompt, en jetant des regards sur le professeur à grosse panse, dit:

- Nous allons l’enregistrer comme un élève venu de Zaysan. - Que Dieu vous bénisse! Que vos enfants... – se mit à remercier Kartkhoja, sentant qu’il avait de la chance.

Après avoir souri malicieusement, le gros lui coupa la parole:

- Eh bien, il suffit de présenter tes bons voeux, mon cher! Viens demain, tôt le matin.

Le pédagogue était un homme perspicace, il vit du premier coup que Kartkhoja en avait lourd sur le cœur.

Le lendemain Kartkhoja était déjà assis au pupitre à côté de tous les autres élèves. Son cœur allait éclater de joie. Le bonheur se répandit sur son visage: apparemment, il se trouva dans un coin de paradis, ce qu’il voulait tellement.

Il y avait environ 70 élèves. Une grande salle de classe. Une table à laquelle sont assis les professeurs est mise devant les pupitres. Encore les deux pédagogues, vêtus à la manière de ville, entrèrent avec des serviettes à la main. Le professeur qui avait prêté la protection à Kartkhoja hier, donna la parole de salutation aux camarades venus du comité régional.

Un jeune homme tenace avec de cheveux soignés et longs jusqu'aux épaules, au nez épaté au-dessus duquel étaient accrochées ses lunettes, se leva.

Et ruissella un discours admirable dans lequel, apparemment, il dit tout : et ce qu’un bel avenir attend les élèves, et qu'ils sont l’espoir de la nation, et encore beaucoup de choses, son discours toucha tout l’auditoire jusqu'au fond du cœur. Kartkhoja était tellement impressionné par ce chant du rossignol qu'il avait pensé involontairement : «Est-ce un humain qui parle, ou peut-être, c’est un ange?». Il se grisa même de ce qu'il avait entendu. Son corps devint mou, les larmes lui vinrent aux yeux. L’intervention de l’hâbleur fut suivie de vifs applaudissements. Kartkhoja semblait ne pas entendre les discours des autres orateurs, il comprenait seulement qu'ils étaient tous bons et il était certainement d'accord avec tout cela.

Les leçons commencèrent aussitôt. Le lendemain ils reçurent de l’argent pour le logement et la nourriture. Avec d’autres gars de Kerekou il loua une chambre chez une jeune femme kazakh et devint définitevement un homme à soi parmi les élèves.

Ils avaient cinq leçons chaque jour. La langue d'enseignement était le kazakh. La langue maternelle, l'arithmétique, la géographie, les sciences naturelles, la pédagogie avec l'éducation physique et le chant – toutes les sciences  étaient très intéressantes.

Kartkhoja avec ses amis fit le tour de la ville, de tous les bâtiments, entra dans chaque institution. Ils visitèrent le marché. Les rangs du marché sont pleins de Kazakhs. Et ils sont aussi dans des bureaux. Le commerce, le service, les études, le koumys, le canot... La chaleur. Les citadins sont éméchés. La vie est belle. Et le coeur de Kartkhoja chante vraiment!

Les citoyens connus kazakhs constituèrent une assemblée locale. Kartkhoja ne put pas comprendre ce que c’était qu’une assemblée locale. On disait que les bays et les marchands prennent dans l’assemblée locale des tissus, du sucre, du thé, et puis les vendent au marché. La place devant l’assemblée locale est pleine de chevaux de selle, de chariots, et de personnes attifées. Parmi les élèves était un gamin vif – Aben qui proposa aussitôt d'aller à l’assemblée locale et demander un tissu pour coudre des vêtements. Il traîna Kartkhoja avec lui. Mais ils furent accueillis par un gardien qui était debout près de la porte avec une gueule d'un chien méchant, après avoir «aboyé» contre eux, il se mit à les chasser. Comme tous les autres coiffés des chapeaux de fourrure troués. La noblesse des steppes et ces messieurs citadins passaient librement. Aben, ne put pas, bien sûr, le supporter. Il s’accrocha au col du gardien, le repoussa et fit irruption dans le bâtiment. Kartkhoja le suivit. Ils réussirent à trouver un employé recevant gentiment ces messieurs à sa table de service et signant volontiers des papiers qui lui étaient aportés. Aben s'ingénia à lui glisser son papier pour qu’il y mette sa signature. Celui-là se renfrogna et dit:

- Il n’y a pas de tissus.

- Pourquoi?

- On vous donne une bourse, de l'argent pour un logement et la nourriture. Que voulez-vous encore? Il suffit de mendier!

- Vous donnez ici à tout le monde, alors pourquoi ne pouvons-nous pas, les pauvres, l’obtenir?

- C'est à qui que nous donnons?

- Tout le monde voit tous les jours les bays s'enrichir grâce à ce qu'ils emportent d’ici. Ne prospèrent-ils pas en prenant ce que les pauvres des steppes devraient obtenir?

- Ce n’est pas à vous d’en juger. Nous ne donnons rien à personne. Il est vrai que nous donnons quelque chose aux représentants du peuple...

- Les représentants du peuple ?! Si le bay Jarmoukan, le khoja Makym et Karaman sont les représentants du peuple, alors le monde est perdu.

- Quoi, as-tu l’intention de discuter avec moi ici?    Fous le camp ... demi-savant...

- Je ne partirai pas, ce n'est pas ton institution – c’est pour tous les Kazakhs.

- Est-ce toi qui es Kazakh? Regarde-toi!

- C’est toi qui dois te regarder!

Kartkhoja était intimidé. Debout derrière Aben, il le tirait par la ceinture, en essayant de le calmer, mais mal lui en prit.

- Une espèce d'imbécile!... Sortez-le! – et l’employé commença à appeler le gardien.

- Ce n'est pas une assemblée locale, c'est vraiment le règne de la goujaterie, - s’indignait Aben, en se retirant.

Voilà, d’une telle assemblée locale Kartkhoja prit connaissance.

En automne, lorsque Kartkhoja terminait les cours et allait partir dans les aouls pour travailler comme instituteur, les détachements de bolcheviks entrèrent dans la ville et abattirent l’assemblée locale. Ils organisèrent un meeting, et les camarades kazakhs commencèrent à les rejoindre. C’est ainsi que Kartkhoja vit les bolcheviks pour la première fois.

 

 Karacholak

 

L’aoul Karacholak se trouve sur la rive gauche de l'Irtych. Il y a environ soixante maisons là-bas. On ne dirait pas que les habitants de Karacholak sont les vrais citadins, et ils manquent beaucoup de choses pour être appelés             urbains. Aucune rue décente, aucun bâtiment en pierre. Pourtant, on voit des granges à foin et étables de guingois à côté des maisons aisées.

Les pâturages autour de Karacholak appartiennent aux Cosaques russes. N’osez même pas penser à la fenaison sans leur permission. Les pauvres vivent petitement de la vente de foin et de petit bois. Et les habitants aisés de Karacholak s’occupent de l’achat-vente. Un bougre habile nommé Asembay trouva le moyen de faire connaissance avec les citadins puissants, fut reçu à l’assemblée locale, fit un gros achat et rachat de quelque chose là, et se tint fermement sur ses pieds ; maintenant il se soucia de l’importance et l’apparence de Karacholak. Il exigea de placer un instituteur pour les enfants de Karacholak, et Kartkhoja était envoyé chez lui.

Ne présumez pas que les études n’étaient pas familiers aux enfants de Karacholak. Autrefois Karacholak était une sorte de foyer de civilisation, mais à sa manière. Une isba[41] à quatre chambres fut reconstruite par le chef d’aoul pour faire une école. Plus tard, quand l'école connut des temps difficiles, des planchers, des portes étaient utilisés comme matériel de chauffage et brûlés dans les fours des habitants de Karacholak, et le four de l'école même disparut dans la nature et accueillait des hôtes qui se faisaient rares par le fonds de terre poussiéreux.

A l'occasion de l’arrivée d’un instituteur les habitants se réunirent tous ensemble et constituèrent un conseil. L’ordre du jour: le premier point - l'école, le deuxième point - où loger l’instituteur. La prise de la décision fut très difficile. Même la sueur perla aux fronts des habitants de Karacholak. Chacun indiquait l'autre. Les discoureurs, en ayant fait de grands yeux comme une vache, sans entendre les uns les autres, faisaient aller leur langues de sorte qu’il était impossible de placer un mot. Un vrai troupeau de moutons bêlants. En fin de compte, ils étaient si exténués qu’ils ne purent pas inventer quelque chose de mieux à faire que de se cotiser et racheter une maisonette au vieillard Alpysbay, originaire d'une autre tribu. Et quant au gîte, tout s’arrangea assez facilement. Ils décidèrent que l'instituteur coucherait à l'école et serait nourri à tour de rôle par les parents d'élèves. Les gens qui avaient beaucoup de monde chez eux commencèrent à dire que l’instituteur ne devrait pas vivre dans le bâtiment saccagé, en faisant allusion à ce que les propriétaires des palais de Karacholak pourraient bien l’héberger chez eux, mais ceux-là allèguèrent le fait qu’il y avait de jeunes femmes dans leurs maisons, et se défendirent.

Ils se dispersèrent dès que la décision était prise, et Kartkhoja alla inspecter l'école publique. Il vit l'école – le bâtiment en torchis avec deux fenêtres rappelant les petits yeux de taupe d’Alpysbay. Le toit était construit avec des planches de pin clairsemées, si vous vous dressez de toute votre taille – le sommet de la tête bute contre le plafond. La chambre - on ne dirait pas qu'il est impossible d’y  étendre une feuille de papier ou creuser une petite tombe, il y a assez d'espace: en se tenant debout près d’un mur, vous n’arriverez pas atteindre  avec la main l'autre mur. Par-ci par-là, bien sûr, les murs sont couverts de crachats et de velours noir de fumée du foyer ; le plancher est un peu humide, bien sûr, fait un bruit de ventouse sous des pas légers, mais si vous prenez du recul, c'est une maisonette très décente. Une chose désagréable : on ne voit ni chaises, ni table, ni banc. Et on ne voit pas de couvertures à étendre pour s'asseoir. Les habitants aisés de Karacholak ne donnèrent aucun petit meuble. Ils traînèrent une table bancale. Les élèves prirent avec eux des tapis cousus à partir de chiffons. A Kartkhoja, qui vit des bâtiments scolaires de ville, l'école locale semblait misérable, mais où un pauvre se procurera-t-il un cheval ambleur? Rien à faire, il s'y adapta, ce n'est pas pis que les conditions qu’il avait lors de ses études chez le khoja Majyte.

Quand Kartkhoja visitait les cours, le tableau scolaire noir le passionnait particulièrement. Par quoi lui, l’instituteur diplômé, se distingue-t-il des autres khojas rétrogrades qui ne savent que lire et écrire, s'il n'y a pas de tableau dans sa salle de classe? Non, le professeur sans tableau noir, c'est comme une vieille couturière sans aiguille. C'est pourquoi il se mit à insister pour un matériel scolaire, dont il avait tellement besoin.

Les habitants commencèrent à bouger:

-          L’école a besoin d'un tableau ... noir ... Et où ai-je vu un tel tableau, chez qui?

-          La mère Kazybena recouvre un chaudron d’un couvercle en bois noir comme l'ébène... – essaya de trouver une solution un gosse.

- C’est exact, je l’ai vu dans sa maison! Il était facile de convaincre la mère de vendre un couvercle noirci à la communauté.

Le "tableau noir" cloué au mur de l'école étonnait tellement les non-initiés à sa généalogie par l'absurdité et l’extravagance que ils ne croyaient tout simplement pas leurs yeux : "Ce n'est pas vrai!". C’était quelque chose de rond, avec plusieurs fissures et les bords brûlés, dans lesquels un vilain monstre était infiltré nécessairement.

Après avoir compris qu’il ne pourrait pas obtenir  un matériel plus convenable, Kartkhoja ignorait l'aversion toujours croissante des habitants de Karacholak pour le tableau noir, et essaya de leur faire découvrir sa signification sublime. Il tourna le couvercle vers la classe d’un côté plus acceptable, comme s’il disait: bien que les changements sous le toit délabré d’Alpysbay ne soient pas visibles, mais ils ont lieu et sont inévitables.

Il essaya d'écrire sur le tableau avec un morceau de chaux au lieu de la craie, mais il s'émietta, sans laisser un petit trait.

- Si vous voulez laisser un petit trait, essayez de cracher sur le doigt, et le promener sur le tableau, - proposa un garçon intelligent.

Kartkhoja lui répondit d'un ton froid, sans même avoir daigné le regarder:

- Je vous demande de cesser vos plaisanteries, - et il n’écouta pas le conseil.

Il persuada un homme respectable allant dans la ville de lui apporter de la craie à écrire.

Et il envoya une lettre officielle à l'adresse de l’assemblée locale, en ayant décrit tous les problèmes de l'école. Et sans attendre l'apparition de la craie, il commença ses leçons.

D'abord, bien sûr, il répéta tout ce qu’il avait vu pour la première fois pendant les cours, à savoir : il décida de mettre les élèves en relation avec une puissante élite de Karacholak, au début, il prononça un discours solennel, puis il proposa à des invités d'honneur de l'école de prendre la parole.

- L'instituteur a raison que cela ne sert à rien de courir, en éculant des chaussures. Il vaut mieux être assis tranquillement et étudier. En outre, il est comme et vous, un brave gars kazakh... – en ayant dit de telles choses, l'élite s'empressa de quitter l'école.

Après avoir divisé les enfants en deux groupes, il les plaça comme suit: ceux qui connaissaient les lettres étaient assis à gauche, ceux qui étaient totalement analphabètes - à droite. Il commença par expliquer les types de prédicats et se mit à les combler de termes: chakcha, toutka, kous toumsyk, chay-nek ... Car ils n’avaient pas de manuels et n’attendaient pas leur apparition, Kartkhoja choisit allégrement à titre de manuel de lecture un des numéros du journal "Sary arka".

Patience vaut science, n'est-ce pas? Et ils s’habituèrent au couvercle enfumé de kazan, et la craie était trouvée. Mais en ce qui concerne la discipline, elle resta aussi stricte. C’est ainsi, en faisant étudier les écoliers, qu’il trouva le moyen, sans diminuer la cadence, d’apprendre à lire et à écrire une trentaine d'enfants.

Les élèves, dont les parents devaient nourrir l’instituteur à tour de rôle, couraient volontiers le chercher, en invitant à manger. Les femmes qui croyaient autrefois qu’il était difficile de contenter le professeur avec des mets, s’assurèrent que Kartkhoja était un gars simplet de la tribu des bergers, toujours reconnaissant pour toute nourriture, et commencèrent à avoir de la sympathie pour lui.

En outre, Kartkhoja se fit connaître en tant que personne écrivant des plaintes et demandes des habitants de Karacholak. Et s’il fallait bénir un gâteau de la soirée funèbre ou dire des prières - il était mollah. Il était honoré, égal aux hommes respectables. Un tel gars calé, un homme de tous les métiers, à qui ne conviendrait-il pas? En rencontrant Kartkhoja, les locaux se mirent à lui dire bonjour et tendre les deux mains comme au khoja. Peu à peu, il acheta des vêtements décents avec son salaire modeste, et ce n’était pas déjà chaque maison qu’il se hâtait de visiter.

En été, Kartkhoja obtint la permission d'aller dans son aoul natal. On le laissa partir seulement quand il avait annoncé son devoir filial de visiter sa vieille mère. Sinon - à aucun prix. Comment les habitants de Karacholak pouvaient-ils savoir qu'il avait toujours honte de son enseignement semi-compétent.

 

Il prit ses jambes à son cou

 

Ce que Kartkhoja lut dans des journaux en hiver était la stricte vérité. A partir du début mars jusqu’à la fin avril les membres du parti «Alach» qui arrivèrent dans la ville et descendirent dans leurs anciens appartements, étudiaient l’activité de l’assemblée locale. Il se précipita vers l’assemblée locale et remarqua aussitôt que des calèches solides ne s’arrêtaient pas, personne ne venait à des chevaux rassasiés, et ne se pressait devant les portes de l’assemblée locale, dans les couloirs et les bureaux comme autrefois. Il était surpris par la métamorphose qui eut lieu: où passèrent-ils tous? Et il entra dans le bâtiment. Aucun Kazakh. Et une secrétaire, tapotant à la machine à écrire du matin jusqu'à tard dans la nuit, et la porteuse des documents officiels et des lettres – toutes étaient les femmes russes. D’ailleurs, évidemment, elles n'avaient pas de travail pour le moment, pace qu’elles étaient assises en taillant une bavette.

Kartkhoja se precipita à l'institution des membres du parti «Alach». Mais il n'y avait personne là aussi. Dans la rue il se rencontra avec un de ses camarades de cours. Il demanda: où passèrent tous ces messieurs? Et il entendit beaucoup de choses intéressantes. Il s'avéra que les militants kazakhs des partis avaient convoqué le congrès général et se mirent à discuter de la situation politique du pays et d’un plan d'action pour l'avenir. Là, les partis se divisèrent en deux groupes, dont l’un était plus nombreux – le parti bolcheviste[42], et l’autre – moins nombreux - le parti menchéviste[43]. Depuis lors, ils débattaient entre eux inlassablement.

Un Kazakh basané de très grande taille demanda la parole. On décida de voter, mais les membres du parti «Alach»  crièrent plus fort que tout le monde et ne lui laissèrent pas prendre la parole. Un grand gars basané se renfrogna comme un gosse et quitta le congrès. Une dizaine de minutes après le début du congrès le commissaire bolchevique se présenta, trois ou quatre soldats étaient avec lui. Les membres du parti «Alach»  échangèrent des coups d'œil inquiets. Et le commissaire dit immédiatement: «Ce congrès est convoqué par un élément de bays et n'a pas droit de prendre la parole au nom de l'autorité régionale. Par conséquent, au nom des Soviets[44], je dissous ce congrès!». Les membres du parti «Alach» élevèrent aussitôt une protestation et essayèrent de justifier leurs droits, les bolcheviks disaient leur vérité, mais en voyant qu'ils ne n'auriont pas le dernier mot avec leurs adversaires, firent parler leurs fusils pointés vers le plafond. Le congrès perdit son sens, tout le monda commença à se diperser.

Kartkhoja retourna au comité du parti "Alach".

Un jeune homme prénommé Kasen qui avait terminé une école russe, leur  enseignait la langue kazakh et la musique quand ils visitaient les cours. Il organisa une société éducative "Janar" et tenait des réunions auxquelles les écoliers assistaient volontiers, et quand Kartkhoja avait des questions, il visitait également Kasen à son domicile. Tous les gars qui avaient étudié chez des mollahs et khojas d’aoul méprisaient l’ancienne éducation rétrograde et étaient prêts à partir n'importe où, pourvu qu’ils allassent de l'avant conduits par les professeurs comme Kasen, qui partageait ses pensées secrètes avec eux et écoutait lui-même les confessions des écoliers. Le soir, Kartkhoja trouva ce Kasen même.

Kasen vient de revenir de la réunion du parti, était assis maussade et irrité. Kartkhoja s'empressa de lui demander:

- Comment cela s'est-il passé? Qu'est-ce qui se faisait là?

- Les choses ont empiré. Les bolcheviks ont pris des armes. Ils ont dissout le congrès. Le chef du parti socialiste-révolutionnaire était arrêté. Maintenant c’est le parti Alach qui est persécuté. Nous avons l'intention de combattre, mais je te prie: pour le moment il ne faut dire à personne ce que je t’ai dit.

- Comment? Avec qui?

- Les membres du parti «Alach»  sont entrés en pourparlers avec des Cosaques. Aujourd'hui, nous, les jeunes, nous nous sommes réunis quand il avait commencé à faire sombre, et nous avons juré que nous ne lâcherions pas... Rien d'autre à faire, s’il le faut – nous mourront pour les Kazakhs, et il n'y a plus rien à rêver. L'un de nos camarades – Kazi -  est déjà perdu... - et il commença à recueillir des documents, feuilles avec des notes, faire sa malle. Il avait l’intention de s'échapper.

- Et combien serez-vous, les jeunes?

- Trente ou quarante personnes.

Kartkhoja aimait Kasen. Il se sentait profondément désolé pour lui, incapable de regarder son ami déprimé, en essayant de cacher ses larmes, il tendit la main et dit:

- Bonne chance à vous! - et il sortit.

Il se mit à rechercher des délégués arrivés au congrès et descendus dans de différents appartements. Il apprit que plusieurs délégués de Bayanaoul descendirent dans la même maison. Il s’approcha et poussa la porte. Elle était fermée. Il se précipita vers la fenêtre. A travers la vitre un peu trouble il vit un derrière bougeant dans l’entrée du sous-sol. Un cri retentit dans la maison: «Kazakh! Kazakh!». «Le derrière» mit la tête dehors. Il s'avéra que c’était le chef de district rural. Craignant que les bolcheviks fussent sur le point d'arrêter tous les bays et chefs de districts ruraux, il essaya de se cacher dans le sous-sol. Après avoir reconnu Kartkjoja, il poussa un soupir de soulagement. En ayant salué Kartkhoja très sincèrement, il dit: «Ne dis à personne que nous sommes ici, dans le sous-sol!». Les rumeurs les plus terribles couraient la ville. On parlait des fugueurs, affirmait: «On fusille», "On recherche les membres du parti «Alach»". Comme si tout le monde était devenu fou, l'agitation, la panique...

En revenant au crépuscule à son refuge, situé à la périphérie de la ville, Kartkhoja vit une foule courant vers les dunes, devant et au milieu étaient les Kazakhs, les Russes couraient après eux, en ne restant pas en arrière. L'un d'eux courait en sursautant ridiculement. Il reconnut le silhouette d’Aben, qui l’entraîna autrefois par la tentative de faire irruption dans l’assemblée locale, en ayant fait un scandale.

Le matin, une nouvelle se répandit que les Kazakhs liés à la politique soulevèrent une insurrection. Kartkhoja se précipita pour chercher Kasen, mais il ne le trouva ni dans l'appartement ni chez ses connaissances. Il rencontra dans la rue un homme qui connaissait Kasen, il suggéra que Kasen se cachât dans une banlieue, dans la maison de ses amis. Il aida à le trouver.

- Qu'est-il arrivé?

- Ils nous ont laissé mourir sous les balles, et tous les chefs se sont enfuis eux-mêmes. Nous - une vingtaine de gars – avons dressé une embuscade, en s'étant enfermés dans une municipalité des Cosaques. Si la fusillade avait commencé, tout le monde aurait été perdu, parce que nous n’avions que des lames. Touyaktan était seul d'entre les membres du parti «Alach»  qui ne nous avait pas abandonnés, il a essayé de prendre un entrepôt d’armes avec le batur Oussey, ils ont tué un gardien, mais ont été immédiatement capturé.

- Qu’allez-vous faire maintenant?

- Nous allons essayer de nous cacher dans la steppe.

- Et nous avons également décidé de nous disperser après les députés, - dit Kartkhoja, fit ses adieux et se précipita pour s’échapper.

 

 

Voir ce qui on entendit dire

 

Après être rentré dans son aoul natal, Kartkhoja essaya de transmettre tout ce qui les professeurs lui avaient donné pendant trois mois de cours d'enseignants, tout ce qu’il s’inculqua lui-même plus tard, acquit grâce à la lecture au cours de l'enseignement à Karacholak, à son petit frère, à ses neveux, aux enfants de proches. D’ailleurs, les jeunes hommes assez matures venaient chez lui.

Dans un ou deux mois des nouvelles attendues commencèrent à parvenir à Semipalatinsk. Les bolcheviks fuirent, les membres du parti kazakhs retournèrent à la ville et se reprirent la tête de tous les établissements. Tout à Semeï revint à l'ancien état des choses... Ce qui Kartkhoja avait entendu dire le poussa  à emmener en automne son petit frère et ses neveux en ville pour qu’ils puissent y faire leurs études. Et cela serait bien pour lui-même de continuer les études encore pendant quelques temps. Kartkhoja s’empressa de faire sa provision de foin, de matériel de chauffage pour l'hiver, résolut le problème de l'abattage du bétail pour l'hiver et d'autres provisions, et parla prudemment à sa mère au sujet de sa décision. La mère écouta son fils avec une tristesse non dissimulée, mais elle n’objecta pas trop. Bien sûr, ses paroles étaient entendues par sa femme s’occupant de quelque chose dans l’antichambre.

- C'est tout ce qui manque! Tu ne partiras pas étudier! – déclara-t-elle aussitôt.

Et elle se précipita, comme une aigle, pour couvrir ses oiselets sous les ailes, elle sortait de son bec un sifflement, sortait ses griffes – il était impossible de la tourner ou de s’échapper, une guerre conjugale dura au moins une semaine. Kartkhoja n’abandonna pas tout de même les tentatives de convaincre sa femme, mais elle hurlait encore plus fort, en répandant son venin:

- Que tu deviennes aveugle si tu décides de partir! Ici il n’y a pas de servante qui va nettoyer derrière toi, t’attendre en poussant des soupirs et être émue par ta compétence feinte! Voilà aussi, un mollah!

Après tout cela la mère s’alita d’une maladie grave, ce qui irritait Kartkhoja encore plus. Il ne restait que quelques jours avant le début des études, mais il était impossible de partir. Kartkhoja semblait avoir déjà fait tous les travaux ménagers, nettoya, acheva de construire, pourvu que sa mère se rétablisse... il semblait qu’elle se sentait mieux, à ce moment il partit immédiatement à Bayan.

A Bayan il demanda tout d'abord aux professeurs familiers les derniers journaux et revues. Il ne se fatiguait pas de demander aux gens: qui? où? pourquoi? Pendant le temps que Kartkhoja passa en s’occupant des soucis ménagers dans l’aoul, beaucoup de changements eurent lieu dans l'arène politique, d'ailleurs, pas sans culbites.

Les intérêts des parties et de l'armée de l’empire écroulé se heurtèrent de nouveau à Semipalatinsk. Le pouvoir de l'amiral Koltchak s'établit à Omsk. Les Cosaques, après avoir adhéré au mouvement blanc, devinrent plus vigoureux et se mirent à chanter sur le même ton. Et à Semipalatinsk même les membres du parti «Alach» commencèrent à créer leur propre armée nationale. L’ataman Annenkov alla aussitôt en direction de Semipalatinsk avec un grand corps de Cosaques, défit les membres du parti «Alach» et put arrêter deux dirigeants du parti. Et encore cinq dirigeants à Karkaralinsk. Semeї était sur le point de s'effondrer. Les massacres, les meurtres, juste le pillage n'effrayait déjà personne. En voulant achever les troupes du gouvernement d’Alachorda, Koltchak envoya également des troupes à Semiretchie. Le chef du gouvernement kazakh, Alikhan Bokeykhan, en espérant garder l'autonomie, alla négocier avec Koltchak. Les bolcheviks gouvernaient entièrement la Russie et maintenant ils avançaient vers la Sibérie. Il n’y avait aucunes nouvelles des villes de Torgaї, Ouralsk, Bokeyorda. Apparemment, elles étaient aussi sous les bolcheviks.

Des nouvelles effrayantes enlevèrent à Kartkhoja le désir d'aller plus tard à Semipalatinsk. «Les temps sont durs, qui sait ce qui se passera encore!" - pensait-il. Kartkhoja retourna à l’aoul et tout l'hiver il resta à la maison sans sortir. Mais ici, il ne pouvait pas aussi vivre tranquillement. Une commission de Kerekou allait venir chercher des chevaux dans leur aoul, elle les confisqua simplement à certains gens, elle fit interruption dans les maisons des autres, en laissant derrière soi des cadavres et des femmes violées, une rumeur si terrible courait devant elle.

Les uns disaient : les bolcheviks sont sur le point de se mettre au-dessus de tout le monde ; les autres disaient: quelqu'un d’Ouralsk gouvernera; certains gens disaient encore: ils donneront aux Kazakhs de l’autonomie, et les autres leur répondaient - certes, ils donneront, le leader de l’autonomie Alikhan sera mis derrière les barreaux ; et de nouveau : les bolcheviks prendront certainement Semeї.

Au cœur de l'été les fils télégraphiques du pays kazakh – la steppe – apportèrent des nouvelles: les bolcheviks prennent le pouvoir dans toutes les localités connues. Ils prirent Kourgan. Ils capturèrent Petropavlovsk. Ils s’approchent d’Omsk ... Chaque nouvelle faisait horreur seulement. Qu’est-ce qui se passe là?! Les hurlements retentirent de tous les côtés: les armées de l’ataman Doutov et du général Belov se retirent et vont ... droit sur nous!

Kartkhoja retourna à son aoul natal. Il était assis tranquillement à la maison, quand il avait entendu soudainement:

- Voici, ils ont surgi! - entra d'un saut un gamin du voisin, en criant.

- QUI? QUOI?

Le détachement de l’armée blanche longe la steppe! Des centaines de cavaliers, des milliers! Ils passent en trombe... saisissent tout et tous ... des chevaux, de la nourriture, des couvertures, des femmes! Bientôt ils vont y venir!

Les femmes commencèrent à se lamenter, crier, pleurer. Elles se précipitèrent pour se cacher derrière des piles de lingerie, dans des meules, dans les roseaux. Elles sautaient dans des puits, il y avait quelques personnes qui s’ingénièrent à se fourrer dans des tonneaux et coffres.

On dirait que l’aoul était paralysé par une attaque sanglante. Kartkhoja courait comme un fou vers le seuil, puis à contre-fil, se précipitait vers le cheval et revenait sur ses pas, il cherchait un fouet - et ne pouvait pas le trouver. Enfin, il vint à bout du désarroi, sella son cheval et partit au galop on ne sait où.

Il s’éloigna de l’aoul de cinq ou six verstes, quand il était tombé sur les six soldats à cheval. Ils épaulèrent leurs fusils et lui crièrent: «Stop!». Kartkhoja, en ayant crié : "Allah!", tomba de cheval. Ils s’approchèrent: - Lève-toi! Où est l’aoul? Y a-t-il des chevaux? Où galopais-tu? – commencèrent-ils l’interrogatoire.

Il eut une peur bleue.

Kartkhoja se mit à marmonner quelque chose d'indistinct, mais ils n’écoutaient même pas et le firent marcher devant eux. Et il ne les conduisit pas dans son aoul natal, mais dans l'autre.

Ils arrivèrent, et il y avait déjà là-bas plein de gardes-blancs. Des grossièretés, des cris, des gémissements. Certains furent entassés, les autres couraient comme des dératés ... Des chevaux, une araba, un pal de fer, un canon de fusil – une nuque, un hurlement silencieux ... pourquoi geins-tu, chienne?! Les tapis et le feutre étaient entassés, ils tenaient dans leurs mains des couvertures et des couvre-lits. Des boucles d'oreilles, des pendentifs en argent, la langue russe, des rires...

Là, près d’une yourte lointaine, un coup de feu retentit: bang! Kartkhoja se tenait à peine sur ses jambes, il avait le vertige... un collier de cheval, un arc, «Regarde dans la grange!», les trois soldats se tenaient debout sous un auvent pour le stockage du foin, une jeune femme était entre eux... ils la violaient à tour de rôle... c'était effrayant!

Ils forcèrent Kartkhoja à devenir un charretier.

Le détachement se trouvant dans l’aoul n’était qu'un maillon de l'armée de Koltchak qui se retirait et s'étendait de la Sibérie à la Chine à travers les steppes kazakhs. Ils se retiraient durablement, avec des télègues chargées de toutes sortes de choses, des mitrailleuses, des munitions, la nourriture, des vêtements chauds étaient au-dessus. Les boeufs traînaient des canons, on avait grand besoin de bouviers et chargeurs, oh! La chaîne était rompue, mais traînait un maillon après l’autre.

En ayant mis Kartkhoja au convoi principal, des cavaliers l’ayant amené, firent tourner leurs chevaux et se précipitèrent de nouveau dans l'espace infini des steppes. Si crânement!

Une calèche passa devant Kartkhoja en coup de vent, elle était attelée de deux chevaux, de jeunes filles charmantes kazakhs se serrèrent les unes contre les autres entre des beaux officiers avec des pattes d'épaule d’or. Il ne resta que le regard qu’elles avaient glissé sur Kartkhoja en battant de leurd cils mouillés. Les victimes de la force noire! Les pauvrettes... Qu’est-ce qui le temps leur réserve encore?

Après le suivant aoul pillé, Kartkhoja était abandonné au milieu de la route contre toute attente. Il vit lui-même, ce qu’il avait entendu dire.

 

Pour le meilleur

 

Comme si ce n’étaient pas les foules de gardes-blancs et Cosaques qui firent un tour jusqu’à la frontière, mais une tarentule monstrueuse laissa des traces.

Où que vous jetiez un coup d'œil, des fusillés, dépouillés, humiliés sont partout. L’un des aouls près de Jeltaou était entièrement massacré. A Jarylkap toutes les femmes et jeunes filles étaient violées par des soldats, ils s'en donnèrent à cœur joie... Ils emportèrent de Korjas plusieurs télègues de choses précieuses - tout cela était abandonné et brûlé dans la steppe déserte.

Les gens préfèrèrent endurer, soi-disant, que pouvez-vous faire si un tel malheur arriva en trombe? Mais les gars téméraires comme Darmen, se battaient, vengeaient. Ils se rassemblaient pour faire des détachements d'élite – composés généralement de quinze cavaliers, et les jours et les nuits ils ne descendaient pas de leurs selles. Tantôt ils attaquèrent et détruisirent une section de soldats qui étaient restés en visite quelque temps à leur manière à Chachaou, tantôt ils égorgèrent là-bas sept gardes-blancs, à travers le passage - encore quatre, et leurs cadavres étaient jetés dans des puits.

A Tobykty un Kazakh hébergea pour une nuit une vingtaine de soldats, alluma le four avec du fumier brut, ferma la porte en dehors et ferma la cheminée – ils furent asphyxiés tous. Les djiguites de la tribu de Karakeseks organisèrent une véritable chasse aux soldats qui s’étaient égarés ou étaient restés en arrière des colonnes régimentaires, ils s’armèrent des fusils pris à l'ennemi, dressèrent une embuscade dans des montagnes et tuèrent dans la gorge jusqu'à trois cents gardes-blancs. Et les gardes-blancs qui se retiraient, et les Cosaques filèrent doux, perdirent de leur vivacité méchante. Et des gens compétents que  Kartkhoja rencontrait en avaient parlé.

Le mal tourbillonnait au-dessus de ceux qui étaient Kazakhs d’origine. "Et qu'est-ce qui se passe à Semeї? - pensait de plus en plus souvent Kartkhoja. - Comment les membres du parti vont-ils là-bas?". Apparemment, ils n'avaient aucune idée à qui ont-ils l’intention de résister - à l'Armée rouge qui battait implacablement et vite, et faisait venir de la Sibérie, du Priirtychie cet innombrable armée blanche qui avait montré son terrible visage?

Cette année-là, à Semipalatinsk, un jeune poète Soultanmakhmout était gravement malade et décida de se réposer bien dans son aoul natal situé près de l'un des lacs de Bayanaoul. Kartkhoja le connaissait. Soultanmakhmout appartenait à la peuplade poétique la plus nécessiteuse, mais noble et ayant le cœur chaud. Il était connu, comme un défenseur des pauvres, pour ses publications dans des journaux, ses articles sur l'injustice et l’arbitraire régnant parmi les Kazakhs. Les jeunes gens de Semeї     s'émerveillaient tout simplement de Soultanmakhmout, copiaient et citaient ses poèmes, et il y avait pour quoi s'enthousiasmer: il était incroyablement talentueux, follement honnête, humain.

Malgré que Kartkhoja aspirait à visiter Soultanmakhmout qui reprenait ses esprits dans la yourte de son père, le soutenir, si possible, détourner de tristes pensées en parlant, mais les jours qui s'éternisaient, remplis d'angoisse et de chagrin, ne lui permettaient pas de le faire. De plus, Soultanmakhmout, était juste un homme qui savait pertinemment tout ce qui s’était passé et se passait à Semipalatinsk. Il recevait des journaux, était en correspondance avec ses amis et admirateurs. Et dès que tout se calma un peu, Kartkhoja s’était précipité dans l’aoul Toraїguyr.

Il trouva Makhmout dans la maison. Celui-là se réjouit, en ayant vu Kartkhoja. Il perdit du poids et la toux épuisante emportait ses paroles, s’il se permettait de dire d'un coup plus de trois ou quatre mots. Il serra la main tendue de Kartkhoja: - Eh, mon vieux! Voilà – nous sommes obligés de voir de nos propres yeux les camarades bolcheviks! – et il rit.

- Où les avez-vous vus?

- Je sui allé à Kerekou – là-bas.

- Quand, mon cher?

- Hier, je suis revenu le soir.

- Légèrement vêtu, à cheval?

- Oui, légèrement vêtu. Voilà, j’ai pris froid en route, au souffle léger du vent. Mais je ne regrette pas, j'avais à me rencontrer avec quelques-uns de mes amis.

- Et comment? Comment le rendez-vous s’est-il passé?

- Bien. Si tu veux savoir, il ne faut pas attendre le moment où la  montagne se traînera chez toi. Je suis passé chez l’un d’eux, juste pour dire bonjour, mais nous avons parlé pendant deux heures ... - et eut une quinte de toux pénible.

Après avoir réprimé la toux, il continua en aspirant:

- Ils ont une bonne idée – c’est avantageux pour des pauvres. Et ils vont droit au but. Si les Kazakhs veulent obtenir leur propre Etat, ils devraient rejoindre les bolcheviks. L'avenir te le diras. Et moi, probablement, je ne le verrai pas.

- Pourquoi? Pourquoi le dites-vous?..

- Quoi qu'on puisse dire – ce sont les temps intéressants!

Il n'y a rien à faire, si je vis même encore, je ne  passerai pas plus de 10-15 ans...

Makhmout devint sombre, et Kartkhoja se hâta de l'éloigner des pensées sur la mort.

- Et qu'est-ce qui se passe à Semeї?

- Les membres du parti «Alach» se sont enfuits. Les jeunes ont commencé à entrer au service. Certains se sont fait enregistrer comme communistes. Ils ont publié un journal. N’as-tu pas vu?

- Non.

Makhmout sortit de dessous l'oreiller plusieurs numéros de journaux.

- Je vois que les jeunes sont tout de même capables de faire quelque chose. C’est un assez bon journal. Cela fait du bien de savoir que nous ne nous sommes pas donné de la peine en vain : il y a encore ceux pour qui «le peuple» n'est pas un vain mot ... - et il tendit les journaux à Kartkhoja.

Il était incapable de continuer de parler à cause de la toux douloureuse. Kartkhoja parcourut quelques numéros du journal "Kazak tili", et en étant très content, dit au revoir à Soultanmakhmout.

Depuis le début de l'été il devint insupportable d’être resté à la maison. Il rêvait simplement de Semeї. Mais un voyage à la ville exigeait de l'argent. Il aurait vendu une pièce de bétail, mais comment vendrez-vous quelque chose que vous n'avez pas? Et il ne réussit pas  à emprunter à des voisins pour une cause si frivole. C'est pourquoi il alla à Bayan, en espérant gagner de nouveau un peu d'argent.

Mais il ne trouva pas de travail à Bayan. Et il commença à vivoter d'expédients: tantôt il creusait une cave quelque part, tantôt il nettoyait une étable ou allumait le four de quelqu'un.

"Le bay tient un grand banquet, l’héros mange un petit pain», - ainsi dit-on. Cependant, notre héros, en travaillant comme valet de ferme auprès d’un ménage étranger, rencontra et acquit soudain - pas une pièce de monnaie, non, mais un camarade de longue date Doga qui bossait pour Ivan Rauque. Doga était un sac vivant des nouvelles les plus fraîches, et comme vous le savez, il est impossible d’avoir trop parlé avec un Kazakh, un fils de Kazakh, il aime bien causer. Alors, Doga accoste Kartkhoja, pelletant le fumier dans la grange, et dit: - As-tu entendu dire qu’un commissaire kazakh était arrivé de Semeї et avait commencé à chapitrer les bays?

- Non, je n’ai pas entendu dire.

- Un commissaire, on dit qu’il est jeune - Kasen.

- Oh là là, c'est mon ami!

- Ah, cesse!

Kartkhoja finit vite le nettoyage de la grange et courut chercher Kasen. Soudain il le vit se présenter d’un air menaçant devant une dizaine de ces messieurs d'hier, comme les anges du purgatoire Mounkir et Nankir, et il commença à les gronder. Parmi les justiciables était aussi le chef de district rural de Kartkhoja. Le commissaire Kasen, en ayant vu Kartkhoja, sauta aussitôt sur ses pieds, se précipita littéralement vers lui, l’étreignit, embrassa et fit asseoir à côté de lui. Ces messieurs étaient choqués. Et Kartkhoja était en faveur soudain.

Kasen poursuivit ses débats de commissaire avec les autorités locales. Après avoir obtenu une quittance à chacun, il les renvoya à Kerekou. Le but de sa visite était implacable et sans ambiguïté: il vint pour tenir des élections, en ayant destitué tous les anciens seigneurs.

 

Le temps s'éclaircit

 

L'après-midi torride de juillet - le cerveau va boullir.

Un tarantass[45] attelé de deux chevaux roule sur un route unie comme une planche rabotée. Kasen et Kartkhoja sont assis dans le tarantass, les chemises déboutonnées, ils parlent, parlent sans se fatiguer, en agitant les bras.

- ... quand la fusillade avait commencé, étiez-vous là? C’est qu’on a juré de mourir ... L’Armée blanche, après être entré dans la ville, a occupé toutes les rues principales. Notre ville - la capitale de l’Alach. Ils ont tiré aux fusils de tous les côtés. Azim et Toktar, après avoir parlé avec les commandants de l’armée rouge, sont entrés au comité révolutionnaire mixte. Avec notre consentement, ils sont allés là-bas sous la grêle de balles. Et, après avoir pris toutes les armes de l’Armée blanche, nous nous sommes rendus au bâtiment de la municipalité, s’étant installé dans une position défensive là. La confusion était telle qu’il était impossible de comprendre qui était de notre côté et qui était contre nous. Les soldats pressaient ça et là. Il était impossible même de traverser la rue en courant – vous seriez tué aussitôt. La mort vous attendait à chaque coin ...

- Etait-ce à ce moment que  Nygmetolla et Galymjan étaient tués?

- Non, plus tard.

- Qui les a tués? L’Armée rouge?

- Non, oh, non! L’Armée rouge se fichait d’eux. C’étaient les détenus de la prison détruite. Ils ont fui, profitant de l’agitation, se sont procurés des armes quelque part, ont fait semblant d'être des bolcheviks et ont commencé à détrousser et tuer tous qu’ils avaient rencontré sur leur chemin. Ils ont déja tué, parce que là-bas, derrière les barreaux, étaient de fieffés assassins. Makan, surnommé Aveugle, Akyp, Joldy et encore quelques Tatars : Batkolla, Kalaou... ont fait un massacre.

- Et pourquoi ont-ils eu besoin de tuer les professeurs alors?

- Evidemment, il y avait une raison, mon ami! Ces gens haïssent ceux qui sont instruits. C’est qu’un homme instruit ne permettra pas de commettre des actes illégaux, alors c’est nous que les pillards accusent de leurs arrestations. Il est mieux pour eux de pêcher le poisson dans l’eau sombre et trouble. Ils craignent particulièrement notre génération. Il y avait dans notre parti l’imam Abdrakhman. Ce bigot était également un adversaire de nouvelles méthodes d'enseignement. Il est clair que si une école moderne était introduite partout, ils resteraient en marge de la vie. Tout leur bien-être et prospérité reposent sur l'ignorance. Imagine que c’était cet imam qui, a pris la tête des détenus évadés, après être devenu un bolchevik, et indiquait lui-même ceux qui doivent être fusillés.

- Et maintenant que sont-ils devenus?

- Arrêtés. Mais on a dû les poursuivre longtemps. Ils ont fait beaucoup de mal aux gens. Il se sont armés, ont rassemblé un détachement blanc et se sont révoltés: ils ont tué et détroussé des gens, se sont livrés à des excès comme ils voulaient. Après tout, ils ont été traqués, cernés et battus. Les chefs de la bande étaient jetés en prison, et les autres se sont enfuis aussitôt. Tous ont été expulsés du parti, ils se sont calmés apparemment.

- Et qu'est-il arrivé au mollah Abdrakhman?

- Et lui il a justement réussi à survivre. Il est trop malin. C’est qu'il agit sous main, il n'y a pas de documents pour ouvrir une enquête pénale. Il n’y a rien à faire.

Pourtant il a failli tuer le professeur Marden.

- Pourquoi?

- Si tu te rappelles, il        avait la panse de chanoine. On l’a vu: «Voilà, je te tiens un bourgeois», et on l'a traîné sur la rive de l'Irtych, Marden pleurait: «Je ne suis pas bay, moi, je suis contre les bays moi-même!». Et ils disent: si tu es contre les bays, montre où ils ont caché leurs biens, indique-nous leurs maisons! Le pauvre diable les a traînés toute la nuit à travers les rues de la ville, en montrant les maisons de bays. Il est resté vivant à peine... Il a reprit ses esprits au bout de trois jours, il déraille un peu. Ils le tenaient en joue tout le temps et n’ont libéré que quand ils se sont fatigués un peu eux-mêmes et ont fait un bon somme.

- Et qu'est-il arrivé aux bays de la ville?

- Rien, parce qu’ils ont tous fui. Et leurs maisons sont passées au trésor municipal. Le bay Janibek seul est resté, il est si avide qu'il n’a pas été en mesure d’abandonner sa maison. Et il n’est pas clair comment ce chien est-il resté encore vivant? Qu'a-t-il fait: a-t-il fait semblant d'être un pauvre en haillons, ou bien un petit marchand d’oeufs et de tabac - qui sait? En général, tout s'est bien passé en quelque sorte. Mais évidemment, il a reçu une bonne tisane tout de même, et probablement, a donné plein de pots de vin... Il est impossible de détruire les gens comme lui...

- Je voudrais demander encore où est Aleken?

- Il a fui.

- Et où est-il maintenant?

- Il semble qu’il est chez les Tobykty... C’est qu’il doit tout à la tribu de Tobykty, il a envoyé sa famille chez eux, sa femme, ses enfants .... As-tu entendu parler de Kysataї?

- Bien sûr, le fameux richard.

- Alors, il a organisé son propre parti. Il était en relations les plus hostiles avec le Comité kazakh. C'est que c’était lui qui est passé l'année dernière aux bolcheviks et a commencé à appeler à achever tout le monde qui avait rapport au parti "Alachorda". Et quand les bolcheviks avaient fui Semeї, bien sûr, les membres du parti "Alachorda"  se sont aussitôt mis à le poursuivre, et il a immédiatement commencé à publier le journal «Bolchevique» pour l'argent de Kysataї. Imagine, mais comment le parti «Alach» pouvait-il tolérer la publication de 500 exemplaires de son journal? Quelle honte, je crois que c’est tout simplement honteux pour le parti.

- Tu as raison, et puis?

- Eh bien, je dois avouer que Kysataї était un gars tenace et un homme  courageux. Lorsque sa famille était prise, les suppôts de Kysataї de la tribu de Tobykty ont aussitôt déclaré: "Nous ne laisserons pas ceux qui sont venus nous rendre visite. Ni vu ni connu en quoi il est fautif, mais sa famille n'y est pour rien!". Toutes ces plaintes au nom de la femme et des  enfants étaient organisées par ce même Kysataї, et il a pu tout de même sauver tout le monde.

Ainsi, en causant, Kartkhoja et Kasen arrivèrent jusqu’à Kerekou. Kasen, qui décida de prendre personnellement la tête des élections à Kerekou, avait envoyé Kartkhoja à Semeї.

Il devait livrer une lettre à l'adresse à laquelle celui-là résidait. Bien sûr, Kartkhoja se donna de la peine comme il pouvais. Mais il s'avéra que c’était une affaire difficile. Les membres du parti «Alach» d’hier devinrent tous soudainement des enseignants respectueux des lois des séminaires, des gymnases et de toutes sortes des écoles. Et ça alors, là où ils travaillaient il y avait des foules de Kazakhs. Et seulement deux ou trois Kazakhs devant les autres institutions publiques. Mais un mouvement de jeunes Kazakhs est là tout de même: ils courent, organisent des cercles, réalisent des spectacles théâtraux, publient même un journal, et tout cela selon leurs déclarations écrites. Kartkhoja, en ayant décidé de poursuivre ses études, entra au département d'éducation. Et là un Russe est planté. Il n'en résulta rien. Kartkhoja était déçu mais ne lâchait pas, il se mit à rendre visite aux agents kazakhs qu’il connaissait.

Il est clair que le cercle de connaissances instruites de Kasen était plus large, des enseignants russes étaient aussi parmi eux. Enfin, Kartkhoja se trouva parmi les élèves russes et obtint immédiatement des surnoms: Taureau, Chameau. Il le tolérait, cependant, le fait que les élèves étudiaient avec nonchalance, cherchaient à manquer des leçons à chaque occasion et paressaient lui déplaisait.

En Octobre, un institut kazakh longuement attendu était organisé enfin.

Naturellement, Kartkhoja se hâta de passer à la première année de cet Institut. Car une foule de Tatars fuit la Russie la même année, les trois facultés étaient ouvert d'un coup, la langue d’enseignement à quelques unes d’elles étaient le tatar. C'était amusant d’étudier avec eux. En hiver ils restèrent sans bois de chauffage, et les études à l'institut étaient gelées. On sera gelé complètement, si on est assis dans des salles de cours froides. Ils allèrent au département du comité de l'éducation, où, bien sûr, personne n’attendait des étudiants. Ils n’obtinrent rien. Le chef de province Brenskiї agita immédiatement ses mains au-dessus de leurs têtes et se mit à hurler: «Eh bien, une foule de Kirghiz! Foutez le camp!». De quoi et de qui parlait-il? – Kartkhoja ne comprit rien.

Partout où Kartkhoja vivait - dans une petite grange ou dans un coin convenable, tout d'abord il s'asseyait sous la lumière d'une lampe et lisait des livres. Et peu importe qu'il ait faim, qu’il ait froid, que l’avenir ne soit guère encourageant. C'est romantique, mais il  n’avait pas de logement, il n’avait rien à manger, il le toléra pendant un mois – mais il n’en pouvait plus.

La société kazakh commença à montrer son insatisfaction. Un nouveau gouverneur du comité révolutionnaire de Sibérie – Ivanov était nommé. Cependant, seulement un ou deux Kazakhs furent élus au comité régional. Les Kazakhs travaillant autrefois dans toutes sortes d'institutions partirent dans leurs aouls nataux, comme qui dirait en congé non payé. Kasen était plus franc, en revenant sur ses propres mots oubliés: "Ce sont les gens différents, ce ne sont pas eux qui pensent à l'avenir du peuple kazakh, et il ne faut rien attendre de leur part, sauf le mal".

- Dans tout le district ... vous ne trouverez pas la vérité... seulement  la corruption fleurit sauvagement, tout pourrit ... Connais-tu Darmen?

- Oui, je le connais. Il est de notre localité. Que lui est-il arrivé?

- Il est tué à Karkaralinsk par Barnakyp.

- Est-ce vrai?

- Oui, c’est vrai.

- Mais comment cela s’est-il passé?... C’est que Darmen semblait se calmer ... il ne volait plus de chevaux même.

- Qu’est que cela fait qu'il ne le faisait plus? Mais Barnakyp a pris son élan, il a commencé à faire de telles choses! Il se moquait des gens, extorquait des pots-de-vin, violait des femmes, tuait des gens - et tous ses crimes restaient impunis. Il a apeuré tout le monde à tel point que personne n'avait osé souffler mot. Darmen seul a porté plainte contre lui et a appuyé son accusation, en ayant annexé de différents documents. Mais tu dois connaître l'essence de nos Kazakhs, qulqu’un a rapporté à Barnakyp.

- Et quoi alors?

- Alors, il a fait venir Darmen, a commencé à l’interroger en torturant, l’a conduit en prison dans la nuit, mais il l’a fusillé soudain en cours de route.

Kartkhoja, comme s’il ne croyait pas ce qu’il avait entendu, fit un signe de tête négatif et fit claquer sa langue d’un air consterné.

 

Chez les  proches

 

Kartkhoja revint au bercail. Il y avait des changements à Kerekou – une messagerie "Moteur" était ouverte, de simples gens la nommèrent à la bonne franquette tout simplement "Gramotka". Voulez-vous voyager, s'il vous plaît, prenez la queue près du perron de "Gramotka". Alors, Kartkhoja, lui aussi, prit la queue, ayant le droit, en tant qu'instituteur, au mandat de passager. Après trois heures d’attente, il s’inscrivit sur la liste. Dans trois jours, s'il vous plaît, prenez le transport nommé "Abbatilskiї", si vous avez besoin, par exemple, d’aller dans la ville de Kyzyl-chyrpy. Kartkhoja décida qu'il en avait besoin et prit le transport de messagerie - une télègue appartenant à un habitant de la ville. Ils s’éloignèrent un peu, et le charretier se mit à exiger : "Descendez au plus vite!". Ils arrivèrent à l’aoul Jiektegui, Kartkhoja essaya de trouver un autre transport, mais finalement ne se mit d’accord avec personne, en revanche il trouva son sac jeté sur le bord du chemin. Le transport même de "Gramotka" disparut sans laisser de traces.

Non mais les gens d’aouls de banlieu se durcissent si vite: personne ne le laissa entrer dans la maison et ne voulut le déposer. Et après avoir fourré son mandat au fond de la poche et mis le sac sur ses épaules, Kartkhoja devint le transport "Abbatilskiї" pour soi-même  - il continua son chemin à pied. Quand il avait vu un aoul, il espérait louer certainement un chariot là, mais non, tous les charrois étaient déjà pris par des policiers, des agents, des instructeurs. Et s’il y avait un cheval dans une stalle, il était tout en nage, récemment dételé. Il n’eut de la chance que sur le chemin de Kyzyl-chyrpy à Bayan, une araba chargée de sel passa vite. Cette fois-là, Kartkhoja s’accrocha à une boîte à demeure. Qu’est-ce que c’est? Mais c’est un transport de "Gramotka"! Il circulait entre Bayan et les aouls voisins. Il était plein à craquer de Kazakhs locaux. Une telle messagerie - "Gramotka", vous apprendrez les détails à Kartkhoja.

Kartkhoja décida de visiter         chemin faisant une de ses vieilles connaissances. En hiver encore, il entendit dire que les Cosaques avaient souffert gravement eux aussi. Cependant, il ne trouva pas son ami chez lui, seulement sa femme et ses enfants étaient là. Kartkhoja les salua et demanda: - Et où est-il?

- Il est parti, - répondit l’épouse du maître de maison.

- Où?

- Est-ce que tu n'as pas entendu dire que les communistes de Soubachil en ont fini avec les Cosaques d’ici. Ils ont fusillé les dix-neuf Cosaques. Les quinze hommes ont été envoyés en prison ...

- Pourquoi l’ont-ils fait avec eux?

- L’Armée blanche a repris Pavlodar. Peut-être, vous avez entendu dire qu’ils avaient un ataman prénommé Oské ...

- Oui.

- Alors, il a rassemblé les Cosaques, et ils ont médité quelque chose. Mais il y avaient aussi des gens pourris parmi eux. Ce maudit Petka Kourtouzov. C’était lui qui a fit savoir le rassemblement des Cosaques aux communistes ...

- C’est en vain que l’Armée blanche l’a tramé..

- Oui, c’est en vain ... en vain ... Dieu nous en préserve! Cela a mal réussi. Un morceau de pain ne passait pas...

- Oui, ce n'est pas bien tout cela... – dit Kartkhoja, en ayant poussé un soupir de tristesse et secoué la tête d’un air consterné.

Comment il pouvait ne pas manifester de la compassion, s’il voulait tellement se reposer un peu et boire du thé ici.

-     Non mais Guimanov a survécu.

- Ils ont dévalisé le magasin de Guimanov, ses entrepôts et sa maison. Mais ils ne l'ont pas touché, bien qu’il soit l’ami des Cosaques.

- Et comment a-t-il pu le faire? A-t-il été arrêté au moins?

- Oui. Il a été arrêté. Et sa fille l’a tiré de prison. C’est qu’elle s'est acoquinée avec le commissaire Jarine. Voilà, quel profit on peut tirer de sa propre fille.

On serra vraiment la vis aux Cosaques. Ils se calmèrent et ne se montraient pas comme autrefois. Et des pauvres kazakhs se précipitèrent pour s’inscrire dans le parti et tenaient maintenant de diverses réunions du parti. Oui, les temps changèrent, les pauvres se sentaient libres alors. Ils répartaient des forêts, des terres et des puits de Bayan entre eux, pêchaient partout sans permission.

Kartkhoja, après être retourné à l’aoul et avoir décidé d’accumuler de l’argent pour payer en hiver les prochaines sessions d’études, se mit à apprendre aux enfants du khoja Karibay à lire et à écrire en russe. Il comprenait, après avoir vécu assez longtemps parmi les citadins instruits - le puissant, à quel point l'éducation moderne était important pour les enfants, le bétail ne peut pas être caché dans une serviette, mais il ne peut pas être gardé sans serviette non plus.

Un jour le copain Babataї de Semipalatinsk visita Kartkhoja.

- Eh bien, comment allez-vous là? Que faites-vous? - pressa de questions Kartkhoja.

- Nous organisons une cellule de jeunes gens.

- Bonne chance! Et qu'est-ce que vous allez faire?

- Comment cela? Nous allons lutter avec acharnement contre les bays et toutes sortes d'ennemis, allons présenter et élire nos candidatires au comité de district rural.

Puisqu’au cours de dernières élections le khoja Kakabay a casé son neveu au comité et ils ont pillé toute la coopération.

- Et qu’avez-vous fait avec eux?

- Nous avons écrit au journal.

- Et qui voulez-vous nommer à son poste?

- Nous allons sélectionner une candidature parmi les jeunes cadres.

- Et avez-vous l’intention de continuer vos études?

- En ce qui concerne les études, nous allons attendre un certain temps, nous sommes trop occupés. Il faut défendre les pauvres, et éduquer activement les enfants de paysans pauvres et les orphelins.

- C'est bien ce que vous avez conçu! – admira Kartkhoja les buts de la cellule de Babataї.

- Et toi, pourquoi es-tu hors d'affaire?

- Voilà, ... j’essaye de gagner un peu pour payer mes études, sinon moi aussi je le ferais...

- Nous allons trouver d'autres financements! Si nous pouvons élire notre chef de district rural, nous prendront tout l'argent nécessaire aux bays! Qu'en penses-tu?

Kartkhoja aima les plans pour la défense des pauvres, mais la deuxième idée ne lui plut pas en quelque sorte. Et c’est pourquoi, après avoir réfléchi, il répondit évasivement: «Travaillez là, on verra après».

Babatay monta dans une calèche et partit.

Quelques semaines plus tard, les gens se mirent à dire: «Une foule de jeunes courent les aouls et font un vrai abattoir...». Kartkhoja voulait aller les voir, leur présenter les souhaits des gens, mais il s'enlisa dans les affaires, toutes sortes de soucis de ménage, il était submergé de travail.

Une fois Kartkhoja était assis sous un auvent devant sa maison en train de donner le cours, soudain, le khoja Karibaї se présenta et appela:

- Allez, viens ici!

Il sortit, et celui-là se mit à fourrer un journal dans ses mains avec le visage terriblement décomposé.

- Lisez-le, ici!

Il lut: «La confiscation du bétail des bays», il s'avéra qu’il s’agissait d’un système de réquisition des produits agricoles: «Et qu’ils n’essayent pas de cacher leur bétail, il appartient au Trésor public".

Le khoja riche était comme une âme en peine, allait et venait, ses yeux sortirent des orbites. Il demandait conseil. Il n'arrivait toujours pas à trouver un endroit où pourrait cacher ses troupeaux de moutons et de chevaux. Après le khoja les autres bays se mirent à courir aussi, et en essayant de cacher leur bétail, commencèrent à le fourrer dans des granges et cours vides des va-nu-pieds compréhensifs.

A peu près une semaine passa. Et le détachement, confisquant le bétail des bays, arriva. Des commissaires d’aoul, des délégués, des policiers étaient plantés partout. Ils rassemblèrent des animaux, les comptaient, les conduisirent quelque part de nouveau. Kartkhoja, bien sûr, était présent.

Des foules de gens partout, comme sur une foire. On ne voit que des fouets, bâtons, fusils, dans un géant tourbillon vivant, le bétail est poussé dans un immense enclos. Un garde vêtu d’une veste en cuir noir, armé d'un mauser et d’un fusil est debout près de la porte de l'enclos, des cartouches à bande sont passées en croix au-dessus de ses épaules, ses pommettes sentent le froid. Il établit le compte rigoureux, voire détaillé. Quelques petits propriétaires désespérés s’y précipitèrent en criant: «C'est ma petite vache ...mon petit cheval, il se touve ici par hasard...», ils furent rossés et firent vite un bond de côté. Un certain Isakhan, en s'étant ingénié à ne pas apercevoir un garde, se précipita vers son taureau, presque disparu dans un enclos, et tourna en arrière son pif noir. Mais le garde même était sévère et vigilant. Le Kazakh courut à toutes jambes. Le garde courut après lui. Il le rattrapa et frappa entre les omoplates avec la crosse de son arme, Isakhan tomba dans la poussière de la route. Voilà encore un cas: Ybraї connu par sa lâcheté aiguillonne sa petite vache avec une petite branche sèche en la poussant de côté, et voilà - le bougre vêtu d’un veston noir l’aperçut, il fut immédiatement rattrapé, renversé et tabassé avec les bottes. Ybraї gagna sa maison à grand-peine et se cacha derrière les bas des jupes des femmes - son cœur gargouillait comme une bulle d'eau. Mais le gars en noir n’allait pas le laisser tranquille, il traîna Ybraї dehors  et se mit à le battre de nouveau. Des gens courent, hurlent, déchirent leurs vêtements de désespoir, ils ne peuvent pas agir autrement, les gens disent non sans raison : le bétail et l’homme sont de la même tribu, il fait pitié. Et les Kazakhs se jettent sous les bâtons, mais on commença à tirer... Kartkhoja flâne aussi, cherche ses voisins d’aoul, soudain un coup de feu retentit derrière une grange. La débandade fut générale.

- Qu'est-il arrivé? Quoi, quoi?

- Aoubakir est tué!

Comment pouvaient-ils ne pas se tenir à l’écart du bétail?

- Ils m’ont enlevé tout mon bétail...

- Et le mien aussi.

Mais il y avait assez de gens qui poussaient des soupirs de soulagement:

- Et nous, ils nous ont faire grâce en quelque sorte... - et marmonnaient à tout hasard: «Pardonne-moi, Dieu le Très Haut...».

Les uns payèrent pour les autres, quelqu'un juste eut de la chance, parce que le bétail qui était en vue était emmené, et les animaux cachés restèrent sains et saufs. Bien sûr, ils ne  touchèrent pas les aouls des personnes influentes. De vieux rusés se débrouillèrent aussi. Kartkhoja trouva enfin les siens. Il s'avéra qu'ils n’avaient pas touché son bétail. Et seulement alors il se calma.

 

Après la tornade

 

Une vingtaine d’hommes qui faisaient leurs études à Semipalatinsk, en s’étant cotisés, louèrent des chariots convenables et partirent directement dans la ville. Ils effrayèrent les gens - les nomades voyaient un convoi et le prenaient pour un détachement travaillant dans le cadre du système de réquisition des produits agricoles.

En étant pris de panique les gens se précipitaient vers les troupeaux de moutons et de chevaux et se hâtaient de les pousser et cacher le plus vite possible dans les ravins ou derrière les buttes. Ils comprenaient plus tard que c’étaient des élèves simples, et reprenaient haleine à peine.

Il y a beau temps que le nombre de bétail de toutes les tribus - Aїdabol, Karjas, Kozgan, Koulik - habitant près de Bayan, était sensiblement diminué même sans raids des commissaires. Dans les tribus les plus riches il ne restait pas plus de 60 - 70 vaches laitières. Un œil discerne difficilement des perles éparpillées sur le tapis, comme vous ne verrez pas du premier coup des moutons survivants sur les pâturages familiers. Ils ne sont pas plus nombreux que les lièvres sur une plaine ; le troupeau de mouton pour un berger c’est la même chose que les étoiles pour un astrologue, et voilà il ne restait que quelques constellations clairsemées - à pleurer. Et vous ne rencontrerez un gros bétail que dans les forêts des Karakesek. Les troupeaux de moutons et de chevaux s'éclaircissent de nouveau comme il n'est pas permis sur les terres des Naimans d’Aїgyrjal.

On dirait que d'autres villages étaient dépeuplés, l’abandon et le désordre y régnaient, comme dans des pavillons du maître disparu.

Montez sur une butte, et vous aurez beau tirez le cou, en ouvrant de grands yeux pour voir: là où des troupeaux plantureux paissaient autrefois, même si vous clignez des yeux ou promener le regard dans des directions différentes – vous n’entendrez pas le bruit profond des sabots des troupeaux de chevaux galopants.

Un aoul sans bétail c’est la même chose que les lèvres d’un homme rasé. Des herbes épaisses des pâturages devinrent clairsemées, les épis du millet semé lèvent à peine, les montagnes semblent d’être plus basses, les lacs sont comblés par du sable et les rivières s’ensablèrent. Une outarde est fort à l’aise sur une telle terre pâle et nue, mais l'homme n’y sera pas rassasié.

Et cela donne à penser: «Comment peut-on vivre et se multiplier? Comment peut-on ne pas périr? Et comment y survivent des gens encore?". Ce n'est pas un secret, les troupeaux de nos bays, bien sûr, comptant des milliers de pièces de bétail, erraient autrefois dans ces lieux. Mais à qui que les bêtes appartiennent, sans elles la steppe perd toute sa beauté, et ce sont elles qu’on en accuse involontairement. Il est à avouer, presque toute la terre kazakh devint si minable...

Des vieux connaisseurs racontent: «Jadis, les hivers étaient chauds et il ne fut pas nécessaire de construire des maisons avec un four. Et le bétail couchait directement sur la neige et encore engraissait incroyablement. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas, des hivers deviennent de plus en plus froids». Peut-on croire leurs paroles? Et peut-être le nombre du bétail est-il diminué parce que, enfermé dans des granges, il étouffe, s'enroue et meurt? Ou parce que les Kazakhs ayant perdu leurs pâturages estivaux ancestraux de montagne à l'arôme douceâtre, leurs prairies verdoyantes et abreuvoirs près desquels des baies poussent abondamment, furent-ils gagnés par l’indifférence pour des chevaux pur-sang et des bosses des chameaux particulièrement nourries, commencèrent-ils à soigner les moutons avec du colophane et les vaches avec du goudron de pin moins patiemment? Ou parce que des innombrables partis avec leurs élections interminables tournent-ils autour des troupeaux de proches et les épuisent-ils inexorablement, comme s’ils avaient juré d’en finir avec eux une fois pour toutes? Ou des siècles heureux de la laine dorée de mouton se terminent-ils pour les Kazakhs?

En étant plongé dans de telles pensées, Kartkhoja essaye de regarder fixement le jour à venir. En attendant d’avoir dans l'avenir une lueur d'espérance, un rayon conducteur, et juste une issue. La steppe appauvrie renaîtra-t-elle, en s’étant rempli de toutes sortes de force vive? La corne d'abondance serait-elle versée de nouveau? Et est-ce qu’il y aura de nouvelles possibilités qui couvriront comme des vagues le fond sec de notre vie? Non, ils ne renaîtront pas et ne rempliront pas. Donc, il fait bon de faire quelque chose soi-même. Que faire? Et sur quelles forces s'appuyer? Kartkhoja essayait mais ne voyait rien de bon. Peut-être, doit-il s'établir quelque part, ensemencer le champ, s'engager dans un métier? Et est-ce que cela donnerait quelque chose de réel au Kazakh? On vit déjà... Kartkhoja connaît également des Kazakhs enracinés comme des paysans, et ceux qui se considèrent comme des citadins... par exemple, dans les districts de Belagach et Kaїyndyk. Est-ce que ce sont des villes?! Mais c’est un "cimetière des vivants" puant et souillé, entre les murs peu attrayants duquel les gens avec une lueur dans les yeux courent follement. Est-il difficile d’apercevoir que tous les représentants de cette masse ayant perdu le bétail, mais n'ayant jamais acquis l’expérience en matière de l’agriculture, essayant de faire semblant d’être des constructeurs ou charretiers, perdent progressivement eux-mêmes leurs propriétés morales en s'assimilant au bétail, attrapent la tuberculose et s’appauvrissent jusqu’à vivre dans une misère irréversible? Et c’est pourquoi au moins un optimiste qui assurera que le Kazakh sédentaire devient plus fort et plus riche seulement se trouvera-t-il aujourd'hui? Et puis, où le Kazakh peut-il prendre des terres arables? Et pour tout le monde? Il n’y a que dix districts ruraux pour des dizaines et des dizaines de milliers de Kazakhs de la tribu de Souїindiks, Karakeseks, Naimans! On rencontre parfois - est-ce qui quelqu’un le nie? – ceux qui sont sédentaires : 30-40 maisons avec une parcelle de terrain de la dimension d’une semelle de botte et des prairies-enclaves. Et toutes les prairies se trouvant près des rivières, des terres noires situées près des lacs et sur des pentes des montagnes et près des forêts avec des sources et des ruisseaux sont occupées depuis longtemps par un autre monde qui bénéficie d'une protection spéciale des autorités. Eh comment les va-nu-pieds naimans doivent-ils s'établir là-bas? Dans quel lieu?.. C'est pour cela que le monde est assis sur des terres chauves et desséchées de steppe, comme une volée d'oiseaux aux ailes rognées, comme un troupeau de chevaux entravés, sans volonté, la tête baissée. La plupart de gens s’établirent dans des tristes lieux de leur hivernage. Mais il est impossible de l’appeler une vie sédentaire. Essayez de faire, après avoir planté du blé, une bonne récolte sur des pierres et le sable. Il est clair que des terres autour de ces lieux d'hivernage ne peuvent servir ni pour le labour ni en tant que potagers, et il est à avouer que l’horticulture n’est pas familière aux Kazakhs s’étant établis éternellement pour l'hivernage. Qu'est-ce qu’ils deviendront dans quelques années?

Un ami appela Kartkhoja allongé sur le côté dans une télègue roulante et méditant de cette façon: - Hé, éveille-toi! Allons-nous nourrir les chevaux dans cet aoul?

- Nous pouvons bien les nourrir, bien-sûr, nous pouvons les nourrir, - répondit Kartkhoja et regarda tout autour en s’étant soulevé.

Certains compagnons de route de Kartkhoja, après être entré à l’aoul, décidèrent de faire semblant d'être une personne importante afin que les habitants du lieu leur donnent un repas, et peut-être, de nouveaux chevaux aussi.

Qu'est-il arrivé aux Kazakhs qui tâchaient, il n'y a pas si longtemps, de nourrir tout d'abord des invités ou des voyageurs simplement apparus sans toute allusion et demande de leur part?    C'est quoi, cette race dure à la desserre apparue à présent, comme dans cet aoul? Kartkhoja ne l’aime pas.

- Cessez! – arrêta-t-il ses camarades. - Que peuvent-ils nous donner?! N’est-ce pas un péché que vous accusez des innocents coupables? On peut imaginer que chez nous mêmes le samovar bouillit toujours pour tout le monde qui passe! Camarades, pour qui allons-nous étudier, en ayant tout quitté? Nous ne devons pas l’oublier...

Joliment dit. D’ailleurs, bien à propos. Il faut être absolument malhonnête pour entrer en discussion. Ses camarades réfléchirent et cessèrent de grogner et reprocher on ne sait qui.

Plus près de Semipalatinsk le bétail bien entretenu et gras tombait sous les yeux de plus en plus rarement, et on voyait de plus en plus souvent des bêtes épuisées. On s’étonnait et demandait les gens: «A qui est cette bête?» On répondait: «A l'Etat». Sale, n’ayant que la peau et les os, aux yeux éteints et larmoyants.

- Comment surveillent-ils le bétail?! L'automne est presque là – ils ne réussiront pas à l’engraisser – s’étonnaient les voyageurs.

- Même un tel bétail convient pour l’Etat, - répondaient les gardiens.

- Pourquoi l’Etat cherchait-il à ramasser le bétail? Pour nourrir une armée. Est-ce que la viande d’une bête maigre c’est la viande?

- Mais les Russes refusent eux-mêmes les viandes grasses.

Les paroles des gardiens étaient pris pour une plaisanterie. Kartkhoja comme un homme qui causa avec beaucoup de camarades instruits, avait éclairci la situation:

- L'Etat s'intéresse aux comptes: combien il y a de têtes de bétail et c’est tout, et ce qu'il y a entre la tête et les sabots n’inquiète personne. Et puis les élections commencent, ils ramassent le bétail, et quand les chefs sont élus, ils échangent leur bétail misérable contre les bêtes grasses et bien entretenues. Le nombre de bétail ne change pas – les comptes sont les mêmes. Et les gens mêmes tâchent de refiler à l’Etat le bétail le plus misérable et cachent des bêtes charnues.

- Et si l’Etat découvre cette fourberie, à coup sûr, les combinards en verront des dures...

- Mais comment? Ils contrefont la marque. Ce qui leur aide – c’est le fait que l'Etat n’analyse pas, où est la progéniture, où est déjà presque la charogne. La principale chose dans l'état ce sont les comptes. Si une bête est morte, ils dressent un procès-verbal, présentent la peau et il n’y a plus aucune question à leur poser. Et elle est morte ou elle est mangée... cela n’intéresse personne. Les gens s’ingénient même à présenter des peaux de l'an dernier, et il y en a plein. Il suffit de mettre un cachet sur le procès-verbal, et le chef d’aoul n’aura rien à dire, - expliqua-t-il.

Il semblerait – c’est clair, mais le cœur de Kartkhoja s'attriste: ils apprirent à enlever le bétail, mais personne n’est pas en mesure de le gérer sensément. Ni les gens ni l’Etat n’en tire profit, et le bétail périra à cause des pièces comptables. Mais il n'y a rien à faire!

Plongé dans de telles pensées lourdes, Kartkhoja ne remarqua pas que le convoi se trouva dans les rues de Semipalatinsk, la ville changea pour le mieux, devint propre et mise en ordre. Le commerce renaquit. Des façades des institutions portent des inscriptions kazakhs. Le président du comité provincial est Kazakh. Et de toute façon, il y avait plus de Kazakhs parmi les employés qu'avant. Kasen devint le chef du département de l'éducation, ce qui rendit Kartkhoja particulièrement heureux. Comment pouvait-il ne pas profiter de l’occasion pour placer son petit frère dans un orphelinat où il sera logé et nourri par ordre du chef familier? Lui il est entra à l’institut. Quand il était disponible, il donnait des cours dans une des plusieurs écoles kazakhs qui étaient aussitôt ouvertes dans la ville.

Les Kazakhs de Semipalatinsk se passionnèrent tellement pour les études, la recherche d'un meilleur emploi, l’établissement des proches dans un emploi bien rémunéré, qu’ils ne se souvenaient même pas des temps de l'incertitude inquiétante, l'angoisse et la peur auxquels ils survécurent récemment eux-mêmes.

 

Travail

 

Les études passionnaient plus que jamais. La langue d’enseignement était le kazakh. Mais il n’y avait pas de livres. Les enseignants donnaient leurs cours et s’en allaient aussitôt. Et des objets vagues s'alignaient dans la tête de Kartkhoja. Et seulement plus tard les contours des jours deviennent peu à peu plus réguliers. Il avait trois heures de formation par jour, mais à l'approche de la nuit il tombait de fatigue. Parce qu'il était très occupé, il faut avoir le temps de visiter tous les endroits, fréquenter tout le monde, un tel homme ouvert d’esprit.

Tout d’abord il faut faire le tour de tous les employés des institutions, les djiguites. Et ils sont nombreux. Un Kazakh dans le comité provincial, un Kazakh dans le département foncier, et dans le département de l'éducation il y a les mêmes professeurs et élèves qui avaient beaucoup souffert et atteint leur but.

Des foules de Kazakhs donnent l'assaut au palais de justice. Ils pénétrèrent dans des maisons de vente, bureaux de l'alimentation, où autrefois ils n’osaient même pas fourrer leur nez. Il y a aussi des cadres kazakhs parmi les responsables politiques, financiers et industriels. Et Kartkhoja ne se lasse pas de les admirer, comme les sommets des montagnes, comme ce qui est le plus proche et le touche de près.

Tous les jeunes gars, les membres de toutes sortes d'organisations et partis font leurs études, publient des journaux. Ceux qui sont les plus tenaces et qui ont bec et ongles sont prêts à se mettre en pièces les uns les autres pour tout poste important. Ils se plaignent, bien sûr, mais si vous regardez de près : tout le monde est assez bien placé, la vie est bien arrangée. Quelqu'un fait du commerce, quelqu'un acheta une maison. Et les gars habiles comme Boranbay, Janakhmed, Gabdolla qui tenaient autrefois aux emplois de fonctionnaire et travaillaient comme professeurs, juges et présidents du comité révolutionnaire (et comme chefs de districts ruraux à l'ancien régime), à présent, sous la nouvelle politique économique, quittèrent la fonction publique, se précipitèrent pour acheter et vendre et devinrent maintenant des nepmans[46] riches.

Les gars ayant fini leurs études dans une ville et étant partis dans des aouls, restèrent de pauvres intellectuels, mais les lurons s’étant accrochés à la ville, réussirent à s'enrichir personnellement avec leurs épouses et maîtresses, en étant devenu des «pourvoyeurs».

Kartkhoja ressentait une aversion intérieure envers ces gars instruits qui, en ayant oublié leurs idéaux d'hier, devinrent des        mercantis, ils ne lui plaisaient pas. Mais une fois, après avoir entendu la confession de l'une de ces personnes fausses, il pensa: «Peut-être qu'ils ont aussi raison de quelque chose? Qui sait?». Et un mercanti instruit dit ce qui suit:

- Les Kazakhs seront perdus s’ils n'apprennent pas à faire du commerce. La vie change. Le peuple ne développant pas le commerce ne survivra pas dans ce monde impitoyable. Le capital gère le monde, et ceux qui s'aviseront de s'opposer au capital seront avalés vifs, écrasés, mis sous un joug d'esclavage. Et le commerce est le capital.      Ce n'est pas la peine de douter que si les Kazakhs, comme auparavant, méprisent le commerce, il se retrouveront au bord de la civilisation. Personnellement, je suis encouragé par le fait que chez nous, à Semeї, cette situation s’est débloquée, je suis content que même les femmes se sont engagées dans le commerce. Pourquoi? Cela ne doit pas nous faire sauter de joie, mais il faut se rendre compte que nous sommes dans le droit chemin, les yeux ouverts. Il est nécessaire de comprendre que les temps ont changé et maintenant le travail est indissolublement lié à l'argent et, par conséquent, au commerce également, si méprisé par toi, mon ami.

Kartkhoja ne veux pas croire les mots du mercanti, mais la vie montrait quotidiennement et partout des exemples de son bon droit. Il suffit de se souvenir des prix des mêmes choses qu’il y avait dans les aouls et étaient exposées aux magasins de villes. Il devient aussitôt clair qui et comment s’enrichissait et s’enrichit sur le compte des Kazakhs – certainement, ce n’étaient pas les siens. Kartkhoja ne trouvant pas autrefois une clé de compréhension des causes de l'appauvrissement des Kazakhs, paraît-il, était complètement satisfait d’une explication qui s’était fait voir.

Kartkhoja alla chez Kasen qui lui demanda de venir le voir après les cours. C’était une visite habituelle pour lui. Il vint et vit que Toleguen, travaillant alors au sein d’un organisme de contrôle, était déjà chez Kasen. Ils parlaient de la fonction publique.

- Comment ça va dans la ville de Jokchy?

- Ah, mais comment ça peut y aller? Tout est ruiné. Les agents ont fait tout leur possible, ils volèrent tout. Aujourd'hui, après avoir obtenu des documents, j’ai immédiatement mis en prison deux personnes.

- Je voulais te raconter: il y a eu récemment ici un Kazakh - Tobykt, il est venu chercher un papier donnant le droit à l’obtention d'aliments. Alors ils l'ont battu et puis se sont mis à exiger 25 millions pour sa mise en liberté.

- Oui, il y a plein de ces cas! On vient de nous faire savoir : les agents ont arrêté au marché des commerçants kazakhs avec recette et ont commencé à extorquer un pot de vin. Aujourd'hui même j’ai commencé une enquête. Ils dressent des procès-verbaux d’une manière complètement embrouillée, il est impossible de comprendre quelle est la date de l’arrêt d’un citoyen, lorsqu'il est relâché, la motivation n'est pas indiquée. Ils ont des liens avec des bandits de ville, nous le vérifions aussi maintenant, - communiqua confidemment Toleguen.

Après le départ de Toleguen, Kasen expliqua son désir de voir Kartkhoja:

- Ces derniers temps il y a beaucoup d’élèves nécessiteux. Ils ont surchargé de demandes, sont plantés des jours entiers dans le couloir en adressant des prières. Hier, lors d'une réunion, j’ai été chargé d'établir le nombre d’élèves qui sont vraiment nécessiteux. Et franchement, je n’ai pas étudié cette question au niveau approprié. Je voulais que tu me dises quelque chose... si tu es au courant.

- Il y ceux qui sont nécessiteux, c’est vrai. Mais ceux qui sont plantés avec leurs demandes devant votre porte, ne sont pas des nécessiteux. Quand ils entendent dire que quelqu'un a obtenu quelque chose, ils se précipitent aussi pour s'approprier leur part. La plupart d'entre eux, j'en suis sûr, sont juste des ventres insatiables.

- Tu as bien dit. Les Kazakhs sont un tel peuple – ils aspirent à quémander quelque chose, mendier avec des larmes aux yeux, décrocher à l'œil. Parfois, j'enrage vraiment! Quand je pense: quel sera le nombre d'élèves véritablement nécessiteux?

Kartkhoja compta 8-9 personnes.

-          Et que pouvez-vous leur donner?

-          Le budget ne prévoit aucun montant à cet effet. Mais je pense: nous organiserons nous-mêmes un spectacle théâtral et leur transmettrons l'argent reçu pour la vente des billets.

Dans une semaine, dans un club «Boule lunaire» eut lieu la première représentation théâtrale d’une troupe amateur. La salle comble. Et Akhmed, et Smagoul, et Abdirasyl jouèrent parfaitement leurs rôles, pas plus mal que les acteurs russes. Le public était émerveillé. Et ils collectèrent pas mal d'argent. Il y avait quelque chose à distribuer parmi les élèves pauvres. Les jours suivants apportèrent des nouvelles : Toleguen, inspectant les activités de la police criminelle provinciale et ayant découvert des actes délictueux des cinq agents, les arrêta avec leur chef. Non mais quelle témérité, il entra seul dans le bâtiment de la police provinciale, et en s’étant mis debout devant des agents, déclara: «De par la République, je vous arrête!», ceux-là étaient si surpris par son audace, qu’ils n'eurent pas le temps d’opposer de la résistance – ils furent désarmés instantanément.

Un procès retentissant eut lieu, et les gens, paraît-il, commencèrent à voler moins souvent. Seulement dans un district rural les affaires de  60 voleurs étaient portées devant les tribunaux. Les juges prenant des pots de vin et s'imaginant devenir le nouveau "os blanc", se brûlèrent également. Et les journalistes veillaient, chaque procès fut immédiatement couvert. Tout lui plaisait. Kartkhoja ne se détachait pas de la lecture des journaux.

Et les journaux écrivaient d'une manière générale sur la faim. Il était affligé en lisant ce que les deux tiers du peuple kazakh souffrent de la faim. Et une angoisse inimaginable avec laquelle ses connaissances parlaient de cette même famine ayant envahi des terres kazakhs, lui pesait aussi. Avec l'arrivée de l'été, de nombreux citadins «frais émoulus» partirent dans leurs aouls en espérant manger au moins un petit morceau. Kartkhoja alla aussi avec Kasen. En descendant d’une calèche près de la maison d'un bay familier, Kasen demanda Kartkhoja:

- Comment trouvez-vous le pouvoir soviétique? Croyez-vous que nous vivions bien? Ou préférez-vous qu'il tombe?

- Oh-là-là, mon cher, qu’il reste debout comme il était! Pourquoi me le demandes-tu?

- Mais il vous déplaisait avant, n’est-ce pas?

- Eh bien, s’il tombe, serait-ce  mieux? Une guerre recommencera. Et alors, qu’est-ce qui restera de notre bétail?

Un bonhomme survint, en apparence - un pauvre.

- Et toi, qu'en penses-tu?

- Et pourquoi devrions-nous être contre? Aujourd'hui, tous les frais sont à la charge des bays. Maintenant, nous sommes pris pour les gens, la liberté. On dit: un aveugle rêve d’avoir une bonne vue! Cela arrive parfois, bien sûr... et est-ce qu’il est possible de vivre sans cela? La police ou les chefs d’aouls nous serrent la vis parfois, se moquent de nous, mais cela n’est rien... Cela ne se passe pas déjà comme au bon vieux temps.

La phrase "cela ne se passe pas déjà comme au bon vieux temps" fit sourire même Kartkhoja.

 

Soif éternelle

 

Il lisait jusqu’au dernier point tous les livres kazakhs qui lui tombaient sous la main, tâchait de comprendre chaque mot du conférencier, obtenir des réponses à toutes ses questions, mais tout de même, l'école kazakh n’éteignit pas la soif de connaissance de Kartkhoja. À certains égards, dans le domaine de l'instruction il rappelait un chiot courant après des ombres, ayant fourré son nez dans toutes les fentes, s’étant égaré, et après tout, s’étant retrouvé là où il était. Parfois, en passant par la bibliothèque ou la librairie russe, il était planté, comme la plèbe ayant toujours faim reste debout devant une porte ferrée fermée du bay, mange carrément avec les yeux, mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Oh, s’il connaissaît la langue russe! Et il devenait de plus en plus chagriné. Il essayait de lire de petits livres publiés pour la plèbe, copiait et apprenait des mots inconnus, posait des questions sur leur sens, fouillait dans le dictionnaire, essayait même de parler russe - aucun résultat. Sa langue n'est pas capable de prononcer les sons inhabituels, l'oreille ne peut pas distinguer les intonations. On ne peut pas dire que Kartkhoja a la sagesse de Salomon, mais il a la mémoire tenace, saisit vite, pour tout dire – il est d'intelligence moyenne. Mais ce qui était le plus important : il croyait en ses capacités et son talent. Si je n’apprends pas la langue russe, je ne me relèverai pas moi-même et ne vaudrai rien pour les gens. Et Kartkhoja jura : je crèverai peut-être, mais je l’apprendrai, malgré tout, sinon je ne deviendrai pas un homme.

Et voilà, vers le début de l'hiver, en ayant refait le ménage à fond, après s’être procuré des aliments pour sa famille, il attela le dernier cheval à une araba kazakh, y fit asseoir son petit frère avec un récipient contenant le beurre salé, attacha à l'arrière d'une araba son unique taureau, et avec d'autres voyageurs alla à Omsk, la route est longue – la besace est peu remplie. Ils avançaient lentement – petit à petit. Les roues roulent jour et nuit, et c'est déjà bien.

Ils passèrent la rivière Olenty sur la glace – le nombre de voyageurs augmenta, et le convoi se composait déjà d'une dizaine de télègues et traîneaux, une vraie caravane. Parmi eux étaient de jeunes hommes voulant étudier, des hommes oisifs, des femmes allant voir leurs parents, des laborieux espérant trouver du travail dans des pays lointains, et des marchands qui vendirent leurs marchandises pas chères dans des aouls et rentraient maintenant dans la ville pour acheter un nouveau lot de tissus et toutes sortes de petites choses. Et ils étaient tous pressés et poussés par l'agitation du jour.

Omsk est le centre de la Terre. Essayez de le gagner. Même une télègue transpira, sans parler des gens mêmes. Jetez un coup d’oeil sur le cheval de Kartkhoja – il bouge à peine ses jambes, comme une parturiente qui n’accoucha pas encore. Il ne peut être question de le fouetter, la cravache n'a déjà aucun effet sur la bête. Il soulève sa croupe et traîne avec peine ses sabots sur le pavé, Kartkhoja fixe sa croupe levée, regarde sous la queue, en la soulevant, et en s’écriant, il ne comprend pas: «Qu'est-ce qui est arrivé à la bête?!". Et le cheval lui-même a les yeux sortis de leurs orbites et les jambes sont capables seulement de trembler légèrement. Ses compagnons disent: «Tu l’as crevé, il ne tirera plus». Il examina un jeune taureau attelé avec le cheval. Il semble être en bonne santé. Ils firent encore 5-6 verstes, puis le cheval s’arrêta définitivement. Il vit qu’il restait en arrière du convoi, il ne pouvait plus temporiser, il egorgea le cheval et enleva sa peau. Les compagnons de route de Kartkhoja mirent des choses de Kartkhoja dans leurs chariots et dirent : le chargement de la caravane de tête ne reste pas à terre. Et Kartkhoja fut obligé d’abandonner simplement son araba sur la route. Il avait du mal à supporter la perte de son cheval. Le sort malfaisant le marque. Et sa femme ne lui pardonna pas son départ. Et sa mère était mécontente. Il pensa : peu-être que leur mécontentement évident affecta-t-il son chemin? Même si c’est le cas, il ne voulait plus en penser, car ce n'est pas le seul obstacle sur son chemin! Il faut juste endurer tout.

Et il se mit à aller à Omsk à pied, bien que ses amis proposaient à plusieurs reprises: «Monte dans notre araba!», il n'accepta pas. Cependant, il fit asseoir avec reconnaissance son petit frère dans l'un des chariots.

Plus près d’Omsk, il fraîchit sensiblement. Pendant la nuit le frimas couvrit tout. Et les tas de voleurs assis le long de la route étaient plus denses. Il fut obligé de garder des choses pendant la nuit. Kartkhoja enveloppait le plus étroitement possible son petit frère s’endormant dans un feutre, et il était assis lui-même en regardant tout autour.

Une     jeune personne avec sa fille d’environ 11-12 ans allait avec Kartkhoja. Kartkhoja les protégeait. Lors des haltes la mère envoyait sa fillette chercher tantôt du bois mort, tantôt de l'eau, mais la nourrissait mal. Et pendant la nuit elle la forçait à garder des choses à sa place. La pauvrette n’était même pas convenablement vêtue. Maigrelette, excédée, les cheveux emmêlés. Kartkhoja plaignait la petite fille, son cœur saignait vraiment. Faire une remarque à la mère – cela semblait gênant.

Une nuit, Kartkhoja gardait le convoi, en s’étant approché de la fillette, il ne put se retenir de dire:

- Chérie, ne veux-tu pas te coucher? Je garderai tout ici moi-même à ta place, couche-toi.

- Elle me battra, - dit tranquillement l’enfant.

- Pourquoi doit-elle te battre? N'est-elle pas ta maman?

- Non, ma belle-mère.

- As-tu le père?

- Non.

- Et des proches?

- Non.

- Et où te conduit-elle?

- A Omsk.

- As-tu quelqu’un à Omsk?

- Personne. Je ne sais plus rien. Peut-être qu’elle va me vendre à quelqu'un.

- Et quel âge as-tu?

- Quatorze ans.

Kartkhoja parla avec une femme à l'approche d’Omsk. Elle allait chez ses proches, en supposant qu'elle confiera sa belle-fille à leurs soins. Et s'il y a un homme qui voudra l'épouser, elle la donnera avec plaisir si on lui paye le prix de la fiancée, et peut-être même pour rien, pour juste se débarrasser  au plus vite d’elle.

- Madame, ce n’est pas bien, - importuna la femme Kartkhoja.

- Qui donnera le bétail pour une gamine maintenant? Il vaut mieux que vous me la donniez ... La femme refusa d'abord, mais puis, après avoir parlé avec un homme qui lui était proche, elle accepta. Kartkhoja se réjouit, comme si sa jument à courte queue avait ressuscité. Et ses compagnons se mirent à rire de lui.

- Un cheval est mort, une araba est perdue. Tu vas à pied toi-même. Alors, que vas-tu faire avec cette fille, hé, Khoja Nasyr?

- Ne riez pas! Vous riez à cause de votre ignorance. Peut-être, vous verrez un jour quelle personne admirable deviendra cette salisson. Dieu aime ces orphelins. Quoi? Ce sont des gens comme nous. Si tout s’arrange, je             ferai sans faute en sorte que ma petite sœur sera bien campée sur ses jambes, - répondit Kartkhoja aux moqueurs et caressa la fillette sur la tête.

Après être arrivé à Omsk, il loua avec ses amis une maisonnette à la périphérie de la ville.

Le lendemain, en ayant laissé là son petit frère et sa sœur fraîche émoulue, il alla au marché pour vendre le taureau. Excédé par un long passage, le taureau décharné aux yeux creusés ne plut pas aux acheteurs. Mais ensuite il se mit d’accord avec un acheteur: on ne dirait pas que le prix était trop haut, mais tout de même c’était une somme confortable. Après avoir fourré l'argent dans son sein, il alla parcourir les rangées du marché, parmi lesquels il vit un Kazakh flâner avec une grosse coupure et demander à chaque passant:

- Est-ce que quelqu'un peut changer? S'il vous plaît. Je ne peux pas payer le vendeur.

Kartkhoja eut pitié de lui.

- Monsieur, de quelle somme avez-vous besoin?

- Quarante-cinq millions! Eh, mon cher! Voilà, quelle chance!.. Oh, eh bien, tout le meilleur pour toi!..

La coupure reçue en échange semblait à Kartkhoja tout à fait normale, et même évoqua une idée d’une commodité: elle entra librement dans un vieux porte-monnaie en cuir grossier. "En effet, à quoi bon traîner au marché avec un tas d'argent dans son sein? Si je paye pour quelque chose, je peux le perdre".

Et puis, il y avait certains documents dans le porte-monnaie, maintenant tout est rassemblé en un seul endroit – il ne faut pas chercher longtemps. Après avoir décidé d'acheter à sa "petite soeur" un savon parfumé, il pénétra au plus épais de la cohue et de la foule des marchands. Une vraie fourmilière. Il est impossible de passer ou fendre la foule.

Il se mit à marchander, en ayant choisi un morceau de savon qui lui plut, mais il ne se mit pas d’accord avec le vendeur. Il convint du prix avec un autre marchand, fourra la main dans sa poche pour sortir de l'argent... Quelle horreur! Il n’y a pas de porte-monnaie, il n’y a rien ! Il s'effraya, commença à fouiller dans son sein, sous sa ceinture, glissa sa main dans son pantalon. Rien. Les larmes lui sont montées aux yeux.

Et que faire maintenant?! En ayant fini par ne pas trouver une réponse, il rentra dans l'appartement.

 

Avec tristesse

 

Kartkhoja perdit et tout son argent et ses documents, dont il avait trop besoin, et il n’avait aucune connaissance à Omsk. Il fit un tour des compagnons de route qui étaient arrivés avec lui – aucun résultat. Qui va "héberger" le locataire insolvable? Et Kartkhoja était mis dehors avec les adolescents et les choses. Il se retrouva à la rue.

Les rues d’Omsk sont infinies, de même que les routes. Elles se poursuivent sans fin. Kartkhoja clopine en se traînant à grand-peine sur le trottoir. De grosses gouttes de sueur tombent de son visage. Sa "petite sœur" était si épuisée, qu'elle ne pouvait pas marcher toute seule. C’est bien que son petit frère était encore fort. Kartkhoja pendit des besaces sur son frère, et se mit sur les épaules un ballot avec des couvertures et un feutre, fit asseoir sa "petite soeur" au-dessus et marcha. Vous ne le distinguerez pas d'avec un âne surchargé. Où il se traîne - il ne le sait pas lui-même. C'est donc qu’au centre de la ville.

Après trois ou quatre quartiers son petit frère commença à se fatiguer aussi. Ils s'assirent sous une palissade pour se reposer. Il devint évident qu’il ne pourrait pas aller loin avec des enfants extenués. Kartkhoja resta pensif. A quoi bon continuer d’être assis ainsi? Il convient de faire quelque chose. Il faut solliciter l'aide de quelqu'un. Mais où aller? A qui peut-il s’adresser? Du brouillard dans la tête. Et il erre dans ce brouillard du désespoir n’en trouvant pas une issue. Il errait et tournait, soudain, il vit: paraît-il, une silhouette fantomatique apparut devant lui. Qui est-ce? Un Kazakh. L’un des ceux qui arrivèrent à Omsk dans un seul but sacré - étudier. Et il aidera certainement Kartkhoja. Mais comment s’appelle-t-il et où vit-il? Rappele-toi, rappele-toi... C’est qu’un certain tel qu’un maître de poste avec des chevaux de relais salutaires doit être dans la ville aussi ... Azimkhan... Alimkhan... non, pas lui. Salimkhan... non, et pas lui, mais avec un prénom se terminant par «...khan». Eh, Jaїdarkhan!.. Jaїdarkhan!

Kartkhoja sauta sur ses pieds comme un illuminé. Il dit aux enfants de garder l’attirail, et partit précipitamment à la recherche de Jaїdarkhan, en volant impétueusement et aveuglément, comme un grand duc le fait de jour. Il se cogne contre les passants. Il demande: où vit Jaїdarkhan? Il courut toutes les rues. Et voilà, malgré qu’il faillit tomber de fatigue, il trouva, ah!

Une maison claire avec trois chambres. Pourtant, la servante ne lui permit pas de franchir le seuil : «Jaїdarkhan daigna manger et se repose maintenant». Deux heures d'attente durèrent comme deux ans, à bout de forces, il ne put pas se retenir. Il s’approcha de nouveau de la porte et frappa. La porte s'ouvrit, et on dit: "Il se lève". Kartkhoja se réjouit, comme si la bénédiction céleste descendit sur lui. Cependant, tandis que le "... khan" si espéré se lavait, s’habillait, se peignait, paraît-il, un mois s'écoula.

Tout de même le moment si attendu arriva et Kartkhoja fut autorisé à entrer. Un visage plat et impassible était devant lui. Un col blanc, d’ailleurs, même s’il était vêtu d’un costume trois-pièces cousu par le meilleur tailleur d’Omsk, il aurait tout de même l'air d’un brasseur d'affaires ordinaire et médiocre de steppe. Il fit un tour en montant sur ses grands chevaux et demanda:

- Qu'est-ce que tu veux?

- Je suis venu étudier ... d’une           brousse de steppe. Voilà... j’ai perdu tout mon argent et mes documents, je suis en train d'être perdu... Aidez-moi en quelque sorte... Les documents...

- Est-ce que quelqu'un sait qui tu es?

- Aucun homme!

- Eh bien, alors comment puis-je savoir qui tu es? Qui dira? Peut-être que tu es un voleur...

Kartkhoja se mit à expliquer, jura, supplia, pleura – il ne l’entendait pas. Kartkhoja commença peu à peu à se fâcher, s’embrouiller, citer quelques noms, faire référence à quelques décrets. Il resta sourd, mais cria:

- Va-t'en!

Kartkhoja, n’en retenant pas déjà les expressions les plus vigoureuses, claqua la porte. Finalement il ne comprit pas ce qui s'était passé: soit il fut reçu, soit il se fit recevoir. «Si je comptais sur un tel homme, que tout aille au diable!», - avoua-t-il amèrement.

Il trouva avec peine les enfants dans la rue. Eux aussi ils étaient décontenancés et ne comprenaient pas ce qui se passait. Sa "petite sœur" s'évanouit. Son petit frère, en jetant des regards craintifs et en se pelotonnant, était assis sur un ballot. Un policier vint et dit sévèrement: «Décampez!». Puis il revint: «Va-t'en!». - «Où dois-je aller?». Le policier dit seulement : "Il est interdit de coucher dans les rues". Et il se traîna avec ses choses, en trébuchant dans l'obscurité. Ils se nichèrent dans un trou trouvé entre les murs de briques. Et personne ne les en chassait pas. Ils décidèrent d’y passer la nuit. Les enfants avaient faim et soif. Kartkhoja, en ayant pris une cruche de cuivre, alla à la recherche de l'eau. Il l’apporta, dilua dans l'eau des morceaux secs de fromage blanc douceâtre, et nourrit les enfants. Et il but lui-même une cruche entière d'eau. La soif, comme il s'avéra, faillit faire évaporer tout son sang pendant toute la journée.

Après le repas, il reprit peu à peu ses esprits et se remit à réfléchir à sa situation peu enviable. Il promena ses yeux sur les maisons s’élévant autour de lui et comprit que s’il s'engageait chez un propriétaire d’ici comme gardien ou      balayeur, alors il y aurait un coin pour lui. La ville est grande: des milliers de bâtiments, un million de gens, mais il n’y a aucune porte au moins entrebâillée, ah! Un puits de science et l’apogée du progrès de l'esprit humain. Mais où est l'humanité? Une simple humanité? Ou les gens instruits ont-ils un cœur de pierre? Comme ces maisons de pierre? Ils sont prêts à écraser, éradiquer.

Aїe, ma nature ouverte kazakh, aїe! Voilà tout le respect pour toi... Andreї avait raison, il avait raison, c'est bien fait pour nous, les Kazakhs!..

Lui et son petit frère dormaient alternativement jusqu'à l'aube, en gardant leur attirail. Les premiers rayons du soleil jaillirent. Kartkhoja tressaillit de nouveau. Il se précipita pour trouver du travail, même insignifiant, mais pour gagner son pain. Mais il n’arrivait pas à le trouver. Il semble qu'un monsieur voulait l’embaucher, mais refusa ensuite à cause d’absence de documents. Kartkhoja fit le tour de toutes les écoles. Mais en l'absence de papier avec cachet il essuya partout un refus. Il rencontra dans la rue encore un Kazakh instruit. Il était d’Omsk. Agile et tenace, mais finalement il ne comprit pas et n’entendit pas Kartkhoja, mais il s’écriait, en apercevant de loin une femme russe:

- Anna Nikolaevna! Mes hommages!, - et se précipitait vers elle, en faisant des courbettes.

Kartkhoja fut obligé de vendre un tapis de feutre – ils vécurent trois jours avec l’argent reçu de sa vente. Il ne pouvait pas se croiser les bras. Il allait partout et cherchait. Il visita les asiles et tous les bureaux – les Russes partout.

Il était si désespéré qu’il avait pleuré toute la nuit, et ferma les yeux juste avant l'aube. Il rêva de sa mère, elle le caressa, respira le parfum de son front, et dit: «Mon cher, ne te vexe pas, ne te fâche pas, mais vas donc là où tu es allé!» Il se réveilla dans le même trou entre les murs. L’aube claire approchait inexorablement. Et les paroles de sa mère résonnèrent distinctement encore une fois. Comment gagner un sou – il alla là où il était déjà allé. Le bâtiment du comité provincial. Mais d'abord il fit un bond jusque chez un homme instruit, on peut dire - un mollah de la faculté pour la jeunesse ouvrière, et écrivit avec lui une demande. Il n'est pas facile, naturellement, de trouver le président du comité dans son bureau. Il passa dans un parloir une heure, pas moins. Soudain, un homme grand avec une barbiche blonde, un portefeuille sous le bras et un regard doux se présenta. Il lança un regard à Kartkhoja et l’invita à entrer. Kartkhoja tressaillit, comme s’il s’éveillait du rêve pénible, et, en tenant devant soi une feuille de papier écrite, le suivit. Le président lui serra la main et fit un signe de la même main soi-disant: «Assieds-toi».

Un Russe, mais il s'exprimait en kazakh. Il se mit à questionner sur la situation dans le district rural, dans le département, et puis: «Qui connais-tu parmi les Kazakhs qui ont étudié?». Kartkhoja nomma des gens. Le président l’écouta et écrivit une résolution sur la feuille de demande.

- Le secrétaire émettra un document pour toi. Avec ce papier tu entreras à l'institut.

Il se réjouit. La phrase: «Emettra un document» sonna comme un baiser retentissant sur le front. Il courut et s’inscrivit à la faculté. À la Faculté de la jeunesse ouvrière. Des larmes de joie lui vinrent. Il mit sa "petite sœur" et son petit frère au foyer de l'enfance. Le nom d’un homme ayant participé à son destin était Poloudoub, il était connu des Kazakhs sous le surnom "Kerekoulyk".

 

Qui?

 

Qui est le gars assis et essayant de se réchauffer sous le tchapan déchiré et essuyant les gouttes de sueur perlant sur son front à cause de la tension d'esprit, sous le toit en métal, dans un bâtiment à un étage avec des ampoules électriques et faisant la connaissance d'Archimède, Pythagore, Newton, du géologue Otto Torell, Bogdanov, Kautsky et du géophysicien George Whipple?

Qui est-il?

Aujourd'hui, il fait la leçon aux enfants (un adolescent de douze ans – son petit frère : «Fais bien tes études! Si tu ne comprends pas quelque chose, tu dois obligatoirement demander le professeur»?), et pas seulement à eux, dites alors le nom d'un précepteur exprimant des idées tellement opportunes et intelligentes, suspendu hier seulement entre ciel et terre, et n’imaginant même pas comment il doit se nourrir lui-même et nourrir ceux de qui il est responsable devant le destin et Dieu?

Qui est ce Kazakh, ayant trouvé le moyen de perdre au marché tout son argent en une heure et traînant des enfants à travers les rues de la ville sans un sou en poche pendant plusieurs jours?

Qui est ce jeune homme souriant, n'oubliant pas d'envoyer dans l'aoul lointain presque tout l'argent tombant entre ses mains pour que sa mère et ses neveux soient rassasiés?

Qui, tout de même, est ce gars basané à qui promet d'être à la maison après-demain une fille svelte, donnée pour rien par sa belle-mère au premier venu, car elle ne réussit pas à la vendre immédiatement pour le bétail, et dit avec enthousiasme à un homme lui souriant dans le vestibule ensoleillé d’un bâtiment à deux étages : «Mon oncle, j'ai été admise à l'organisation des pionniers!», et l'entend répondre: «Ma chérie, est-ce vrai? Je suis si heureux!"??

Son nom?

Kartkhoja, Kartkhoja, Kartkhoja...

Il devint différent, aujourd'hui, il est voyant. Autrefois, il méprisait ces ignorants qui avaient appris à lire et à écrire chez des mollahs et khojas, il se rend compte maintenant qu'il est l'un d'eux,          sinon qu'il ait refusé de se contenter d'une connaissance si piètre. Il ne resta plus aucune trace de l’ancienne désolation et dépression.

En été il  travaillait en dehors de ses études en tant que professeur dans un aoul près d'Omsk et aima une fille prénommée Gulsim qui était son élève, et à la fin de l’automne il l'épousa. La veuve de son frère aînée considérée comme sa femme, après avoir entendu une nouvelle glaçante pour elle, s’y fit: «Aime qui tu veux!», et partit bientôt chez ses parents. Maintenant il ne permettra à personne de porter atteinte à son bonheur, il amena sa jeune femme dans un foyer d'étudiants et déclara à tous ses amis: «Et ne vous avisez pas bouger le petit doigt!".

 Maintenant Kartkhoja est marxiste. Il voit le monde par les yeux de Karl Marx, l'auteur du "Capital". Mais quelle malchance, il n’est pas capable de se débarrasser de la croyance au Destin. Le flôt des ans et des malheurs passent devant les yeux et vous ne pouvez rien changer, si terribles soient des jours passés. Cependant, il lui semblait parfois qu’il avait prévu beaucoup de choses dans son destin. Et pourtant, il n'est pas donné de le connaître... La conviction: «qui cherche trouve» ne le quittait pas.

Il n'y a pas à dire: Kartkhoja aimait les Kazakhs, sa tribu. Il aimait tout ce qui est lié aux Kazakhs: la terre, les eaux... Son cœur se serrait de pitié et de compassion pour les gens infortunés et pauvres, et il méprisait les salauds de riches. Il arrive qu’un Kazakh et un Russe en viennent aux mains, se battent, et le Kazakh accuse, bien sûr, le Russe. Et, en même temps, il n’oublie pas la manifestation des meilleures caractéristiques de la nature russe. Kartkhoja donnerait une centaine de ces vilains bougres comme Jaїdarkhan pour un Poloudoub. Si tous les Kazakhs et Russes s’étaient heurtés aux infortunes, peurs et souffrances qui furent endurées par lui et Andreї, j'en suis sûr, ils auraient été beaucoup plus sensibles, gentils et tolérants les Uns envers les Autres. Mais est-ce possible? Est-il concevable que les cœurs des millions de gens battaient au même rythme et répondaient à l'unisson? Les gens sont différents. La croyance que dieu du bien se lèvera certainement contre le dieu du mal - c’est un dualisme naïf. La non-violence consciente – ce sont de bonnes idées de Léon Tolstoï. Mais qui et quoi va arrêter des salauds comme Jaїdarkhan et Achirbek? Seulement des émotions et la compassion communes rassemblent les gens dans la lutte contre le mal. Et ce ne sont pas la flânerie et les songes creux qui amélioreront la race humaine, mais le travail et la souffrance.

Et qu’est-ce que Marx écrivit à ce propos? Est-ce vraiment réelle son idée d’une justice universelle? Et rien à faire, il faut répondre à la question, et Kartkhoja feuillette de nouveau des livres.

 

Travaille pour le peuple

 

Les études à Omsk durèrent deux ans. Il se maria. Et sa petite sœur, et  son petit frère vivent sans soucis. Un emploi? Même aujourd'hui, il pouvait trouver un bon emploi. Mais quand même, quelque chose inquiétait, troublait son âme, les rêves déçus tentaient: cherche! Il sentait qu’il n’y avait pas dans la ville de choses désirées; il imaginait que sa recherche était liée aux aouls.

Et si, ayant perdu pendant un an ou deux sa terre natale, la plus fertile, avec ses sources et lits d'inondation très pures, les colons des provinces russes et ukrainiennes te firent-ils déménager dans les steppes arides, mon peuple, comment es-tu aujourd'hui? Où est ton bétail gras, pourquoi es-tu poussé dans les hivernages en pierre, où il n’y a ni l’herbe ni feuillage? Humilié, déprimé par des chefs de districts ruraux, truchements, mollahs, battu avec des fouets des Cosaques, mon peuple, comment vas-tu?        Qu'est-ce que tu devins? Qu’est-que tu respires, qu’est-ce que tu manges? Peut-être que tu es une bête, un gibier qui fut chassé et continue de l’être? Peut-être que tu es juste une masse d’humains, au-dessus de laquelle volent et te déchirent en morceaux des partis, des voleurs et des aigrefins? Je veux savoir.

Je veux revoir ma famille et les gens proches de moi, comprendre les affaires qui les inquiètent, accorder toute l'aide possible - comme je peux, comme on me fit apprendre. Sinon, à quoi bon et pourquoi fis-je mes études? Et si je ne me soucie que de ma panse, si je ne vis que  mes propres désirs et je n’apprécie que mes propres pensées, qu’est-ce que j’apporterai aux gens alors? Ai-je le droit de me séparer d'eux? Quel est l'intérêt de ne vivre que pour soi?

Pourquoi les gens perdent-ils leurs propriétés morales en s'assimilant au bétail? Mais à cause de la vie douce.

Et vint le temps agréable, quand le semis pourpre de fleurs de spirée brillait sur la verdure éclatante des prés, et on se sentait bien: envollez-vous, les ailés, buvez le bleu du ciel et la blancheur des nuages, tombez dans l'herbe, les poilus, faites-y des culbutes à satiété, le mouton et chaque être vivant se réjouit, et Kartkhoja préféra prendre le bateau avec sa jeune épouse. Ils voyageaient sur rivière, après avoir passé tous les examens, ils partirent dans les aouls nataux, une foule d'étudiants étaient avec eux - les billets pour rien. Ils firent des provisions de nourriture. Tout le monde était de belle humeur.

Il y a vingt ans environ que Kartkhoja monta sur le pont du bateau pour la dernière fois. Tout devint incomparablement plus confortable. Moins de boue, moins de pagaïe, et voulez-vous connaître les horaires? S'il vous plaît! A merveille.

Avec chaque jour, dès que l'Irtych se dégageait des glaces, il faisait beaucoup plus chaud. Des Kazakhs vendant du koumys et du lait étaient sur les quais. Kartkhoja aime parler avec eux, leur poser des questions sur leur vie et l’état de choses.

Le long de l'Irtych se trouvent des villes, dans les villes il y a des tribunaux. Tous les juges sont les connaissances de Kartkhoja. Et avec eux, ceux qui prirent l'habitude de se promener vêtus des longs manteaux et chapeaux de ville, il avait des entretiens au bord de la rivière. Ils causent tranquillement.

- Eh bien, comment vont les choses chez vous?

- Ça va.

- Et les réunions?

- Nous les tenons en kazakh. On s’habitue aux lois.

On l’invite chez soi, mais le sifflet du bateau se fait entendre, et ils voient passer de nouveau les rives de l'Irtych.

Et voilà un nouveau rendez-vous, - Mesjan sourit, en serrant contre son flanc un portefeuille solide.

- Comment vas-tu? Où travailles-tu?

- Le comité de district rural. Kalimolda est au pouvoir à Kereouk.

- Et comment, prend-on des pots de vin au comité exécutif?

- Je ne le tiens pas de bonne source. Si tu viendras tu verras.

- Salut!

- Bonne chance!

Frappez dans vos mains dans les montagnes de Bayan – l’écho vous répondra.

 

 



[1] Bay un propriétaire  terrien en Asie Centrale (remarque du traducteur)

[2] Khoja une personne qui est d'origine des missionnaires arabes de l'Islam en Asie Centrale (remarque du traducteur)

[3] Aoul un village en Asie Centrale (remarque du traducteur)

[4] Verste - une ancienne mesure de longueur utilisée en Russie, valant 1 066,8 mètres (remarque du traducteur)

[5] Bey est un titre turc désignant à l'origine un « chef de clan » (remarque du traducteur)

[6] Mollah désigne une personne connaissant des rites musulmans (remarque du traducteur)

[7] Ouchanka est un chapeau, en fourrure, muni de parties rabattables qui peuvent couvrir les oreilles et la nuque, ou se maintenir nouées sur le haut du chapeau (remarque du traducteur)

[8] Tchapan un survêtement que les hommes et les femmes portent par-dessus les vêtements, généralement pendant les mois froids d'hiver en Asie Centrale (remarque du traducteur)

[9] Toumar c’était un petit étui spécial en argent ou en or (moins répandu), dans lequel on mettait un talisman (une amulette) (remarque du traducteur)

[10] Koumys une boisson fermentée préparée avec du lait de jument (remarque du traducteur)

[11] Jute -            une épizootie massive à cause  des pâturages  givrés (remarque du traducteur)

[12] Aqsaqal - un homme âgé et respecté par sa communauté en Asie Centrale (remarque du traducteur)

[13] Yourte une tente des nomades de l'Asie centrale (remarque du traducteur)

[14] Djiguite un hardi cavalier caucasien (remarque du traducteur)

[15] Mirza un terme provenant du persan, signifie une personne descendant directement dune haute  noblesse (remarque du traducteur)

[16] Batur un homme courageux, héros chez certains peuples orientaux (remarque du traducteur)

[17] Bouzkachi (en persan « jeu de l'attrape chèvre ») est une activité équestre collective (remarque du traducteur)

[18] Chanyrak - un sommet circulaire de la coupole de la yourte (remarque du traducteur)

[19] Araba - un véhicule hippomobile (proche du cabriolet), tracté par des chevaux ou des bœufs, utilisé dans les pays voisins du Moyen-Orient (remarque du traducteur)

[20] Nasvay le genre dun produit du tabac à ne pas fumer, traditionnel en Asie centrale (remarque du traducteur)

[21] Tchekmen un survêtement masculin sous forme de surtout dans les pays orientaux (remarque du traducteur)

[22] Caftan est un vêtement présentant une grande variété de tuniques longues porté dans diverses régions à travers le monde : Asie centrale, Perse , Inde, certains États indépendants de l'actuelle Italie, l'empire omeyyade et Empire ottoman (remarque du traducteur)

[23] Kazan  - un large récipient métallique à parois épaisses (dhabitude - en fonte) avec un fond semi-circulaire pour la préparation des différents plats (remarque du traducteur)

[24] Tobykt une ethnie résidant au Kazakhstan (remarque du trdacteur)

[25] Souїindik, Naiman et Karakesek les membres d'une tribu turco-mongole présente en Mongolie centrale avant la formation de l'empire Mongol (remarque du traducteur)

[26] Torsyk petit récipient en cuir pour conserver le koumys (remarque du traducteur)

[27] Izdraste! un mot estropié, dérivé de zdravstvouїte signifiant Bonjour (remarque du traducteur)

[28] Djiguitovka - une voltige ou fantasia exécutée par les djiguites (remarque du traducteur)

[29] Dokha une pelisse longue (remarque du traducteur)

[30] Ayran - une boisson lactée à base de yaourt très prisée en Sybérie, en Asie Centrale, en Crimèe et au Caucase (remarque du traducteur)

[31] Télègue - une voiture de charge à quatre roues (remarque du traducteur)

[32] Irimchik un fromage à pâte dure fabriqué à base de lait de brebis (remarque du traducteur)

[33] Korjyn un sac de feutre  (remarque du traducteur)

[34] Sotnik - un officier commandant une centurie (sotnia) ou dans larmée russe ou cosaque (remarque du traducteur)

[35] Kazy-karta un saucisson traditionnel à la base de viande de cheval chez certains peuples turcs, considéré comme un mets délicat (remarque du traducteur)

[36] Stanitza un village de Cosaques (remarque du traducteur)

[37] Ouriadnik un sous-officier cosaque ; gradé subalterne de la police rurale (remarque du traducteur)

[38] Kobyz - un nom générique donné par les sociétés pastorales nomades des régions turco-mongoles à divers instruments de musique traditionnelle asiatique (remarque du traducteur)

[39] Mur contre mur - un vieux amusement populaire russe ; c'est un combat de poing entre deux rangs ("murs") dhommes alignés lun contre lautre (remarque du traducteur)

[40] Zénana des parties des habitations réservées à des femmes dans certains pays musulmans (remarque du traducteur)

[41] Isba - une maison russe traditionnelle construite en bois, semblable à un chalet (remarque du traducteur)

[42] Bolche le mot russe signifiant «plus» (remarque du traducteur)

[43] Menché” le mot russe signifiant «moins» (remarque du traducteur)

[44] Soviet -  un organe de pouvoir dans une organisation locale (une usine, une ville, une province) à partir de 1905 dans les pays de l'Union soviétique ; ce terme désigne en russe «conseil» (remarque du traducteur)

[45] Tarantass une voiture voiture hippomobile à quatre roues (remarque du traducteur)

[46] Nepman - nom familier des entrepreneurs dans la Russie soviétique et l'Union soviétique pendant la période de la NEP (Nouvelle Politique Economique) (remarque du traducteur)

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