Si le sary-atan[1] hirsute pouvait un jour penser à son sort, ses pensées le mèneraient sur des chemins lointains battus par lui. Si le sary-atan pouvait parler de son sort, il peut-être choisirait des mots pareils: «Les siècles lents ont passé sur cette terre, est-ce que j’étais jamais en arrière de la grande caravane? Non, jamais. Il arrivait que je venais dans des contrées que les coursiers les plus rapides ne pouvaient pas atteindre».
Et vraiment... Ce n’est pas par hasard que les gens après de longs siècles se balançant sur les bosses de chameaux appelaient les chevaux les plus résistants et les plus rapides des «Bota-tgrsek»[2] . Et c’est à qui qu’un jeune kazakh comparerait la jeune fille qui a frappé son imagination? Il la accompagnera du regard fougueux et dira: «Bota-koz[3] , une vraie bota-koz». Et celui qui vit les yeux d’un chamelon – les yeux noirs, profonds, noyés, avec de longs cils, - il appréciera cette comparaison.
Et si les mots ne suffisent pas pour rendre hommage à ce compagnon d’homme si infatigable et fidèle, il faut prendre un dombra... «Boz-inguen» -une chamelle blanche un kouï[4] lent, rêveur, créé au temps ou les rois épousaient les bergères , où l’on entend la marche régulière d’une caravane, un tintement sourd des clochettes... Combien de fois les cordes sonnaient sous les doigts habiles en exprimant tout cela, et la caravane invisible s’éloignait lentement d’un djaïlyaou[5], se cachait derrière le col, et les gens ensorcelés par cette mélodie se transportaient avec cette caravane, sur le chemin qui tente toujours par son lointain et son inconnu.
Et si c’est un chemin, comment peut-on se passer d’un chameau? Qui à part lui vaincra l’infini de la steppe à perte de vue, qui supportera la soif asséchante du désert?
Alors qu’à notre époque le chameau déjà aidait à construire le Turksib[6], portait le charbon de Karaganda, emmenait les chercheurs aux bords du lac Balkhach où l’on avait trouvé beaucoup de minerai de cuivre. Peut-être, c’est à cause de l’enivrement inconscient de ses mérites qu’un sary-atan marche la tête haute.
Maintenant il s’approchait sans hâte de l’aoul. On voyait déjà l’aoul en avant. Cette fois-ci le sary-atan tirait une télégue avec un grand panier tressé. Il marchait sans cesse en posant ses longs pieds échassiers avec assurance. Il faisait comme s’il ne ressentait pas le poids, pourtant l’axe d’arrière se pliait et grinçait sous cette charge.
Dans le panier un verrat prétentieux s’installa commodément, il était si gras que sa graisse rose était visible à travers sa peau et sa soie épaisses. Comparé à lui une truie replète paraissait même plus maigre et insignifiante. Mais c’était compréhensible – sept drôles cochonnets se mettaient sans cesse à couiner d'un air mécontent et se calmaient seulement quand ils enfouissaient leurs petits nez dans les tétons de leur mère. Là le couinement cessait. Pendant quelque temps on les entendait téter à la hâte.
Bien sûr que ni les cochonnets, ni leur père, ni leur mère ne savaient que leur chemin menait dans des endroits où le peuple de tout temps les considérait comme des animaux vilains, impurs, immondes. Pour ne pas se souiller on ne les appelle même pas par leurs noms mais l’on a recours aux demi-mots. Par exemple ; on dit- talpaktanaou ce qui veut dire de grosses narines.
Et quelles étaient les histoires d’avant? Si un Russe et un Kazakh se brouillaient, chacun d’eux faisait de son mieux pour blesser l’autre:
-Toi, chameau braillard!..
-Toi, sale cochon!
La famille grognante entra dans le kolkhoze «Jana-jol»[7] sans soupçonner quel désarroi ils sèmeront par leur apparition. C’est Saden lui-même le chef de ce kolkhoze qui les amena. A qui d’autre aurait-il encore pu confier une affaire aussi délicate?
Saden descendit en bond de la télégue comme si de rien n’était. Ses congénères s’entassaient à côté en silence et, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, n’étaient pas pressés à l’aborder: apprendre ce qu’il y avait de neuf dans la région, raconter les événements dans l’aoul pendant son absence.
Avec une gentillesse marquée Saden leur sourit et dit:
- Merci d’être venus me chercher... Allez, djiguites! Aidez-moi à décharger ces... euh, ces machins que j’ai emmenés... Je ne pourrai pas le faire tout seul.
L’assurance habituelle de sa voix lui manquait maintenant. Le silence unanime lui fut la réponse.
- Mais alors, vous vous êtes cloués à la terre ou quoi? – continuait-il, - De quoi avez-vous peur là? Ce sont des animaux tout simplement.
Cette affirmation indigna la foule, des voix s’entendirent:
- Alors tu dis, des animaux?..
- Peut-être pour quelqu’un ils sont des animaux, mais…
- Quoi, quoi «mais» ? –dit Saden en commençant déjà à se fâcher.
- Mais alors!.. Regarde bien toi-même. Ce museau obtus comme si quelqu’un l’avait coupé à la hache. Ces narines larges...
- Et cette bouche, regarde cette bouche!
- Oui, oui! C’est comme s’ils souriaient méchamment, comme s’ils se moquaient de nous!
- Est-ce que notre bétail a une bouche aussi méchante?! Ayant rassemblé toute sa patience Saden objecta:
-Mais quoi, notre bétail?.. Vous n’avez pas vu ou quoi? Des pieds... Leurs pieds sont fourchus comme ceux des moutons.
- Arrêtes, arrêtes, Saden! – lui coupa brusquement la parole un vieillard efflanqué. – N’ose pas comparer cette immondice à nos moutons. Mais des choses que tu dis parfois! As-tu jamais vu les ventres de nos brebis couverts partout de tétons? Fi!..
- Ne nous forces pas, Saden. Nous le savons nous-mêmes, nous savons tout.
- Et qui vous a dit qu’ils ne sont pas du bétail?.. – Peut-être pour quelqu’un ils sont du bétail, mais nos pères, nos grands-pères et nous-mêmes n’ont jamais gardé rien de pareil.
- Hé, Saden! Et toi, n’as-tu jamais tenu entre les mains une chose pareille. Des questions épineuses, des moqueries aigres s’abattaient sur le pauvre Saden. Aucun kolkhozien n’eut même pas l’idée de l’aider. Au contraire, les gens s’éloignaient de plus en plus de cette télégue «impure».
- Et oui, chef... grâce à Allah, tu nous as réjouis!.. Voilà c’était quoi, cette affaire, - dit le même vieillard, se retourna et s’en alla.
Il n’était pas si facile pour Saden de trouver des objections convaincantes en réponse à ces exclamations indignées. Au fond il était d’accord avec eux. Le sentiment de dégoût ne le quittait pas depuis le moment que, dans le sovkhoze[8] voisin selon les directives régionales on avait chargé deux cochons et cochonnets dans le panier de la télégue, et durant tout son voyage les bruits de piaillements incessants, de grognements sourds et soupçonneux et de suçage continu l’accompagnaient...
Mais il était alors impossible de traîner encore avec cela. Deux mois entiers ont passé. Et dans la région, et dans le sovkhoze on lui rappelait sans cesse: «Saden, quand vas-tu enfin emmener tes cochons?..» Et il n’osait pas pendant longtemps les amener dans son aoul, il savait d’avance comment on allait l’accueillir... C’est pourquoi à chaque fois il trouvait de nouveaux prétextes. Soit il demandait d’attendre le cochon cochonner, soit il disait que le local n’était pas encore prêt...
Quand il enfin sentit que ses spéculations ne l’aideraient plus, il attela le sary-atan et alla sans dire un mot dans l’aoul où et pourquoi il était parti. Saden essayait même de faire de façon que les cochons lui plussent. Leur dos est râblé, fort... On dit qu’ils ne sont pas bêtes... Mais là il voyait toujours ce museau obtus, avachi. Et le ventre couvert par les tétines mous comme par les boutons. Et ces oreilles! Les pieds qui étaient fourchus comme ceux des animaux convenables faisait son soulagement unique.
- Voilà qu’une immondice, une vraie immondice! – se disait Saden et objectait tout de suite: - Mais qu’est-ce que cela veut dire, immondice? Et qu’est-ce que cela veut dire, vermine? Vermine pour qui? Le Kazakh ne mangera jamais du porc. Et le Ruse ne mangera jamais du cheval ou du chameau. Cela dépend des habitudes. Les Russes et les Ukrainiens ne se mettraient pas alors à élever des cochons si cela n’apportait pas de profit. Et c’est non seulement eux, plusieurs peuples mangent du porc. Et rien de plus Et toutes ces interdictions, c’est du bavardage des mollahs! On élève les cochons, et on les garde de son mieux! Un zootechnicien racontait dans la région: on les baigne dans un bain, et les cochonnets, on les enveloppe même dans des draps propres.
Dire qu’on les enveloppe dans des draps! Aucun autre argument de poids ne venait pas dans la tête de Saden, et alors il laissa faire et décida: ça fera que ça fera, il amènera les cochons à ses risques et périls. «Je raconterai à mes gens tout ce que je sais moi-même, et après ils peuvent faire ce qu’ils veulent, le reste ne pèse pas lourd maintenant». Mais il s’est trouvé que les gens ne voulaient même pas vraiment écouter les arguments. Ils préfèrent parler eux-mêmes et aimeraient bien se moquer du chef, pour montrer dans quelle situation bête et ridicule il s’est retrouvé.
D’abord Saden perdit contenance. Ensuite il se fâcha. Mais il était aussi bien inutile de persister, de crier, de les forcer à faire ce qu’ils ne voulaient pas. Saden avait une ruse éprouvée qui l’avait secouru déjà plusieurs fois, qui venait en aide au moment où après avoir dit tous les mots il fallait réussir quelque chose en dépit de l’opinion ferme de la majorité.
Dans ces cas il se taisait obstinément et commençait à tout faire lui-même – tout seul, mais sous les regards de tout le monde. Alors là ils étaient gênés de voir un homme travailler quand ils se tenaient sans rien faire. Et peu à peu , en bavardant, ils se mettaient aussi au travail, d’abord paraît-il, à contre-coeur, mais l’affaire, ils la menaient à fin.
Et voilà que maintenant Saden eut la même idée. Sans plus disputer avec personne il contourna la télégue en silence et commença par dénouer les pieds aux cochons. Après il se mit à porter les cochonnets piaillant dans le hangar de torchis. Il prenait un cochonnet dans ses bras, lui caressait l’échine pour le calmer, touchait doucement son nez froid et le portait vers le hangar en le tenant à bras tendus comme un torsouk[9]. Il les portait un à un, il voulait que les gens s’habituent à leur aspect, à leur piaillement, il voulait que les gens voient: c’est du bétail, et il faut le traiter comme tout autre bétail...
Le piaillement des cochonnets attira les chiens d’aoul qui n’entendirent jamais rien de pareil. Ils entourèrent la télégue et sentaient avec méfiance une odeur inconnue.
Saden allait de la télégue au hangar et dans le sens inverse. Il ne crut pas nécessaire de répondre quand un des kolkhoziens lui cria:
- Saden!.. Regarde, ce petit talpaktanaou se calma dans tes bras. Alors tu lui es plus proche que sa mère!
Saden se répétait: «Ce n’est rien...Vous vous y habituerez. Moi, je m’y habitue déjà, et vous, vous vous y habituerez mieux que moi».
Et il dit à haute voix:
- Et si vous n’étiez pas de tels lâches et si vous vous approchiez, vous pourriez voir que cet animal est très propre.
- Que c’est un animal, on le comprend. Mais qu’il est propre, là, c’est peu probable...
- Comment le sais-tu? – demanda Saden d’un air moqueur. – Les jambes te tremblent, tant tu as peur de t’approcher. Et tu le dis toi-même: on n’a jamais gardé du bétail pareil, et nos pères non plus. Alors d’où sais-tu tout sur eux?
Pour l’instant la ruse éprouvée ne marchait pas. Mais Saden se sentit plus sûr de lui-même et ne craignait plus de disputer seul contre tous. -Et c’est qui va les garder?
-On va trouver quelqu’un! – répondait-il.
- Ah, grâce à Allah, il nous envoya une kelin[10] russe. On confiera cette affaire à Mariam, à qui d’autre encore...
Saden prétendait que leurs piques ne le touchaient pas. Leurs paroles mordantes. Il connaissait son affaire – il portait les cochonnets dans le hangar. Quand il les porta tous, tous les sept, il revint vers les cochons. Le verrat ne s’inquiétait pas du tout de le fait où ses enfants s’étaient fourrés. Par contre la truie tournait la tête avec inquiétude en prêtant l’oreille au piaillement aigu des cochonnets. Elle grogna anxieusement à haute voix sans faire attention aux mots de Saden qui lui dit tout bas:
- Ils sont en sécurité dans le hangar. Est-ce que toi au moins peux-tu ne pas crier?
Son grognement provoqua une nouvelle crise de rires et un nouveau flot de remarques:
- Quelle belle voix ce crapaud a-t-il!
- Il a une telle voix parce que son cou est court.
- Où tu as vu son cou? Ils n’ont aucun cou.
- Regarde le nez! Et les narines! Ils crient à l’aide de leurs narines.
- Moi, j’entendis dire qu’ils ne peuvent pas lever leur tête pour regarder en haut.
- Quelle chose à dire!.. Ne veux-tu pas qu’un cochon compte des étoiles au ciel?
En grattant le dos rugueux du cochon Saden répondit :
- Il y a des gens savants pour compter les étoiles. Allez, riez, riez... Rira bien qui rira le dernier! L’automne prochain on en aura trente, et chacun donnera cinq ou six pouds[11] de lard... Les jeunes qui sont toujours là à dire qu’ils ont besoin d’un dombra, qu’ils veulent avoir des échecs dans l’iourte rouge. Les femmes disent: Saden, nos enfants ont besoin d’une crèche. Et moi, je vendrai le lard et j’aurai de l’argent. Mais je vous dirai à vous: vous n’aurez pas votre dombre, vous n’aurez pas votre crèche. Cet argent est de l’argent pourri!
- - Alors là il ne faut pas nous faire changer d’avis, Saden... Les moutons sont des moutons, et les vaches sont des vaches. Et le cochon restera un cochon pour toujours. Le chef, qui va te croire qu’il est propre?
- Si le maître est bon, il sera propre. Est-ce que les vaches nettoient elles-mêmes l’étable?
Saden recommença à donner de nouveaux arguments. Il essayait de convaincre lui-même et de convaincre ses congénères. On l’écoutait, on ne lui coupait pas la parole. Mais on essayait tout de même de ne pas s’approcher du hangar. C’était toujours difficile de franchir le seuil des préjugés anciens. C’est le prophète lui-même qui inventa cette règle pour toujours, pour tous les musulmans[12] ainsi que pour les kazakhs: le bétail comprend quatre espèces d’animaux: moutons, vaches et bœufs, chevaux et chameaux. Il n’y en a pas d’autres.
Et voilà que Maria apparut pas loin... C’était cette kelin là dont on appelait le prénom quand il s’agit du fait qui allait garder les cochons amenés au kolkhoze.
Quand Alaine, le frère utérin de Saden, amena sa femme russe, la fille d’Yefim, de la région, on se moquait de lui:
- Tu as trouvé ton bonheur, Alenjan... Tu vas désormais manger la viande de cette... euh, tu sais, celle qui grogne et qui ne regarde pas le ciel... Regarde bien que tu n’aies pas les mêmes oreilles qu’elle.
Les autres opinaient :
- Alaine, mon ami, comment ta Mariam va se passer de ses amis favoris? Ils vont lui manquer... Achète-lui quelques-uns de ceux-là, j’ai entendu dire qu’ils s’appellent des talpaktanaous!
Maintenant Alaine se tenait derrière tout le monde, plus mort que vif. Les plaisanteries, c’est bien, mais voilà que les mots des moqueurs commencent à se réaliser.
Maria revenait de l’école. Elle y allait chez une professeure pour apprendre à lire en kazakh. L’alphabet, elle l’a vite assimilé, et elle parlait assez bien aussi comme elle a grandi dans ce pays. Elle avait des difficultés seulement avec les déclinaisons et conjugaisons.
Elle tenait dans ses mains un livre avec un titre sur la couverture «Kazak tilé», manuel de la langue kazakhe. Elle répétait aussi à voix forte:
- Men bardym... Sen bardyn. Olar – ils... Siz-di-niz. Ol –il, onymen – avec lui.
Ayant entendu le bruit, Maria détacha ses yeux du livre et vit toute cette foule près du hangar. Elle aborda Saden, s’arrêta près du chariot.
- Agaï![13].. Vous avez enfin amené ces cochons? Et ces amis-là ont peur d’eux, n’est-ce pas? Ça va aller… - Elle voulait ajouter encore quelque chose, mais là dans le hangar, séparé de sa mère, un cochonnet se mit à crier d’une voix aigüe, et Maria s’y lança.
Elle porta l’un d’eux dans ses bras dehors:
- Voilà, regardez… Qu’il est pire qu’un agneau, par exemple?.. Quoi, est-ce qu’il peut mordre quelqu’un ou regimber contre quelqu’un?
Et toi, Alaine, où es-tu? Ah oui, je te vois. Pourquoi te caches-tu derrière tout le monde et crains de lever les yeux? Toi aussi tu as peur de cet animal affreux?
Alaine en se dandinant n’eut pas le temps de lui répondre que déjà un torrent de moqueries s’abattit sur eux:
- Mariam! Pour toi un agneau, un cochon ou un veau, ça ne fait aucune différence… Mais Alaine le pauvre, comment il le supporte?
- Alaine! Alaine, du courage! Tu n’es plus un enfant, - lui criaient ceux de son âge, - Et si tu ne viens pas plus près, tu devras dormir tout seul la nuit. Réfléchis bien, pèse le pour et le contre!
On ignorait ce qu’Alaine avait pensé, mais tout de même il risqua de s’approcher de la télégue pourrie le premier et se tenait désormais à côté de sa femme. Pendant ce temps-là Saden monta en haut et appela:
- Kelin! Kelin, allons, essayons de les mettre dehors … Maria sans dire un seul mot fila le cochonnet dans les bras d’Alaine et monta vite dans la télégue.
Alaine se figea ne sachant pas que faire: soit jeter le petit corps à terre, soit le porter dans le hangar, soit se tenir là comme ça… Il tenait le cochonnet aux bras tendus, et tous ses sentiments se reflétèrent tout de suite sur son visage. Son visage se crispa, on pouvait croire qu’il allait vomir ou qu’il allait éclater de rire ou peut-être en pleurs.
Le grand rassemblement de gens, leurs rires, le bruit, l’aboiement de chiens qui désapprouvaient aussi les étrangers venus, - tout cela irritait les cochons. Ils grognaient furieusement, ronronnaient et enfouissaient leurs nez dans les murs cannés du panier.
Saden comprit: si l’on n’allait pas prendre les mesures fortes, ils allaient continuer comme ça jusqu’à la nuit. Il dit fort, calmement comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé:
- Ho, djiguites! Vous êtes des hommes ou non? On ne va pas y arriver à deux avec la kelin. Aidez-nous à les enlever et les descendre. Et là ils pourront déjà courir sur leurs propre pieds fourchus.
Ses mots firent impression: si cela s’était déjà passé, c’était mauvais de refuser à aider leur chef. Lentement, à contre-coeur, mais quand même les djiguites commencèrent à enlever leurs tchapans[14], à retrousser les manches de leurs chemises et s’approcher de la télégue un par un.
D’abord rien ne marchait. Chacun essayait de saisir la peau de cochon juste pour la forme, en espérant que quelqu’un d’autre allait faire tout le travail. Mais ces frôlements à peine perceptibles ne firent rien à l’immense porc, il ne bougea même pas.
- Allez, prenons - le ! – cria Saden. On dut en mettre un bon coup, et le grand corps lourd fit un voyage rapide et court dans l’air et se posa par terre de côté. Le porc bondit tout de suite sur ses pieds.
On transporta la truie de la même façon. Elle se dépêcha dans le hangar en suivant la voix de ses cochonnets qui la sentirent s’approcher et se mirent à brailler encore plus farouchement et se calmèrent seulement quand elle se coucha. Tous les sept nez se dirigèrent vers les tétons.
Et le porc regarda autour de lui, inspira bruyamment l’air de son nez et décida de vérifier s’il n’y avait pas de racines délicieuses cachées sous la terre. Il creusait la terre du nez et les gens incrédules, hostiles lui importaient peu.
Donc, en 1933 le 2 mai dans le kolkhoze «Jana jol» un amendement à la loi du prophète Muhammad fut modifié. A part quatre espèces d’animaux désignés par lui, le cinquième fit apparition – les talpaktanaous vilains!
Le lendemain dans le bureau de kolkhoze on parla de ce qu’on allait faire avec eux. Et cette fois-là on ne pouvait pas encore se passer des plaisanteries et moqueries.
- S’ils sont tellement propres comme Saden nous le disait, donnons-leur nos iourtes et allons vivre dans le hangar…
- Et comment va-t-on les appeler? Nous disons aux chèvres pour les appeler: «Chore, chore!» Et est-ce que les cochons comprennent la langue des chèvres?
- Celui qui a déjà l’expérience doit les garder.
- Mais comment vas-tu gagner cette expérience? Ils ne comprennent ni la langue de chèvre, ni la langue kazakhe.
Maria les écoutait sans interrompre et ensuite bondit de sa place avec impatience:
- Mais alors si personne de vous n’ose pas les aborder, moi, je vais le faire. Voilà, notes-le, agaï! – se tourna-t-elle vers Saden qui était assis à la table sans participer dans la discussion.
Saden voulait que quelqu’un de kazakhs lui-même, sous aucune contrainte, exprime le souhait de se charger de la garde de «la cinquième espèce». Saden rencontra les yeux de son frère: Alaine souriait désemparé ayant peur qu’on le choisirait lui… Si on allait le forcer, il le ferait, il n’aurait rien d’autre à faire. Mais on avait besoin d’Alaine au ferme, et de plus il était le frère du chef quand même…
- Celui qui acceptera de garder les talpaktanaous, va être payé en nature pour un jour et demi de travail, - dit Saden.
Mariam?.. Mais on ne pouvait pas la laisser quitter la brigade agricole. Elle était brigadier, agriculteur et escompteur. Elle était habituée au travail rural dès son enfance, et c’est pourquoi le jeune kolkhoze kazakh qui commença juste récemment à gratter la terre, avait besoin non seulement de ses mains infatigables, mais aussi de son œil vigilant et de son bon conseil dans les champs. C’était dommage de forcer Mariam à perdre le temps et se dépenser pour garder les cochons.
-Je me suis trompé, - dit Saden.- Non un jour et demi, mais deux jours, on va le payer à deux jours, cette personne… Vous m’entendez, Yeseke?
- Non, je ne t’entends pas, - répondit Yesen, un vieillard solitaire qui gagnait sa vie avec des travaux différents. Il n’avait plus les forces de faire paître les haras vifs et agités, de protéger le troupeau contre les loups…
- Deux jours, je te dis, deux jours, - répéta Saden.
Deux jours ne pouvaient pas séduire Yesen. Il refusait cette mission de toutes ses forces, il presque pleurait. Mais Saden pouvait finir par convaincre quelqu’un quand il le voulait. Le vieillard pensa tout à coup que c’était Allah qui lui envoyait cette peine pour des péchés commis. Mais les péchés ne devaient pas être si durs que ça: Yesen était payé en nature pour deux jours de travail en guise de consolation.
Mais tout de même à partir de ce jour-là la vie d’Yesen devint un tourment sans fin. Il avait honte d’être vu par des gens avec son troupeau, et c’est pourquoi très tôt le matin quand la lumière venait juste de commencer à se disputer avec les ténèbres de la nuit, il chassait deux cochons et sept cochonnets au bord du lac parsemé de roseaux et de laîche. Lui-même s’installait au loin d’eux comme un homme qui était à son affaire pour qu’aucun passant, pour l'amour du ciel, ne pensât qu’il avait rapport aux talpaktanaous.
Yesen revenait dans l’aoul quand il était déjà nuit, laissait les cochons dans le hangar, le fermait à clé et rentrait à la maison. Mais avant de franchir le seuil de sa maison, il enlevait le tchapan, son tchapan, ses chaussures, et il laissait son bâton dehors. Il se lavait le visage pendant longtemps, et juste après cela il allumait le feu dans l’âtre et s’étendait sur une natte de feutre en demandant pardon à Allah. Et il lui demandait aussi s’il avait déjà racheté son péché et si cette affaire impure devait encore durer.
Yesen ne partageait ses préoccupations de berger avec personne à part Saden. Il avait honte. Il évitait soigneusement même les vieux bergers.
Au fur et à mesure on commençait à s’habituer aux talpaktanaous dans «Jana jol», et à la réunion de la direction, par exemple, on discutait sérieusement, sans rires et plaisanteries, la question de fourrage pour leur petit troupeau de cochons.
Yesen pouvait maintenant rentrer à la maison plus tôt. On ne le rencontrait plus avec des moqueries, mais on pouvait déjà entendre:
- Oh Yeseke! Regardez que gras ils sont devenus! Et comment ses pieds peuvent tenir tant de viande et tant de lard?
- Alors là Saden pourra acheter plusieurs dombres pour l’iourte rouge…
- Et où est-ce que le cochonnet s’est blessé son côté?..
Mais voilà qu’un matin, quand Yesen chassait les cochons au bord du lac, il entendit une voix derrière lui:
- Que votre troupeau augmente en quantité!..
Et lui, comme tout berger, répondit sans réfléchir:
- Que vos mots se réalisent…
Et juste après ça il se retourna pour voir qui l’avait salué si gentiment. Derrière lui à cheval allait Moukhammedjan, le fils du défunt Kasen-mollah. Un sourire sournois sur les lèvres de Mukhammedjan témoignait bien qu’il n’avait pas prononcé ses mots d’un bon cœur, mais qu’il voulait encore une fois reprocher au vieil Yesen son occupation peu digne.
- Oh Yeseke, - continuait-il tristement. – Si seulement je ne voyais pas qu’un vieil homme respecté devait garder ces créatures aux mufles obtus! Quel péché vous commettez là!
Mais maintenant Yesen commença à traiter de telles méchancetés autrement, il n’avait pas besoin de compassion. Il ne se taisait plus timidement mais il interrompait brusquement les moqueurs.
Voilà que maintenant il dit d’un air fâché:
- Mukhammedjan! Est-ce ton père t’a appris à te moquer de vieux gens? Tu n’aimes pas le fait que je fais paître les talpaktanaous?.. Tous savent que tu n’aimes pas du tout ce que nous faisons. Si tu partais au plus loin! Et essaye de ne pas te fourrer dans les coupers de mon chemin. Tu as compris?
En disant cela Yesen faisait balancer son gros bâton de berger d’une façon assez parlante. Il frotta le bout du bâton contre la terre plusieurs fois comme s’il essayait d’apaiser la démangeaison.
Moukhammedjan décida de ne pas commencer une dispute avec lui. Il s’en alla au plus vite et juste après s’être éloigné à une distance considérable, chanta une chanson ancienne moqueuse:
Il faisait paître les cochons et se mit lui-même à grogner…
Yesen lui menaça avec son bâton. Il ne pouvait plus rien faire au fils irrespectueux du mollah. Mais le soir le vieillard alla à l’école où les professeurs aidaient à publier le journal mural du kolkhoze et leur demanda d’inventer une chanson réciproque contre Moukhammedjan et ses moqueries.
Les professeurs n’étaient pas des poètes doués. Mais presque tout les kazakhs au besoin pouvait rimer quelques lignes même pour l’usage à domicile. On fit une chanson pour Yesen. Il apprit les mots par cœur et la chantait souvent.
Il aimait surtout les lignes où il s’agissait d’un homme indigne, d’un fils du mollah qui s’imaginait être le plus intelligent et le plus propre de tous dans le monde entier quand en réalité il mangeait les fonds de casserole de la table de son père et ne savait rien faire, même faire paître des cochons! Et les cochons… Les cochons savent leur affaire, ils s’engraissent et peu leur importe ce que cet homme bête et impropre en dise.
On peut dire que c’était la première chanson respectueuse dans la steppe sur les talpaktanaous – comment ils peuvent être égaux aux moutons ou aux chevaux, aux bœufs ou aux chameaux dans un ménage. Et le kolkhoze «Jana Jol» fut le premier à faire voler cette chanson dans le monde.
...Un an après on avait déjà vingt-huit cochons dans «Jana jol», juste de deux cochons moins que le prédisait Saden. Et au profit de ceux-là qu’on considérait comme des vilains on put accomplir la majorité de livraisons de viande et on garda un grand troupeau de moutons. En automne on dut abattre le porc vieilli, on vendit le lard et la viande, et on utilisa l’argent gagné pour acheter deux vaches de race amouillantes.
Les cochons s’engraissent à leur guise en se promenant au bord du lac sous la garde d’Yesen. De loin ils ressemblent à des utricules de cuir où l’on garde le koumys.
Le sary-atan pâture parfois à côté d’eux. En mâchant il les regarde avec arrogance d’en-haut. Mais cette arrogance a ses raisons: aux travaux braves et difficiles qu’il eut le temps d’accomplir durant ces longs siècles s’y ajouta encore un… C’est lui qui, par un jour de printemps ensoleillé, fit parvenir la télégue à «Jana jol» où dans un panier canné piaillaient de petits talpaktanaous avec des yeux de taupe.
[1] Sary – jaune ; atan – un chameau châtré
[2] Bota – un chamelon, tgrsek – jambe, courbure de genou
[3] Bota-kоz – avec de beaux yeux (juste en parlant d’une femme)
[4] Kouï – une pièce instrumentale traditionnelle jouée au dombra
[5] Djaylyaou – un pâturage d’été
[6] Turksib – un chemin de fer joignant le Turkménistan à la Sibérie
[7] Jana-jol – un nouveau chemin
[8] Sovkhoze – ménage soviétique
[9] Torsouk – fourrure de peau de chèvre où l’on garde d’habitude le koumys
[10] Kelin –une belle fille
[11] 1 poud égale à 16,38 kg
[12] Musulman – celui qui appartient à l’islam (religion monothéique mondiale créée grâce à la mission prêchée par le prophète Muhammad)
[13] Agaï – oncle ; ici une façon respectueuse de s’adresser au frère aîné du mari
[14] Tchapan – une blouse que l’on porte par-dessus ses vêtements, surtout en hiver