Le secrétaire du raillekom[1] me rappelait encore une fois:
- Mais qu’est-ce que tu as?... Tu devrais t’y prendre plus vite, avec ce voyage dans l’aoul. Je ne comprends pas, qu’est-ce qu’on attend là?
Sa voix trahissait une sorte d’angoisse, et je décidai de ne pas me justifier. Il savait très bien que j’avais les cours à donner au lycée technique forestier Borovsky. Il le savait et insistait tout de même.
Il y a à peu près quatre mois six ou sept aouls dans la banlieue même de la région se sont réunis et ont été donnés un nouveau nom - kolkhoze. Le mot était nouveau, et la chose aussi. Et notre secrétaire avait du mal à comprendre pourquoi tous les gens de là ne voulaient pas accueillir leurs voisins de l’aoul Janbyrchi. D'autant plus que «cet aoul», ainsi l’appelait-on entre nous, possédait les meilleures terres.
A ce qu’on disait, ses habitants ne s’impatientaient pas trop non plus et n’allaient pas augmenter le pour cent de collectivisation dans la région. Peut-être qu’ils avaient aussi entendu ses histoires sur le kolkhoze où tous les gens devaient porter les mêmes vêtements, dormir sous la même couverture, se coucher et se lever à la même heure, par ordre. Ou s’ils étaient riches, on pourrait tout comprendre! Mais l’instructeur qui était allé chez eux, vit la misère découverte, et n’obtint aucun résultat tout de même. On répondait de la même façon à toutes ses demandes: «Que se fasse la chose prévue par Allah».
Le secrétaire du raillekom ne pouvait pas compter sur Allah, et c’est pourquoi je dus interrompre mes cours.
De Borovoe à Janbyrchi le chemin n’était pas court. Je pensai qu'il serait plus facile de le faire non à cheval, mais dans une télégue, sur le foin doux. Mais là il y avait une difficulté. Il n’y a pas longtemps je ne pus pas me retenir et j’achetai un moreau de quatre ans: tête comme une faux, avec un nez bossu. Sa marche en selle était légère et adroite, et si l’on regardait de côté, il avait cette finesse particulière qui distingue un bon cheval. Même le fait qu’il avait un rouvieux ne m’arrêta pas. Je comptais le soigner.
Un vrai cheval de steppe – habitué à la selle, mais dès qu’on l’attelait, il allait tout de suite en arrière et trouvait moyen de tourner en rond en brancard comme si c’était sa maladie de tourner sans cesse. En voyage j’espérais lui faire perdre cette mauvaise habitude. C’était difficile de le faire moi-même, alors j’invitai deux garçons avec moi, étudiants du lycée technique.
On eut beaucoup de peine avec lui, mais trois jeunes hommes se révélèrent plus intelligents et plus forts qu’un moreau têtu. Le soleil se couchait quand on vit les domaines forestiers de l’aoul Janbyrchi et je m’assurai: les dires que cet aoul possédait les meilleures terres, n’étaient pas parole en l’air...
Le chemin peu emprunté passait par des stipes épais. Après une journée chaude leur souffle humide rafraîchissait une face. Au loin bleuissaient les bois en anneau en protégeant les domaines contre les vents secs. On rencontrait des lacs sur notre chemin et alors, le vent soufflant dans les dos se perdait et tombait dans le mur des roseaux. Il semblait que ce coin était fait exprès pour montrer la beauté, le caractère unique et l’immensité de notre steppe.
En avant je vis un bois de bouleaux clairsemé. Il semblait de loin que là, tout contre les arbres, de nombreuses hordes de mites les avaient approchés. Mais il suffisait d’être plus proche pour voir la réalité: les huttes trapues mouillées de pluie et rongées par le vent.
L’hivernage de l’aoul Janbyrchi nous rencontra par un silence profond, et nous continuâmes notre chemin. Bientôt on vit un ravin spacieux. Une quinzaine d’iourtes noircissaient dans le vert exubérant. Sur le chemin on commençait à apercevoir des chevaux non attachés, des vaches pâturaient par deux, par trois, des chèvres et des brebis s’étaient dispersées par petits groupes. La première chose qui avait frappé – comme ils ont maigri! Des squelettes vivants couverts de peau... Et pourtant l’hiver dernier était gracieux envers les éleveurs. Leurs haras et troupeaux étaient prêts on ne peut mieux au pâturage de printemps.
Nous sommes entrés dans un petit aoul tout en nous étonnant et en nous demandant pourquoi le bétail d’ici avait l’air comme s’il avait à peine survécu au jout[2] cruel.
Seules filles, s’étant penchées aux murs de feutre des iourtes, observaient mollement nous approcher. Celle qui était plus grande bâilla indifféremment et gratta la cheville avec son autre pied nu. Il n’y avait aucun garçon qui essayerait de s’accrocher derrière à la télégue et à qui on devrait montrer le fouet pour lui faire peur.
Une dizaine d’hommes se tenait sur le coteau, au milieu de l’aoul. Non loin d’eux je tins la bride haute et le moreau, fatigué après le combat qu’on menait dès le matin, s’arrêta docilement.
Le jour était vraiment chaud, mais tous les hommes étaient assis ayant campé leurs tymaki- ouchankas[3]. La bourre sortait des ouchankas par lambeaux.
Il y a longtemps les hommes aperçurent l’apparition d’une télégue étrangère, mais ils gardaient toujours silence, un silence fier, indépendant, juste tournèrent un peu leurs têtes dans notre direction.
Malgré leur arrogance il fallait faire connaissance. Je m’approchai et je tendis la main au premier du bord.
-Non, non, aillenalaïn[4]! - protesta-t-il et fourra ses mains encore plus loin dans les manches de sa blouse trouée, - Pas à moi... Il faut d’abord se serrer la main avec notre aksakal[5]!- Et il montra de la tête le vieillard qui remuait silencieusement sa bouche, il semblait que les mots étaient coincés dans sa barbe, à moitié blanche, à moitié rousse.
Le vieillard, assumant sa dignité, leva la tête à ma rencontre:
-Ouagalyaikoum achalyam![6] ..
Et se tut de nouveau. Le vieillard n’avait pas la moindre idée que sa fière stature ne jurait pas avec son «ouagalyaikoum achalyam» impuissant et zézayant, avec les iourtes trouées, le bétail maigre qu’on rencontra en nous approchant de leur aoul.
Il fallait continuer à saluer les autres, et je me tournai à gauche, mais ma main tendue resta en l’air.
-Non, saluez celui assis à droite de notre Ateké respecté...
Ayant compris que l’homme à la barbe rousse était bien Ateké, je tendis la main à l’homme barbu, barbu mais sans moustache. D’une voix résonnante, claironnante comme celle d’un mollah habitué à crier les prières, il me répondit:
-Oua-ga-lyai-koum as-sa-lyam!
J’allais continuer dans la même direction, et encore une fois mal à propos.
-Pas par ici, pas par ici, - me corrigea le maître. – Maintenant en rang il faut donner la main à celui assis à gauche d’Ateké...
Je traversais le rond en suivant l’ordre établi en salutations, et tandis que je le faisais, tant de temps s’écoula que cela suffirait largement à tout un aoul de se préparer pour un long voyage de nomades.
Enfin toutes les mains furent serrées et Ateké zézaya:
-Korach, presse-toi... Cette place sera la plus convenable pour le jeune hôte.
Korach fit une grimace mais n’ayant pas le courage de désobéir il se poussa un peu, de justesse pour que je puisse me glisser.
Oh Allah tout-puissant! Il était drôle et triste de voir ces gens rengorgés qui même ici, sous le ciel libre de printemps, targuaient et ne permettaient ni à eux-mêmes, ni aux autres de s’asseoir librement. Je connaissais ce respect rigoureux des traditions anciennes juste d’après les histoires, mais je ne l’observai jamais en réalité – ni avant, ni après.
-Que ton chemin et celui de tes dignes amis soit heureux, - s’adressa à moi l’aksakal.
-Que votre vœux se réalisent, - penchai-je la tête avec révérence ayant pressé la main sur le cœur, et commençai timidement: - Nous sommes venus dans votre aoul pour...
Mais Ateké ne me donna pas le temps de finir:
-Tes paroles «Que votre vœux se réalisent» suffisent pour maintenant. Tu nous parleras du reste quand il sera temps de le faire.
J’eus juste à pencher ma tête et presser la main sur le cœur encore une fois.
Ateké s’installa plus confortablement et commença à poser des questions habituelles pour toutes les connaissances qu’on fait dans la steppe.
-Dis-nous, de quelle famille es-tu?
-Je suis kerey.
-De quels kereys?
-Des kereys kizyl-jar, Ateké.
-Est-ce que tout va bien chez vous? Ne souffrez-vous pas de quelque malheur ou pauvreté?
-Quand on partait, tout allait bien.
-Grâce à Allah, le bon et le gracieux, -ajouta-t-il pour moi. – Et vous êtes partis d’où aujourd’hui?
-De Borovoe.
-Ah, de Bourabaï, -corrigea-t-il. –Et où finit votre voyage?
-Ici, dans votre aoul, Ateké.
Le vieillard glissa lentement son regard autour de tous les hommes sans manquer un seul. Il les regardait pour avoir un conseil comment agir et, visiblement, il lut l’accord dans leurs regards.
-Yecengueldy! – s’adressa-t-il à celui que je voulus saluer le premier par un malentendu. – Accompagne les jeunes hommes venus dans la grande iourte pour les hôtes honorables. Leur place est là-bas...
Le barbu sans moustache le soutint, celui qui était assis à droite:
-Notre Ateké dit la vérité... S’ils venaient nous voir, c’est dans la grande iourte qu’ils doivent être accueillis.
Mais à ses mots Yecengueldy ne quitta pas sa place. Peut-être il fallait que quelqu’un encore dît quelque chose. Je ne me trompai pas.
-Notre Ateké a raison. Accompagne les jeunes hommes venus dans la grande iourte... Leur place est là-bas
L’ordre du vieillard fut répété mot à mot par un homme ténébreux aux sourcils épais, ses yeux étant plantés d’une façon qu’on croyait les voir être situés sur les tempes. Il le prononça et se refigea comme une statue.
Mais selon toute apparence sa voix était cruciale, parce que Yecengueldy se leva tout de suite et proféra:
-Mes jeunes amis! Allez, je vais vous accompagner dans la grande iourte, là où nous accueillons les hôtes honoraires.
Nous le suivîmes, tous les trois. Mes jeunes amis rieurs se retenaient à peine pour ne pas éclater de rire. Et j’avais plus de mal qu’eux. Sourirais-je, même un peu, même des coins des lèvres, elles s’ouvriraient complètement, et notre affaire se retrouverait irréparable.
Pour que cela ne se passe pas, j’entamai une conversation sérieuse avec notre cornac.
-Yseke![7] Il est encore tôt. Nous voudrions parler de l’affaire qui nous fit venir ici, chez vous, à Janbyrchi aujourd’hui. Comment pensez-vous, quand saurons-nous le faire?
-Il y a un ordre établi pour toute chose. – répondit-il. Chez nous à Janbyrchi Ateké prendra soin de vos affaires lui-même. Il demandera: qu’est-ce que vous avez à nous dire? Et c’est là que vous commencerez à parler.
Il restait une seule chose: obéir à ces règles rigoureuses et suivre humblement Yecengueldy. Il avait l’air fier comme s’il était un envoyé d’un sultan! Yecengueldy, d’ailleurs comme tous ses confrères, n’était pas du tout gêné par le fait qu’il convenait peu à ce rôle. De son chapeau la bourre de chameau sortait par lambeaux à plaisir du vent, et l’iourte noire où il nous menait était recouverte de feutre vétusté.
Il voulait ouvrir la porte en grand devant nous. Mais la porte pendait sur une fiche supérieure et elle s’ouvrit avec un grincement traînant ayant creusé la terre près de l’entrée.
-Bienvenue!- dit Yecengueldy et me fixa sans ciller.
Ce que je vis dedans était un mélange de l’ancienne grandeur et de la misère extrême. Tout d'abord toute l’iourte irradiait la lumière. Je ne vis jamais le feutre tellement «dentelé» même chez un berger le plus pauvre. Sa femme aurait rapiécé tous ces trous béants.
Cinq ou six ouiks[8] d’une épaisseur de paume gardaient encore les traces d’une ciselure fine. Et tous les autres étaient faits à la main: les uns étant gros, d’autres comme des rouettes, et quelques pièces régulières, sans cambrure obligatoire, se plantaient dans le chanirak[9] par des lances.
Sur un lit de bois avec un dos singulièrement cambré il y avait une couverture cousue de lambeaux, et des chiffons minables par-dessus la couverture.
Yecengueldy, d’un geste majestueux, nous indiqua nos places honoraires. Au centre étaient placés des cuirs mal tannés – un cuir de chèvre, deux cuirs de veau, et encore un poulain, petit, peut-être, enlevé d’un antenais.
-Reposez-vous, - dit notre cornac et sortit.
Et nous, tous les trois, ne pouvant plus nous retenir, roulâmes par terre, les yeux ronds, nous pincions les lèvres de nos paumes, et déjà les larmes coulaient de rire, et l’on avait mal aux muscles du ventre, et nous ne pouvons toujours pas nous arrêter.
Quand cette crise de fou rire finit, mes garçons se rendirent dételer le moreau docile. Et moi, n’ayant rien à faire, je me mis à regarder l’iourte.
La première impression n’était pas trompeuse: l’ancienne aisance fit place à la plus grande misère. A droite de l’entrée, sur un meuble bas en bois, se tenait un coffre ancien ferré. Près du coffre il y avait un «kébéjé», une grande caisse pour la vaisselle et d’autres ustensiles. Le kébéjé était aussi ancien, les traces d’incrustation en os survécurent par endroits. Je ne pus pas me retenir et je regardai dedans. La caisse était vide.
Une selle était fixée sur un mur grillé. Son pommeau couvert de laque sombre, à ramages d’argent, me rappelait une tête de canard. Une telle selle coûtait une fortune jadis. Mais maintenant… Si quelqu’un avait une idée de serrer la sangle, que Dieu en garde, ou de chausser des étriers énormes, les courroies s’érailleraient au moindre toucher.
Les étudiants revinrent. Ils apportèrent nos colis. On dut couvrir les cuirs rêches d’une couverture noire qu’on avait emportée du foyer du lycée technique.
-Bon... On restera seuls, comme ça? Où sont les maîtres de cette maison? – demanda l’un d’eux.
L’autre lui répondit:
-Et voilà... Tu vois?
Un chien hirsute bigarré mit insolemment son museau dans l’un des trous, et sans être gêné le moins du monde par notre présence, allait déjà se glisser ici.
-Ket![10] – le chassai-je.
Nous convînmes avec les garçons: parler moins et essayer de ne pas montrer notre attitude envers ce qui se passe sous nos yeux. Seulement de cette façon nous arriverons à mieux apprendre ce que c’est l’aoul Janbyrchi.
De dehors on entendit la voix d’Yecengueldy. Il cria à quelqu’un:
- Karachach! Eh,Karachach! On accueille des hôtes aujourd’hui dans la grande iourte. Tu entends? Ateké a demandé que tu les serves!
-Quels hôtes encore? D’où viennent-ils? – lui répondit une voix ample d’une femme.
Nous nous regardâmes avec angoisse. Qu’est-ce qu’il nous faut encore supporter?... Mais nous n’avions rien d’autre à faire qu’attendre.
Des pas ont approché l’iourte, la porte grinça. Mais c’était de nouveau Yecengueldy.
-Dans l’aoul où vous mena votre chemin, - dit-il sentencieusement, -il n’est pas d’usage que les hôtes détèlent leurs chevaux eux-mêmes. C’est l’affaire des maîtres.
-Merci. Ne vous inquiétez pas, - répondis-je presque servilement en essayant de correspondre à leurs mœurs. – Nous sommes jeunes, comme vous voyez, nous prendrons soin du moreau nous-mêmes.
Yecengueldy répéta d’un ton sans réplique:
-Dans cet aoul appelé Janbyrchi il n’est pas d’usage que les hôtes détèlent leurs chevaux eux-mêmes et qu'ils prennent soin d'eux.
Il partit, et bien sûr qu’on éclaterait encore de rire, mais l’apparition d’une vieille femme nous en retint. Elle franchit le seuil à peine Yecengueldy quitta-t-il l’iourte.
Karachach nous salua aimablement, nous, les jeunes hommes venus chacun de qui pouvait être son fils.
-Allah merci, je ne plains pas ma vie, - dit-elle et ajouta tout de suite: - Peut-être je m’y habituai... De plus, se plaint-on ou pas, rien ne changera de toute façon. Mais comment avez-vous pu vous retrouver sur ce cimetière?
Contrairement à notre conduite Karachach n’allait pas cacher son attitude envers les habitants de l’aoul Janbyrchi, leurs façons de vivre. Et je compris: voilà une femme, une seule de qui on pourrait apprendre en détail tout ce qui était le but de ce voyage lointain.
On ne dut même pas lui faire allusion à ce qui nous intéressait. L’agacement de Karachach vivait en elle depuis longtemps, et elle devait parler.
- Je ne sais pas si vous avez entendu ou pas?.. – commença-t-elle. A Janbyrchi, depuis la nuit des temps, vivent les torés[11]... C’est leur terre. Mais ils ne grouilleront pas d’un pouce pour la racler avec une charrue au moins. Ils pensent que le bonheur, l’aisance, la chance – tout cela est donné par le Dieu, par le ciel! Avant les tolenguites[12] vivaient avec eux ici. Trente familles de tolenguites. C’étaient eux qui faisaient tout. Et peu après quand le pouvoir a changé, ils sont tous partis. Ils ont commencé à vivre séparément. Le kolkhoze chez eux... Hier je suis allée ramener les vaches et j’ai vu: leurs champs sont labourés, on a commencé à les semer. Est-ce qu’ils vivent mal? Et les nôtres!.. – Elle agita le bras avec désespoir. – De dix hommes il n’y a pas un seul qui sellerait son propre cheval! Je ne dis pas – ramener du bois, faucher du foin pour l’hiver... Ils ne grouilleront pas d’un pouce pour égorger une sale chèvre. Même si leurs ventres crèvent de faim! C’est moi qui fais tout. Je suis une fille d’un tolenguite. Et voilà je suis restée seule avec ces cadavres vivants.
En racontant cela Karachach sortait plusieurs fois – elle mettait le samovar et revenait. J’entendis parler des torés de Janbyrchi, mais je ne pouvais pas imaginer ce qui se passait chez eux maintenant.
Dans les environs plusieurs terres leur appartenaient. Il suffisait à quelqu’un de la famille de naître ou de mourir hors maison – et ce domaine dans la steppe appartenait aux torés. Ainsi était la loi. Mais sur cette terre il n’y avait pas un seul piquet mis par leurs mains. C’était honteux pour les gens aisés de travailler. Les tolenguites prenaient tout en charge. Ils faisaient paître le bétail et fauchaient le foin pour eux, ils semaient le blé et l’avoine. C’étaient aussi eux qui sellaient les chevaux quand quelqu’un des maîtres avait une idée d’aller à la chasse, voir des amis ou pour une affaire. Il n’y a que le feutre troué laissé comme trace de la prospérité d’antan. Mais l’orgueil hérité est dans leur sang...
Karachach apporta le samovar bouffant de feu.
-Voilà que l’eau a bouilli… - dit-elle et en essayant de ne pas nous regarder dans les yeux, elle prévint: Je ne pourrai vous offrir que de l’eau bouillante blanchie, du lait, j’en trouverai. Mais du thé… Croyez-moi, vous ne trouverez pas de thé dans tout l’aoul.
Nous avions du thé. L’ayant appris, Karachach s’en réjouit et se rendit chercher une théière.
La théière faisait pendant au feutre troué, à la selle vétuste: des fissures noires couvraient la porcelaine, des raies en fer blanc le resserraient, et un tube en fer blanc était placé au-dessus du bec cassé. Une dizaine de pialas[13]. Toutes des couleurs et des dimensions différentes. Bien sûr, c’était l’héritage de l’ensemble des iourtes.
Karachach étala une nappe rapiécée et nous jetâmes notre serviette dessus. Par chance on devina emporter le pain, le beurre et le sucre.
Et alors qu’on allait soit déjeuner soit dîner, la porte fut poussée et des hommes entrèrent dans l’iourte. Ils entraient à la file en respectant le rang. Le premier fut Ateké. Il s'arrêta près de moi avec une tête fièrement levée, et à l’expression de son visage je compris que j’occupais encore une mauvaise place.
Je me levai tout de suite pour changer de place, mais le vieillard m’arrêta d’un mouvement de sa barbe bleuâtre:
-Il ne faut pas aller si loin… La place près de moi appartient au supérieur des hôtes.
Je restai. Mais mes garçons après tous les déplacements se retrouvèrent assez loin de moi. Et ce qui était plus important, loin de pain et de beurre.
L’absence des dents ne gênait pas Ateké: il n’avait pas du tout besoin de mâcher le beurre et les morceaux de pain, il les détachait et envoyait vite dans sa bouche en faisant de mouvements de déglutition de tout son corps. Tous les autres aksakals ne lui cédaient pas en adresse en essayant de dépasser l’un l’autre.
Nous trois bûmes une piale de thé, et pas un seul morceau ne resta sur la nappe. Et quand tout disparut comme si la vache l’avait léchée de sa langue rugueuse, Ateké rompit le silence:
-Je dois dire que le beurre était frais… Il est mangeable.
Et de nouveau, mot à mot, on entendit dire les mêmes affirmations comme si personne d’eux n’avait sa propre opinion et que tout le monde attendait que l’aksakal l’exprime.
-Ateké a dit la vérité, - enchaîna l’homme sans moustache qui s’installa à côté de moi, mais de l’autre côté, - Le beurre était frais. Il est mangeable.
Je pensai: moi et mes pauvres étudiants étions les seuls de ne pas nous en convaincre. Je pensai encore: et qu’est-ce qui suivra mais je ne vis pas que les morceaux de sucre s’étaient dispersés abandonnés sur la nappe.
-Celui est pêcheur qui oublie ses enfants et petits-enfants, chair de la chair, en se rassasiant, - dit Ateké. – Alors je vais gâter mon petit… - Il saisit trois ou quatre morceaux de la nappe de ses doigts noirs noueux et les mit dans sa poche.
-Ateké a comme toujours raison, - hocha de la tête l’homme sans moustache et tendit ses bras vers le sucre.
Leur exemple fut suivi par tous les autres, - Yecengueldy, Korach et celui qui avait les yeux sur les tempes.
La nappe se vida. En tenant les pialas sur le bout de leurs doigts, les torés commencèrent à bruyamment siroter le thé sans sucre. Seule Karachach assise près de la porte se sentait gênée car les hôtes avaient toujours faim.
Plusieurs fois je tentai de sortir pour voir mon cheval, mais à chaque fois le connaisseur et le gardien des traditions Yecengueldy m’arrêtait, il répétait que prendre soin des chevaux des hôtes dans l’aoul était toujours la charge des maîtres. Et j’étais obligé de me rasseoir quoique mon moreau était toujours attelé et avait toujours faim comme nous. Ateké qui devait me demander pourquoi j’étais venu dans leur aoul, se taisait aussi en écoutant le gargouillement dans son ventre.
Karachach alluma la lampe. Elle n’avait pas de vitre, et la mèche fumait. Le vent entrant dans l’iourte par plusieurs trous abaissait le feu de temps en temps, et alors l’obscurité tombait sur la pièce. Le feu se redressait et jetait des étincelles tremblantes sur les visages des maîtres. Ils me paraissaient sans vie.
Oui, on pouvait bien les prendre pour des morts, surtout que pas un seul ne prononçait un son, et un silence de tombeau régnait dans l’iourte. Je me sentis mal à l’aise, comme dans un conte affreux.
Mais là Ateké leva la tête et toussa.
-Le temps passe, -dit-il. – Il faudrait égorger un mouton pour les hôtes qu’on accueille aujourd’hui dans la grande iourte.
-Ateké est sage comme toujours, et comme toujours il est le gardien le plus fidèle des lois d’hospitalité qu’on a héritées de nos braves ancêtres,-le soutint l’homme sans moustache. - Il faudrait égorger un mouton pour les hôtes qu’on accueille aujourd’hui dans la grande iourte.
Cette pensée fut répétée par celui avec les yeux sur les tempes dont les mots sonnèrent comme une invitation à agir.
J’essayai d’objecter – à quoi bon ces dépenses inutiles... Mais personne ne jugea nécessaire de faire attention à mes protestations timides. Et je me tus en pensant qu’il serait très bien de manger de la viande. Le matin, en nous rendant en voyage, on déjeuna à la va-vite.
Mais le dîner était si loin de nous que l’était Borovoe. Tout le monde se refigea assumant leur dignité. Ils étaient bourrés de cette dignité comme un korgoune[14] bourré de viande pourrie qui n’eut pas le temps de bien se sécher.
Mais si nous, les hôtes, n’avions rien d’autre à faire qu’attendre, Karachach bouffait de colère et enfin éclata.
-Mais si on a décidé d’égorger le mouton, pourquoi traîne-t-on avec ça? – dit-elle ne parlant à personne en particulier. – On l’a dit et on est assis là comme si leurs culs étaient cloués à la terre. Oh Allah! Allah le gracieux! Tu vois ça? Vas-tu nous libérer un jour de ces habitudes foutues?! Ce sont quand même des gens vivants, pas des morts.
Elle bondit et sortit de l’iourte. Karachach fut suivie par le chien bigarré qui errait dans l’iourte sans aucun espoir de trouver quelque chose à grignoter.
Mais l’intempérance de la femme ne pouvait pas ébranler le calme digne de l’homme. Ateké attendit encore un peu avant de proférer sa décision.
-Je vois le sens dans les mots de Karachach même si elle les a dits sur le coup de colère. Le temps passe... Si on a décidé d’égorger le mouton, il faut l’égorger.
Comme un écho dans les montagnes, les deux des aksakals les plus respectés soutinrent le vieillard. Mais personne n’eut même pas l’idée de bouger pour accomplir l’affaire envisagée.
Karachach savait ce qu’il fallait faire: elle apporta un fagot et le jeta près du feu, pour la deuxième fois apparut un chaudron enfumé, et pour la troisième fois un trépied. Et entre temps elle continuait à tirailler ses maîtres.
-Alors, c’est pour bientôt?.. Vous allez égorger le mouton de qui? Il faut encore l’amener,- disait-elle, et à peine quittait-elle l’iourte que de là on l’entendait se lamenter et jurer.
Mais décider quel mouton on devait égorger n’était pas si facile.
-Yecengueldy! – dit Ateké en maître. Pourquoi tu te tais? Votre grand-mère a un mouton, un gris... A mon avis, c’est ce mouton gris qui doit aller dans le chaudron.
Ses mots se répétèrent deux fois – à droite et à gauche, et Yecengueldy se lève en silence de sa place et sort. Le silence retombe sur l’iourte, le silence de l’attente. De dehors on entend mon pauvre moreau hennir en se désespérant complètement recevoir juste un bouchon, sans mentionner la musette d’avoine.
Yecengueldy revint. Il reprit sa place et c’est juste là qu’il s’adressa à Ateké:
-Aycha-Kelin dit: la brebis grise va mettre un agneau au monde... Et celui qui donnera un coup de couteau à cette brebis péchera.
- Aycha-Kelin sait ce qu’elle dit, - confirma Ateké. – C’est vraiment un péché! Au jour le jour la brebis grise va mettre un agneau au monde.
La chance de goûter à la viande fraîche anima tout de même les gardiens des coutumes anciennes. C’est pourquoi Ateké aurait bien écourté le temps de ses sages réflexions.
-On fera ainsi: amène l’agneau noir de la maison de Kanchi-jenguey. Cet agneau est un des plus précoces, on peut tout à fait l’égorger.
L’impatience saisirait Yecengueldy aussi. Il se leva sans attendre l’homme sans moustache et celui avec de grands yeux confirmer la sagesse d’Ateké, et leurs mots furent prononcés quand il franchit le seuil de l’iourte. Et il revint beaucoup plus vite qu’avant.
Mais ce voyage ne fut pas réussi non plus. Yecengueldy dit sombrement:
-Ayjan-kelin me rencontra. Elle dit que ce vendredi sera l’anniversaire de mort de Kanchi-jengey il y a un an. Ayjan garde l’agneau pour avoir avec quoi honorer le souvenir de cette femme digne.
-Oui, oui, - dit Ateké tristement. – Ayjan a raison... Il se replongea dans ses pensées, mais l’estomac vide rendit sa pensée plus claire. Ateké comprit tout de suite qui on pouvait sacrifier au nom de l’hospitalité.
-Ça suffit, les conversations sans but! – dit-il décidément. – Nos conversations ne rempliront pas le chaudron. Yecengueldy, amène-nous le bouc gris qui appartient à Kareke.
Minuit passé il y a longtemps quand dehors on entendit le cri aigu du bouc obstiné qui ne voulait pas mourir. Mais Yecengueldy était ferme dans ses décisions et il semblait que notre dîner rêvé allait devenir une réalité.
Ce bec, que je ne pouvais pas voir, se faisait sentir par son odeur lourde et épaisse. Cela voulait dire qu’il n’était pas châtré. Un reproducteur. Le commun des mortels aurait pu étouffer à cause de cette odeur, la chose qui faillit m’arriver. Mais les descendants des khans, c’est une autre affaire. Il est à supposer que leurs narines sont faites autrement. Ils ne faisaient aucune attention à l’odeur. Leurs yeux scintillaient, ils avalaient bruyamment leur salive. Si l’on donnait maintenant à chacun d’eux un bouc, ils le mangeraient vif, sans laisser aucun os.
Mais encore un obstacle se présenta. Personne n’avait de couteau assez sûr, assez aiguisé. Ateké se souvenait bien quelle maison avait quel couteau, mais Yecengueldy, qu’on envoya le chercher, revint bredouille.
Un de mes compagnons d’infortune mis hors de lui par le fait d’être resté longtemps assis, d’avoir faim, d’être obligé à sentir la puanteur provenant du bouc, saisit son couteau et le pointa du côté de Yecengueldy.
-Voici… Tenez, - dit-il poliment, bien que j’eusse vu à ses yeux avec quel plaisir il aurait envoyé tous les torés au diable et aurait quitté au plus vite possible l’aoul de Janbyrchi.
Seulement au petit matin nous revîmes le bec gris mais déjà cuit dans une auge. Et tout de suite entrèrent des femmes – elles étaient au moins une dizaine.
Chacune d’elle avait une fille ramenée avec elle. Oui, presque tous leurs enfants étaient des filles. Je ne vis que deux garçons. Réveillés au milieu de la nuit les enfants bâillaient, frottait les yeux. Ils étaient chétifs. Jabyrchi ordonnait de garder la pureté de l’origine noble, c’est pourquoi les mariages ici se faisaient presque toujours entre des parents proches. Cela faisait vraiment de la peine de regarder ces enfants.
Les femmes sentaient l’odeur de la viande avec convoitise. Mais comme on sait, un bec est beaucoup moins grand qu’un taureau. C’est peu probable qu’un bec suffise à nourrir une telle bande.
De droît d’être le chef, Ateké prit la tête, coupa une oreille et me la tendit, et mit la tête entière devant lui. Le barbu sans moustache me coupa un petit morceau de viande du pelvis, et laissa tout l’os pour lui-même. Les autres saisissaient les morceaux conformément à la hauteur de leur position dans l’aoul. Les restes de la viande s’émiettaient sur l’aune mais tout de même on ne leur laissait pas le temps d’y tomber. On les saisissait à la volée et ils disparaissaient sans retour.
La régalade passait si vite qu’elle ne prit pas beaucoup de temps. Nos maîtres avalèrent de la sourpa[15] après la viande de bec, tendirent les os rongés aux enfants et après nous avoir souhaité bonne nuit rentrèrent dans leurs maisons.
L’iourte se vida.
Nous parlâmes encoure un peu avec Karachach. La bonne femme s’affligeait que nous allions se coucher sans apaiser la faim.
Mais nous n’allions pas du tout nous coucher. Sans attendre qu’Ateké juge nécessaire de nous parler de l’affaire et sans respecter la tradition selon laquelle les hôtes à Janbyrchi ne peuvent pas s’occuper eux-mêmes de leurs chevaux, nous allâmes atteler notre moreau.
Nous ne partîmes pas tout simplement. Nous nous enfuîmes. Nous nous enfuîmes de cet aoul transformé en cimetière vivant pour se retrouver dans la steppe spacieuse, nous nous enfuîmes de l’arrogance et la stupidité de ces gens.
-Oïbaille[16]!- s’écria l’un de mes garçons. – Combien de temps faudrait-il mettre pour prononcer au moins un mot sensé dans cet aoul?!
-Ça oui! – ajouta l’autre. – Mais combien de temps faudrait-il mettre pour que les paroles prononcées avec un air si important se transforment en actes?..
Je les écoutais en silence. Je m’indignais contre l’injustice de l’histoire. Combien de siècles, combien de siècles passâmes-nous, les kazakhs, en vain tandis que de tels torés nous gouvernaient?
...Le message que je rapportai au secrétaire du raillekom le lendemain fut bien bref.
Je dis:
-L’aoul Janbyrchi possède les terres où une bonne dizaine de kolkhozes pourra être installée. Mais dans l’aoul même il n’y a qu’une personne qui puisse travailler au kolkhoze. C’est une femme nommée Karachach, une fille d’un tolenguite.
- En voilà une nouvelle! Et où va-t-on fourrer les autres?
J’étais jeune alors et je répondis:
-Bon je ne sais pas. Mais là, ils ne seront jamais à leurs places.
Le secrétaire du raillekom resta pensif.
[1] Raillekom – comité de la région
[2] Jout – épizootie massive causée par l’absence du fourrage et la famine du bétail en conséquence
[3] Tymak(toumak) – un chapeau avec des oreillettes
[4] Aillenalaïn - cher
[5] Aksakal (au sens propre) – à barbe blanche, un vieil homme respecté, maître
[6] Ouagalyaikoum achalyam - une salutation musulmane
[7] Yseke - une formule courte et respectueuse du prénom Yecengueldy
[8] Ouik – une perche de coupole (chanyrak) dont la quantité forme la coupole d’une iourte.
[9] Сhanirak – faîte circulaire de la coupole d’une iourte
[10] Ket – “va-t'en” en kazakh
[11] Toré – une famille éminente, originaire des mongols ; les torés occupaient une place privilégiée dans la steppe
[12] Tolenguite – les tolenguites vivaient chez les torés et les servaient. Les tolenguites pouvaient appartenir à des familles différentes
[13] Pialas - tasse évasée
[14] Korgoune – un sac en laine
[15] Sourpa – un bouillon, une soupe d’assaisonnement orientale
[16] Oïbaille – une interjection comme «Oh là là»