Әдебиеттi ешкiм мақтаныш үшiн жазбайды, ол мiнезден туады, ұлтының қажетiн өтейдi сөйтiп...
Ахмет Байтұрсынұлы
Басты бет
Арнайы жобалар
Аударма
Aouezov Moukhtar «Coup de feu au col»

23.11.2013 1861

Aouezov Moukhtar «Coup de feu au col»

Негізгі тіл: «Coup de feu au col»

Бастапқы авторы: Aouezov Moukhtar

Аударма авторы: not specified

Дата: 23.11.2013

1

Le frère aîné prit le frère cadet dans ses bras comme s’il était un enfant, et dit à sa femme refaisant hâtivement le lit 

-    Il n’a ni os, ni viande. Sec et léger comme un panicaut… Mais quel gaillard tourmenta-t-on !

Le lit était fait des couvertures piquées roulées au triple ou au quadruple par terre sous le mur gris en terre battue du lieu d’hivernage. On mit le malade avec soin sur son côté droit.   

Et celui-là était complètement à bout de ses forces pendant qu’on le soulevait, il respirait fort et bougeait à peine ses lèvres exsangues. Le frère et la bru se penchèrent vers son visage, mais ils devinèrent plutôt qu’entendirent ce qu’il avait dit :

-    Un cheval maigri comme le duvet au vent…

-      Un mari maigri comme un esprit sans corps, - acheva la femme en soupirant tristement.

Le frère aîné s’appelait Bakhtygoul, le frère cadet s’appelait Tektygoul, et la femme s’appelait Khatcha.

Bakhtygoul à la moustache noire, aux épaules et poitrine larges, s’assit près du malade en baissant la tête. Encore l’automne dernier Tektygoul étonnait les gens par sa force herculéenne. Il dépassait son frère d’une tête, il était aussi plus fort et trapu que lui. Et voilà qu’une maladie mauvaise le ruina. La force s’écoula du jeune homme comme le sang s’écoule d’une blessure profonde.

Avant un rocher nu lui était doux, maintenant son lit lui était dur. Il devint chicaneur, demande de refaire son lit plus souvent, et le prendre dans les bras ne vaut aucun effort. Et avant il n’était pas possible de l’arracher de la terre !

On se souvient que dans sa jeunesse, Bakhtygoul dut porter son frère sur lui, comme maintenant. Le frère aîné avait seize ans à l’époque, et le frère cadet en avait dix. Une épidémie de typhus comme un incendie mit feu à toute la steppe, à tous les aouls aux environs. En un jour le père et la mère s’alitèrent, et moururent le même jour, le soir la mère, et vers la nuit le père. Les frères coururent de l’aoul à l’aventure, comme leur père leur avait ordonné en mourant, et quand les jambes manquaient au petit, le frère aîné le portait sur son dos, au-delà de ses forces, pour partir plus loin. A l’époque Bakhtygoul arracha le frère à la mort, à la maladie contagieuse qui les poursuivait. Mais maintenant peut-être il ne pouvait plus l’arracher…   

La tristesse torturait Tektygoul, mais pas une tristesse brave, mais une tristesse mortelle.

-   La feuille ne verdoiera jamais sur un buisson coupé, - répétait-il, en regardant soit le frère, soit la belle-fille de ses yeux effrayants, figés, troubles. – C’est à cause de notre misère maudite, de notre vie orpheline. Ce ne sont pas les gens qui me tuèrent, mon frère, c’est la pauvreté ! Comment vas-tu vivre sans moi ?

Un spasme plissait ses lèvres grises, et c’était comme si le secret, le caché sortait de son âme.

-Oh si seulement on pouvait être quittes… non pour la mort, mais pour l’offense… - murmurait-il en sanglotant avec fureur et impuissance. Il toussait avec un effort comme un vieillard sénescent, en tournant son visage vers le mur.

Aujourd’hui Khatcha ne se retint pas et s’écria avec des larmes aux yeux :

-   Des lâches ! Que leurs jambes et leurs bras soient paralysés ! On le torturait sans cesse… et on finit par le mutiler pour de bon… Et si au moins ils nous donnaient un chevreuil crevé pour cela. Ils pourraient nous donner l’aumône… pour nourrir le malade…

Bakhtygoul  fut avare de paroles.

- Un aumône? – dit-il avec un sourire moqueur maussade, et les bouts de sa moustache noire épaisse se baissèrent.  

Khatcha  comprit son mari. Leurs ennemis n’avaient ni pitié, ni noblesse. Non seulement ils ne tendraient pas de main qui donne, mais même ne feront aucune attention ! Les offenseurs savaient que si l’on donnait à manger au malade, au chétif, on reconnaîtrait sa faute devant lui… Et si Tektygoul ne survit pas ? Il faudrait se venger selon la loi ancienne de steppe – venger le meurtre.  Voilà ce dont ils avaient peur.

Dans sa vie Bakhtygoul   ne se souvenait pas de jour où les  riches seraient justes, et il vécut une deuxième vie déjà depuis que ses père et mère s’étaient refroidis sous ses yeux.

Cette année terrible ce n’était pas le typhus qui avait atteint les fugitifs, c’était le destin. Après de longues errances ils trouvèrent l’abri chez leurs parents lointains, oncles maternels, mais ils ne trouvèrent pas le bonheur. Les garçons devinrent ouvriers de ferme dans un riche aoul de la famille des kozybaks errant dans le volost Bourguenska. L’automne dernier vingt ans passèrent depuis que les frères servent en tout bien et tout honneur au bey Salmen, le cadet des kozybaks, maître sévère, rigide.

Pendant les années de service Bakhtygoul  eut un grand honneur, il devint gardien de chevaux, c’est-à-dire, il devint le berger le plus important quoiqu'il ne devînt pas riche. Mais son maître Salmen ne cessait pas de s’enrichir.  

Les mains adroites de Bakhtygoul   soignèrent et nourrirent beaucoup de haras de bey, plusieurs centaines de têtes d’une bonne race robuste.

Le bey rendait la vie dure au cadet Tektygoul, celui-là était trayeur des juments. Des années passaient, la jeunesse sans joie s’éloignait, mais rien ne changeait : le jour Tektygoul trayait les juments, et la nuit il gardait les troupeaux de brebis. 

Bakhtygoul   avait plus de chance,  - le bey le maria quand même. Le gardien de chevaux prit la jeune fille Khatcha pour épouse, la fille d’un berger de l’aoul voisin, et elle commença aussi à servir le bey Salmen, sa femme et sa mère, comme le faisait son mari. Le mariage coûta à Bakhtygoul  tout ce qu’il avait gagné au cours de dix ans environ, mais c’était la volonté du bey. Tektygoul venait d’avoir trente ans, et il n’était pas toujours marié.

Tout le monde connaissait les frères-ouvriers de ferme dans les environs, ils étaient connus par leur force et courage, et ils servaient le bey à grand-chose.

La famille des kozybaks était une famille riche, c’est pourquoi ils étaient avares, avides de pouvoir, insatiables. Depuis longtemps on connaissait les kozybaks comme ceux qui faisaient une barymta[1], comme ceux qui emmenaient le bétail. Dans ces affaires Bakhtygoul   et Tektygoul étaient irremplaçables.

On leur donnait des massues noires, les faisait monter sur des chevaux excellents et les envoyait en incursions secrètes. Les frères s’inclinaient devant le bey et allaient où celui-là leur ordonnait.

Le frère aîné de leur maître Salmen, bey Sat, se mêlait des querelles entre les familles, sans cesse, en briguant le poste de dirigeant de volost. Sat organisait des partis dans le volost, attisait les hostilités entre eux et pêchait le poisson dans l’eau trouble. Les os des djiguites craquaient sous les coups des massues, et les troupeaux et les haras du bey Salment ne faisaient que s’accroître.

Les gaillards des autres familles avaient peur de Bakhtygoul et de Tektygoul, ils enviaient leur force :

-      Ce ne sont pas des gens, ce sont des massues… Il arrivait qu’ils se moquaient d’eux :

-      Ce ne sont pas des servants, ce sont des esclaves… Les frères-esclaves !

Une gloire bruyante mais sans joie. Une mauvaise gloire. Non seulement, les étrangers, mais aussi même les femmes et les enfants de l’aoul natal disaient en tapinois : 

-     Les nôtres sont allés pour une barymta comme la tradition le veut… Les nôtres sont venus avec le butin de voleur la nuit…

Mais pourvu que le bey soit content ! On est tous sous le bey, tout est fait comme le bey le veut.

D’année en année, d’hiver en été les kozybaks s’engraissaient et devenaient de plus en plus impertinents. Ce n’est pas pour une simple raison que Bakhtygoul et Tektygoul les servaient. Les massues des frères-bergers sont lourdes, leurs lassos sont longs et leurs âmes sont douces. Vingt ans passèrent, et ils sont toujours aussi soumis et aussi serviables. 

Le bey Salment ne les payait pas du tout. Et jamais les frères et le bey n’étaient pas joints par un accord habituel pour la steppe : une quantité définie de bétail et de vêtements pour un terme défini… Salmen n’avait pas cette gâterie ! Est-ce que le bey n’est pas père et bienfaiteur pour son esclave ? A part cela ils sont des parents, même si des parents maternels. On ne paye pas les parents, on leur donne. 

Voilà pourquoi à l’âge de trente ans Tektygoul n’avait rien de tel qu’il pouvait nommer « le mien ». Bakhtygoul et Khatcha en avaient un peu plus

Une vieille iourte exiguë, trois ou quatre chevaux, une dizaine de brebis, et c’est tout ! C’était tout ce que ces trois gens forts et braves  avaient amassé pendant plusieurs années de souffrances et d’efforts, de dur travail et de risques.

Mais merci pour cela, si seulement les riches étaient justes et si seulement ce n’était pas le cœur de sanglier qui battait dans la poitrine de Salmen.

L’automne dernier, par une nuit mauvaise, pluvieuse, venteuse, un malheur arriva. Des cris, des pleurs et des injures s’abattaient sur l’aoul quand Bakhtygoul avait ramené un haras de chevaux de la steppe. Le bey Salmen se démenait à travers l’aoul en criant, en crachant comme un chameau et en battant de son fouet tout le monde qui lui tombait sous la main. Khatcha se tenait près de l’âtre éteint en pleurant Tektygoul comme s’il était mort.

-      Où est-il ?

-      Dieu le sait…

-      Est-il vivant ?

-      Dieu le sait…

Bien sûr qu’il fût dans la steppe. Il arriva que la tempête ait dispersé le troupeau de brebis et les ait chassées loin de l’aoul. Tektygoul n’alla pas les chercher, et quand le bey accourut vers lui avec son fouet, pour la première fois il ne se retint pas et lui dit droit dans les yeux bouffis :

-    Regardez quel temps il fait… Et moi, je suis nu-pieds, sans vêtements ! Je n’ai qu’un tchekmen[2] qui avait déjà pourri de sueur, complètement troué… Donnez-moi au moins des vêtements usés pour me couvrir.

Salmen resta figé de surprise.

-      Les brebis meurent… un grand troupeau ! Et tu vas encore marchander ?

-      Je vous prie… soyez bon…

-      Tu es un chien ! Tu ne te soucies que de ta peau ! Tektygoul plaisanta d’un air triste :

-      Je n’en ai qu’une seule, elle est la dernière…

-      Alors je vais te l’écorcher !

A l’ordre du bey cinq de ses gaillards se jetèrent sur Tektygoul, le renversèrent par terre et le bey lui-même se mit rageusement à le battre de ses bottes dans la poitrine, et après le chassa dans la steppe, et Tektygoul se soumit. Il alla honteux,  avec un désespoir muet :  

-   Ce sera votre péché…

Le bey l’accompagna avec des injures furieuses.

Un seul coup d’œil jeté sur Tektygoul suffisait de faire trembler les gens. Le tchekmen sur lui était déchiré par des bottes ferrées de bey, les haillons pendaient sur lui comme des mèches d’un chameau qui mue. Mais tout le monde gardait le silence, et le bey criait en hâtant le garçon de ferme de son fouet…

Tektygoul aurait pu assommer Salmen à mort par un coup de main, mais le garçon de ferme n’eut même pas cette idée. Il y pensa beaucoup plus tard quand il était lui-même sur son lit de mort.

Bakhtygoul ordonna à Khatcha de garder le troupeau et galopa dans la steppe en appelant son frère. Il fit le tour des buttes et des vallons des alentours, il réunit les brebis, mais il ne pouvait pas retrouver Tektygoul jusqu’à l’aube, et quand il le retrouva et le fit monter sur le cheval en le cachant du vent et de la pluie par son corps, le garçon était plus mort que vif.

Khatcha n’arriva pas à manier le troupeau, et les chevaux, comme les brebis, furent dispersés par la tempête, et dès que les frères revinrent dans l’aoul, tous les deux eurent une punition sévère de bey. On battait le frère cadet qui était déjà sans connaissance, fiévreux et délirant, et le frère aîné ne pouvait pas le défendre. On les battait de tout ce qui tombait sous la main, sans pitié ni grâce, comme s’ils étaient voleurs de chevaux. 

Après cette nuit les frères quittèrent Salmen. Ils s’enfuirent de l’aoul des kozybaks en emportant leur fortune piteuse, dans le volost voisin Tchelkarskaya et se cachèrent dans la maison d’hivernage délabrée, abandonnée appartenant à leur père, la maison qu’ils avaient quittée il y a vingt ans. 

Mais c’était aussi la mort invisible, lente qui les avait rejoints dans l’abri des parents, comme jadis le typhus l’avait fait. Elle entra et se tint au chevet de Tektygoul.

Le garçon s’alita et ne se leva plus. Une toux humide le tortura, le retourna pendant tout l’hiver. Tektygoul crachait du sang épais, crachait sa force bout par bout.

Jamais avant il ne se plaint de son destin, et maintenant il geignait entre les dents comme un chiot battu. Mais non parce qu’il ne vit pas de bonheur dans la vie, qu’il n’eut pas de femme, qu’il ne mit pas d’enfants au monde, et non parce qu’il ne voulait pas mourir, mais parce qu’il ne fut pas quitte avec l’offenseur. Dès l’enfance Tektygoul était un bonhomme, simple et accommodant, et maintenant c’était comme si un mauvais esprit s’était installé en lui.

Aux jours de l’abattage hivernal du bétail Bakhtygoul obéit à Khatcha et alla chez Sat, le frère de Salmen. Il y alla à cœur ouvert, avec une plainte timide.

Sat l’écouta patiemment, lui répondit posément comme s’ils étaient au tribunal de beys :

- Vous avez faim, tu dis ? C’est bien que tu ne le c  aches pas devant moi. Mais chez Salmen vous navez pas eu faim ! Vous mourez, tu dis ? Cest bien que tu ne fais pas le malin. Mais le tué meurt tout de suite, et le battu non ! Tu es tombé sous la main aussi, mais tu es vivant. Il est malade, tu dis ? Voilà la vérité.  Mais tu sais bien ce que cest cette maladie. Qui de nous ne la pas ? Qui n’a pas peur d’elle ? La mère de Salmen et la mienne ont vécu aisément, baignait dans le beurre et est morte de  phtisie. Et qui veux-tu en accuser ? Salmen ? Ou moi ? Ou peut-être Khatcha, ta femme, parce qu’elle a servi la défunte ? Dieu le voit, tu m’as obligé à dire des choses qu’il ne fallait pas dire. Mais qui t’a suggéré cette idée, comment as-tu pu oser à demander à l’homme de rendre ce que Dieu enlevait ?

Sans laisser Bakhtygoul dire un mot, Sat l’envoya de chez lui. Et Bakhtygoul partit en riant amèrement dans son cœur de Khatcha et de lui-même.

Aux premiers jours de printemps le temps de Tektygoul s’écoula. Les forces le quittèrent, et après la mort s’empara de lui. Une lumière trouble s’éteint imperceptiblement dans ses yeux

Bakhtygoul ne trouvait pas de consolation pendant longtemps, il pleurait son frère pendant longtemps. Il fut inconsolable pendant quarante jours, et quarante jours après il réunit ses parents peu nombreux et peu riches de la famille des sarys, dépensa le dernier argent et fit, comme il convenait, des repas de funérailles pour Tektygoul.

Pendant le repas on disait que le défunt était un lion. On parlait de ses tortures. Et encore de ce que la famille de sarys était devenue orpheline. La famille resta sans son batyr.

«Et moi comme si j’étais resté sans jambes ni bras… » - pensait Bakhtygoul avec la tête basse, et son cœur était vide et nu comme une iourte.

 

 

2

 

En automne Bakhtygoul commença une mystérieuse affaire dangereuse. Il choisit une nuit sombre et pluvieuse. Il attacha à la selle une outre avec de la malta – soupe abondamment assaisonnée du lait caillé, et se rendit à la montagne. Son ami d’antan et son conseiller, la faim, le rejoint.

Bakhtygoul allait à cheval et réfléchissait :

«L’automne le plus cher, longuement attendu… Les pluies bruissent, les pluies cachent et  lèchent les traces… Si j’ai de la chance, je le volerai et le chasserai à trois passages d’ici ! Est-ce que j’erre en vain, est-ce que je le surveille en vain, est-ce que je le garde en vain ? »

Les montagnes s’entassaient majestueusement dans le ciel de nuit. Bakhtygoul distinguait à peine un sentier dans l’ombre, mais les chaînes rocheuses et les pentes des forêts étaient bien visibles pour lui. Le berger a un œil perçant comme un chien. Et ici c’étaient des lieux familiers, parcourus mille fois, bien chers.

Le jour de loin les montagnes ressemblaient aux iourtes des géants en pierre, si désertes et si inaccessibles aux mortels. De près, la nuit elles adoptaient un air différent, effrayamment vivant. Les broussailles des sapins touffus aux pentes escarpées ressemblaient à la peau d’un monstre géant endormi qui respirait paisiblement. Les vallons étaient comme des oreilles aux bouts éveillés comme ceux des animaux, et les gouffres comme des gueules ouvertes respirant le froid et la décomposition, et des crocs des rochers en sortent.

Mais Bakhtygoul n’avait pas peur ici, les montagnes sont sa famille ; elles le rencontraient avec un silence, une tranquillité, elles l’attiraient : vas-y, dépêche-toi, nous te cacherons.

Mais il est vrai que le sentier n’est pas sûr, surtout sous la pluie, par une nuit d’automne. Bakhtygoul se confia à son cheval sans hésiter. Son Gris, son cheval fort et expérimenté, était habitué à grimper sur des pentes,  marcher au-dessus des précipices, il était tenace et habile comme un chamois. Parfois le sentier devenait un fil tout étroit, et il n’y avait pas de place pour deux sabots, mais Gris marchait tranquillement, aisément, facilement, sans se presser de côté contre le rocher saillant à droite, sans  jeter des coups d’œil effrayés sur le précipice à gauche, il marchait comme un funambule.

Gris lui viendra en aide ! Il sent où son maître veut aller. Et quand Bakhtygoul pressait un peu ses côtés de ses pieds pour l’alerter ou le prévenir de quelque chose, le cheval levait la tête et tirait sur la bride sans accepter. Son dos s’abaissait doucement sous la selle comme s’il calmait son maître : tiens-toi tranquille avant que je ne te dépose pas, et là c’est à toi de voir…

Bakhtygoul allait à cheval et réfléchissait – pour lui-même, pour le cheval et pour ceux qu’il rencontrerait :

«Je doute que vous soyez aussi contents d’un temps pareil. Sous la pluie nous sommes tous comme des chiens errants ! On va voir qui a le nez plus mouillé et qui de nous va flancher… Qui que vous soyez, des gens de salmen, ou d’autres de kozybaks, cela n’importe pas ! Toute la famille de kozybaks est mon débiteur ».

Une nuit infinie passa, un court jour gris parut plus long. Dès l’aube tardive, paresseuse et jusqu’au crépuscule précoce Bakhtygoul se cachait, dormait à son aise dans la forêt de pins de Sarymsakta, ce qui veut dire celui d’ail, odorant… La forêt de pins, sombre et sauvage, sentait doux et amer, mais il ne pouvait pas s’endormir ayant un estomac vide. Le ventre de Bakhtygoul était creux comme celui d’un loup. La malta s’épuisa dans l’outre. Et est-ce que c’était un vrai repas pour un homme ? La boisson… elle est pour la gorge, pas pour l’estomac, mais moins on a soif, plus on a faim.

Bakhtygoul eut à peine la patience d’attendre jusqu’aux ténèbres. Ses doutes cessèrent. Il entendait juste une seule voix de son conseiller secret, de son ami importun :

«Les gens de Salmen ou les autres… même si c’est Sat en personne… vaille que vaille ! »

Maintenant les haras de chevaux doivent encore se trouver sur des pâturages de montagne – djaylaous. Il est encore tôt pour eux de descendre dans la steppe. Là, dans les prés sous le ciel, cette nuit, leur rencontre est prédestinée… Le Dieu voit bien à qui est cette faute…

Mais tout de même au fond de lui-même Bakhtygoul hésitait. « Que Salmen se justifie d’abord ! » - pensait-il, mais lui-même voulait se justifier avant qu’il fît ce qu’il avait prémédité. 

- J’ai juste une poignée de millet noir moulu à la maison…- murmurait-il dans l’oreille de son cheval, - une petite poignée pour toute la famille… Les enfants m’y envoyèrent, ce ne sont pas leur faute.

Vers minuit le cheval alla plus vite. Le sentier s’élargit, le djaylaou approchait. Bakhtygoul sentit de toute sa poitrine l’espace qui l’attendait. Il reprit courage, redressa le dos fatigué, gelé. La hardiesse souhaitée, les forces fraîches venaient à lui et au cheval.  

Maintenant le cavalier ressemblait à un grand oiseau à la poitrine forte levant lentement ses ailes. Cet oiseau est un ancien habitant et maître de ces lieux, des hauteurs montagneuses, des blancs neigeux. Il est sur le point de déployer ses ailes, de monter dans le ciel et de rester suspendu au-dessus des blocs rocheux, des gorges sans fond d’Alataou en cherchant d’un œil perçant la proie. Il la vise et la frappe avec un sifflement, comme une flèche, la capte et la déchire avec ses griffes  de fer.

Bakhtygoul se souvint d’un sentiment fou, enivrant qu’il avait en effectuant des incursions de nuits à l’ordre des kozybaks  quand il était jeune. Il se sentait alors comme cet oiseau. Il volait à corps perdu, il frappait sans réfléchir. A côté de lui marchait son frère Tektygoul, un jeune homme avec une humeur d’enfant et une force de batyr.

 Non, ils n’étaient pas si naïfs, ils n’étaient pas des moutons se battant front contre front! Ils savaient traquer, guetter, berner et contourner, sauter à cheval au-dessus d’un homme endormi sans le réveiller, glisser inaperçus sous le nez d’un homme veillant à lui damer le pion. Ils étaient adroits, rusés, débrouillards. La force s’ennuie toute seule, alors l’esprit naturel lui fait compagnie. D’ailleurs ils étaient obstinés aussi : s’ils n’avaient pas de chance, si la fortune ne leur souriait pas, ils ne laissaient pas la chose tomber, ils se battaient avec rage, sans fatigue, un contre deux ou trois.   

Si seulement Bakhtygoul avait cet emballement d’avant maintenant, cette poigne d’aigle !.. Mais il n’avait rien de ça. Quelque chose s’est rompue, s’est brisée dans sa poitrine.

Mais il n’avait pas le temps de réfléchir. Encore de loin Bakhtygoul de son intuition de berger sentit un mouvement invisible d’un haras avançant à travers l’herbe douce et mouillée. Les chevaux pâturaient derrière le col de pierre du passage, et Bakhtygoul les entendait déjà à travers le bruissement de la pluie et le sifflement du vent.

Si les gardiens ici ont de l’expérience, ils tourneront en cercle non loin du troupeau de chevaux pour mieux tout entendre et intercepter l’étranger à temps. Il ne sera pas difficile de les tromper même par une nuit close. Et Bakhtygoul prit une bride plus courte en veillant  que Gris ne frappât pas de sabots sur la pierre, et la chose la plus importante, qu’en s’étant ennuyé durant sa longue solitude, il ne hennît pas en voyant le haras.  

On ne pouvait plus tarder. Les affaires de nuit doivent être faites par des adroits, des décisifs. Bakhtygoul tenait son cheval par une bride courte sans le laisser baisser la tête. Lui aussi il se concentra, prêt lui-même à toute chose inattendue à tout moment. Ses petits yeux étroits étaient dilatés comme ceux d’un oiseau, arrondis comme s’il voyait vraiment quelque chose dans l’obscurité.

Le haras coulait lentement en montant la pente de pré, à la rencontre de Bakhtygoul. Une distance d’une pierre jetée au loin les séparait. Bakhtygoul se figea sous un rocher solitaire. En ronflant légèrement, en s’ébrouant, les chevaux croustillaient unanimement en mâchant l’herbe juteuse. On entendait de loin le hennissement enjoué des jeunes chevaux. De temps à autre les étalons hennissaient aussi – les maîtres des troupeaux attentifs, prudents et guerriers.  Pour un moment Bakhtygoul put clairement voir une tache épaisse, brillante du haras. Et il eut peur – est-ce qu’il fait déjà jour ? Non, il fait noir comme dans un four. Et le haras est riche, fabuleusement riche. 

Bakhtygoul enleva son chapeau et le mit sur l’arcade de la selle.. Il dressa l’oreille en mordant le bout de sa longue moustache. Rien de suspect. Les gardiens de chevaux sont soit malins comme des singes, soit ils dorment tout simplement. On ne voit personne et on n’entend personne. Mais ce que les chevaux pâturaient en troupeau le mettait sur ses gardes. Ce n’était pas par hasard. Quelqu’un d’adroit les réunit, les tenait en troupeau et les menait sur l’herbe nouvelle par une nuit noire. 

Tout à coup un flot fin vivant s’écarta de la masse entassée de chevaux et coula vers le rocher où Bakhtygoul s’était caché. Il se coucha tout de suite sans bruit sur le dos de Gris et lui fit baisser son museau vers l’herbe.  Le flot se répandit, s’étendit et se réunit de nouveau. Et voilà ! C’était l’étalon qui avait détourné son troupeau du haras. Alors ça veut dire que le gardien ne se trouve pas à sa proximité…

Bakhtygoul poussa tout de suite Gris de ses genoux, et celui-là alla vers le troupeau comme s’il pâturait.

Le troupeau se mit tout de suite sur ses gardes, commença à reculer sans laisser passer le cheval étranger solitaire. Le bel étalon isabelle  à la longue crinière autour duquel se tenait le troupeau, il leva la tête haute et hennit bas, brièvement comme en lui demandant : Qui es-tu ? Bien sûr quil aperçut lhomme.

Une bonne ouïe  distinguera tout de suite ce hennissement de basse : il est menaçant et provoquant. Pourvu que cela n’attire pas l’attention du gardien ! Mais Gris recula de côté à temps et Bakhtygoul prétendit qu’il sommeillait dans la selle. L’étalon baissa la tête.

D’abord les chevaux dans le troupeau lui semblèrent menus, une progéniture ayant un ou deux ans. La nuit, si l’on ne s’approche pas tout près, on ne verra pas à quel point ils sont replets. Peu à peu Gris s’approcha d’eux un peu plus et Bakhtygoul soupira avec soulagement en clignant avidement les yeux. Le voilà ! Il la trouva, ce cheval tant convoité…

Une grande jument corpulente, la meilleure dans son troupeau, ou peut-être même dans tout le haras. Ses côtés sont lisses, ronds, sa crinière est coupée, elle marche à côté de l’étalon – vraiment belle.

Bakhtygoul ôta de sa selle un lasso de crin. Il n’hésitait plus. Quand le Gris intelligent, sachant son affaire, se plaça au plein milieu du troupeau et serra la jument de son épaule, Bakhtygoul ne manqua pas son coup – du premier lancer précis il jeta sur son cou le nœud  solide du lasso. D’un lancer pareil de Bakhtygoul aurait pu attraper un oiseau volant. 

La jument était rétive – pendant l’été entier ni bride, ni abot ne la touchaient pas. S’étant agité capricieusement, peureusement, elle s’élança de sa place en avant, loin du troupeau. Mais Gris y était préparé, ce n’était pas sa première fois ! Sans attendre des ordres, il suivit aussi précipitamment la fugitive sans la laisser arracher le lasso des mains de son maître.

La jument rétive courait longtemps à toute vitesse, tout droit, d’une manière que le lasso tintait comme une corde. Bakhtygoul la retenait prudemment, aisément sans la laisser se jeter de côté et tirer le lasso. Il ne guidait pas Gris, le cheval de berger marchait lui-même comme il fallait en aidant le cavalier avec chaque mouvement. La jument regimbait, trébuchait en galopant et se fatigua peu de temps après, alla en cercle en tournant vers le troupeau.

C’est là que Bakhtygoul lui laissa sentir la force de ses bras et de son dos de garçon de ferme. Il tomba brusquement dans la selle sur le dos en mugissant par un trop grand effort. La jument s’essouffla dans le nœud du lasso et ralentit sa course. Ensuite elle s’arrêta court en baissant la tête. 

En ramassant prudemment le lasso et en l’écourtant, en calmant la jument de ses exclamations tranquilles, caressantes et impérieuses, Bakhtygoul alla vers elle et la brida rapidement et adroitement. Tout légèrement, d’un coup de fouet glissant, il frappa sa croupe mouillée de pluie et de transpiration et l’amena avec lui. 

Les chevaux du troupeau, en promenant des regards inquiets autour d’eux, s’entassaient, se poussaient en s’éloignant de Bakhtygoul. Cela ne pouvait pas passer inaperçu. Et voilà que, tout devant lui, ou plus précisément, au-dessus de lui, se profila, sur un grand cheval, un gaillard lourd comme sans tête avec une énorme massue…  

Est-ce que cela fut une vision ? Non… il est sur son chemin, il ne bouge pas comme un lourdaud muet. Il attend et il réfléchit si c’est un étranger ou non ? Mais il a un cerveau d’une brebis…

Bakhtygoul éperonna Gris en l’envoyant en avant. Le gaillard tendit muettement sa longue main et attrapa le cheval par la bride. Il comprit enfin ! L’affaire est dans le lac. En frissonnant Bakhtygoul imagina comment le nœud du lasso de crin serrait ses épaules… Mais le gaillard se conduisait bizarrement : il retenait Gris comme s’il n’en avait pas envie, d’une manière paresseuse, molle. Il ne leva pas sa massue. Il gardait le silence comme s’il attendait quelque chose en reniflant bruyamment. 

Bakhtygoul se leva dans les éperons en examinant l’homme et ria involontairement. C’est vrai, ce n’était pas un mouton qui se tenait devant lui, c’était une brebis. C’était Kokaï, un gaillard bien connu, un garçon avec une force de cheval et avec une âme de lièvre, un bouffon de tous les alentours. Tout le monde se moquait de lui ! 

- Je vais t’écrrraser, épouv-v-vantail ! – prononça Bakhtygoul d’un murmure terrible et ayant fouetté la tête de  puce Kokaï de son fouet, il fit tomber son chapeau.

Le coup n’était pas fort, plutôt offensif, mais Kokaï tomba de la selle comme un sac et se cacha derrière la croupe de son cheval en reniflant encore plus bruyamment. Il n’osa même pas crier pour appeler ses amis. Il savait qu’ils se moqueraient de lui, et cela finirait comme toujours. Il vaut mieux garder le silence en se dissimulant dans l’obscurité nocturne et en priant Allah que cet étranger s’en allât au plus vite. 

Bakhtygoul tira la bride et galopa vers la grande gorge couverte de pins. Là il aura un abri sûr, là on ne trouvera pas sa trace même le jour…

Et Kokaï est gardien de chevaux de Salmen, de Salmen même !

Alors Bakhtygoul misa juste, tout droit dans le cœur de sanglier. Les doutes qu’il avait pendant deux jours étaient vains.

Gris courait à toute vitesse en contournant le haras. La jument marchait docilement et volontairement, épaule contre épaule.

La gorge froide s’ouvrait devant eux. Et voilà qu’ils tombèrent sur un autre gardien.

Il galopait sur un bon cheval, en dessus du passage, pour couper le chemin à Bakhtygoul en criant d’une voix retentissante :

-    Qui est là? Qui ?!

Bakhtygoul reconnut tout de suite sa voix, sa façon assurée. Celui-ci n’a pas froid aux yeux, il ne laisserait pas partir. Bakhtygoul lui-même était à sa place chez Salmen – le bey savait à qui se confier. 

S’étant serré contre la crinière de Gris, Bakhtygoul tendit silencieusement la massue, et le gardien en galopant leva la sienne en braillant à plein gosier :

- Ohé !..Par ici, mes frères ! Ohé !.. – L’écho retentissant le poursuivit sur ses talons.

Et tout de suite les voix des autres gardiens s’entendirent de tous côtés. A juger par leur éveil unanime, pas un seul ne dormait, et il y en avait beaucoup. Dans l’obscurité ils comprirent vite et sans faute de quel côté il fallait se jeter et cela ne les embrouilla pas. Bakhtygoul entendit derrière lui un piétinement lourd de la course acharnée.

Un ululement enragé à plusieurs voix se retentit au-dessus du haras. Les gardiens faisaient comme s’ils s’excitaient l’un contre l’autre par des cris et provoquèrent une tempête. En une minute le haras obéissant, calme devint sauvage.

Des dizaines de têtes et de crinières s’élancèrent en haut, leurs longues queues se replièrent, s’éparpillèrent comme s’il y avait du vent. Les chevaux se chamaillaient méchamment, se cabraient en levant leurs derrières, en se rebiffant. Les étalons se mirent à s’agiter en essayant d’écarter leurs troupeaux de deux côtés. Les voix des gens disparurent dans le bruit désordonné du piétinement.

Les dos de chevaux se tournaient et se cabraient comme des vagues sur la rivière devant le rapide. Ensuite tout fusionna dans un lourd tourbillon des corps échauffés et glués. Et ce tourbillon se transforma tout d’un coup en une vague terrible, écrasante broyant et cassant tout par ses milliers de sabots.

En allant à sa fantaisie comme s’il se sauvait d’une inondation ou d’un incendie, le haras courut à toute vitesse à travers l’herbe des djaylaous[3]. Les chevaux galopaient à une vitesse folle, couraient côte à côte, serrés l’un contre l’autre, en écrasant les faibles, et comme des pierres légères dans une avalanche, les antenais et les étalons se détachaient du haras et tombaient raide morts.

Il semblait qu’un coup de tonnerre, infini, assourdissant, tomba dessus et se coucha sur les prés de montagne, les chaînes des alentours, de la gorge jusqu’au passage. C’était déjà bien que la vague de chevaux ne s’élançait pas vers l’abîme.

Les gardiens s’arrêtaient l’un après l’autre et revenaient en arrière. C’était trop tard ! Personne d’eux ne vit qui ils poursuivaient. Ils risquaient de se perdre eux-mêmes dans cette obscurité.

Ils n’arrivèrent pas tout de suite à arrêter et à calmer le haras.

Mains enfin il se calma, et les têtes de chevaux se baissèrent vers l’herbe. Seulement le hennissement des juments cherchant leurs enfants, tintait d’une façon stridente dans le silence.

Les gardiens se réunirent et se mirent à brailler en jurant, en reprochant l’un l’autre :

-   Mais qu’est-ce que c’était !  Qui a crié le premier ? Et d’où est-il venu, ce diable ! Qui l’a vu en personne ?

Personne ne vit rien et ne savait rien clairement, mais comment ne pas crier la nuit ? Dans lobscuritéé ton appel est mon œil

Les braillards regardèrent autour d’eux et découvrirent que le gardien en chef était absent.

Ils revinrent à la gorge, se dispersèrent en s’entr’appelant et en appelant Jamantaï.

C’était le Kokaï adroit qui l’avait trouvé sur les pierres aigues d’une pente rocheuse encerclant les prés. Jamantaï gémissait faiblement, il sentait le sang, sa massue était près de lui, et on ne voyait pas son cheval aux environs.

-   Hé !..- s’écria Kokaï. – Regarde… Quelqu’un lui a donné un coup dans la tête… Tout son sang sen est écoulé !

On ramassa Jamantaï.

-   Il est vivant ! Il respireCest qui qui ta fait ç? Qui ?

Le gardien en chef mugissait indistinctement en montrant la gorge.

Près de ces pierres il se rencontra avec Bakhtygoul. Jamantaï le frappa le premier, mais il le fit dans l’emportement, à la volée, et le coup fut faible et mal ajusté, du milieu de sa massue contre l’épaule. Mais le coup réciproque fut fort – le cavalier et le cheval tombèrent à bas du talus…

Jamantaï n’eut pas le temps d’identifier l’étranger. Mais à juger par comment le voleur fit son affaire seul la nuit, en dupant tant de gardiens, ce gars s’y connaît, il a l’habitude de ce genre d’affaires. On apprécie un cheval selon sa vivacité, et on reconnaîtra un loup à sa vivacité…

Bakhtygoul s’avançait à travers la gorge à un petit trot lent. D’abord il dressait l’oreille, ensuite il se calma, et Gris ne se mettait plus sur ses gardes. Personne ne les poursuivait. A tout hasard Bakhtygoul se tourna en cercle parmi les pins ayant fait quelques nœuds de renard. Il se tournait en cercle sur la terre nue, il partait en marchant sur les pierres lisses. D’ailleurs c’était douteux de retrouver ses traces après la pluie.

Bakhtygoul partit et ramena sa chance avec lui. Il ne cessait pas de regarder la jument en l’admirant. Elle lui plaisait trop.

En lui tapotant le coup il sentit sous sa crinière courte une couche de graisse épaisse, tendue. On la touche du doigt et elle fait ressort. Mais est-ce que ce n’est pas une chance ? C’était il y a longtemps que Bakhtygoul fut tant content.

- Elle est belle…-dit-il avec un soupir admiratif. – C’est du bon bétail !.. – Et pour ne pas lui jeter un mauvais œil, il cracha surs ses doigts : - Merde !

Il bruinait sans cesse. La brume humide lavait le visage de Bakhtygoul. En souriant malicieusement il frisa sa moustache mouillée. Bakhtygoul n’avait pas peur de s’embrouiller. Même si le ciel était noir, les montagnes étaient noires, et même s’il y avait une motte épaisse de lainage devant le museau de Gris, - Bakhtygoul voyait le ciel dans cette obscurité, il voyait les montagnes et il voyait bien le chemin.

Bien avant l’aube il sentit l’odeur parfumée et comprit qu’il était sorti vers la forêt de Sarymsakta.  Le chemin en bas est toujours plus court que celui en haut… Et Gris est travailleur, tout comme son maître ! Mais quand à l’orée l’odeur des pins lui piqua le nez, Bakhtygoul grimaça et se détourna, il eut mal au cœur. Il avala tout ce qui était resté dans son outre et descendit du cheval.  L’ayant dessellé, il lui caressa le dos, les côtes, la poitrine. Gris avait aussi besoin de se reposer, de se sécher, et il devait aussi avoir faim.

Bakhtygoul se plongea dans ses pensées en se tenant en selle sous un vieux pin. Gris poussa doucement son maître de son museau dans l’épaule. Et oui, il avait raison, il était l’heure. Il fallait partir au plus loin avant l’aube. C’est mauvais de tarder en menant la chance par la bride.

Bakhtygoul sella de nouveau son cheval et serra solidement la sangle de derrière pour que la selle ne glissât pas sur le garrot du cheval parce que le chemin tout en bas les attendait

 

 

3

 

 

Au petit matin la pluie cessa, il fit plus chaud. Bakhtygoul s’endormit. Il sommeilla dans la selle en appuyant sa moustache contre la poitrine.

Il s’éveilla parce qu’il avait ronflé. De peur il se ressaisit en regardant sauvagement autour de lui. Il eut une vision quon l’étranglait.

Il commençait à faire jour. Pourvu que personne ne le voie…

Bakhtygoul prit un chemin plus long, peu connu en se frayant le passage contre les broussailles  vierges de karatchaï tenace comme une tique de cheval, étroit comme une toile d’araignée.

Maintenant il ne s’arrêtait pas même le jour, il se pressait sans donner trêve ni à lui-même, ni aux chevaux. 

- Il est temps de rentrer à la maison, les enfants m’attendent… - murmurait-il dans les oreilles de Gris.

Le lieu d’hivernage de Bakhtygoul était tristement blotti dans un vallon de montagne désert. Les sentiers poussiéreux de caravane ne traversaient pas ces pays, mais en revanche on pouvait y cacher tout un troupeau de chevaux volés. C’est ici que Bakhtygoul était né et c’est ici qu’il avait enterré son père et sa mère. Ici il était chez lui.

En voyant sa maison d’hivernage il mit pied à terre, il entrava la jument pour la forme et marcha vers son habitation d’un pas instable, en dégourdissant les jambes et en léchant ses lèvres desséchées.

Il restait moins qu’un mois avant qu’il ne commencât à neiger, et sa famille vivait encore dans l’iourte trouée, enfumée, non loin de la haie de l’enclos.

Bakhtygoul gloussa, toucha sa moustache noire pour cacher son sourire fatigué. Il vit Khatcha. Bronzée jusqu’à paraître noire, à peine couverte de haillons troués, elle s’affairait près de l’âtre et faisait bouillir du thé pour les enfants. Les enfants étaient trois : le premier-né Seïte avait dix ans, le deuxième, Joumabaï, en avait cinq et Batima de deux ans, une fillette vive aux cheveux noirs, était encore allaitée.  Deux fils et une fille… Voilà la richesse de Bakhtygoul et de Khatcha.

Le père fut rencontré sans beaucoup de bruit, sans agitation, mais c’était comme si on avait mis la lumière dans l’iourte noire. La grande Khatcha bien faite se figea en voyant le mari, dans une attente joyeuse et agitée. Et lui, il s’approcha tranquillement de la maison sans dire un mot, sans perdre sa dignité d’homme. Il franchit les branches sèches empilées à côté du seuil, il entra dans l’iourte et en geignant un peu il prit la place de maître principale près du mur, en face de l’entrée. C’est un tor, « le coin rouge » de l’iourte. Après le voyage difficile dans sa propre maison cette place était si chère à son cœur.

Pourtant Bakhtygoul ne garda pas le silence pendant longtemps en tiraillant sa moustache. Il ne se retint pas, il regarda de travers le charbon rouge dans l’âtre et renifla.

-   Mais alors, qu’est-ce que tu as là, ma femme… Est-ce que cela est bien cuit, est-ce que cela est déjà prêt ? Y a-t-il quelque chose juste pour une dent, j’ai si faim…

Khatcha voulait se jeter dans les bras de son mari, se serrer contre ses larges épaules solides. Elle n’osa pas ; en se tenant sur le seuil elle demanda avec révérence, timidement :

-   Est-ce que votre voyage a réussi ?

-   Eh, retourne-toi…- grommela-t-il en réponse ? – Je n’ai pas le temps !

Khatcha mit sur la table tout ce qu’il y avait dans la maison. Elle ne fut pas avare de beurre qu’elle conservait depuis le printemps dans un intestin de mouton séché. Elle le sortit du fond même du coffre pour les produits. Elle le donna à son mari. Elle lui versa du thé chaud. Elle essayait sans cesse de toucher son coude ou son épaule de son corps même passagèrement.  Il buvait bruyamment le thé brûlant à petits coups, et elle avait le cœur serré, et il le voyait.

C’est la fête dans la famille. Les yeux des enfants brillèrent, la joie s’arrachait de leurs corps en dehors. Joumabaï et Batima se poussaient en cachette avec les pieds en riant d’un air espiègle. Seïte leur faisait chut sévèrement, et lui-même avait un sourire jusqu’aux oreilles. 

Tout souriait dans l’âme de Bakhtygoul aussi. Pour la première fois au cours de nombreux jours l’étau invisible qui lui pressait la poitrine se desserra. Mais son visage ne trahissait pas sa joie. Et il aimait ménager ses paroles. Il se tenait assis, il buvait son thé en caressant sa moustache.

Il vida trois pialas l’une après l’autre, essuya sa moustache et sortit de l’iourte. Du seuil il dit quelque chose à sa femme comme si c’était la chose la plus insignifiante au monde, et elle l’attendait en tremblant :

-    Prends un sac et suis-moi.

Elle fit le ménage dans l’iourte à la va-vite et ordonna à son fils aîné Seïte :

-    Ne quitte pas la maison. Surveille bien le feu. Si quelqu’un vient et me demande, dis que la mère est allée chercher du fumier séché et qu’elle va rentrer.

Seuls les enfants restèrent dans l’iourte. Un remue-ménage commença. On entendait soit les cris aigus et les pleurs, soit le rire joyeux de derrière les murs de feutre troués. Joumabaï, un taquin impossible, embêtait la sœur et le frère en leur arrachant des mains des morceaux délicieux d’irimchik – prunes séchées. 

Khatcha retrouva son mari non loin de la maison, dans un endroit discret, au fond d’un petit lac glaciaire desséché. Le fond est pierreux, dans des fissures de la neige de l’an dernier étroitement pressée, les rives verticales entourées, comme par une palissade, de « fronts de moutons » - de pierres blanches et roses éventées, pointues comme des cornes, couvertes de longues mèches d’herbe ressemblant aux barbes de bouc. Un endroit peu visible, et l’on ne peut se retrouver ici  qu’avec un risque de se casser le cou et de faire casser les jambes à son cheval.

Bakhtygoul était accroupi à côté de la carcasse de la jument étendue. Il commença déjà à l’écorcher. Il faisait sombre et froid dans le trou de pierre. On sentait une odeur forte de la viande crue. Khatcha se mit hâtivement et habilement à aider son mari. Elle dut s’occuper pas mal quand il avait vidé les entrailles du cheval sur la peau. C’était l’affaire d’une femme de s’y connaître, et Khatcha faisait de son mieux.

Entre-temps elle fit vite et habilement un feu sur une pierre plate. Elle n’oublia pas que son mari n’avait pas mangé de viande depuis bien longtemps et elle enfouit un rein gras bleu-lilas  dans la braise chaude et encore deux ou trois morceaux délicieux choisis avec soin – une bonne collation pour lui, pour le père de famille.

Bakhtygoul regardait le feu avec inquiétude. Pourvu que le feu n’attire pas de hôtes importuns… Mais là il ne dit rien non plus. La faim embrouille la raison, fait coller la langue au palais. Dieu, garde ce feu, donne-moi cette nourriture !..

Ils travaillaient jusqu’au soir sans relâche. Ils débitèrent le cheval et cachèrent en lieu sûr la peau et la viande en  les encombrant de pierres. Ils choisirent et laissèrent juste une part de viande pour la semaine et des tripes. Une part bien modérée, mais pour une famille pauvre une part festive, copieuse. Ils rentrèrent dans liourte au crépuscule.

Bakhtygoul souriait de sa moustache en regardant Khatcha s’affairer autour de l’âtre : en fixant la marmite enfumée avec de l’eau au-dessus du feu, elle y jeta un morceau de tétine tendre, un cœur et assaisonna généreusement le brouet avec de la graisse de crinière. En même temps elle faisait cuire des morceaux de foie sur braise  et les distribuait parmi les enfants.

La nuit respirait le froid, et il faisait chaud dans l’iourte, on avait le sentiment de confort de maison. Seïte traînait des branches sèches et les mettait sous les bras de sa mère. Le garçon faisait de son mieux, mais son zèle ne put pas tromper Bakhtygoul. Il appela le fils, celui-là s’approcha comme ne voulant pas le faire. Seïte  sattrista tout à coup.

Cela lui arrivait aussi avant. Il était un garçon étrange, pensif où cela ne convenait pas à son âge, curieux où cela ne convenait pas à son esprit, compréhensif où c’était mal à propos. Tout le monde est triste à la maison, un silence accablant qui règne, les parents se brouillèrent, et il se met tout d’un coup à danser, saute comme un chevreuil. Tout le monde est gai, et il cachera son visage dans les genoux et on ne le fera pas se lever. Quand il avait ces périodes, on a beau jeter l’or devant lui ! Il a un regard d’un chien abattu ou d’un fou, un regard triste et absent, comme s’il devient sourd et aveugle et il ne se retourne même pas quand son père ou sa mère l’appelle.

Voilà que maintenant le garçon se plongea encore dans ses pensées, son regard est pesant comme celui d’un adulte, un sourire vague, triste et confus se dessine sur ses lèvres sans moustache …

Bakhtygoul le fit s’asseoir à côté de lui. Tout de suite Joumabaï et Batima  se jetèrent vers le père, se collèrent à lui comme des chiots aux tettes. Khatcha les couvrit tous les quatre d’une touloupe – ils étaient assis loin du feu.  

Les enfants se calmèrent. Un  calme doux et béat provenait deux. On entendait le glouglou dans la marmite, cela sentait bon dans l’iourte. Khatcha s’affairait en parlant d’un ton badin. Bakhtygoul entendait sa voix comme à travers une blouse d’ouate. Il ne vit pas comment il s’était endormi tout en restant assis. 

Khatcha remplit un koumgan[4] à col étroit d’eau chaude et appela son mari pour lui verser l’eau sur les mains. Il desserra ses paupières avec un effort. Ses yeux étaient troubles et в dans des reflets du feu fumeux ils semblaient être injectés de sang. Pendant le sommeil son dos fut gelé, ses jambes furent engourdies, il s’étira en frissonnant et en poussant à moitié endormi les enfants blottis contre lui.

-       Oh, je ne me sens pas vivant… - marmonna-t-il en pliant ses mains en forme de puisette.

-       Attends, mon chéri, un instant… - lui répondit Khatcha avec amour et douceur.

Ayant enlevé la marmite du trépied elle saisit le puisoir de bois pour mettre la viande sur un plat. Bakhtygoul releva sa ceinture de terre, dégaina un long couteau étroit avec une manche noire et vérifia de son pouce de la main gauche à quel point il était aiguisé. Un couteau excellent, il coupe la viande comme si c’était du beurre. Bakhtygoul lava la lame à l’aide de l’eau bouillie dans la bouilloire.

-   Un instant, un instant… - répétait Khatcha et voilà qu’on entendit un aboiement dehors.

Une vieille chienne et ses deux chiots aboyèrent tous ensemble. A juger par l’aboiement Bakhtygoul comprit que les chiens s’étaient jetés vers l’enclos.

Khatcha se figea ainsi, ayant levé le puisoir au-dessus de la marmite en regardant le mari avec peur.

Le piétinement multiple fit comme s’il s’était élancé de dessous la terre et étouffa l’aboiement. Bakhtygoul distinguait ce bruit des soïls familier parcellé, de cette arme sûre des habitants de steppe. 

-   Cache la viande… le malheur arrive ! – cria-t-il sourdement.

Khatcha s’agita comme le duvet sur le vent, - elle n’arrivait pas à retrouver le couvercle de la marmite. Le piétinement approchait. Le mari la regardait d’un air fâché, méchant, et elle se perdit complètement. En agitant le puisoir, étant en nage, elle murmurait sans but :

-   Un  instant, un instant…

Bakhtygoul jura entre les dents, et elle saisit un paillasson du plancher en toute hâte et couvrit la marmite avec, elle jeta le puisoir dans un seau d’eau,  ayant retiré sa main convulsivement comme si elle s’était brûlée. Du paillasson on pouvait voir des flots de vapeur, mais Khatcha ne le voyait pas. Elle ne pouvait pas tenir sur ses jambes, et elle s’assit droit sur le sol.

Des étrangers entraient déjà dans l’iourte sans demander la permission, sans dire bonjour, et leurs visages ne présageaient rien de bon. C’étaient des gens de Kozybak – des coupe-jarrets, des gaillards costauds, une vraie bande de violeurs, de  voleurs de nuit. D’une allure insolente, au regard dédaigneux. On peut voir tout de suite qu’ils sont habitués à parler à l’aide d’une massue et d’un poing et n’attendent pas qu’on les contredise.

En frappant la tige de sa botte de son fouet Salmen avec un grand ventre et un grand derrière entra d’un air important, en se déhanchant, ceint d’une large ceinture en cuir avec des plaques et entailles argentées, et le suivirent encore quelques gars guindés, arrogants,  bien nourris.  Ils se tinrent lourdement en face de Bakhtygoul.

On était serrés dans l’iourte, et des gens pressaient encore de derrière, se poussaient pour être plus près du bey. Le dernier à sortir de la foule fut un homme grêle à la barbe rousse et aux yeux piquants. Celui-là ne regarda même pas Bakhtygoul, et tout de suite renifla bruyamment et se posa près de l’âtre comme en se plongeant, en s’appuyant contre l’épaule de Khatcha complètement folle de peur. Elle se détacha de lui, il lui fit un clin d’œil en souriant malicieusement. Les bouffons et les effrontés sont partout comme chez eux !

Le gaillard à la gueule rouge en écarquillant les yeux d’un air terrifiant, en gonflant les narines et en tordant la bouche, lécha sa moustache rasée et commença sans façon :

-   Eh, hier la nuit sur le djaylaou Den tu ramenas une jument portante de notre haras et cassa la tête à notre gardien Jamantaï. Il n’y a plus personne qui aurait pu le faire ! Toute personne qui comprend quelque chose dira que c’est toi qui as fait le coup.  A part cela on a vu un cavalier solitaire avec deux chevaux gris le matin dans les montagnes. Et on aperçut la fumée près de ton iourte vers le soir. Alors, on ne va pas piler de l’eau dans un mortier. Celui qu’on a pillé ne le pardonnera pas même à son père ! Et il n’y a pas de raison pourquoi nous te le pardonnerons ! Alors réponds !

Bakhtygoul ne se gêna pas devant cette bande de brigands quoiqu’il sût que c’étaient des gens cruels et stupides qui étaient venus le tuer, on ne pouvait pas attendre leur grâce. Il se disait comme une prière : « Ma vérité, votre mensonge ! Quoique je fasse, Salmen le mérite bien ! » C’est pourquoi sans répondre au gaillard il demanda tranquillement au bey :

-   Il semble que tu veux faire un voleur de moi ? Quand Bakhtygoul a-t-il volé quelque chose ?

Salment murmura entre ses dents en soufflant :

-   Ne fais pas la sainte nitouche !

Pas un muscle ne bougea sur le visage de pierre de Bakhtygoul.

-   Mais personne ne le sait mieux que toi ! Je ne suis pas ton égal, et tu veux qu’on soit quittes ?

Salmen s’empourpra et s’étouffa de rage.

-      Ah mais toi… toi… tu es un diable…

-      Prouve-le dabord ! Qui ma vu ? Qui est le témoin ?

-      On en trouvera… ne t’en inquiète pas…

-      Où est-il ? Quil me dise droit dans les yeux.

-   Tu fais le malin ! – l’interrompit le bey. – Tu as ramené le bétail, rendit fou le haras… En une nuit tellement de dégâts. Et cest toi, toi que jai vu grandir !

-    Mais oui, ça se voit. C’est pour cela que tu te fiches complètement de moi. Tu en as lhabitude, on le sait ! Et dis-moi pourquoi tu tacharnes contre moi ?

-    Alors tu me fais des saletés, et tu me reproches ?

-      Tu penses que je n’ai rien à te reprocher !

 Le bey regarda stupidement le pauvre. 

-      Et qu’est-ce que je t’ai pris ?

-    Demande-moi ce que tu ne m’as pas pris ! Tu as enlevé mon âme. Tu as tué mon frère. Tu l’as battu à la mort…

-    Alors c’est ça ! Alors tu penses que je suis ton ennemi ?

Bakhtygoul appuya ses mains contre la poitrine.

-      Dieu même t’a soufflé ces mots… Tu les as prononcés le premier !

-    Mais tu es fou ! Tu as perdu la raison ?

Bakhtygoul secoua amèrement la tête.

-Tu n’as pas laissé le mourant mourir tranquillement… Pas de bonjour, pas d’aumône ! Il dépérissait pendant six mois, il attendait au moins une chèvre galeuse de toi. Il espérait consoler son cœur au moins avant de mourir…       

Le bey cligna les yeux bouffis et fit claquer la langue.

-    Et oui… je vois où tu veux en venir… Mais alors vas-y, calcule ! Est-ce que je te dois beaucoup ? Peut-être la moitié de mes biens est à toi ? Alors prends-la, ne badaude pas ! Que veux-tu encore prendre aux kozybaks, à Salmen ?

Un rire empressé et menaçant s’entendit dans la foule, mais Bakhtygoul n’a pas sourcillé. Même s’il est seul, la vérité est de son côté !

-    Alors tu me dis de calculer ? Bien. Pendant vingt hivers la glace était mes draps, ma couverture était la neige, et en été je ne fermais pas les yeux pendant des jours et des nuits. Pendant vingt printemps je ne me réjouissais pas, et pendant vingt automnes je ne me plaignais pas sans voir le jour je faisais pâturer tes chevaux ! Le pauvre Tektygoul a passé autant de temps avec tes troupeaux !  Ca fait douze ans que Khatcha est devenue ma femme, ta servante et celle de ta mère. La tuberculose rongeait ta mère, la jeunesse et la beauté de ma femme furent rongées aussi. Et pourquoi devons-nous souffrir tant ? On a le seul droit de piquer le nez avant de mourir de faim ?

-     J’ai compris, j’ai tout compris.  Petit pauvre esclave ! – cria Salmen en salivant. – Je vois au fond de toi-même. Quelle insolence ! Le voleur eut l’idée de me faire honte ! Mais tu vas avaler ta langue… Où est la jument ?

-     Va au tribunal pour avoir ta jument.

-     Au tribunal ? Toi, petit avorton, imbécile ! Miséreux sans pantalon ! Qu’espères-tu ?

-     Tu as la force, moi, j’ai la vérité. Quils nous jugent.

-     Mais oui, ils vont nous juger, bien sû! Comment tu parles, hongre bavard. Tu veux rivaliser avec les kozybaks ? Tu veux le tribunal ? Tu veux la vérité ? Bien… Va au tribunal, fais ce que tu veux si ta langue parle. On va voir qui va avoir quoi… Je te demande pour la dernière fois : où est la jument ? Alors ? – Et Salmen leva le fouet en s’empourprant.

Bakhtygoul ne bougea pas comme si cela ne le concernait pas. Il vit du coin de son œil comment les gaillards de bey s’avancèrent vers lui en agitant leurs massues. Ils attendent. Le bey n’a que faire un signe.

Il dit avec un soupir :

-     Je n’ai pas votre jument…

-     Où l’as-tu mise ?

 

-      Je l’ai donnée à un ami pour qu’il l’amène plus loin. Un ami fidèle, il ne me trahira pas…

-      Tu mens !

-   Si je mens, ne me demandez rien ! Je ne vais pas répondre. Alors le barbu roux, chétif, couché près de l’âtre, se leva sur son coude et commença à parler avec sa bête voix de basse grinçante :

 

-    Toi, qui es peu bavard… à quoi bon nier la vérité ? A quoi bon chasser les chevaux en vain ?.. Mais c’est vraiment à rigoler !  Je vous jure que dans cette marmite à laquelle la maîtresse attacha son regard il y a ce que mon nez sent. Cela chatouille mes narines. Cela sent la viande, je vous jure, c’est de la viande de cheval juteuse…D’où l’as-tu, maître ? Dis-nous, nous t’écouterons.

Bakhtygoul gardait le silence, Khatcha ne levait pas les yeux, et le barbu bondit sur ses pieds et détacha le paillasson de la marmite qui était toute mouillée à cause de la vapeur dedans.

-   Et voilà ! Le couvercle n’est pas le bon, je l’ai ouvert et j’ai découvert le trésor !.. Alors, mes chers hôtes, c’est pour vous souhaiter la bienvenue. Qu’est-ce qu’on attend ? Lavez-vous les mains, et toi, Khatcha, donne-nous une assiette. Mais dépêche-toi !

La bande de Salmen fit du bruit en se pressant autour du bey et en se poussant assidûment des coudes.

Khatcha, muette de honte amère, leur tendit un grand plat. 

Le barbu posa et coupa la viande lui-même. Salmen et une dizaine de gaillards les plus féroces en retroussant les manches se mirent à saisir les morceaux gras, tendres, fumants.

Pour railler on n’appela même pas Bakhtygoul. Le maître de la maison se tenait à côté et avalait la salive. Les chers hôtes l’isolèrent bien du plat par leurs dos et derrières.

Khatcha regardait le sol avec haine et dégoût. Elle vit bien des vilenies dans sa vie, mais elle ne vit jamais une chose pareille ! 

En mangeant bruyamment les hôtes croquaient le repas à belles dents, et le bey aussi… Et son ventre ne craqua même pas !

-   Maintenant tu nous montreras la cour. On va voir ce que tu as caché là-bas. Et que ma famille meure si je te laisse au moins la queue de jument ! Tu ne seras pas riche à mon compte, ne l’espère pas… Je te prendrai tout, je ne te laisserai rien. Alors, retourne-toi tant que tu es vivant !

Il semblait que la douleur à cause de la faim avait fait un nœud dans le ventre de Bakhtygoul.

-   Cherche si tu veux, prends si tu trouves quelque chose, - murmura-t-il entre les dents en tremblant d’humiliation et en attendant le pire. – Tu ne me feras pas peur avec tes yeux écarquillés et ta langue bien pendue…

Salmen bondit sur ses pieds et deux fois, en sautoir, il fouetta Bakhtygoul avec sa kamtcha[5] tressée couleur jaune serpent...

Celui-là ne leva même pas le bras pour cacher le corps. Il regardait sans cligner les yeux, et les larmes venaient sur ses paupières gonflées à cause du manque de sommeil. Le bey éclata en injures infâmes. 

Voilà dont Bakhtygoul avait peur le plus : devant sa femme, ses enfants…

En se tordant les bras Khatcha s’écria d’une voix aigüe :

-      Que tu sois maudit, kozybak, que Dieu te punisse !
Le petit Seïte émit un bref cri :

-      Cochon ! – et sauta à la poitrine de Salmen.

Le bey rejeta le gamin. Alors Bakhtygoul étant hors de lui saisit l’offenseur par la gorge.

L’ouvrier faisait peur à ce moment et était plus fort que cinq gaillards ensemble. On ne put pas tout de suite le détacher de Salmen, on ne put pas toute de suite faire reprendre les sens au bey. A peine revenu à lui-même, en hoquetant de rage, Salmen se remit à brailler : 

-    Tu vas être en prison ! Salaud… Je te laisserai pourrir, je te ferai mourir, je t’enverrai en Sibérie ! Sinon j’aurais mieux fait de ne pas naître…

Mais Bakhtygoul n’entendait plus ni les injures, ni les menaces. On le battait à la mort. Des zigzags flamboyants et des anneaux s’enflammaient, scintillaient et s’entrelaçaient devant ses yeux. Ensuite ils s’éteignirent aussi. Il vola bruyamment dans un étroit puits noir en se tapant de sa tête, de son dos, de son ventre contre les murs et il ne pouvait toujours pas atteindre le fond.  

Pour un moment il reprit connaissance à cause d’une douleur écrasante dans la pommette. C’était comme si l’on coupait sa gencive avec une alêne. Et l’obscurité retomba sur lui, il tomba enfin de sa poitrine sur le fond du puits brûlant comme une poêle.

 

Bakhtygoul ne se souvenait plus de rien.

 

 

4

 

 

Il reprit connaissance pas de sitôt et à travers la brume sanglante il arriva au prix d’un grand effort à voir Khatcha. En une nuit ses traits furent terriblement tirés, elle vieillit. Elle étouffait de sanglots, et des râles bouillonnaient dans sa gorge. Bakhtygoul ne reconnut pas la voix de sa femme. 

Une lumière pâle et triste entrait dans l’iourte par une large fente oblique – la porte était détachée. Il bruinait, et des mèches blanchâtres s’étendaient près du seuil ressemblant à des crinières des chevaux.

Bakhtygoul gémit. Ça serait mieux de ne pas voir cette lumière, celle de malheur.

L’âtre s’éteint et Bakhtygoul tremblait de froid sous la lourde touloupe. Il avait mal dans son corps entier, et il avait une douleur lancinante dans sa pommette. En hurlant tout bas de compassion Khatcha essuyait le sang coagulé de son visage ; il perdit toute apparence humaine, -  une boule compacte mamelonnée couleur pourpre bleuâtre. Ses yeux s’enflèrent d’une façon invraisemblable, sa joue était décousue, le sang en découlait encore et prenait sur la peau tannée de la touloupe par des gouttes noires étincelantes.

Bakhtygoul tourna difficilement la tête en mugissant. Il cherchait quelquun.

-    Il n’y a personne ici… Ils sont tous partis, les diables… - dit Khatcha en sanglotant.

-      Seïte ... – expira Bakhtygoul

-      Il est ici, il a tout bien fait.

Ayant fini avec le père les violeurs se mirent à battre le fils. Salmen lui-même interrogeait le garçon pour savoir où la viande était cachée. Il menaçait de le tuer. Seïte ne dit pas un seul mot. Le bey était fou de rage et le garçon riait comme un fou.

En avalant les larmes Khatcha parlait : le barbu alluma la torche et alla chercher à la ronde comme un chien. C’est lui qui avait senti la viande, - celle qui était fixée sur la poutre dans l’étable, une pauvre provision de semaine, et celle qui était cachée sous les pierres dans la cachette. Les gardiens de chevaux reconnurent le pelage de la peau de la jument. Et Salmen ordonna de tout prendre et par-dessus le marché la vache et Gris. Le cheval pour ne pas subir de pertes dans le haras de bey la vache pour se venger de l’offense et la viande parce qu’elle était volée, on n’allait pas la laisser au voleur quand même ! 

A la fin le barbu et les deux avec la torche s’approchèrent de Bakhtygoul. Ils s’assirent en se regardant, en écoutant attentivement.

Salmen sapprocha et le barbu lui dit dun ton calmant :

-   Il respire

-   Cet esclave, - dit Salmen, - doit mourir non dans son iourte mais dans la prison. Quand mon frère gouvernera le volost… vous êtes tous mes témoins… on va faire un papier, on va apposer le sceau… On enverra le voleur en exil en fers pour se promener à chien ! Souvenez-vous de mes paroles. – Et avec cela ils s’en allèrent.

Bakhtygoul regardait les enfants. Des pauvres chiots nigauds, ils ont encore à souffrir la faim. Souffrir la faim ainsi que les chiots d’une vieille chienne errante.

-     Est-ce qu’il y a quelque chose au moins pour les enfants ? – demanda Bakhtygoul.

-     Rien… pas une miette, - se lamenta Khatcha à haute voix. – Ils nous volèrent complètement. Tu vois qu’ils ont aussi enlaidi l’iourte, ces monstres… Ils ont coupé la voûte… C’est lui qui le leur ordonna, ce sanglier ! Que son tombeau soit détrempé par la pluie après un enterrement qui ne tardera pas à venir !..

Bakhtygoul grinça des dents et s’évanouit de nouveau. Jusqu’à midi il délira à haute voix et ne cessait pas de demander au Dieu et aux juges en murmurant contre lui et en leur faisant honte :

-   Ah !.. Eh ! Maintenant dites-moi qui a volé qui ?

Pendant quelques jours, étant étendu sans vie, Bakhtygoul réfléchissait, se cassait la tête : qu’est-ce qu’il va faire maintenant ?

Il est seul et il n’a aucun espoir. Est-ce qu’il pourra vaincre les kozybaks tout seul ? Dans leur aoul on n’obtiendra pas la vérité, - ils ne lui parleront même pas. Ces écorcheurs sont des orgueilleux. Et d’autres sont effrayés, ils gardent le silence. Sur qui peut-on compter quand on tombe dans le malheur ? Sur des parents. Et où sont-ils ? Le pauvre aoul de la famille des sarys n’a plus que deux dizaines d’iourtes. Et celles-là sont éparpillées à travers tout le pays, on ne les rassemblera pas dans un poing.  Ils mènent une vie nomade avec des familles riches, ils les servent en végétant dans l’indigence et dans le malheur. Ils n’ont pas d’ordres à donner aux autres ? Personne ne va les écouter. Parmi eux il n’y a pas un seul maître qui posséderait une parcelle de terre au moins de taille d’un ongle !

Et tout de même Bakhtygoul ne pouvait pas se résigner au fait auquel se résignaient les gens de la famille de sarys. Peut-être qu’il est plus courageux, plus obstiné que les autres, c’est pourquoi c’est pire et plus difficile pour lui. Le frère Tektygoul était un agneau, et les loups le mangèrent. Et le petit Seïte rétif a l’âme, le caractère de son père. S’il avait de la chance, Bakhtygoul aurait pu devenir un homme, vivre en toute conscience, nourrir ses enfants à satiété. Dieu merci il n’est pas bête, et sa langue est bien pendue. Bakthygoul serait capable de faire beaucoup de choses… mais il n’y a pas de chance, il n’y a pas de justesse. Et Dieu lui envoie la faim, les tortures d’humiliation comme si c’était une maladie contagieuse incurable.

Maintenant ça va aller de pire en pire. Maintenant il est la bête noire de Salmen. Et ce n’est qu’un avant-goût, le pire est encore à venir ! Les kozybaks feront de leur mieux, ils se surpasseront. Ils ont le pouvoir : ils ont leur chef de volost, leurs beys qui sont des juges de famille. C’est la même bande, quand on est le maître, on fait ce qu’on veut. Et s’ils réussirent à prendre Bakhtygoul en faute, on rejettera tout sur lui, ce qui eut lieu et ce qui n’eut pas lieu, et avant tout leurs affaires louches. Si quelqu’un d’eux vole quelque chose, on accusera Bakhtygoul. Alors c’est là qu’il connaîtra le grand malheur et la honte, l’horreur qui s’appelle la prison.

C’est la prison dont Bakhtygoul avait peur le plus au monde.

Salment savait comment lui faire peur. Pas une seule fois pendant des combats corps à corps à la barymta Bakhtygoul vit la mort et ne trembla pas, et maintenant il tremblait comme s’il avait une fièvre. Prison… Des puantes entrailles de tombeau… On veut l’emmurer vif.  Le destin de Tektygoul est plus facile.

Salmen n’est pas la personne qui menacera en vain. Il achèvera l’esclave indésirable pour que les autres ne suivent pas son exemple, il le mettra en prison.

 «Qu’est-ce que je vais faire ? » - se demandait Bakhtygoul et roulait par terre comme une bête traquée au désespoir sans avoir honte de sa femme et de ses enfants.

Khatcha pensait que son mari délirait de nouveau et priait de tout son cœur :

-    Mon Dieu, aide-le à survivre… Ne le laisse pas mourir, bon Dieu !..

Il y eut un jour où il perdit complètement courage. Il appela Khatcha et se mit à lui dire des choses inutiles ce qu’il détestait avant :

-      Non, ma femme…ils sont plus forts que nous… rien à faire ! En ce moment elle eut peur pour lui pour la première fois.  

-      Alors il n’y a personne pour nous protéger ?

Il ne répondit pas, il se plongea en réflexions. Et on voyait que ses réflexions n’étaient pas vaines. Elle le comprit tout de suite. Il ne gémissait plus, il ne délirait plus. Il se taisait en tâtant sa poitrine couverte d’écorchures.

Une semaine passa, Bakhtygoul se leva et Khatcha à le voir se lever vit qu’elle ne s’était pas trompée à son sujet. Il se préparait pour un voyage lointain.

Les voleurs kozybaks lui enlevèrent son cheval, son cheval fidèle et sûr, Gris, mais Bakhtygoul en avait un autre qui n’était pas pire, un cheval ambleur bai, un cheval fougueux caché jusqu’à un certain temps dans le haras de son ami et voisin fidèle.  

Un cheval enviable, élancé, sec, avec une large poitrine et des pieds fins. Dans la steppe immense le dernier berger sans abri pouvait avoir deux ou trois chevaux, mais ce n’est pas chaque bey qui avait un cheval pareil. Peut-être que le seul chef de volost avait un vrai cheval ambleur pendant de Bai.

Le tour de seller Bai vint. Au petit matin Bakhtygoul chargea son fusil ancien silicique, il passa de l’huile sur la cicatrice de pommette, y colla une toile d’araignée et fit signe de la tête à Seïte qui lui donna la bride. Bai porta Bakhtygoul haut dans les montagnes, dans les endroits peu accessibles, plus haut que les forêts.   

Le  chemin du cavalier fut long, à travers les buissons nains de karatchaï et d’églantier épineux, et seulement dans l’après-midi il  sortit de la forêt impénétrable. Devant lui s’ouvrirent des rochers nus rouge sang, en se dressant d’une façon encombrante.

On les voit surplomber au-dessus de ta tête et on se courbe involontairement. C’est un peu sinistre de s’en approcher. Et il semble que c’est mal de troubler leur silence séculaire majestueux. On ne verra ici ni homme, ni bétail. Les rochers rouges sont la demeure traditionnelle des bêtes sauvages et libres, mais c’est rare qu’un chasseur passe par ces endroits. Il est difficile de pénétrer ici, mais il est encore plus difficile d’en sortir.  

Bakhtygoul s’approcha tranquillement des géants en pierre, mit pied à terre sans bruit, attela le cheval à la gorge ombragée, enleva le chapeau de fourrure de renard, le mit dans son sein, fixa le fusil sur la courroie derrière le dos et grimpa sur la pente. De tension le sang se mit à découler de la cicatrice sur sa joue, un jet collant salé pénétra dans sa bouche. Bakhtygoul lécha ses lèvres.

Il reprit haleine sur le rocher chauve en tournant ses côtés comme un cheval harassé.

Un large cirque en pierre grise s’ouvrit à lui, invisible avant, et il savait que derrière le cirque une descente nue en éboulement descendait en marches, la descente favorite des chèvres traversée de long en large par des sentiers de fil disparaissant dans les pierres.

Bakhtygoul regarda d’un œil perçant les rides immobiles des rochers. De l’autre côté du cirque, sur la pente raide il n’y avait personne. Tout était mort, rien ne bougeait. Un désert muet sans vue… Combien de fois Bakhtygoul chercha ici en vain, il rampait tout strié, égratigné des talons en pierre et il était heureux quand il revenait sain et sauf ! Maintenant il ne pouvait pas revenir bredouille. Maintenant il lui était destiné de faire la pierre obéir.

Le ciel est gris et maussade comme ces pierres autour, et Bakhtygoul lui-même dans sa blouse grise rapiécée au visage gris exsangue, maigre et osseux, ressemblant à une pierre. Ayant enlevé le fusil de son dos,  comme un lézard, sans faire du bruit, sans être aperçu il se mit à avancer à pas de loup sur  l’arête du cirque. Les montagnes, les montagnes ! Au moins vous, donnez-moi laumône au pauvre !..

Le jour baissait  quand Bakhtygoul gagna le talus de lautre côté du cirque et il vit les sentiers de chèvre

Il arrive que les malchanceux ont aussi de la chance. Tout au-dessus de Bakhtygoul, sur la longue pente ondulée  trois magnifiques moutons de montagne faisaient comme s’ils étaient fixés dans la brume de pierre transparente, un bouc poilu aux cornes abruptes et ses femmes aux queues courtes et aux pieds aigus. Ils viennent de s’arrêter en tournant leur têtes du côté où ils couraient, sensibles, sur ses gardes, prêts à se lancer à galop et disparaitre avant qu’on ait le temps de cligner de l’œil. Et il y avait quelque chose de souple, d’ailé dans leurs corps attentifs velus.

-Aide-moi, bon Dieu… - murmura Bakhtygoul sans bruit en sortant le fusil de son sein et en s’appuyant sur la monture.

Il visa le mâle mais il se dépêchait trop, - ses mains tremblaient, la bouche du fusil bougeait et la bête le vit. La timidité a ses lois, celles de ne pas se retourner deux fois de suite. Ayant à peine senti quelque chose de mauvais le bouc sauta de côté et, s’étant envolé dans un bond gigantesque, il courut à toute vitesse en bas suivant la pente en marches. Les chèvres le dépassèrent et galopèrent devant lui comme des poux.

C’est là que les mains de Bakhtygoul reprirent sa force quand il mettait le bouc en joue du fusil. Et quand celui-là bondit sur une haute pierre en appelant les chèvres, le feu et le crépitement très fort s’élancèrent de la bouche du fusil. Un nuage bleuâtre se répandit lentement au milieu des pierres, et à travers la fumée Bakhtygoul vit le bouc faire des culbutes par-dessus sa tête.

Hors de lui, Bakhtygoul dégringola ayant peur que la proie se lèverait et partirait. Le bouc agonisait couché sur le côté. Bakhtygoul saisit son couteau et flanqua un coup de couteau à sa gorge. Le sang rouge vif coula sur les pierres grises. Le bouc se tordit et s’amollit. Bakhtygoul croula à côté de lui en râlant.

Ensuite il écorcha son butin, enleva les entrailles. Il coupa le bouc en deux et lia la viande dans la peau. Il amena Bai par un chemin de détour et chargea ce fardeau sur son dos en le ficelant avec un lasso de crin.

Bakhtygoul se reposa en selle en replongeant dans les buissons de karatchaï. Mais ce n’était pas à la maison qu’il allait.

Vers le soir Bakhtygoul descendit dans une vallée ombragée cachée de vents. Ici, au bord de la rivière, un aoul riche s’installait. C’était l’aoul de Jarasbaï, du dirigeant de volost, du volost Tchelkarski voisin. 

Jarasbaï  était un homme connu non seulement dans son volost mais aussi par son grade et sa fonction. On ne pourra pas trouver de dirigeant, de mirza[6], de khodja[7], de bey plus marquant que lui.  Il était connu comme un maître, comme un négociant, comme un guerrier, en vérité il ne manquait ni richesse, ni honneur, ni esprit. On pouvait tout attendre de cet homme – du bien, du mal donné par une main généreuse, toute une poignée, sans réfléchir !

 «Je vais essayer ma chance… - réfléchissait Bakhtygoul en s’approchant de l’aoul. –Je n’en peux plus de vivre comme un loup… »

Comme on voyait, c’est ici, près de la rivière que Jarasbaï allait s’arrêter pour l’hiver. Plusieurs habitants de l’aoul ayant peur des premières gelées d’automne ont déjà déménagé des iourtes dans les lieux pisés d’hivernage. Au crépuscule du soir tous sortirent dehors, à la lumière. 

Près de la porte de la cour la plus spacieuse Bakhtygoul  vit un grand boulot portant une ouchanka de martre et d’un manteau de fourrure d’astrakan d’une blancheur de neige. Son visage est cramoisi, il brille de transpiration, mais son expression est grave et même majestueuse. Jarasbaï ! Il n’était pas plus âgé que Bakhtygoul, mais ce n’était pas facile d’être à sa hauteur… Toute une suite l’entourait – deux aksakals[8], un jeune homme bien nourri d’à peu près dix-sept ans – le premier-né, et des écornifleurs, jeunes et vieux, comme des souris grises près d’un sac de farine blanc.

Bakhtygoul rendit le salem avec un respect convenable. Le dirigeant de volost ayant jeté un regard sur les cornes tors du bouc répondit d’un signe de tête bienveillant. Ce n’était pas mauvais comme commencement.

En portant un koumgan[9] la baybiché sortit de la porte, la femme aînée du bey, une femme replète avec un visage clair et soigné. Elle s’intéressa aussi à la tête  

du beau bouc aux cornes abruptes, la tête couverte de sang, et fit lentement un tour du cheval en clappant admirativement. D’autres curieux suivirent son exemple.

Bakhtygoul s’inclina gentiment devant elle.

-Il me semble que cette broutille est à votre goût ? Ce matin en allant dans votre aoul je pensai que vous auriez dû oublier le goût du gibier, de la viande de bouc… et je fis un tour dans les montagnes, mais ce n’est pas le meilleur que je vous aie trouvé… C’est à vous que je l’ai apporté, prenez-le s’il ne vous dégoûte pas…  

La baïbiché lança malicieusement un coup d’œil rapide sur son mari comme si elle le lui demandait et avait peur d’entendre son refus. Bakhtygoul eut un sourire forcé à part soi : à elle il ne le refusera pas.

-   Accepte-le… Que faire… - dit Jarasbaï entre ses dents et ajouta en clignant de l’œil à son entourage : - C’est la bête de nos montagnes, - si tu ne nous l’avais pas donné, nous te l’aurions pris dans tous les cas !

Tout le monde rit. Bakhtygoul eut un cœur léger. Un des aksakals agita son bras avec impatience :

-   Où sont les filles? Quelles lemportent

Bakhtygoul devina que c’était Kayranbaï, un vieillard avare, économe : il était un ami intime du père défunt de Jarasbaï, et maintenant il était en charge de tout le bétail et était considéré comme un bras droit du dirigeant de volost.

-    Ne pense pas, Kadicha, - dit Kayranbaï avec volubilité à la baïbiché, - que si l’homme ait souillé les kozybaks et leur fît honte, que tout venant de ses mains est sale et honteux !  Il ne faut pas être dégoûté de lui! Ce pauvre donnera son dernier cheval s’il a de goût pour un homme. Il est vrai qu’il est obstiné, mais on dit que les batyrs[10] sont obstinés… 

Bakhtygoul, encouragé et flatté, s'inclina bas devant lui.

-    Merci, père. Je nai plus rien à dire ! Tu l’as dit mieux que moi. Je n’ai pas de chance quoique je sois obstiné. Voilà que je suis venu chez le mirza[11] pour raconter tout ce que j’ai sur le cœur… Mais je me tais devant ta sagesse. Tu vois à travers moi. Que tout soit à ton jugement.

Le fils du dirigeant de volost appela deux jeunes filles, et elles, ayant enlevé le bouc du dos de cheval, le traînèrent dans la cour, et le fils adulte ayant appuyé la tête du bouc contre son ventre commença à frapper des cornes les dos des femmes. 

Jarasbaï regardait ce remue-ménage avec indulgence sans dire un mot à Bakhtygoul. Peut-être qu’il ne voulait pas l’humilier, mais il ne convenait pas au dirigeant de volost de se jeter à la rencontre du tiers et du quart. Ce n’est pas un personnage de haut vol et ce n’est pas un cadeau qui vaut grand-chose !

Pourtant le deuxième aksakal regardait Bakhtygoul avec compassion. C’est Sarsen, l’un des plus vieux beys du volost : Jarasbaï  était toujours de son avis aux élections des juges en appréciant son expérience de plusieurs années, et la chose la plus principale est ses nombreuses relations.

Sarsen était l’étal du dirigeant de volost.

-       Le pauvre gars… - dit Sarsen en caressant sa barbe. – Une bonne intention est une affaire à moitié faite, et dans tes pensées j’aperçois beaucoup de bonnes choses. Mais alors, ça arrivait déjà avant : des pauvres comme toi ayant vécu tous les malheurs de la vie fuyaient éperdument leur aoul. N’est-ce pas cela que tu as dans la tête ? 

-       C’est bien vrai, aksakal, - répondit Bakhtygoul en regardant du coin de l’œil le dirigeant de volost. – Je veux faire une grande chose, une chose difficile… Et je suis prêt à largement payer votre bonté, autant que je le peux !

Le dirigeant de volost sourcilla légèrement. Enfin il s’adressa à Bakhtygoul :

-       Tu parles après être descendu du cheval, - cela ressemble à la vérité. On va voir ce que tu diras à table. Entre, jeune homme obstiné…

Réjoui, Bakhtygoul suivit le bey.

-       Et oui, vraiment, mirza, je n’eus pas encore le temps d’arriver, et j’ai déjà trop parlé. Mais cest que jen ai le cœur gros.

-       Eh…. Bien… gaillard… - braillèrent amicalement les pique-assiettes en apercevant l’attitude du bey.

Suivant le bey, en respectant rigoureusement l’ancienneté, ils entrèrent dans la cour et ensuite dans sa grande maison riche.

Ce n’était pas souvent qu’il arrivait à Bakhtygoul de fréquenter des maisons pareilles – pendant toute sa vie une fois ou deux, et il hésita sur le seuil. Une lampe de kérosène ressemblant à un soleil était allumée dans une grande chambre propre et chaude. Sur la place honorable, sur le tor de bey inaccessible il y avait un tas de couvertures piquées multicolores. Un tapis rouge y menait du seuil. A droite il y avait un lit russe majestueux en nickel scintillant, et au-dessus du lit, sur un mur, il y avait un tapis façonné encore plus riche.  Tout brille, tout scintille autour comme sur un pré fleurissant au printemps à la rosée.

C’était un honneur rare pour Bakhtygoul  d’entrer dans une maison pareille de son iourte noire et froide décorée de feutre troué, et se coucher dans ce paradis lui semblait un bonheur. Et quand on le fit s’asseoir à côté d’autres hôtes devant la table avec le repas copieux de bey, c’était comme s’il avait oublié qu’il avait faim quoique sa bouche fût pleine de salive. Il ne mangeait pas goulûment, et tout le monde voyait quel effort c’était pour lui.  Dieu Merci la baïbiché n’était pas trop paresseuse pour lui offrir des plats. Il remerciait avec dignité et parlait, parlait… Les mots coulaient eux-mêmes, les mots brûlants, amers.

Tout le monde l’écoutait volontairement et avec intérêt comme s’il disait des nouvelles ou des histoires invraisemblables. Quand il prononça enfin le mot horrible « prison », la baïbiché s’écria, poussa des oh comme les femmes savent le faire, et les hommes plus aînés se renfrognèrent,  hochèrent la tête ; le bey Sarsen saisit sa barbe. L’homme de steppe peut désirer la mort d’un autre homme de steppe, mais pas la prison… Et Bakhtygoul s’étonnait au fond : comme ces beys sont compatissants, ils comprennent l’injustice, ils la ressentent ! Ne rêve-t-il pas de cette maison, de ces repas, de cette attention ?

-      Je suis nu. Je suis orphelin, sans protection… - disait Bakhtygoul. – Comme un poulain qui s’est éloigné du haras. J’ai un seul espoir, celui de rejoindre un haras fort, de m’appuyer contre un mamelon de mère. Je donnerais tout pour cela, je ferais tout !

La baïbiché et le fils du bey Jangazy, les favoris de la maison, sans attendre les aînés, commencèrent à ouvertement gronder les kozybaks. La femme et le bey ne détachaient pas les yeux de Bakhtygoul, de ce barymtatch célèbre. C’était flattant de l’avoir pour serviteur et pour ami. 

Le bey Sarsen en prévenant le maître dit :

-   Bon, on verra ce que tu as dans les mains et dans ton sein. Arrête de te plaindre et saisis le pan de notre dirigeant de volost. Tiens-le fort ! Il a besoin des gens comme toi, des gens avec de l’expérience, adroits et agiles qui n’ont peur ni de diable, ni de dieu…  Si tu sais le faire, si tu fais un effort, tu seras comme un frère cadet au maître et comme un oncle à son fils, comme un parent. Alors là tu ne vas plus t’en faire. Aucun tribunal, aucun pouvoir ne t’atteindront. Le tsar blanc lui-même ne te prendra pas ni vivant, ni mort ! Et si ce n’est pas aujourd’hui, c’est alors demain, si Dieu le veut, que tu vas régler tes comptes avec tes ennemis, tu vas te souvenir du mal qu’ils t’ont fait, tu vas leur montrer la force.  

Bakhtygoul écoutait sans en croire ses oreilles. Pourquoi une telle générosité ? Et quelles allusion fait le bey respecté ? « Tu vas leur être un parent… Si ce n’est pas aujourd’hui, c’est alors demain… » Bakhtygoul savait que les kozybaks sont des rivaux anciens de Jarasbaï ; ce sont deux bouts, deux bords, deux montagnes dans un district. C’est non sans raison que Bakhtygoul vint ici. Mais est-ce que Jarasbaï  va vraiment être frère au misérable refugié malheureux ? Ce n’est pas à une tournure pareille que Bakhtygoul s’attendait. Le destin lui promettait plus quil désirait. 

Il fuyait la terreur de la prison et était prêt à devenir esclave de son sauveur. Et on lui tendait la main comme si l’honneur et la justice existaient dans la steppe pour lui aussi !

Pourtant Jarasbaï  ne se dépêchait pas de dire son mot. Il écoutait toujours tout le monde comme s’il était indifférent à ce qui se passait. Et on ne pouvait pas juger l’expression de son visage arrogant et moqueur  pour comprendre ce qu’il pensait. C’était encore bien qu’il écoutait sans interrompre… Et c’est bien s’il veut juste éprouver la patience d’un pauvre. Et peut-être qu’il hésite ? Il va écouter, et après il lui tournera le dos. Il ne l’accueillera pas et il ne le chassera pas… 

Ce soir-là Bakhtygoul n’entendit pas le bey dire son mot. En plaisantant et en riant le dirigeant de volost alla se coucher laissant les hôtes et les pique-assiettes aller en paix et ayant fait un signe de tête à Bakhtygoul comme il l’avait fait à sa vue. Et tout le monde partit réjoui : le bey est content, gai, il est de bonne humeur.

De bonne heure des quémandeurs commencèrent à affluer vers la cour du dirigeant de volost. Il y en avait beaucoup. Bakhtygoul sella Bai et se tint de côté en montrant qu’il était prêt à partir ou à rester, - comme on le lui ordonnera. Après avoir bu du thé de matin le dirigeant de volost sortit. « Donne-nous au moins de l’espoir… » - implorait le regard de Bakhtygoul. Jarasbaï  passa devant lui sans lapercevoir. Mais Bakhtygoul attendit qu’il envoyât les autres et réapparut devant lui.

- Que veux-tu, bon homme ? – demanda le dirigeant de volost en soufflant d’un air fatigué. 

Bakhtygoul se redressa et s’approcha de lui.

-     Je jure de te servir jusqu’au tombeau ! Envoie-moi où tu veux. Exige de moi ce que tu veux. Je vais être ton frère cadet, et je vais être l’oncle pour ton fils… N’est-ce pas ainsi que Sarsen à la barbe grise l’a dit ?

-     On en a dit assez, - répondit Jarasbaï sèchement, - Et je me souviendrai de ton serment. Mais il faudra… attendre jusqu’à ce que les rumeurs tombent dans l’oubli et le bruit cesse. Maintenant ce n’est pas le meilleur temps pour moi de se brouiller avec les kozybaks, de se quereller pour des broutilles. L’heure viendra, et je t’appellerai moi-même, je ne te laisserai pas dormir ! On va voir comment tu tiens ton serment… Et en attendant ne nous évite pas, viens plus souvent. Tu as plu aux miens, tu les aideras avec le ménage, ils te trouveront une occupation. Ensuite je trouverai un travail comme il faut pour toi. Maintenant pars.

Bakhtygoul se réjouit tellement quil ne pouvait pas trouver de mots de gratitude.

-   Mon cher… mon bon bolys… Tu me traites mieux que mon père… Je pensais que tu me tournerais le dos… Pardonne-moi ces mots insolents… - Il tira sur la bride du cheval ambleur. Le cheval leva sa tête fière. – Permets-moi pour ta caresse, pour ta bienveillance… Je ne peux pas ne pas te répondre devant Dieu… Je veux donner ce cheval à ton fils Jangazy ! Si nous ne sommes pas des étrangers l’un à l’autre, qu’il prenne Bai, qu’il soit son maître…

Le dirigeant de volost garda le silence, sans exprimer son accord et sans objecter, mais il regardait avec approbation, et alors Bakhtygoul se dépêcha de partir en appelant Jangazy à haute voix. Le cheval est aussi rapide que le vent, un cheval rare et c’est encore plus agréable de l’offrir. 

Le fils de bey en suivant l’exemple de son père ne se mit ni à refuser le cadeau ni à remercier, mais on voyait que le jeune homme en était très content. On ne peut rien dire, c’est un dadais, il est  badin, un peu bête, mais il s’y connaît en chevaux !

Bakhtygoul ne partit pas les mains vides en voyage : la baïbiché lui donna du saucisson maison, gras avec de l’ail, et elle choisit elle-même quelques gros morceaux de viande de cheval délicieuse. Bakhtygoul rentra à la maison comblé de caresses, heureux.  

Deux jours après Jangazy entra dans son iourte, il resta un peu, parla, dit bonjour de la part de son père, après sortit, détela Bai, bondit sur lui et partit dans son aoul. Le cheval ambleur allait bien sous lui, il planait comme un faucon.

 

 

5

 

 

Une vie étrange, bizarrement facile, commença.

Pendant le premier hiver le dirigeant de volost tenait Bakhtygoul à l’ombre sans le laisser s’approcher de ses affaires. Bien sûr que Bakhtygoul ne se tenait sans rien faire, mais il ne vivait pas affamé, il ne vivait pas humilié. Et sa gloire, ancienne et peu joyeuse, commençait peu à peu à tomber dans l’oubli.  

Pendant les grands conseils, en réunissant les atkaminers[12] des volosts – chefs et brasseurs d’affaires, nobles de bey, « cavaliers parmi les pédestres », - Jarasbaï  louait en tapinois son nouveau serviteur, parlait de ses malheurs et de ses mésaventures, de sa patience. Sarsen et Kaïranbaï reprenaient cette chanson à deux voix et louaient le dirigeant de volost pour cette affaire agréable à Dieu. Pourvu qu’on ne lui jette pas de mauvais œil, il convertit le voleur de nuit en un travailleur paisible, il versa dans son cœur fâché et endurci du bien et de la résignation.

-Il est sur un bon chemin… il devient un homme…

Les atkaminers, obèses comme leurs troupeaux, orgueilleux comme leurs familles, examinaient attentivement ce fuyard pauvre. Les gens respectables lui tapaient sur l’épaule, lui parlaient. Et celui qui savait comprendre, comprenait : Jarasbaï avait des vues sur ce gaillard.

Et Bakhtygoul était comme une âme en peine en souffrant de fainéantise. Cette vie facile lui était difficile- l’aigle royal aime les hauteurs, le coursier aime la course. De toutes ses forces il essayait de servir à l’aoul de Jarasbaï.  . Quoi qu’il commençât à faire, il faisait tout avec une aisance enviable bien qu’il semblait qu’à part la garde du bétail il ne savait plus rien faire dans la vie. Mais est-ce que ce remue-ménage est du travail ? Et est-ce qu’on y a besoin de sa force ? Même les femmes pourront le faire. 

Dès l’aube au coucher du soleil Bakhtygoul courait, se donnait beaucoup de peine pour le ménage, il s’agitait dans l’aoul comme la langue dans la gueule de chien par un jour chaud, il réparait quelque chose, il nettoyait, il traînait des choses en cherchant sans cesse une occupation comme s’il courait après la fatigue. Et Kaïranbaï perspicace en voyant son entrain de travailleur et ses soins de maître, se laissa complètement attendrir – le sourire se répandit sur ses joues comme des cercles sur la graisse de mouton fondue. C’est un spectacle délicieux, de voir comment les autres plient sous le poids de travail et ruissellent de sueur pour toi.   

-     Avec lui le travail se fait tout seul. Il sait tout faire. Et il sait compter ! On ne le trompera pas… - disait Kaïranbaï au dirigeant de volost.

-     Ce pauvre, cet orphelin, c’est juste par disgrâce de Dieu qu’il n’est pas riche. Est-ce que la pauvreté va à un travailleur pareil ? -  suggérait Kaïranbaï aux autres.

En faisant tout travail de ménage – soit cela concernait les chevaux qu’il fallait amener, soit les moutons qu’il fallait engraisser, soit les semailles de printemps ou la moisson d’automne – Bakhtygoul savait tout faire. 

S’il fallait trouver les pâturages à l’herbe fraîche, stocker le foin à l’heure en craignant le djout ou faire cuire du pain blanc à cette occasion, il se mettait à tout et le faisait plus vite et mieux qud d’autres gardiens de chevaux, de moutons et boulangers.

Il était serviteur, il devint aide, et après conseiller, et non seulement dans la maison du dirigeant de volost, non seulement à la baïbiché, mais aussi à tous les voisins. On ne se gênait pas de venir chez lui pour demander son conseil, conseil sur le ménage, les affaires de famille ; il réconciliait, exhortait, faisait entendre la raison bien qu’il ne fût pas vieux. Et avec le temps on lappela dans laoul « Avisé ».

Le dirigeant de volost le familiarisait peu à peu avec ses affaires.Une commission, l’autre... Bakhtygoul remonta sur le cheval, mais pas avec un soïl de berger, mais avec une besace d’envoyé sur son épaule – une marque de confiance et de pouvoir. Maintenant il ne reconnaissait pas lui-même.,

En attendant Bakhtygoul n’oubliait pas non plus  de mener ses propres affaires. En allant à travers tout le volost avec toute une besace pleine de papiers importants, criblés d’encre et remplis de sceaux, il prenait avec lui des marchandises quelconques et les revendait avec profit aux désireux de les acheter, et plusieurs attendaient qu’il vienne, s’intéressait à ce qu’il allait amener cette fois-là. Au printemps Bakhtygoul laboura trois ou même quatre fois plus de terre qu’avant  et Jarasbaï  ne lui dit pas un seul mot Kaïranbaï permit de prendre des graines.

Comme chez Salmen on ne lui payait pas de salaire, mais Jarasbaï   au moins ne le battait pas et le laissait vivre. Khatcha fit provision de viande, de farine, de beurre, de sel blanc, d’allumettes jaunes les même que le bey avait dans sa maison, et celle de fils solide. Elle-même travaillait dans l’aoul du dirigeant de volost, elle faisait le service à la baïbiché, et vers l’été elle prit visiblement du poids et même eut de nouveaux vêtements. Les vêtements usagés  donnés par le bey étaient pour lui de grandes toilettes, et ses vieux vêtements, elle les recousit pour ses enfants, et ils ne couraient plus tous nus, portant des haillons.    

Encore en hiver Jarasbaï dit à Bakhtygoul :

-    Tu veux que ton fils sache lire et écrire ? Amène le garçon ?

C’était une grande grâce.

Dans l’aoul du dirigeant de volost vivait un jeune kazakh Jounous. Il termina l’école russe et on l’appelait mollah pour son éducation. Il apprenait deux ou trois garçons des familles aisées à lire et à écrire, il était aussi professeur du fils du dirigeant de volost, de Jangazy. Bakhtygoul amena son Seïte avec vénération chez le mollah.

-    Tu iras dans la volost, tu vas faire tes études, tu réussiras dans la vie, -dit Bakhtygoul à son fils, et Seïte retint bien ces mots surprenants.

Pendant tout l’hiver Seïte  apprenait l’alphabet russe, l’apprenait par cœur avec persévérance comme une formule magique qui aide à réussir dans la vie. Il aimait étudier, et il surpassa bien vite les fils des beys paresseux, gâtés, un peu stupides.

Le mollah disait à Seïte avec amour :

-    Tu grandiras et tu serah mollah.

Et souvent la nuit Seïte  n’arrivait pas à s’endormir pendant de longues heures – il rêvait comment il allait grandir et devenir mollah.

Les semailles de Bakhtygoul furent épaisses, propres. L’âme de cet ouvrier agricole retrouvait son calme. En été il déménagea définitivement dans l’aoul de Jarasbaï  qui lui devint natal. Il vécut le temps chaud avec son fils sur le djaylaou, haut dans les montagnes, et but à sa soif du koumys mousseux doré.

En été il eut moins de soins de ménage. Le dirigeant de volost prit Bakhtygoul complètement sous son bras. Et des jours d’un remue-ménage particulier et mystérieux  s’écoulaient, les jours derrière lesquels se trouvaient de grandes affaires de Jarasbaï.

Bakhtygoul apprit la leçon de maître vite : se comporter selon le grade de la personne  - être aimable et poli dans les aouls que le dirigeant de volost protégeait, et au contraire être menaçant et batailleur là où le dirigeant de volost n’était pas trop respecté.  Parfois le dirigeant de volost lui permettait de prendre la parole durant de petites réunions d’aoul – Bakhtygoul était éloquent. Il était fidèle et débrouillard jusqu’à ce qu’il sentît quelque chose de mauvais. Il s’aperçut que les gens le regardaient de la même façon que lui-même regardait les aides de Salmen. Il fut retourné tout de suite.

Salmen ne donnait pas toujours de ses nouvelles. Presque un an s’écoula, mais Jarasbaï ne se souvenait pas de Salmen. Bakhtygoul essayait de comprendre ce que le dirigeant de volost avait dans la tête, et plus il y réfléchissait, plus son visage s’assombrissait. Ce monde est trompeur, le silence est douteux.

En automne les élections devaient se tenir, et encore au commencement de l’année à Tchelkar, à Bourguen et dans d’autres volost une lutte cachée et embrouillée se lia entre les partis de différentes familles. De mois en mois elle devenait de plus en plus acharnée et plus ouverte.

«N’attends pas de bien d’ici… » - pensait le Bakhtygoul avisé, mais il ne pouvait pas du tout prévoir quels trait son malheur allait revêtir.

Les passions se déchaînaient d’une façon imperceptible et peu compréhensible à un simple mortel, elles franchirent les frontières des volost il y a beau temps et englobèrent presque toute une moitié du district énorme. Les familles fortes et riches, les beys et les atkaminers des volost voisins en réglant leurs comptes et en s’engageant dans des discussions  ouvertes.

Les faibles cherchaient des protecteurs, les forts cherchaient des alliés. Plus les élections approchaient, plus deux grandes forces de volost se dessinaient ; l’une était dirigée par un bolys de Tchelkar, Jarasbaï, l’autre par un dirigeant de Bourguen, Sat, frère de Salmen, et les deux avaient des agents secrets, des gens corrompus dans le camp de l’adversaire.

Dans son volost Sat semblait être plus fort et plus solide que Jarasbaï  à Tchelkar. Derrière Sat il y avait une famille nombreuse et bien unie des kozybaks arrogants. Derrière Jarasbaï  il y avait deux ou trois familles riches et influentes, mais est-ce qu’on trouvera dans la steppe deux familles entre lesquelles il n’y a pas de tiraillement ? En revanche dans le district du Jarasbaï  malin il y avait beaucoup plus de relations que dans celui du Sat sûr de lui, plus que chez tous les autres dirigeants de volost, et Jarasbaï  tenait ces brides entre ses mains.

La lutte se déchaînait comme un incendie de steppe par un été sec.

Des dénonciations perfides, des « jugements » avec plusieurs signatures et tamgas de famille – sceaux et cachets des beys et des atkaminers arrivaient en courant dans le district, dans la chancellerie de l’oyaz, d’un chef du district tout-puissant, du fonctionnaire russe dans un habit à des boutons clairs.

Les atkaminers de Sat étaient ingénieux en plaintes sur l’arbitraire de Jarasbaï. Chacune d’elles pouvait être une raison à une enquête, à une amende infâme et onéreuse. Mais à chaque fois Jarasbaï revenait justifié de la ville avec un air solennel. En ce qui concerne Sat, il avait des ennuis dans la ville. Calomnié par Jarasbaï Sat resta pendant quinze jours dans la taule de district. Allah seul sait combien de ruse et d’argent Jarasbaï avait employés pour cette affaire, mais l’affaire le valait bien.

On disait partout :

- Toi, tu es revenu tout blanc comme une étoile sur le front d’un moreau… Et tu as mis l’autre dans le fumier jusqu’à sa tête comme une pioche jusqu’à la racine… Quinze jours et nuits – oh-boy!  

Après une chance pareille Jarasbaï  eut plus de partisans, mais aussi plus d’adversaires. Là où il y a de la peur, il y a de la jalousie aussi.

Les atkaminers s’agitaient sans trêve à travers les campements soit pour flatter, soit pour menacer. Ce fut un été chaud et torride, comme on dit, on ‘a pas le temps de boire de koumys. Elections, élections… Le pouvoir pour trois ans ! 

Jarasbaï  cherchait les faiblesses dans le camp de Sat en réunissant autour de lui des gens mécontents, hésitants, privés et tout simplement lascifs, il les récompensait généreusement et distribuait l’argent et le bétail à droite et à gauche. Il savait que Sat agissait de la même façon et il suivait attentivement  les siens, il était aux petits soins pour ceux qui étaient suspects, il les payait plus que Sat. Du pouvoir pour trois ans ! Il récupérera ses pertes et bien au-delà.

Le temps passait, et il n’était pas clair qui avait prévalu. Sat ne doutait pas de ses kozybaks, et ceux-ci faisaient les braves, se moquaient des soins que Jarasbaï  se faisait, de ses dépenses infinies.

- Dans la ville il est un aigle royal, dans le volost il est un moineau. Nous rabattrons le caquet aux tchelkartsys… - ainsi disaient les kozybaks, et Bakhtygoul pressentait comment ça allait terminer à la fin.

Et voilà quand le haras de Jarasbaï  était allé sur les djaylaous, trois juments baies et un poulain nourri disparurent dans le remue-ménage. On se lança à leur recherche et on retrouva les traces de voleur. Un homme sûr, un espion de Bourguen, leur souffla un mot : les gens de Salmen amenèrent les chevaux sur l’ordre de Sat. Les poursuivants vinrent sur les talons des voleurs. Les gens de Jarasbaï   exigèrent de leur rendre les chevaux, mais Salmen les injuria sans scripule et les chassa de l’aoul avec ululement.

Jarasbaï  ne put dormir de la nuit – il étouffait de fureur. Et à l’aube sans tarder il ordonna à Sarsen de rédiger une dénonciation et il envoya le papier dans la ville.  Bakhtygoul s’attendait à ce que le dirigeant de volost l’envoyât par exprès, mais le bey ne se souvint pas de lui, et Bakhtygoul dessella le cheval avec embarras, vexé. Pendant toute la matinée des gens se pressaient près de l’iourte de bey à huit cordes, et on pouvait entendre le bruit de voix en pleine conversation. Là les aksagals se disputaient, sinjuriaient, se menaçaient

Et seulement à midi, quand les vieux respectables aux barbes blanches s’en allèrent et, s’étant cachés de soleil dans l’ombre des iourtes, sirotaient du koumys frais et rafraîchissant,  Jarasbaï  appela Bakhtygoul chez lui.

Un mauvais pressentiment serra le cœur de Bakhtygoul à peine vit-il le visage du dirigeant de volost enflammé et couvert de taches brunes. A droite de son maître, en jouant avec son fouet, se tenait  Kokych, renfrogné, noir, le plus fort de tous les beys. 

Jarasbaï  fit Bakhtygoul s’asseoir, lui versa du koulys et en sirotant d’une piala fine, commença par raconter que Bakhtygoul avait bien vécu cette dernière année grâce à Dieu – toute une année comme tout le monde le sait et comme tout le monde l’a vu. Le bey ne permettait pas de lui donner de gros ouvrages, il le protégeait pour qu’il pût s’occuper des affaires dignes d’un vrai homme. Et Bakhtygoul sentit que sa vie étrangement facile, bizarrement calme avait terminé.

-    Ces chacals galeux ne flancheront pas avant qu’on ne lève le bâton… - ajouta Jarasbaï.

Kokych cracha ayant fouetté sa botte, et la main de Bakhtygoul trembla en déversant le koumys.

L’ouvrier comprit : la chose la plus terrible s’était passée, la vieille malédiction l’avait rattrapé.

-    Si l’on va se tenir tranquilles, on va perdre, - continuait le dirigeant de volost. Si l’on hésite, ils s’assiéront sur nos cous avec un épieu et sur ceux de notre bétail avec un lasso. Les nôtres nous vendront pour une misère… Alors, on voit, Bakhtygoul, que l’heure vint, celle qu’on a attendue pendant un an.

Bakhtygoul gardait le silence.

-    Maintenant choisis à ton goût une dizaine de djiguites sûrs, et que Dieu vous protège ! Si tu ne trouves pas de haras de Salmen ou de Sat, peu importe, attaque n’importe quels kozybaks. Enlève et vole un troupeau de juments avec un poulain bien bâti et celui de race. Tu sauras choisir … ce n’est pas ta première fois…

Bakhtygoul ne dit rien de nouveau, il déplaça la piala avec du koumys non bu en essuyant sa main contre sa blouse. Il semblait qu’il avait la gorge serrée. « L’heure qu’on a attendue pendant un an… »Qu’est-ce que c’est alors ? Est-ce que cela ne fait longtemps que Jarasbaï  montrait Bakhtygoul aux beys et aux atkaminars comme s’il était une bête apprivoisée, et ceux-ci louaient le bey, et les ouvriers lui tapaient sur l’épaule en lui faisant comprendre qu’il y avait un chemin juste ! Quand était-ce ? Hier. Et maintenant – « Que Dieu vous protète » ?.. Que les gens diront ? Et que dire à son fils Seït?

Kokych s’accroupit en face de Bakhtygoul et rit en gonflant son cou de bœuf.

-   Mais qu’est-ce que tu as ? Tu t’es efféminé aux dépens de bey ? Le batyr se lèvera de son tombeau pour une affaire pareille !

Mais Ba        khtygoul ne sourit pas et Jarasbaï  dit en lui versant encore du koumys :

-      Sat commença le tout le premier, comme tu le sais et comme tout le monde le sait. S’il n’y avait pas eu de commencement, il n’y aurait pas eu de marchandage. Ils souillèrent leurs mains par un vol de nuit, et nous nous lavons le visage à l’aide d’une barymta honnête. Et maintenant, où que ces voleurs aillent, même chez le gouverneur, tout le monde prendra notre parti, - le kazakh et le russe… Mas-tu compris ?

-      Non, bolys… je ne t’ai pas compris. J’ai un voile dans ma tête, - répondit Bakhtygoul sourdement et tristement. – Je sais une seule chose : l’automne approche, et cet automne le voleur et le barymtatch devront être entre ciel et terre sur un cheval en bois… J’ai beaucoup souffert, j’en ai assez. Ne m’envoie pas, je t’en prie !

Jarasbaï  linterrompit avec irritation :

-       Quand as-tu commencé à regarder le cheval en bois ? Voyez-moi ça, c’est notre Avisé !.. Tu as oublié ton devoir ? Tu n’entends pas de voix de tes ancêtres ? Sat a pillé ton père, Salmen fit de toi un orphelin, je te donne la force contre Sat  et Salmen. Si tu manques une occasion pareille, tu es un lâche et un traître, tu es un maladroit, un paresseux stupide que j’ai nourri en vain !

-       Que m’apprends-tu, maître ? – prononça Bakhtygoul d’un air accablé. – Quel exemple sera-ce pour mon fils ?

Jarasbaï  sourit sournoisement.

-       C’est moi qui suis responsable de tout ! Devant les pouvoirs de la terre et ceux de ciel. Je nourris et jordonne. Ma volonté est mon péché. Vas-y et aie espoir en Dieu

-       Ca suffit, on a assez parlé, - ajouta Kokych. – Nen doute pas, il ira.

Jarasbaï  se leva lourdement de sa place. Bakhtygoul s’élança pour se lever avant le bey et il se figea sur les genoux, perdu, abasourdi. 

Le même jour dix personnes avec Bakhtygoul en tête choisirent dix meilleurs chevaux aux longues queues, dix poulains rapides comme le vent des haras de Jarasbaï, de Sarsen et de Kokych. On ne se cachait pas avec ces préparatifs parce qu’ils partaient pour une barymta « juste », et tous les habitants de l’aoul, jeunes ou vieux, sortirent vers le soir pour accompagner les gaillards.

Les djiguites étaient modestement habillés, ils portaient des tchekmens gris, mais ce ne sont pas les vêtements qui font l’homme, mais la force et un cheval bien bâti. Des gaillards d’une belle stature se réunirent. Les tchekmens moulaient solidement leurs épaules. A les regarder on dirait qu’il écrasera une pierre de son poing, mais ses jambes sont légères et adroites comme une hirondelle en vol. En échangeant des  plaisanteries amusantes et un peu grossières les barymtatchs faisaient comme s’ils jouaient à un jeu gai et amusant en se pavanant devant les gens en se montrant et en montrant leurs chevaux. Les chevaux étaient une merveille. Sour les selles basses et plates, avec leurs queues attachées les poulains tenaient leurs têtes sèches haut en remuant nerveusement leurs pieds fins. Ce sont des vainqueurs des courses, des coursiers  notables. Sous les lueurs douces du soleil couchant leur poil propre et soigné luisait comme un brocart. Ils ne se tenaient pas sur place, ils tournoyaient sous les cavaliers ; et au-dessus de l’aoul on entendait le piétinement léger, retentissant et fréquent comme le roulement des tambours de combat. 

On attendait Bakhtygoul. Il sortit de la Grande iourte accompagné du dirigeant de volost comme transfiguré. Il était habillé simplement, modestement, et cela plut à tout le monde. Mais sa posture et son comportement avaient quelque chose de nouveau,  quelque chose qu’on n’avait pas vu avant. Le tchekmen était mis sur son épaule gauche, la manche droite disponible était fourrée derrière la ceinture pour que son épaule fût libre, pour qu’il pût agiter de son bras. Un revolver à six cartouches sortait de sa ceinture. Bakhtygoul n’allait pas tirer sur un homme avec ça, mais ce jouet faisait voir qui était le maître, qui allait frapper le premier et qui allait accepter le premier coup, l’attaque du plus fort, du semblable à lui-même.

Bakhtygoul s’approchait de ses camarades d’une façon instable, peu pressée, et ils ne détachaient pas leurs yeux de lui. On ne va pas périr avec celui-là. Il est plus fort et plus grand que les autres. Une force explosive et souple coulait dans son bras droit, dans ses muscles ronds, de main jusqu’à l’épaule.

Et le visage de Bakhtygoul était différent aussi. Une passion avare, impatiente luisait dans ses yeux étroits, clignés.

-    Eh, aigles ! – cria-t-il d’un ton autoritaire et brusque. – Je vous souhaite de la chance en chemin ! – Et sa voix tinta parmi le silence total à travers le piétinement des pieds.

-    De la chance à tous, à tous !.. – répondirent les djiguites unanimement.

-Que ce soit ainsi, que ce soit ainsi ! – reprirent les accompagnants.

Avant que Bakhtygoul s’approcha du lasso bien tendu qui servait de piquet, un jeune berger mena à sa rencontre et mit au milieu du chemin un grand cheval alezan clair avec une queue attachée.  Dans des rayons rouges du coucher de soleil le cheval ressemblait au feu d’un grand bûcher. C’est le cheval favori du dirigeant de volost ; Jarasbaï  le tenait pour la baïga – les courses de steppe de plusieurs verstes.

Le berger allait respectueusement aider l’ataman à monter sur le cheval, mais celui-là ayant mis le bout de la bride derrière la ceinture et ayant à peine touché l’étrier de pointe de son pied, s’envola sur la selle ; le cheval en s’asseyant recula brusquement d’à peu près cinq pas de côté.

-   Alors, on y va, - ordonna Bakhtygoul après avoir éperonné le cheval. Les cavaliers en se pressant se précipitèrent après lui, en ajustant leurs soïls et leurs chokpary[13] pendant la marche déjà. Et certains allèrent en tenant négligemment leurs massues sous l’aisselle, comme s’ils allaient non pour se battre mais pour se promener.

Les hommes, les femmes, les enfants de l’aoul les suivirent en foule en faisant du bruit, en poussant des cris perçants, en poussant des ha. La beauté masculine, leur force, leur crânerie alla dans le steppe ! Si elle se déchaîne, elle écrasera le diable…

Dans le crépuscule des croupes des chevaux de poil clair se virent, puis fusionnèrent dans une tache sombre et  se fondirent au loin, mais on entendait encore pendant longtemps dans l’aoul le bruit fondant d’un galop fougueux.

Ainsi la barymta commença-t-elle, la barymta que les gens simples et rusés appelaient « la juste ». Les beys s’amusaient ainsi en cultivant leur arrogance ancienne, les pauvres étanchaient leur soif séculaire pour la liberté. Les uns recevaient des coups de massue sur la tête, les autres le bétail gratuit. Chacun foule sa propre route, la route désignée par un juge le très Haut sans visage, le bey sur tous les autres beys.

Vers l’aube Bakhtygoul et ses aigles firent leur affaire – ils volèrent un petit haras de Sat, dix jeunes juments avec un poulain remarquable à une grande crinière. Ils arrivèrent à échapper les persécuteurs à merveille facilement, quoiqu’ils entendissent derrière eux les fusils tirer. Ils se cachèrent sains et saufs dans les Sains et saufs, ils se cachèrent dans les montagnes sauvages et silencieuses à la frontière de trois volosts.

En passant par un aoul étranger ils volèrent aussi un agneau âgé d’un an, ne laissant derrière eux qu’un aboiement des chiens. Ils firent un feu sur les pierres sans peur. Bakhtygoul ordonna de cuire la viande, et lui-même alla se promener en haut sur l’éboulis nu et rêche.

Devant lui se profilait solitairement un rocher aigu couleur brique rouge comme ensanglanté. Derrière lui, comme la nuque d’un sanglier, se hérissait une forêt conifère. Des sapins épais, puissants noircissaient comme s’ils étaient brûlés, et au-dessus d’eux pendait un brouillard bleuâtre scintillant. Et encore plus haut, comme saisi par le soleil de la nuit, brillait une cîme ronde enneigée – une iourte blanche inaccessible, honorable. Un aigle planait dans un ciel sans fond ; il semblait être de taille d’un moineau.

Bakhtygoul regardait en haut, il regardait le rocher rouge, la forêt noire, l’iourte blanche enneigée, l’aigle planant, et il s’étouffait. Il regardait tout cela et pensait : « Ce que j’ai quitté, c’est ce que j’ai trouvé, voilà tout ce que j’ai trouvé ! »

En bas une fumée transparente se levait en spiral du feu, on sentait la bouillie de viande, les djiguites bavardaient comme des babas, s’affairaient comme des adolescents, les pierres mouvantes peu sûres froufroutaient sous leurs pieds. Bakhtygoul se crispait en mordillant sa moustache rêche.

Le goût de l’aventure du raide de nuit s’évapora comme une odeur enivrante. Une vapeur aigre du charbon resta.

-    Eh... peu importe... Bari-bir ! – prononça Bakhtygoul à haute voix.

Peu importe si l’on glorifie maintenantn ou si l’on déshonore. Son destin est dans les mains de Jarasbaï. C’est au bey de le punir ou de lui rendre grâce. Dieu merci que celui-ci n’est pas comme Salmen. Jarasbaï n’oubliera pas que tu lui servis fidèlement et assidûment.

-    Et nous en avons déjà assez, mon fils, - murmura Bakhtygoul. – On va s'en arrêter là... – Et il alla sur l’éboulis pour revenir au feu.

Ainsi commença la barymta. Après cette nuit chanceuse et fatale un combat impossible se lia parmi les familles et les partis de famille, un combat qu’on ne vit jamais avant. Et par une nuit aveugle, et sous la lumière du jour, dans la steppe et dans les montagnes il y avait des rixes et des batailles impossibles, des cris fous de poursuites, du sang et de la poussière noire brûlante jusqu’au ciel torride. Et après le bruit guerrier des raids, comme autrefois, des vols vinrent silencieusement et se répandirent à travers les aouls et les pâturages. Et bientôt pas un seul prophète ou un juste ne pourrait juger raisonnablement où c’était une barymta, où c’était un vol, soit c’était pendant le jour ou la nuit. 

C’est vrai que les élections dans la steppe ressemblent au djout. On ne prédirait pas quand le djout viendra, ce malheur d’hiver dans la steppe. Et les élections ont lieu tous les trois ans ! Mais Jarasbaï  aurait décidé soit vaincre, soit tout perdre.

Comme toujours, tous les jours, il avait des réunions où il y avait beaucoup de gens, des conseils et des réunions bruyants, des hôtes sans fin... On ne comptait pas le bétail qu’on dépensait, celui qu’on tuait au couteau allait à table, celui qu’on nouait avec le lasso partait en cadeau. Et combien d’argent s’écoula du bras de bey !   Au cours d’un ou de deux mois, Jarasbaï  dépensa presque un tiers de tout ce qu’il avait au printemps. Et maintenant il ne laissait pas Bakhtygoul et ses gaillards flâner comme le faisait autrefois Salmen. Mais cet homme rusé disait au moins qu’il les envoyait commetre des vols non pour combler ses dépenses mais pour se venger. C’étaient de beaux mots qu’il disait !

Ce n’est pas étonnant que le rusé eût du succès – il trouva un bon appui, un allié fort derrière le dos de Sat. D’une façon inattendue Jarasbaï  fut ami d’un aoul de dossaïs du volost de Bourguen, de l’aoul puissant des gros qui n’aimaient pas les kozybaks insolents. Et cela entraîna des dépenses et des frais importants.

Les sages beys, des politiciens de steppe expérimentés, disent ainsi : l’épine contre le flot de l’eau coulante, une fille apaise des hostilités. Oui, oui, une fille à marier... La tête de la famille de dossaïs  avait une jeune fille jolie Kalych, et Jarasbaï  envoya des marieurs chez les dossaïs.

Bakhtygoul comprit vite où était le sel. Bien sûr qu’il se pouvait que Jarasbaï  avait convoité la beauté de la ville, avait voulu l’amener dans sa maison, chez sa baybiché aimée cette jeune femme tokal[14]. Mais cela peu importait à Jarasbaï . C’était que Jarasbaï  avait choisi lui-même cinquante chameaux et les avait envoyés chez le père de la jeune fille. Un kolym inouï comme si l’on demandait en mariage la fille d’un khan. Et encore avant cela il avait offert des cadeaux à ses parents.

C’est vrai que la demande en mariage est le meilleur union, il est scellé par le bétail, cette solidité est plus sûre qu’un serment de sang. Voilà pourquoi les aouls du fiancé et de la fiancée s’entrelacèrent comme des intestins dans le ventre, et Sat n’avait plus rien à faire que s’en mordre les doigts – l’aoul des dossaïs était sur son chemin comme les épines de saxaoul : on ne ne peut ni se faufiler, ni contourner.

Et la steppe gémissait comme une femme qu’on avait violée. Par ci, par là des pauvres tombaient sous la main chaude des barymtatchs et souffraient sans faute qui n’avaient rien à faire ni avec Sat, ni avec Jarasbaï. Des larmes s’écoulaient en vain, des injures s’abattaient.

Jarasbaï  mena la vie à grandes guides. Il vendait le bétail volé dans son aoul et dans l’aoul voisin avec une vraie envergure de négociant. Bakhtygoul amenait des chevaux, Kayranbaï les abattait... Celui-là s’en procurait, celui-ci les vendait sands marchander, à moitié prix, pourvu qu’il ne les eût sur les bras, pourvu que cela se passât plus vite et plus calmement.   Et ils se retrouvaient ! L’avare Salmen ne savait jamais le faire ainsi. Le bétail disparaissait comme s’il tombait dans un trou, - la nuit il était là, le matin il n’y était plus, et le sac d’argent de Jarasbaï  ne se vidait pas.

Bakhtygoul laissa tout faire. Il vivait comme dans un brouillard sanglant fiévreux, comme sous une tempête de poussière de steppe quand on ne voit rien au milieu du jour. Où on s’était mis le bétail volé pendant des raids, il ne le savait pas. Jarasbaï  prit soin que l’âme de l’ataman était tranquille à ce sujet-là. Il ordonna sévèrement à Sarsen, Jarasbaï  et Kokych :

-Quand vous veillez, qu’il dorme !.. Qu’un attisoir brûle dans l’âtre, mais que notre Avisé ne puisse dire même mis à la torture comment il en est.       

Les élections vinrent. Jarasbaï  gagna – il resta dirigeant de Tchelkar. Sat échoua – on ne l’élit pas. Mais il est vrai aussi que l’aoul de dossaïs ne fût pas arrivé à faire élire leur candidat à Bourguen, mais les kozybaks étaient vaincus. Ce n’est pas en vain que Jarasbaï  se dépensât. Son tour vint de couper le long poil à la brebis à la toison d’or de pouvoir dans son volost et dans le district. 

Toute de suite il appela Bakhtygoul, accepta ses félicitations, et l’ayant tapé gracieusement sur le dos, l’envoya à la maison..

-    Pars, dors bien. Réjouis ta femme et ton fils. Je te donne toute la liberté même pour trois ans de suite, jusqu’aux élections suivantes...

Bakhtygoul soupira avec un soulagement visible. Il voulait s’éloigner de son maître au plus vite, et celui-là voulait aussi que Bakhtygoul partît au plus loin. 

-      Ma volonté est la tienne, cher bolys, - dit l’ouvrier poliment.

-      Pars, pars... On verra après, - dit le bey puissant négligemment.

 

 

7

 

 

Un automne noir approcha. Bakhtygoul partit dans son lieu d’hivernage et amena son fils avec lui. Il le fit monter sur un cheval et l’amena. Bakhtygoul ne venait que de temps en temps dans l’aoul du dirigean de volost – pour rendre hommage à son maître, le saluer, et après être resté un jour ou deux, il partait avec un coeur léger. Il partait chez lui, au chaud de sa famille ! Ces jours-là il semblait être un étranger dans l’aoul – il ne prenait pas part dans les tâches de ménage ou de chancellerie, il ne s’intéressait ni à une chose, ni à une autre. Il vivait comme s’il était seul sans se donner la peine de comprendre les conversations des gens, sans écouter les rumeurs. C’est pourquoi il ne savait pas vraiment ce qui se passait autour, c’est-à-dire dans le parti du digrigeant de volost. Il se souvenait d’une seule chose : ils avaient un ennemi commun, les kozybaks... Il s’en souvenait bien, et ce n’était pas son affaire de se soucier du reste.

Et quand soudain un courrier vola sur un cheval en nage en criant de sa selle : «Jarasbaï  t’appelle !.. » - Bakhtygoul ne s’inquiéta pas trop et le suivit. 

Tous les gens importants du volost se réunirent dans l’aoul et... quelques-uns de côté. Ayant enchevêtré leurs chevaux et les ayant laissés paître, les venus s’assirent autour du dirigeant de volost. Un peu plus loin des autres Bakhtygoul vit les gens de l’aoul des oraz, du volost de Bourguen voisin.

La famille d’oraz à Bourguen était plus faible que celle de dossaïs, de gendres de dossaïs , et beaucoup plus faible que celle de kozybaks, mais pendant que les forts se combattaient, les oraz firent leur candidat le dirigeant de volost. Et il arriva ainsi qu’après les élections le nouveau dirigeant de volost de Bourguen fut au goût de Sat qui avait perdu. C’était bien clair : un dirigeant de volost venant d’une famille faible ne pouvait pas être complètement indépendant et il commença à être mené par la bride par des kozybaks.

Ayant vu les oraz Bakhtygoul pensa : « On les appelerait à cause de leurs plaintes ». Et il ne se trompa pas. Pendant la barymta ses gens volaient leur bétail aussi parce qu’ils étaient de Bourguen... La faute de Bakhtygoul consistait en autre chose. Jarasbaï  l’accueillit froidement. Il accepta ses salutations d’un air mécontent, comme s’il s’y forçait. Et sans lui vraiment demander de ses nouvelles après les salutations comme il convenait, il se jeta sur lui comme sur un étranger, avec des mots sévères :

- Eh, Bakhtygoul... Tu ne mesures pas tes actions ! Tu en as fait trop. Je te croyais et j’assurais tous que tu ne mettrais pas ton nez dans la crasse, et toi, tu vas jusqu’à me déshonorer pendant que je te défends, c’est ainsi que je le vois. Explique au moins...

Jamais Jarasbaï  ne parla ainsi avec Bakhtygoul. Le dirigeant de volost gémissait de fureur digne, son visage était empourpré. Le bey se défendait passionnément avec la chaleur d’un apôtre en exigeant de son serviteur un aveu sincère. Bakhtygoul écoutait frappé par le fait à quel point il serait coupable devant son bienfaiteur.

-      Et quelle est ma faute, cher bolys ? Que vous êtes en fureur ! Est-ce que vous n’avez pas trouvé d’autres mots pour moi ? D’abord montrez-moi où est mon crime, et après punissez-moi sans pitié. Il est offensif d’écouter les calomnies inventées par des langues malicieuses. Vérifiez d’abord, renseignez-vous...

-      Je n’ai pas de raison à me renseigner sur quoi que ce soit ! Je vois déjà que c’est toi... qu’il n’y a plus que toi qui peut le faire... que c’est ton affaire. Dis-moi la vérité : dans l’aoul d’oraz dans le volost de Bourguen c’est toi qui ai volé un cheval bai, un poulain grivelé et deux juments portières ? C’est toi... Alors rembourse ce que tu as volé ! – ordonna le dirigeant de volost d’un air menaçant.

Bakhtygoul se taisait en l’examinant. Voler, oui, ça il l’a fait... Ce qui est vrai, est bien vrai... Bakhtygoul n’allait pas nier la vérité, mentir effrontément. Mais le dirigeant de volost ne devait pas non plus faire l’imbécile,- ces chevaux étaient volés aux oraz à son ordre, et il y a beaucoup de témoins qui peuvent le confirmer. Mais ils se taisaient aussi en examinant Bakhtygoul.

Est-ce que le dirigeant de volost s’est détourné de son ataman ? Ce n’est pas possible !

Il le fait pour la proforme... devant les étrangers... pour jeter de la poudre aux yeux... Le bey sait mieux que dire et il ne faut pas se disputer avec lui maintenant, il ne faut pas empêcher son jeu. Sûrement il vise loin, il agit par calcul.

-    Bon alors, je ne mentais pas avant et je ne vais pas me dérober maintenant, - dit Bakhtygoul Avisé. – Tout est à toi, dirigeant de volost, nos ventres et nos vies. Est-ce que je peux aller contre toi ? Tu es mon seul juge, et ton juge est le Dieu ! C’est moi qui as volé les chevaux. Fais ce que tu peux, mais que les oraz soient remboursés en totalité. Je n’ai plus rien à dire.

Et tout de suite les hommes à barbes blanches et noires firent comme s’ils avaient ressuscité, ils bougèrent, ils se trémoussèrent en hochant leurs barbes, en clignant leurs yeux, en menaçant de leurs doigts. Ils aimèrent les paroles de l’ouvrier. La docilité et le pouvoir s’aiment.

On entendit encore une fois des louanges à la perspicacité et à la justesse du dirigeant de volost. Quelqu’un dit sur Bakhtygoul :

-    Il n’a que pouic, mais il est brave comme un khan. Il mourra, mais il dira la vérité.

L’autre dit :

-    S’il faut tuer un homme, il le tuera, il ne le cachera pas de son maître. S’il a volé, il dit qu’il a volé... – Et c’était aussi une louange au dirigeant de volost. 

A ce moment-là Bakhtygoul se réjouissait aussi que son maître fût flatté.

Il ne pouvait pas comprendre une seule chose. Ayant regardé autour de lui, il vit des gens de l’aoul de dossaïs près des plaignants de l’aoul d’oraz... Bakhtygoul ne crut pas ses yeux. Comment ça ? Ils étaient des ennemis jurés pendant tout l’été, et maintenant ils volèrent comme des poussins dans un nid natal, et ils s’assirent pressés les uns contre les autres, s’assirent comme on dit ayant pressé les genoux, et on ne voyait pas qu’il n’avaient pas d’accord et de contentement entre eux.

Ici on jugeait le leur, on jugeait Bakhtygoul. Bien qu’il admît sa faute à découvert, bien qu’il ne se dérobât, la voix du dirigeant de volost ne s’adoucit pas et son visage ne décrispa pas. Maintenant Jarasbaï  jurait méchamment, d’une façon braillarde, et il menaça à la fin :

-    N’attends pas que je sois indulgent envers toi au futur ! Je t’ai caressé, je t’ai approché de mon coeur, je te considérais comme l’un des miens, et pour quoi ? Pour ton honnetêté. Si encore une fois tu fais un faux pas, si tu t’éloignes même d’un pas du chemin juste, à commencer par ce pas tu es personne pour moi, et je suis un étranger pour toi. Réfléchis trois fois au moins avant de faire ce faux pas...

«Mais là c’est déjà trop ! » - pensa Bakhtygoul, mais là encore il garda le silence.

D’autres se calmèrent aussi comme s’ils étaient ensorcelés et captivés par la voix du dirigeant de volost, par le son de sa voix digne et indignée, par ses éclats de basse.

Une très belle voix est vraiment un don de Dieu, un observateur de la vérité et de l’honneur doit avoir une voix pareille.

Le bey pointa l’aîné des oraz du doigt :

-Maintenant cet homme, propriétaire du bétail volé, te suivra. Tu l’amèneras dans ta maison et tu lui donneras quatre bons chevaux, pas pires que ceux que tu as volés. (« Et ceux-là, où sont-ils ?.. » - pensa Bakhtygoul). Et encore pour réparer ta faute tu lui donneras encore un cheval pour le mettre en tête et un cheval pour clore le remboursement... Voilà comme ça ce sera digne et en bonne conscience !

Bakhtygoul allait ouvrir sa bouche et il se figea abasourdi. Il semblait qu’on lui avait tapé la nuque avec une massue. Tout le monde autour se taisait comme s’ils tenaient la bouche cousue. Alors ça voulait dire qu’eux aussi ils étaient frappés...

Le bey sait, il sait très bien combien de bétail et quel bétail Bakhtygoul accumula. Il le sait et il demande d’en donner plus de moitié...Et il demande aussi de donner son chameau ! Non, bien sûr, Jarasbaï  lui rendra généreusement après tout ce qu’il avait pris à Bakhtygoul. Ce n’est pas possible autrement ! Le bolys l’appelera et le consolera – devant les siens, sans personne d’étranger. Il offrira à l’esclave docile le betail et il lui dira de mots doux pour que ni le ménage, ni son âme ne souffrent pas, pour que ce soit digne et en toute conscience.

Ainsi pensait Bakhtygoul en menant après lui des gens de la famille d’oraz et encore un aksakal Sarsen envoyé pour vérifier si la volonté du dirigeant de volost était réalisée.

Mais un jour passa, le deuxième, le troisième,mais le dirigeant de volost n’appelait pas Bakhtygoul. Le dirigeant de volost avait d’autres choses à faire. Beaucoup de choses importantes, urgentes. Le bey oublia Bakhtygoul. Il vexa à la mort et pilla un ami fidèle au profit de ses ennemis jurés.. il piétina sur lui... et il ne se retourna même pas pour regarder le piétiné. Pourquoi ?

Bakhtygoul s’interrogeait. Khatcha avait un visage baigné de larmes, assombri. Seïte regardait le père d’un oeil peu compréhensible, soit pensif, soit indifférent. De loin en loin le garçon souriat à ses pensées mystérieuses, et cela apeurait et fâchait Bakhtygoul.

Torturé par ses doutes Bakhtygoul se jeta vers ses voisins, ses amis dans des aouls d’alentour pour partager ce qu’il avait sur le coeur, pour prendre conseil, pour regarder autour et comprendre comment il allait vivre après. Mais on l’accueillait avec précaution. Sa tête tournait de rumeurs, de fables et d’histoires, - il ne s’y débrouillerait pas jusqu’à ce que ses cheveux fussent gris. Et de nouveau, comme après la mort de son frère Tektygoul il se sentit attardé derrière la caravane abandonnée dans le désert, perdu sans remède et sans espoir. De nouveau, comme un mur en pierre sans âme, son destin d’orphelin s’élevait devant lui. Tous les gens, le monde entier de l’autre côté du mur, lui, tout seul comme un doigt coupé, comme un cheveu arraché.

Une barymta d’été désordonnée était un festin... Les conséquences de festin vinrent en automne, mais non pour les gros, bien sûr, - mais pour les maigres. Comme à l’époque des pères et des grand-pères le blanc était pris pour le noir, le noir pour le blanc, et les beys de steppe sont des champions dans cette affaire. Le coupable se promenait le torse bombé ayant  plastronné sa bédaine toute ronde, et l’innocent était traîné honteusement par son encolure trouée–un spectacle habituel, une image ancienne !

A peine les élections furent-elles terminées, et dans des volost le tonnerre de la barymta commençait à s’éteindre quand un long écho s’entendit dans le district. Les grands fonctionnaires pressèrent leurs longues oreilles de gendarme. Dans des chancelleries de ville avec des murs solides on jugeait à sa façon :

-       Entre les kirghiz (ainsi on appelait les kazakhs) la course de brigades à chevaux se fit plus fréquente... Les éléments guerriers commencèrent à se déchaîner. A toute heure cette peste allait se répandre au-delà des volost kirghiz, des stanitzas de cosaque.

-       Les gardes, les brigadiers rapportent : indocilité ! Des cas de non-respect des grades... des régales établis d’en-haut.

Les calomnies serviles des dirigeants de volost versaient de l’huile sur le feu. Leurs papiers de haut grade étaient hérissés de mots terribles comme par le rash de variole : révolte, rebelles, mutins, voleurs..

Et le mot « voleur » est la même chose que le mot « mutin » dans l’argo de fonctionnaires.

Et par un jour froid d’automne un ordre d’un chef de gendarme fit le district trembler comme une explosion. Tous les dirigeants de volost, tous les beys d’aoul furent urgemment convoqués dans la ville pour l’interrogatoire et les réprimandes sévères.

La province se mit à écrire ! De gros « manitous » et le menu fretin derrière les bureaux de chancellerie s’y lancèrent complètement en se tenant au-dessus des encriers de verre et de presse-papiers de marbre. Ils faisaient peur à tout le monde selon la vieille habitude... Les dirigeants de volost élus étaient menacés par la destitution, et les têtes des familles et des partis par l’exil. En douce on remplissait ses poches sans fond par des pots-de vin.  Ils laissaient les gens partir en ordonnant : - Qu’ils soient dociles chez toi, cher monsieur le bey !

Cette secouée agit d’une façon curative sur les gros. Une démangeaison enivrante apparaissant sous la peau à cause du koumys fort, se calma tout de suite. Et même la maladie incurable, terrible comme la peste, celle d’esprit d’intrigues semblait diminuer.

Les chefs des partis hostiles vinrent dans la ville à la réunion commune bruyante, comme festive, et une fête de façade commença... On coupait des chevaux de choix grivelés et ceux d’autre pelage, avec une tache sur le front et sans, et ils lisait le Coran à haute voix en levant leurs bras de bey soignés en appelant de finir avec la discorde et d’arriver à un accord convoité. A la fin, en utilisant le sang sacrificiel, en présence de plusieurs témoins, on fit un serment – d’ores et déjà de mettre fin au remuement dans le peuple, de mettre fin au vol en prétendant malicieusement qu’ils ne comprennent pas et qu’ils ne soupçonnent pas qui avait commencé ces vols.

Pour donner un exemple Jarasbaï  et Sat se réconcilièrent sous les yeux des autres.

La conspiration fut amicale et facile. Les prédateurs aux barbes grises, les menteurs expérimentés se comprirent à demi-mot et eurent en vue pour le futur qui ils allaient accuser, qui ils allaient livrer aux poursuites faire plaisir aux gendarmes quoique personne ne dit un seul nom à haute voix.

De longue date c’était ainsi : avant qu’on ne donne un pot-de-vin dans le district, on ne retrouvera pas le calme. Mais cette fois-lci on exigeait un pot-de-vin particulier : des gens... des coupables...

Jarasbaï  avait son homme dans la ville – tolmatch Tokpaïev. Jarasbaï  fut très proche de lui. Tokpaïev devint un ange-gardien pour le bey, pour mieux dire, un ange-apôtre, un de ces anges qui reçoivent la rançon de terre en nature et en argent. A l’époque cet habitant des cieux de district avait conseillé à Jarasbaï  d’ « offrir » à Sat un peu de taule ayant mis sous la main chaude des papiers et de l’argent nécessaires.

Après les élections le tolmatch appela Jarasbaï  chez lui dans son appartement de ville et en tête à tête, de bouche en oreille il le prévint doucement :

 

-   Les autorités sont furieuses… On fait des dénonciations, plusieurs le font : tu as des voleurs chez toi et parmi eux des voleurs de chevaux de premier ordre.

Et Tokpaïev conseilla à livrer aux autorités un ou deux des plus remarquables, acharnés, ceux qui jettent au nez…

-   La chose principale est de le condamner vous-mêmes, chez vous, au tribunal de bey, amenez-le sous votre escorte dans un lasso de crin. Que toute cette affaire ait un air convenable.

Voilà ce que Bakhtygoul ne savait pas.

Le congrés des beys du volost de Tchelkar approchait. Le dirigea         nt de volost les convoquait une fois tous les trois ou quatre mois quand des disputes et des discussions s’accumulaient. D’habitude on jugeait des beys, et le dirigeant de volost répétait derrière leur dos : 

-   Ce n’est pas moi qui ai décidé, ce n’est pas moi qui vous ai puni – ce sont les plus vieux, les plus sages parmi les gens…

Mais durant le congrès suivant les beys n’allaient pas parler de créances habituelles mais allaient s’occuper d’une affaire particulièrement importante exigeant une sagesse particulière, et c’est pourquoi ils attendaient le congrès avec impatience, avec un intérêt extraordinaire. Ils attendaient et ils pressaient le dirigeant de volost. Bakhtygoul ne le savait pas non plus.

Les malheurs collent à un pauvre comme des pièces à un tchekmen usé. Au même temps que Bakhtygoul allait de voisin en voisin tout perdu en demandant conseil, le bétail des kozybaks avait disparu, quelques têtes. Le voleur et le butin volé avaient disparu sans laisser de traces, mais les kozybaks en accusèrent tout de suite Bakhtygoul. S’il n’y a aucune trace, ça veut dire que c’est lui qui le vola ! Ce n’est pas en vain qu’on dit : l’aveugle voit ce qu’il voyait quand il était encore voyant. 

Deux hommes sont venus pour chercher le bétail disparu. Ils firent irruption dans la maison de Bakhtygoul et commencèrent à chercher dans tous les coins comme c’était il y a un an. Bakhtygoul s’étonna d’abord : les insolents faisaient comme ils voulaient dans le volost étranger comme si c’était le leur. Et oui, que peut-on leur demander ? C’est simple à expliquer, ce sont des kozybaks ! Tout de même Bakhtygoul essaya de les congédier gentiment. Ils ne s’en allèrent pas. Ils se mirent à crier comme s’ils étaient des maîtres ici :  

-    Tu veux que ce soit comme c’était l’an dernier ? Nos fouets t’ont manqué ?

Le sang monta à la tête de Bakhtygoul. Il saisit un long couteau étroit avec une manche noire de la tige de sa botte :

-    Je vais vous fouetter… vous les chiens remuants !

Les venus se révélèrent être des « courageux » excellents : mauvaise langue, torse bombé. Tous les deux se sauvèrent de toutes jambes pour échapper le couteau, ils coururent vers leurs chevaux en jurant à deux gorges. Ils tournoyaient dans leurs selles devant la maison d’hivernage sous les yeux de Bakhtygoul et continuaient  à jurer salement, ignoblement. Les chacals savaient que le lion n’allait pas chasser après eux.  

Ce jour-là Khatcha prépara un bon rôti et alla dans l’aoul du dirigeant de volost pour offrir cette digne collation à la maison de Jarasbaï. Mais la baybiché Kadicha la rencontra en fronçant ses sourcils peints et ne regarda même pas la viande. Khatcha l’appelait sa tante, et celle-là ne faisait que tordre ses lèvres et rouspéter arrogamment. En suivant l’exemple de leur hôtesse les vachères et les servantes de maison se mirent à se moquer de Khatcha en moquant méchamment tout son mot et en lui riant au nez.

Khatcha trouva un moment et dit à la baybiché de son fils Seïte en présence de Jarasbaï :

-    Le sot aime bien faire ses études chez le mollah. Il ne me laisse pas tranquille, il répète : l’hiver approche, quand allez-vous m’envoyer chez lui ? Je ne sais pas quoi lui répondre.

Mais ni le dirigeant de volost, ni la baybiché ne tournèrent même pas la tête, ils ne pipèrent pas mot comme si Khatcha n’était pas dans la maison. Déconcertée, apeurée, elle rentra dans sa maison dhivernage piteuse.

Alors Bakhtygoul y alla aussi et rentra aussi bientôt silencieux, maussade. Dans l’aoul du dirigeant de volost on le regardait en dessous, on lui parlait entre les dents. On le montrait au doigt, on bougonnait méchamment derrière son dos :

-    Ce mu-u-utin

L’ataman récent et le favori vécut pendant encore dix jours à l’écart, abandonné par tous, sans sortir de la maison, sans se montrer nulle part, en s’interrogeant vainement ce qui s’était passé et ce qui devait encore arriver. Il vivait comme s’il était arrêté, et c’est juste  par hasard qu’il avait appris d’un étranger passant que le congrès de bey s’était réuni à Tchelkar. 

On disait que le congrès se composait des beys exceptionnellement cruels et méchants.  Ils jugent sévèrement, ils condamnent à des peines cruelles sans avoir ni pitié ni indulgence. On dirait aussi qu’il y a une liste noire et qu’elle contient vingt gens annoncés des voleurs. Qui est dans cette liste, personne ne le sait, mais il est clair que les malheureux n’échapperont pas à la prison.

Khatcha apprit on ne sait comment le nom de l’un d’eux – Jadiguère. Et Bakhtygoul trembla du sentiment qu’il n’avait pas éprouvé depuis toute une année. Jadiguère, ce jeune homme, était la main droite de l’ataman en été pendant la barymta.

-    L’esprit malin voit qui elle mise, - se dit Bakhtygoul. – C’est mon tour qui vient. 

Ces jours-là il ne sourit pas une seule fois, il ne mangeait presque pas, il ne dormait pas du tout, il ne parlait à personne. Ayant enfoncé son chapeau de fourrure jusqu’aux sourcils il était étendu sans vie, sur le feutre troué, sans mouvement, comme s’il était ficelé, et il semblait que le monde  entier s’était renversé sens dessus dessous devant ses yeux éteints. 

Il était couché et il attendait qu’on l’appelât.

Et on lappela. Un homme avec une besace d’envoyé honorable et l’amena.

Dans une iourte proprement nettoyée, élégamment décorée, une haute iourte à huit cordes, de gros beys étaient couchés  en nageant dans le duvet tendre des oreillers et des couvertures ; jour et nuit ils mangeaient de la viande, ils étaient rassasiés on ne peut plus. Ils mangeaient et ils jugeaient les autres… Ils ressemblaient beaucoup aux chiens de ces aouls où le bétail avait crevé de la peste, - leurs yeux étaient injectés de sang, leurs garrots cabrés, queues flanchées comme chez des chiens enragés ; ils dévorèrent trop de charogne et se jettent maintenant sur l’homme.  

Bakhtygoul en traînant à peine ses pieds comme s’il était fatigué après une longue maladie, entra et les salua bas s’étant arrêté près de la porte. Pas un seul lui adressa un regard compatissant – ni l’ancien sévère, ni le doux Sarsen. Les beys se détournaient comme s’ils craignaient d’apercevoir son  salut, et les pique-assiettes écarquillaient les yeux, braquaient leurs yeux sur de poisson sur lui en pâlissant du fait qu’il osait les saluer. Et il n’y eut pas un seul homme qui lui aurait demandé de ses nouvelles sur sa santé, sur sa famille, sur sa vie.

«Alors maintenant tu comprends ce qu’il y a dans l’air ? » - se demanda Bakhtygoul avec un petit sourire moqueur et soudain sans s’y attendre lui-même il soupira avec soulagement.

C’était maintenant comme s’il avait eu un poids de moins sur le cœur, comme si son esprit était devenu lucide. C’est une affaire familière, habituelle. Il n’y a pas de justesse sur terre et elle n’y sera jamais. Cest très simple.

« Ce n’est pas du tout ma faute, je ne suis pas coupable », - se disait Bakhtygoul. – Et si je suis voleur, vous êtes trois fois voleurs, et ce n’est pas à vous de me juger ni de m’accuser. Dieu seul est mon témoin ! »

Il faisait comme s’il se disputait avec lui-même en prouvant à lui-même son bon droit alors que les beys avaient déjà commencé leur tribunal.

Les plaignants étaient bien sûr les kozybaks, et les beys avaient écouté leur chef avec une attention respectueuse. Ensuite ils expectorèrent avec plaisir, se renfrognèrent et serrèrent la vis à l’accusé tous ensemble.

Pourtant quels que soient les efforts qu’ils faisaient, il ne se décourageait pas. Comme avant il ne se mit pas à renier ses paroles. Il répondit impassiblement au premier, au deuxième et au troisième bey : 

-    Je ne le cachais pas et je ne vais pas le cacher – j’ai volé le bétail aux kozybaks.

-    Pourquoi las-tu volé ? Pourquoi ? Зачем брал? Почему брал?

-   Parce que j’étais dans votre parti !
Les beys de Tchelkar se turent pour un moment. Ils reniflèrent  en se regardant en silence. Le bey des kozybaks de petite taille, obèse, avec une moustache droite comme une aiguille, leur vint en aide :

-   Oh, ce parti, il est partout… votre parti malheureux ! –s’écria-t-il en riant aux éclats avec plaisir. – Il a servi à tous, le pauvre ! Et à toi, il se trouve qu’il te fit un croc-en-jambe aussi comme à un âne, oh, là-là !

Les beys de Tchelkar se ranimèrent en souriant malicieusement et en se léchant leurs lèvres luisantes.

-   Ce serait intéressant de savoir quels comptes de parti as-tu aves Sat ou avec les oraz ? Peut-être que tu t’es disputé avec eux à une réunion populaire, que tu pris le parti du pouvoir de Tchelkar, que tu défendis de toutes tes forces les besoins du peuple ? Peut-être que j’ai oublié quand c’était… Rappelle-le-nous, fais-nous cette grâce !

Les beys se mirent à rire en s’étendant et en se tenant à leurs ventres.

-   Et rappelle-nous au titre de quoi tu pris aux kozybaks les cinq chevaux mentionnés ? Voilà, mon cher, rappelle-nous… Ces cinq chevaux alors !..

Bakhtygoul regarda autour de lui avec un embarras navrant. De quoi se moquent-ils ? D’abord il essaya vraiment de se souvenir de quels cinq chevaux il s’agissait, et ensuite il rit lui-même en regardant les beys tout  réjouis. Ils étaient toujours gais, ils tous étaient tous gais, - les siens, les étrangers, les demandeurs et les juges. 

-   J’en ai volé cinq et même deux fois cinq… - dit Bakhtygoul sourdement. – Est-ce à vous de ne pas savoir combien j’en ai volés ! Bien sûr je prenais la défense de mon volost sans avoir pitié pour moi-même, sans penser à moi-même, - je faisais la guerre pour vous, j’étais prêt à y laisser ma tête pour mon maître, pour sa vie…

Les beys s’alarmèrent tous ensemble, firent du bruit sans lui laisser du temps de finir ses paroles.

-     Eh, regarde ce qu’il radote, où il veut en venir !

-     Fais-la-guerre !.. Quelle insolenceQui ta appris ces mots ?

-     Faisais la guerre ça veut dire faisait du vol ! Chez lui c’est la même chose.

-     Je ne comprends pas, - dit Bakhtygoul à voix basse, avec une force retenue, - que me voulez-vous, chers beys ?

 

-     Nous te jugeons pour tes crimes, - répondit avec arrogance l’aîné des beys, - nous te défendons de prononcer ces discours criminels ! – Et il gloussa d’une façon traînante. – N’ose pas souffler même un mot sur ce qui n’est pas de ton rang, de ta taille, sur ce qui est loin de ton entendement d’esclave. Ceux qui ont ce pouvoir, ceux qui sont désignés par Dieu, s'y connaîtront en leurs affaires eux-mêmes selon le haut jugement que tu ne comprends pas. Notre parti de volost s’est nettoyé il y a longtemps de cette affaire de cinq chevaux et de tout le reste. Jai dit : il y a longtemps et à blanc ! Et s’étant nettoyée elle envoya le vrai demandeur sur le bon chemin, le chemin de la vérité. Réponds de ta faute maintenant que tu es appelé à en répondre !  

-     Mais où est ma faute ? – demanda Bakhtygoul avec désespoir. – Je nai pas volé pour moi-même, je ne me suis pas enrichi avec cela. Jai volé selon lordre, contre ma volonté. Peut-être c’est là ma faute, que j’ai fait ce qu’on m’ordonnait ? Dites-le-moi

-     C’est intéressant, et c’est qui qui t’a ordonné de voler ? – se renseigna un kozybak en braquant ses yeux insolents sur lui.

Bakhtygoul baissa la tête. Il hésitait. Il avait honte de regarder, d’écouter et de répondre à ces gens.

-     Tu te tais ? Tu dis des calomnies…

-     Il vaut mieux qu’ils le disent eux-mêmes, - dit Bakhtygoul tristement. – Il ne prendre beaucoup de temps de les trouver. Il ne faut pas aller loin… Voilà, ce sont eux assis là sur des places d’honneur. – Et il désigna Sarsen et Kokych du doigt qui venaient d’entrer dans l’iourte avec une kamtcha somptueuse cannée. – Même si ce n’est pas de mon rang, mais mo ; je voudrais bien voir comment ils vont purger ce péché de cinq chevaux et de tout le reste… et quel haut jugement se tiendra ici…

-      

Les beys se regardaient fâchés, avec une fureur cachée. Parmi les pique-assiettes un murmure envieux et caustique s’entendit.

L’ouvrier va-nu-pieds se comportait avec les tout-puissants avec trop de courage et d’intelligence. Lesclave qui veut la vérité ! Alors lesclave ne l’échappera pas belle !

Sarsen se taisait ayant boudé arrogamment. Kokych, noir, lourd comme  un buffle, souriait sombrement en jouant avec sa kamtcha.

-    Tiens-le-toi pour dit, - dit Kokych, - les litiges de parti sont une chose, et le vol, c’est tout à fait autre chose ! Nous devons répondre d’une chose, et toi, mon cher, pour toute autre chose. Et ne confonds pas, toi… tu ne te débrouilleras pas !  Et cest lui qui le dit ?.. – pensa Bakhtygoul). Bey ! – continuait précipitamment Kokych. – Si l’on le lui permet, il ira jusqu’à salir avec sa merde encore une dizaine de gens et Jarasbaï même à part nous. Et voilà ce que le dirigeant de volost m’a dit de vous dire immédiatement en m’ayant envoyé ici.   Ecoutez les paroles du dirigeant de volost : les affaires d’élections n’y sont pour rien, - devant vous se trouve un voleur !.. Et son vol ignoble quil a avoué ! Jugez le voleur et punissez-le.

Bakhtygoul baissa sans forces ses bras d’ouvrier. 

-    Moivoleur? Ce sont… les paroles du bolys ? – demanda-t-il avec une naïveté d’un enfant. Mais il ne reçut pas de réponse. 

Quelle que soit la chose qui se passait devant ses yeux, au fond de lui-même il attendait tout de même : au dernier moment la parole du bolys, un seul mot de sa part, le sauvera. « Je réponds de ce malheureux ! » - voilà tout ce que le dirigeant de volost avait à dire. Plus rien. Bakhtygoul ne l’aurait jamais oublié même si les beys l’avaient jugé d’une façon injuste. Bakhtygoul aurait emporté cette parole dans son tombeau. « Je réponds de ce malheureux »

Bakhtygoul tâta involontairement de ces doigts calleux une cicatrice sur sa joue – la cicatrice saillante déchirée comme une marque au fer chaud, - souvenir de sa dernière rencontre avec le sanglier Salmen. La même cicatrice ineffaçable resta dans le cœur de l’ouvrier, et son cœur saignait.

N’est-ce pas à lui de savoir, à son cœur d’orphelin, quelle cruauté et quelle perfidie peuvent exister sur terre ? Nest-ce pas à lui de le savoir

-Bon alors si c’est la parole du bolys, - dit Bakhtygoul, - et Kokych ne ment pas, là je ferme ma bouche et je garde le silence comme un mort. C’est votre droit, - brûlez ma vie, elle est pire que celle d’un chien. Il y avait un pauvre sur terre, et il n’y sera plus – peu importe ! Je vous dirai une seule chose à la fin : je vous croyais… je vous croyais ! Eh bien… Dieu vous le pardonnera, et je n’ai que ce que je mérite… - sans finir ses paroles Bakhtygoul ayant baissé la tête sur sa poitrine, il se leva et sortit de l’iourte.   

Il marcha comme un aveugle en mordant ses lèvres pour ne pas hurler comme un chien, et c’est là qu’il vit le dirigeant de volost. Jarasbaï et encore quatre gros beys dans des blouses riches lui traversèrent le chemin posément et continuèrent leur marche en se parlant d’un air important. Jarasbaï naperçut pas son salut. Il ne sourcilla même pas ! Voilà ce qui était basQuelle effronterie !..

Et pour la première fois Bakhtygoul grinça des dents en regardant le dos de Jarasbaï.

Le commissionnaire courut vers lui et l’appela pour accepter la sentence. Bakhtygoul suivit le commissionnaire.

Les beys le condamnèrent au remboursement des cinq chevaux susmentionnés par les cinq chevaux selon toute justice. Et en plus le voleur était condamné à trois ans de prison.

 

8

 

 

Deux gaillards costauds firent sortir le condamné.

Dans la steppe il ny avait pas de locaux avec des grilles et ce n’était pas lhabitude de garder les gens enfermés, cest pourquoi avant de les envoyer en ville on mettait les condamnés aux fers pour plus de sûreté, aux fers avec un grand cadenas sur chaque bracelet.

Aux premiers moments Bakhtygoul était tellement perdu qu’il n’avait pas d’abord compris où l’on le menait. Il regardait ses hommes d’escorte et pensait à eux avec abrutissement : comment ils sont minables et invalides…

-    Attends ici, - dit l’un d’eux, et l’autre alla et sortit avec des chaînes rousses de rouille,  il se mit à les faire tourner dans ses mains en regardant les pieds de Bakhtygoul.

Alors Bakhtygoul bouscula le gaillard avec mépris de la façon que celui-là se tînt à peine sur ses jambes, et les fers tombèrent dans la poussière ayant tinté plaintivement. L’autre sauta de côté avec une vivacité d’un chevreuil.

Bakhtygoul s’approcha de son cheval, sauta dans la selle et alla d’un trot tranquille entre les iourtes en se disant à lui-même : « Adieu tous… »

Les gaillards étaient sans armes et pouvait-on les accuser du fait qu’ils avaient commencé à crier quand le barymtatch célèbre était déjà monté en selle :

-   Eh, eh ! Où vas-tu ? Arrêtez-le ! ..

Attraper un kazakh dans la steppe est comme chercher le vent dans les champs. Pendant que les hommes d’escorte criaient, le fugitif avait déjà franchi la butte près duquel l’aoul était collé, s’était plongé dans un vallon de pierre abrupt et avait disparu dans les profondeurs de forêt. Et encore pouvait-on accuser les gens envoyés pour rattraper le fugitif qu’ils avaient perdu sa trace ? Les gens ne sont pas des chiens… La colère du dirigeant de volost était vaine, les beys injuriaient vainement en menaçant de dénoncer aux gendarmes les envoyés négligents qui avaient laissé échapper le condamné. La bête rouge se sauva.

Il partit contre sa volonté, pour la vie qu’il évitait tout le temps et d’où on ne pouvait pas revenir.

Sans s’arrêter nulle part Bakhtygoul arriva à cheval à la maison et Khatcha comprit sans mots ce qui s’était passé et tout de suite, sans pleurs et lamentations, elle se mit à rassembler des vêtements chauds pour lui.

Bakhtygoul sella vite un autre cheval – un coursier louvet ; dès maintenant ce cheval est son seul ami. Ayant mis son fusil à chien ancien chargé de mitrailles. Il mit derrière sa ceinture le revolver qu’il emportait avec lui en été, maintenant ce n’était plus un jouet.

Et il partit pour les Rochers Noirs qui n’étaient pas loin. Ici il égorgea sa dernière petite brebis et débita vite la viande ; il laissa une moitié à sa famille, il sala beaucoup une autre et la mit dans un sac fait de péritoine séché. Le soir, au crépuscule, Khatcha lui apporta du millet concassé et il lui donna la viande de mouton. Il prit aussi en bride un cheval alezan bien nourri. 

Les adieux furent brefs. Ayant confié sa famille à Dieu et sans dire à sa femme quand il allait revenir, Bakhtygoul disparut dans la nuit.

Khatcha ne pleura pas là non plus, elle prononça juste avec ses lèvres sèches :

-    Oh Jarasbaï, l’hypocrite, le faux !.. Que ta femme t’accompagne là où j’accompagne le mien !.. Que tes enfants soient aussi malheureux que les miens !.. – Et elle regarda le ciel sans étoiles avec l’espoir que le menteur vilain n’échapperait pas à cette malédiction.

La même nuit les envoyés du dirigeant de volost vinrent sans crier gare dans la maison. Mais ils napprirent rien chez Khatcha.

-    Le matin il partit chez vous, - dit-elle en souriant avec feinte. – Et qu’est-ce qui s’est passé ? – Mais ses yeux brillaient de fureur et de fierté.

Deux semaines passèrent. Jarasbaï mena les recherches à fond, c’est-à-dire, ayant pris la torche en mains.

Jour et nuit dix cavaliers ne descendaient pas de ses chevaux en ratissant les montagnes du nord au sud, de l’est à l’ouest. A Bourguen et à Tchelkar on savait qu’on ne trouverait pas Bakhtygoul facilement et qu’il ne se rendrait à aucun prix, c’est pourquoi Jarasbaï  eut l’idée de l’avoir par l’usure. En s’alternant, en changeant de chevaux, les gens du dirigeant de volost couraient par monts et par vaux, par des aouls et des lieux d’hivernage, en dressant partout des embuscades et en mettant des sentinelles pour ne pas donner de trêve au fugitif, pour faire user son cheval, pour le prendre sans forces et effrayé par la persécution.  Des chasseurs connus le recherchaient, les chasseurs sachant chaque pierre, chaque fissure dans les montagnes au toucher, des voleurs connus le recherchaient, les voleurs capables de voir dans la nuit noire et de glisser sous le nez d’une brebis craintive. 

Bakhtygoul leur échappait comme la fumée dans le noir, mais il le vivait difficilement.

Un fantôme terrible d’une prison muette et aveugle, avec une mâchoire de pierre sans fond, comme un esprit malin, marchait sur ses laons. Et Bakhtygoul priait en le regardant :

-    Mon Dieu, sauve-moi, donne-moi des forces !

L’ennemi le chassait avec persévérance, instamment, comme une vieille sorcière qui chassait le chasseur courageux Koulameguene sur un dromadaire aux pieds légers. Parfois le fugitif rêvait que toute une vague d’un incendie forestier le poursuivait ou que de longues langues bleuâtres s’approchaient de lui à pas de loup, et il se réveillait soit en transpirant soit en éprouvant des frissons. Parfois pour Bakhtygoul cela semblait être la réalité, et il y avait des moments où il ne distinguait plus entre le rêve et la réalité et crachait dans son sein avec superstition pour chasser l’hallucination, pour s’échapper des étreintes invisibles du démon. 

Il y avait des occasions où le cheval le sauvait de la chasse où celui-là était presque sans connaissance mais vu que même dans cet état le djiguite ne tombait pas de sa selle. Bakhtygoul remerciait son destin qui lui avait offert un tel ami et murmurait frénétiquement :

-    Je ne me rendrai pas… Je ne me rendrai pas vivant… Je mourrai en selle… Je donnerai mon âme à Dieu, mais pas à un bey… Il vaut mieux de se retrouver dans un précipice que passer par une porte de prison…

Mais de plus en plus souvent le désespoir le saisissait par la gorge, il râlait comme un cheval dans un lasso raide. Tôt ou tard on le rattrapera et ils le mettront aux fers, ces gros avares. Il ne voulait pas mourir. Le sang chaud battait dans ses veines, dans son corps fatigué. Accroupi devant le petit feu qui s’éteignait, ayant levé la tête vers les rochers comme un loup par une nuit de gel sous le clair de lune, il disait 

-    Alors, Jarasbaï , ne me mets pas à bout… - Et l’écho fin retentissait dans les rochers.

Jarasbaï soupçonnait qu’on était bienveillants envers le fugitif dans les aouls de pauvres, - ceux-ci le cachent, et ceux-là lui donnent à manger. Et il envoya partout ses courriers avec une nouvelle effrayante :

-Pendant qu’un fugitif est parmi nous, personne ne pourra être tranquille. Tout peut arriver, un régiment, des gendarmes peuvent venir dans la ville à l’improviste… Alors là faites-en votre deuil. A cause d’un rebelle des dizaines, des milliers souffriront innocemment… Des vieillards se plaindront, des femmes et des enfants pleureront, mais il sera déjà tard !  

En même temps Jarasbaï envoya ses hommes de confiance chez les aksakals influents pour qu’ils ne restassent pas sans rien faire ou en le faisant par-dessous la jambe. Le rusé fit peur aux gens sans courage et avec, sans bonté et avec. Il laissa l’aigle royal en haut et les lévriers en bas  pour la chasse.

Et Bakhtygoul fut tout de suite privé de son gîte de secret et de son aumône de secret. Même pas une semaine passa qu’il se retrouva dans une rafle de détour commune comme un ours dans le cercle des chiens et des sangsues. La forêt épaisse devenait aussi peu sûre. Il comprit par quoi le renard Jarasbaï fit peur aux gens. C’est la chose prouvée… Maintenant ne fais pas confiance à l’homme – un le chassera, l’autre s’échappera lui-même, le troisième le vendra ou même tuera de peur.

Par une nuit pluvieuse c’était pour la dernière fois que Bakhtygoul on ne peut plus fatigué avait passé la nuit sous le même toit avec des gens, et c’était dans un petit aoul de montagne, dans une iourte misérable perchée à l’écart sous un rocher saillant dans les endroits où le Talgar bouillonnant à la crinière blanche prend sa source.

Dès le début il lui sembla que quelque chose n’allait pas dans la maison, ce n’était pas comme c’était avant,  pas humain. On accueillit Bakhtygoul s’étant renfrogné en regardant ses pieds ou derrière son dos comme si un serpent l’avait suivi. La nuit il entendait pendant longtemps un murmure étranglé, inquiet des propriétaires comme si l’on voulait cacher ce murmure de lui.  Et quand ils se calmèrent, il ne s’endormit pas. Il roupilla pendant une heure, redressa son dos fatigué lui causant la douleur, et bien avant l’aube il se leva et sortit sans faire du bruit, sans qu’un seul cheveu bougeât sur les gens. Il sella Louvet qui dormait debout profondément  et partit après avoir scrupuleusement vérifié qu’aucun regard ne l’observait. Il partit honteux, malheureux, mais sans méchanceté. Dieu merci encore qu’ils ne lui aient barré le chemin.

A Bourguen Bakhtygoul avait un copain, un moujik russe, un pauvre hère d’antan, un homme très courageux. Il y a trois ans l’occasion les réunit pendant une barymta quand Bakhtygoul servait encore chez Salmen, et ils devinrent de grands amis. Le courage de cet homme était incroyable : il alla contre les grandes autorités de ville, et elles le firent coffrer dans la prison, bien qu’il fût des leurs, il était russe. Le moujik passa un an en prison, et pendant qu’il y était, Bakhtygoul tant qu’il pouvait nourrissait sa famille nombreuse en leur apportant du pain et de la viande.  Le moujik revint torturé par les geôliers, mais il parlait de sa vie de prison avec un petit rire, d’une façon que Bakhtygoul avait des fourmis dans le dos. C’était chez lui que Bakhtygoul était venu le premier après le tribunal de bey après avoir fait ses adieux à sa femme et ses enfants, et celui-là sans rien demander déterra la poudre, le plomb pour le fusil et des balles pour le revolver cachés à tout hasard. 

Cest un ami intime. Les gendarmes ne lui font pas peur. Mais il vivait loin, dans une steppe ouverte, dans des endroits populeux.

Bakhtygoul avait encore un gîte – en aval du Talgar, près des Rochers Rouges, dans la maison du Katoubaï pauvre. Dans cette maison Bakhtygoul venait plus rarement que les autres et il y trouvait toujours un abri. Après la séparation avec son foyer domestique le foyer de Katoubaï lui fut le plus proche, le plus accueillant. Et Bakhtygoul décida de risquer d’y passer, de se réchauffer avec du thé si l’on le lui donnait, d’écouter ce qu’on disait de lui aux alentours si l’on le lui disait, donner à son cheval un abri sec, et vers le soir, au crépuscule, de partir dans les montagnes.

Il sortit à cheval à l’orée de la forêt de pins montant sur une pente abrupte et regarda autour de lui avec prudence. En bas le Talgar se déchaînait frénétiquement en remplissant toute la combe. Près de la maison de Katoubaï il semblait qu’il n’avait pas d’étrangers dans sa cours, ni de chevaux sellés. Bakhtygoul s’approcha lentement de la porte, descendit du cheval, l’attela et entra dans la maison. 

Katoubaï étant le quatrième dans la famille, avec sa femme et deux enfants, menait une vie sédentaire séparé de ses proches parents qui menaient une vie nomade pendant toute l’année. Ils ne se voyaient pas souvent et n’éprouvaient pas d’intérêt particulier l’un vers l’autre. En été Katoubaï cultivait le pain, en hiver il soignait son bétail, et en ce qui concerne le bétail, il en avait un cheval et quelques chèvres avec des chevreuils, c’est de ceci que le pauvre se contentait. Il s’occupait aussi de la chasse, il mettait des lacs et des filets pour capturer le petit gibier, il tirait sur le gros gibier ; il vivait de cela. Katoubaï se passionna de la casse ; Bakhtygoul partageait avec lui des charges précieuses et lui-même aimait bien suivre les traces d’une bête peu visible aux autres, se procurer d’un gibier d’un seul coup de fusil tiré de loin. Voilà ce qui les rapprochait.

Quand Bakhtygoul entra, tous les quatre étaient à la maison. Katoubaï  nettoyait son fusil, sa femme faisait cuire du kouyrdak[15], les enfants se pressaient autour de l’âtre en attendant le repas. Le thé désiré bouillait sur le trépied.

Katoubaï avait une cinquantaine d’années, sa petite barbe était déjà un peu grise, ses pommettes avait un rouge comme chez un jeune homme. Un homme doux, bienveillant, d’une humeur légère. Sa baybiché était bien faite, ronde, au visage clair et aux joues roses aussi. Son visage et son corps sont un peu gros et elle ressemble plus à un homme, mais elle est sensible et d’une bonté naïve comme une petite fille ou une vieille compatissante. C’est pour les rendre vraiment heureux que les esprits des ancêtres mirent ensemble ces deux-là ! Les enfants sont père et mère tout crachés. Deux garçons modestes, propres, bienveillants, peu exigeants.

On servit le thé tout de suite. La viande suivit. Et bien sûr qu’on laissa le fugitif passer la nuit dans leur maison… Il se réchauffa et mangea à sa faim comme s’il était sous son toit, comme s’il mangeait des mains de quelqu’un de proche. L’âme de Bakhtygoul solitaire et gelée  se radoucit et geignit. Il sortit dans la cour pour voir son Louvet qui croustillait paisiblement le foin dans un silence de nuit, il embrassa le cheval par le cou et se tenait longtemps ainsi, avec un cœur serré, en mordillant convulsivement sa moustache rêche.

Katoubaï  et sa femme connaissaient l’histoire de Bakhtygoul, mais juste d’après ses mots. Et ils ne savaient plus rien. Katoubaï n’allait pas chez les autres sans besoin et il ne flânait pas dans des aouls, il ne courait pas après les rumeurs, il ne s’ennuyait pas sans cancans. Et le pauvre dut ne pas savoir combien il donnait à ce voleur évadé et comment il risquait en le cachant. N’est-ce pas pour cela que Katoubaï  était si insouciant ? On ne peut rien exiger d’une personne ignorante.

Bakhtygoul passa quelques nuits d’automne froides chez Katoubaï. Il partait et revenait à l’obscurité pour ne pas jouer un mauvais tour à ces braves gens par mégarde. Il partait avec des forces fraîches et il n’arrivait pas bredouille - il apportait du gibier.

-   Ce n’est pas nous qui t’aidons, c’est toi qui nous aides, - disait Katoubaï  au dîner tardif. – Et je te dirai encore une chose : Dieu est comme une béquille pour  un solitaire !

Et Bakhtygoul pensa : « Si cet homme doit me dénoncer, qu’il… qu’il me dénonce ! »

-   J’entendis dire qu’un homme horrible, un  homme mauvais errait dans nos endroits, un homme-diable… Le dirigeant de volost ordonna que toute personne craignant le bon Dieu doit saisir et lier le malfaiteur. Il n’y a pas longtemps que toute une clique de cavaliers vint à l’improviste dans l’aoul bas pour le chercher… - Et Katoubaï  finit avec un petit rire sourd : - Ce diable, ce n’est pas toi par hasard, mon cher ?

Bakhtygoul comprit : il était temps de partir.

Il sella Louvet tout de suite et alla le long du Talgar.

De loin on entend une voix enrouée et retentissante du torrent à la crinière blanche. Et tout près son bouillonnement glacial fait peur. L’eau verte sent un froid farouche, une force incroyable, l’eau qui s’unit en jets impétueux, - on s’éloigne de la rive involontairement et on ne peut pas tout de même en détacher ses yeux ! Il semble qu’une quantité de pythons en se tordant, en s’enflant par de grosses bosses, s’entrelacèrent ici dans une étreinte infinie et s’étranglent en crachant des crêtes tourbillonnantes d’une écume blanche neige.    Il semble que ce ne sont pas des vagues, mais des milliers d’animaux ensauvagés en piétinant d’une manière abasourdissante s’avancent à toute vitesse suivant le cours du torrent avec une peur panique, et leurs dos s’entassent l’un sur l’autre. 

Bakhtygoul retint son cheval dans une gorge étroite et sombre, au-dessus d’un grand rapide en examinant l’eau torride. En été le Talgar est plus riche en eau, mais même maintenant par un automne avancé il ne s’ensabla pas, il bouillonnait et faisait du bruit en vain. Le torrent se repliait ici par une corde tendue. Plus en amont l’eau tombait d’un rocher énorme saillant comme d'un nez de granit, d’une bouche de pierre monstrueuse en disparaissant plus bas dans un autre rocher coupé à la base comme dans un précipice béant. Il semblait qu’une montagne donnait à boire à l’autre et ne pouvait pas étancher sa soif.  Ayant passé le virage Bakhtygoul sortit sur en endroit plus en pente, dans une petite vallée ouverte. Le torrent devint plus large et moins profond, mais même ici il ne pouvait pas penser sans terreur de passer à gué. Sa tête tournait en regardant des vagues plates, lisses, cachant doucement l’un l’autre avec de hautes ceintures d’écume grasses, - l’écume qui faisait comme si elle s’était figée sur place dans un vol sans fin.   

«Le pont près de l’aoul bas, - pensait Bakhtygoul. – Et comme ça on ne franchira pas le torrent… »

Et là Louvet leva la tête et dressa ses oreilles. Bakhtygoul regarda là où son cheval regardait, et son cœur tressaillit.

Deux cavaliers sortirent de l’étage nu sans forêts à peu près à une demi-verste de la rive. Ce n’étaient pas des gens simples : leurs tchekmens étaient mis sur la seule manche gauche, et ils tenaient des massues dans leurs mains. Les chevaux étaient nourris, frais.

Bakhtygoul regarda vite autour de lui et vit derrière lui, sur une pente douce, encore quatre cavaliers, et il semblait que l’un d’eux avait un fusil. 

Oui, il semblait qu’on l’avait cerné. Il est dans un enclos de pierre. Le Talgar, à la crinière blanche, à une voix forte, coupa le chemin à Bakhygoul et il ne pouvait plus gagner des endroits déserts et peu accessibles.

Il n’y a nulle part où se cacher. Foncer tout droit ? Il ny arrivera pas. On ne va pas faire des cérémonies avec lui. On tirera sur lui à tout hasard pour ne pas le laisser échapper. 

Il n’avait plus le temps de réfléchir. Les cavaliers l’aperçurent et se jetèrent au galop  bouches bée furieusement, en agitant leurs massues. Et devant lui il y en avait déjà trois, derrière lui six ou sept, il n’avait pas le temps de les compter. Un sifflement prolongé traversa le fracas du Talgar. 

Il ne restait qu’un seul chemin, un seul espoir…

Bakhtygoul fixa son fusil sur le dos presque automatiquement, saisit sur sa poitrine un petit sac  en cuir imperméable avec des balles et remit son revolver à six balles dans une poche.  Il choisit au jugé un endroit près de la rive, un endroit qui semblait être plus calme et tapa Louvet de son fouet en le dirigeant vers l’eau.

Et Louvet y alla. Il baissa la tête comme s’il allait boire et, lentement, prudemment, il entra dans ce bouillonnement glacial.

Près de la rive même l’eau était jusqu’aux genoux du cheval. Maintenant il fut tiré en profondeur, il fut saisi par son ventre, il fut bousculé, renversé de côté, et il fut emporté. Et tout – rives, montagnes, ciel – vola à tort et à travers et tournoya bruyamment devant les yeux de Bakhtygoul comme un carrousel énorme noir rouge et vert.

- Mon Dieu, jette-moi sur terre… Mes aïeux, aidez-moi… - priait Bakhtygoul couché sur le dos de Louvet.

Des jets forts et solides le jetaient et son cheval soit en haut, soit en bas en l’emportant à toute vitesse suivant le cours. L’eau tapait, tiraillait et frappait Bakhtygoul de nuque à talons comme si c’étaient des milliers de massues, des milliers de chaînes en l’arrachant,  en l’enlevant de son cheval. Et il s’attachait à lui en s’engourdissant d’effort et en sentant lucidement comment Louvet se combattait de toutes ses forces, comment il se heurtait contre des écueils, comment ils le blessaient, et il tient bon, il ne se rend pas en sauvant le cavalier. Dès que le cheval s’affaiblira, ce sera fini ! Est-ce que les jambes, la poitrine de Louvet sont saines et sauves ? Et où sont la rive gauche et la rive droite ? On ne peut rien comprendre… La bouche verte avide de l’eau s’ouvrit devant Bakhtygoul, et il y dégringolait en comprenant clairement qu’il volait à la rencontre de son péril. Aucun espoir dans son cœur serré par cette dernière tension.  

Pour un moment le cheval fut levé au-dessus de l’eau au niveau de sa poitrine, et Bakhtygoul vit un bloc mouillé de pierre noire surgi soudain devant lui… « Voilà… la fin ! » - pensa-t-il. Encore un moment – et ils seront raplatis contre ce rocher, ils seront  jetés de tous côtés. Ni une chose, ni l’autre n’eurent pas lieu. Louvet se maintint par miracle près du rocher noir et il dut se lever sur ses pieds et s’y tenait serré contre le rocher par la pression de l’eau. Bakhtygoul regarda autour en crachant et en expectorant. Le bon Dieu ! On n’est qu’à deux ou trois pas de la rive…

Mais là tout de suite il sentit Louvet glisser du rocher glissant. Le torrent lemporte ! Le cheval râlait en montrant ses dents jaunes et en louchant de son œil de feu. Maintenant ils seront emportés et noyés. Bakhtygoul cria étant hors de soi sans se souvenir ce que c’était – peut-être, « adieu », ou peut-être «  pardonne-moi », se tint sur le dos du chevas, ensuite marcha de son pied sur sa tête, entre ses oreilles, s’écarta et agita de ses jambes de toutes ses forces, avec une force de désespoir, du côté de la rive…

L’eau lui tapa sur les jambes comme une massue, et il pensa : «Je suis perdu ! »

Il reprit connaissance sur le galet riverain, couché visage dessous, sanglant, dans des vêtements en lambeaux, en tremblant de froid et de douleur. Et la première chose dont il se souvint était : « Louvet… » Avec un gémissement Bakhtygoul leva la tête, mais il ne vit rien dans le brouillard pourpré lui obscurcissant la vue.

Son côté droit et sa cuisse étaient écorchés comme par des griffes de bêtes, tout son corps était couvert d’écorchures et d’ecchymoses, mais ses os et sa tête étaient sains et saufs. Son fusil était sain et sauf aussi ainsi que son sac avec des balles, juste le revolver à six balles fut arraché ensemble avec la poche.

Sans rien voir, en gémissant de douleur, Bakhtygoul grimpa plus haut sur la rive, et quand le brouillard sanglant disparut, il regarda le Talgar fixement comme un fou. Il aurait pleuré de chagrin s’il avait des forces de le faire. Le fouet comme par dérision pendait sur la main de Bakhtygoul.

Non, ce ne devait pas être son destin de mourir en selle… Le petit Louvet n’est plus de ce monde ! L’ami courageux à dents jaunes partit là d’où on ne revient pas…

Bakhtygoul en grinçant des dents regarda l’autre rive avec haine.

Une dizaine de cavaliers y galopait sur des chevaux nerveusement caracolant à une bonne distance du torrent sans s’approcher de l’eau. Les chevaux et les gens étaient apeurés et terrorisés par ce qu’ils venaient de voir. Ce diable franchit le Talgar !

Et là Bakhtygoul leva son poing ensanglanté et en lagitant faiblement râla :

-Tu vas voir, mon cher bey, mon bienfaiteur…

 

 

9

 

 

Bakhtygoul errait dans la contrée rigide et déserte, au-dessus du col Karach-Karach. La nuit il se cachait dans la pinière, faisait un feu à courtes flammèches qui fumait dans un fourré épineux, dans un trou de pierre pour faire bouillir de l’eau pour faire du thé clair ou pour une bouillie simple. Et à l’aube il descendait vers le col, vers un ruban gris de la route qui rampait à travers des ouvalas désertes et tristes.

Pendant des jours entiers Bakhtygoul ne détachait pas ses yeux enflammés plissés du chemin en mordant sa moustache noire. Parfois il y descendait, il marchait dans deux sens en regardant de côté comme s’il cherchait quelque chose. Parfois il s’accroupissait, il s’étendait, le ventre au-dessus du chemin, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, plongé dans des réflexions maussades en bredouillant indistinctement dans sa barbe, il le regardait sans cesse en fermant un oeil à la manière d’un oiseau comme s’il faisait un clin d’oeil.

Le visage de Bakhtygoul est gris, ses pommettes toutes blêmes, et il semblait que tous les jus vitaux s’étaient figés en lui. Ses mains tremblaient et tressaillaient comme si elles serraient quelque chose d’invisible des doigts tordus, tenaces. Il respirait d’une façon saccadée, tantôt il soupirait lourdement, de tout son être, tantôt il toussotait d’une voix rauque, inquiète.

L’impatience le tordait. Sa longue moustache pendante au-dessus de ses lèvres enflées, fièvreusement enflammées ressemblaient parfois aux ailes d’un aigle royal qui avait serré un renard roux contre la neige.

Jour après jour il descendait de l’à-pic vers le chemin à travers le col, et après l’avoir regardé assez, il levait la tête vers le djaylaou sous le ciel, qui s’était décoloré vers l’automne et qui était tachée de neige précoce, sur une haute montagne d’Assy. Bakhtygoul la regardait de ses yeux rougis en clignant les yeux à cause du rayonnement de la neige aveuglant, et l’on ne pouvait pas comprendre s’ils pleuraient ou s’ils brillaient froidement. 

Dieu sait qu’il ne voulait ce qu’il avait pensé, comme avant il ne voulait pas cette grande barymta retentissante, ni ce vol de chevaux secret et honteux. On l’amena au bout, et il embrassa la mort à corps perdu ayant marché dans le Talgar. C’était son destin de ressusciter. Alors ça voulait dire qu’il n’avait pas encore bu sa coupe jusqu’à la lie. Et il s’apprêtait à boire la dernière goutte ici, à Karach-Karach !

Karach-Karach est un entrelacement de trois chaînes rocheuses, à têtes nues, ceinturées de forêts de pins et de sapins. Karach principal, Karach moyen, Karach inférieur... Des montagnes noires, des rochers aux ardoises de deuil, des brousses sombres forestières... Le col ici est haut et difficile, mais il est le seul dans toute la contrée. En été des files de caravanes le montent à pas lents – à Bourguene, à Tchelkar ; des troupeaux et des haras flottent avec des bêlements et des hennissements, comme une rivière, en haut, sur l’herbe convoitée des djaylaous. Maintenant, par un automne gris, la veille même des tempêtes de neige et des avalanches blanches, c’est rare qu’un marcheur franchisse le col en talonnant son cheval et en regardant autour de lui pour vérifier s’il n’y a pas de loups descendant dans les vallées en suivant le bétail.

Seul Bakhtygoul ne partait pas d’ici. Il savait que son destin était ici.Et il l’attendait en regardant le chemin.

C’est Karach moyen qu’il choisit. Il fourra partout, il regarda chaque trou, chaque repli, il flaira les montagnes comme un chien, et il les savait par cœur comme le mollah savait le livre. Il cherchait l’endroit où il pourrait apparaître comme s’il provenait de dessous la terre et y disparaître tout de suite. Il trouva un endroit pareil. Le chemin serpentait sur une pente d’un vallon et menait le voyageur en s’ouvrant par un large demi-cercle le révélant de loin. Plus près du col le chemin montait sur l’extrémité de la pente, le long d’un mur vertical. Ici, si l’on rencontrait quelqu’un, on pourrait se séparer seulement en se tenant l’un à l’autre. En face du chemin, de l’autre côté du vallon, sur une chaîne aigue, trois vieux trembles y étaient plantés étroitement serrés comme s’ils avaient une racine commune. Juste derrière les trembles une pente vertigineuse s’ouvrait, une pente couverte de verrues des rochers rouges où seulement une chèvre pouvait se maintenir. Et au pied il y avait une forêt sombre où il était facile de se cacher à un piéton ainsi qu’à un cavalier.

Ces trembles sur la pente, Bakhtygoul caressait avec amour pendant longtemps leurs troncs d’argent mat en venant vers le col à l’aube.

Avec tristesse et sans espoir il regardait le monde où il vivait. Le ciel d’automne était de plus en plus souvent couvert d’une brume d’un gris sale. Des cimes blanches lointaines étaient couvertes d’un turban de nuages. Des ombres maussades se posaient sur le visage des montagnes en pierre, et même à midi des chaînes et des pics se renfrognaient, fronçaient leurs sourcils poilus comme s’ils étaient mécontents de quelque chose. Un silence de tombeau se prosternait autour.   A la lumière de l’aube qui perçait dessous des nuages bleus, le chemin en face des trembles  s’empourprait  fortement  comme s’il gonflait, et semblait ensanglanté. Des taches rouges scintillaient sur des rochers  d’alentour.

- Qu’il soit ainsi, si Dieu le veut…- murmurait Bakhtygoul et mordait sa moustache.

Parfois par des jours clairs il montait plus haut au-dessus du col pour respirer plus profondément, pour se libérer de ce poids accablant sur son cœur.

Loin dans le sud, dans une contrée ensoleillée, on pouvait voir les poils raides d’un bois de conifères Sarymsakty. D’ici ils ressemblaient à la croupe d’un grand cheval bai foncé. Dans cette forêt qui sentait l’ail sauvage, Bakhtygoul se cachait avec une jument volée du haras de ses anciens maîtres, et cette odeur résineuse lui causait la nausée comme il avait faim… Et ce n’était qu’il y a un an ! Le dernier an de sa vie qui lui semblait d’abord péniblement facile, bizarrement copieux. ..

De l’autre côté, en cachant de soi le col contre la respiration des vents froids, s’élevait la chaîne Nazar. Sa bosse couleur bleu pie s’enfla comme une veine sur le bras d’un ouvrier agricole, noirci de transpiration. Des pins séculaires d’un rouge jaunâtre, des sapins noirs et verts s’élevaient aussi sur la chaîne, serré tronc contre tronc. Par endroits ils étaient renversés par leurs couronnes sur la cime, et leurs branches cassées, écorchées par des pluies de pierre et leurs pieds d’arbre bruns immenses avec des nœuds vigoureux des racines arrachées ressemblaient au squelette d’un batyr ancien qui avait noirci avec le temps. Il est dans la terre et il se décompose, et rien ne pousse sous lui.  

Et plus haut, au-dessus de la chaîne et des nuages, un pic Ojar brillait éternellement par ses neiges et glaces vierges. Une vieille tête blanche, et elle s’appelle Ojar, ce qui veut dire Insolente. La nuit elle blanchissait aussi dans le ciel, et parfois il semblait à Bakhtygoul qu’elle l’attirait, l’appelait par son air majestueux et indomptable là, sur une grande hauteur redoutable, où la pitié n’existe pas, où tout est froid et cruel.

Oui, elle parlait avec Bakhtygoul, cette tête glaciale dans les nuées comme si elle partageait sa décision, comme si elle avait compris ce que cet homme solitaire et traqué avait sur le cœur, l’homme qui n’avait plus d’espoir de vivre sur sa terre paternelle tant aimée.

C’était un jour chaud et calme. Bakhtygoul se tenait au-dessus du col en parlant silencieusement avec Ojar à la tête blanche quand soudain quelque chose le fit se retourner. Il s’assit prudemment sous le rocher en regardant d’un air inquiet autour de lui. Et il vit au loin, sous les murs de Karach moyen, un petit groupe noir et dense, c’étaient des cavaliers.

Ils avançaient du côté de la montagne Assy, en se glissant au fur et à mesure dans l’ombre profonde du vallon comme s’ils s’y noyaient.

Bakhtygoul s’écria tout bas, et s’étant courbé, il se jeta vers les trois vieux trembles en suivant un éboulement bruissant.

Il s’approcha à pas de loup, il se coucha derrière les troncs bleuâtres en étouffant, tout couvert de sueur froide. Et il se retourna tout de suite pour voir Ojar. La tête Insolente, blanche, scintillante le regardait droit dans le visage comme si elle triomphait par des milliers des yeux brillant d’espièglerie et d’entrain.

Bakhtygoul serra la main contre le cœur – il s’arrachait de la poitrine, un bruit sourd des cloches s’entendait dans les oreilles. Ayant cligné les yeux il regarda la forêt de Nazar et il lui sembla que les sapins épineux s’étaient déplacés, et par vagues, par chaînes, coururent en montant la chaîne bossue comme une armée innombrable avançant pour attaquer, pour ce dernier assaut… Mais au moment suivant une autre chose lui apparut : là, en haut, ce n’étaient pas des guerriers… Des sapins et des pins, ayant tendu et s’étant tordu leurs branches à la manière humaine, courent à toutes jambes avec peur pour lui échapper, pour échapper à ce qu’il veut faire.

Bakhtygoul passa la main sur les yeux enflammés, se coucha poitrine par terre pour calmer son cœur, y enfouit son visage mouillé de sueur, défiguré par les tourments. La terre se taisait, et un piétinement des sabots sourd et lointain s’y prosternait.

Bakhtygoul leva la tête avec un effort, comme un malade. Des ravines profondes causées par des hautes eaux de montagne provenant presque des racines mêmes des trembles partaient brusquement en bas. Elles ressemblaient aux rides, et des raies grises sales et sinueuses coulaient sur elles comme des traces des larmes.

Non, il n’y a qu’un seul qui peut passer sur ce chemin ! Bakhtygoul serra douloureusement ses dents.                                                                                                                   

- Que la chose qui doit avoir lieu, ait lieu, - prononça-t-il lentement, comme une incarnation et fit avancer un long canon de dessous son coude droit. 

Dans une brume bleuâtre, comme si tout se passait derrière un rideau de soie transparent, des cavaliers apparurent sur un arc étroit du chemin, une quinzaine de personnes.

Ce n’étaient pas des bergers ou des courriers, c’étaient des gens sérieux. La majorité était sur des chevaux ambleurs, le pelage de tous les chevaux était clair, comme si c’était exprès. Les selles et les harnais sont chers et brillent de loin d’une lueur pâle d’argent. Les messieurs avancent lentement, oisivement. Au centre se trouvent les plus gros, devant et derrière sont ceux qui sont plus maigres. Les femmes endimanchées comme si c’était une grande fête sont surtout remarquables. Sur un fond des rochers noirs leurs châles bariolés, comme un arc-en-ciel avec des glands bouffants et des bas des robes de soie blanches comme la neige, blessent la vue. Tout le monde est gai, insouciant, excité. A travers le vallon on peut entendre déjà leurs voix animées, leurs rires forts. Là où le chemin s’élargit, on va à cheval par deux, par trois dans un rang ; là où le chemin se rétrécit, on s’allonge en file. On s’entr’appelle, on se retourne, et on rit fort en se renversant dans ses selles. Une compagnie riche, gaie, aisé!

En clignant les yeux, en mordant la lèvre, Bakthygoul cherchait un seul cavalier parmi tous les autres… Et il gémit tout bas l’ayant vu et l’ayant reconnu ! Voilà qu’il est tout rond, important et bienveillant, avec un grand front clair, sur un étalon couleur roux doré, avec une crinière blanche et une queue blanchâtre, avec des poinçons blanchâtres. Le cheval dans le beurre – il brille de ce gras, le chatoiement du pelage est fougueux, tout doré. Bakhtygoul était sur ce cheval quand il menait les djiguites à la barymta… Oh, quel coursier ! Les femmes le suivent de près et s’en approchent sans cesse, plaisantent, le font rire et rient elles-mêmes d’une manière enjouée. On voit quelles samusent bien. 

Une fièvre soudaine saisit Bakhtygoul de ses pattes invisibles glacées. Le guidon était agité. Il n’arrivait pas à viser.

Alors Bakhtygoul regarda Ojar de nouveau… et la fièvre disparut comme par enchantement. La tête blanche ôta son turban des nuages  et brilla majestueusement, fièrement de sommet jusqu’aux épaules. Bakhtygoul y vit un ordre. Peut-être, là-haut, maintenant le vent fou, le vent de brigand siffle rageusement en  renversant tout sur son chemin comme le torrent Talgar. Et Bakhtygoul rugit comme s’il chantait avec lui ayant serré son vieux fusil lourd. La gaie cavalcade de fête s’étendit sur le chemin au-dessus de la pente, sous un mur de pierre noire. Près du col, sur  la côte même, pendus dans la pente, quelques groseilliers étaient plantés. Des baies juteuses, mûres y étaient noires comme les rochers de Karach-Karach. En s’approchant des groseilliers les cavaliers un par un se baissaient de leurs selles et arrachaient des baies noires. Seulement celui, assis sur l’étalon doré, ne tendit pas sa main au groseillier. Mais quand il passa d’un air important au-dessus des buissons, Bakhtygoul le tenait déjà fermement et le mettait en joue.

Il attendait que le beau bey se tourne vers lui pour voir son visage.

Les sabots ferrés des chevaux résonnaient en touchant la pierre. Ils ne cessaient pas de s’approcher. Et voilà que le chemin tourna en rond vers les trois trembles. Devant les yeux de Bakhtygoul  apparurent furtivement en caracolant des jambes d’un cheval gris clair, et ensuite le cheval doré le suivit. Le coursier marchait calmement en tenant sa tête dorée haut en levant ses bras avec une grâce ineffablement légère et harmonieuse. Derrière le dos du bey Bakhtygoul vit une petite silhouette d’une jeune femme enveloppée dans un châle. Bien sûr que c’était Kalych de la famille des dosaï, tokal, la deuxième femme de Jarasbaï fiancée encore dans la fièvre des élections. Le mari heureux lamenait dans son aoul.

«Arrête-toi !.. Attends » - se dit Bakhtygoul. Maintenant il risquait de tuer les deux avec une balle. Il faut attendre que le cavalier soit devant.

Le beau bey caressait sa barbe soignée d’un air content en regardant au-dessus des oreilles de son cheval quand Bakhtygoul enfin pressa doucement la détente, et dans le manteau de renard cousu de drap bleu, dans l’endroit qu’il visait, un trou lacéré apparut, et un filet d’une fumée bleuâtre s’élança au-dessus de lui. Le cheval se cabra, et le cavalier tomba  à la renverse de la selle argentée, les pans de son manteau largement écartés.

Bakhtygoul sauta involontairement sur ses pieds en le regardant tomber de sa selle. Les compagnons du bey le regardaient aussi, figés, en retenant à peine les chevaux apeurés.

Ensuite Bakhtygoul se jeta en bas en suivant la descente vertigineuse derrière les trembles en sautant à travers les verrues rouges des rochers, comme une chèvre, et déjà derrière son dos il entendit le cri strident de Kalych :

-    Oy-bey !.. Bakh-ty-goul !

Il trembla, se courba et courut vers la forêt sans se retourner.

Vers le soir Bakhtygoul était loin de Karach-Karach, mais son cœur continuait à battre avec un tintement, comme c’était près de trois trembles. Son excitation fiévreuse ne passait pas. Et bien  qu’il ne fît pas froid, une fièvre forte le saisissait sans cesse.

Au crépuscule bleu il rencontra un chasseur étranger avec un mouflon en travers de la selle. Bakhtygoul l’interpella, l’arrêta, examina son butin et dit avec un sourire méchant forcé : 

-    Aujourd’hui j’ai aussi tué un mouflon…

 

10

 

 

Bakhtygoul est dans la prison.

Il est vivant, il respire, il marche, mais il n’est pas clair comment il avait survécu, comment la vie n’avait pas quitté son corps.

Après le coup de feu sur Karach-Karach les parents de Jarasbaï avaient  rassemblé toute la famille de tanys. Les autorités de la ville leur envoyèrent un officier de gendarmerie pour leur venir en aide. Et Bakhtygoul ne voulut s’enfuir nulle part de sa contrée, il ne partit même pas pour un autre district. Et on lattrapa.

La famille de tanys toute-puissante laissa les restes et la poussière dans l’endroit où s’était installée la petite famille pauvre de sarys. Il n’y avait qu’une vingtaine de maisons ici… Les issus de la famille de tanys pillèrent, prirent tous les biens piteux des sarys, ils prirent même leurs haillons, leurs feutres sales enfumés, ils mirent les gens au blanc, ils les ruinèrent de fond en comble et les chassèrent avec les enfants et les vieillards de leurs endroits bien aménagés, de Bourguène et de Tchelkary, et leur donnèrent la clef des champs. Ils en réduirent Khatcha et ses enfants aussi à la besace.

Bakhtygoul attendait un nouveau tribunal, celui de ville, il attendait le jugement des beys russes.

Khatcha travaillait comme servante dans la maison d’un bey aisé dans la ville. Et bien sûr qu’elle vivait sans manger à sa faim, ainsi que ses enfants : elle partageait ses repas entre les quatre…

Ayant trouvé un bon moment, Bakhtygoul se jeta aux pieds d’un chef supérieur de prison. Et dans quelques jours la porte s’ouvrit et Seïte entra sous la voûte de caverne sombre ! 

Le garçon resta dans la prison.

Etant tranquille, pensif, discret, il plut à tous les prisonniers, aux kazakhs et aux russes, plusieurs lui donnaient à manger en sacrifiant leur partie du pain. Et quand Bakhtygoul le voyait, il avait le cœur serré.

Afanassiy Fedotytch qui dormait sur le lit de planches voisin se procura d’un livre, acheta avec son argent un crayon et du papier à carreaux bigarré et se mit à apprendre à Seïte à lire et écrire, comme le faisait le mollah Jounous. Bakhtygoul lobservait avec vénération. 

Seïte dormait mal, parlait fort et d’une manière fâchée dans son sommeil et se réveillait en pleurs. Il bondissait au milieu de la nuit, criait d’une façon inarticulée et regardait la lumière de lune par la fenêtre à barreaux d’un air somnolent et sauvage comme s’il essayait de comprendre d’où pouvait venir cette fenêtre dans une iourte. Et pendant la journée parfois il se tient assis, il se tait, il mâche le pain de prison, et des graines d’orge jaunâtres coulent sur ses joues.

Le garçon eut l’occasion de voir comment près de leur lieu d’hivernage les gens de la famille de tanys avaient attrapé son père, ce barymtatch insaisissable.

Seïte se battait dans les bras de sa mère, elle le tenait de toutes ses forces et braillait à haute voix :

- Oh, le malheureux, regarde, on tue ton père, oh le malheureux !

Et maintenant, dans un trou de pierre de prison le garçon voyait toujours la même chose : massues, fouets, poings, bottes… Il regardait, et il voyait, et il se battait dans les bras de sa mère…

Bakhtygoul ne caressait pas son fils, il ne le consolait pas, il le réveillait juste de temps en temps quand celui-là commençait à geindre trop fort dans son sommeil. Mais un jour, tôt le matin, quand les autres dormaient encore, et Seïte était déjà réveillé et il errait près du lit de planches, le père l’interpella doucement :

-      Seïte-jan… approche-toi, mon fils…- Il serra son garçon contre lui et enfouit son nez dans sa joue encore mouillée de larmes comme s’il la sentait. – J’ai pensé pendant longtemps, j’ai beaucoup réfléchi, et  les idées que j’ai eues, je vais te les dire. Mon cher, je te prie comme mon fils aîné, ne te distrais pas de de ce papier bigarré. S’il y a quelqu’un qui t’aidera à faire ton chemin, ce ne doit être que ce papier-là ! Tu vois ce qui m’est arrivé, et tout cela est juste parce que je suis illettré.

-      Ce n’est pas ta faute… - murmura Seïte ardemment. – Ce sont eux, eux-mêmes…ils te !... Je sais tout.

-      Non, tu ne sais pas tout, mon cher, pas tout. Et si tu vas étudier, tu vas damer le pion à tous ces beys, et ils n’oseront pas te traiter comme ils m’ont traité, moi… Tes yeux s’ouvriront, et tu les feras ouvrir aux autres. Cela est au-dessus de mes forces, mais toi, tu sauras le faire, tu dois savoir le faire ! Persévère bien avec ce papier bigarré… Et je n’ai plus rien à te dire. Je n’ai ni l’intelligence, ni le savoir pour te les transmettre.

Une larme coula sur la joue grise de Bakhtygoul. Il l’essuya et repoussa Seïte. 

-   Maintenant reviens à tes papiers.

Après cette conversation Seïte cessa de pleurer et de crier dans son sommeil.

Afanassiy Fedotytch était aussi un homme gai qui ne se décourageait jamais. Chaque jour il faisait sortir Seïte par la main dans la cour de prison couverte d’herbe fanée pour une promenade et courait avec lui à qui arriverait le premier. 

Ensemble avec lui Seïte faisait bouillir de l’eau pour son père et pour d’autres adultes. Le père aimait le thé. 

Une fois le russe demanda au garçon en clignant de son œil bleu :

-   A quoi penses-tu, mon petit Seïte ? C’est le printemps maintenant… Je pense que ton aoul te manque ? Tu veux être libre ? Ah ? Pourquoi tu te tais ?

Le garçon hocha faiblement la tête.

-      Non, Afanassiy-aga… je ne le veux pas…

-      Arrête de mentir ! Ce n’est pas possible.

-      Je suis mieux ici, Afanassiy-aga… Je suis mieux ici…

Bakhtygoul était couché visage au mur en mordant sa moustache blanche ayant serré la gorge de sa main.

«Mon cher petitMa pupille perçante » - pensait-il de son fils.

Afanassiy Fedotytch leva le garçon dans ses bras, le serra contre sa poitrine, et celui-là ne se mit pas à s’arracher.

- Vous entendez ce qu’il dit, mes frères ? Ah, mon petit Seïte, mon petit Seïte !.. Je te tuerais, je le jure… Et qu’est-ce qui me fait peur là ? Ce qu’il ne l’a pas lu dans le livre, ces mots ! – Et Afanassiy se mit à aller et venir dans la cellule avec Seïte sur sa poitrine.

C’est ainsi qu’ils vivaient, de jour en jour, de nuit en nuit.

 Le garçon calme, appliqué et intelligent noircit plusieurs feuilles de papier bigarré. Afanassiy-aga lui apprit à écrire, à sourire et à voir ce que son père ne voyait pas, - la lumière d’une vie future.   

Et Bakhtygoul attendait. Il attendait le tribunal et le bagne…

1927

 



[1] Barymta –un raid armé visé sur le vol des biens et du bétail

[2] Tchekmen – un survêtement d’homme chez les kazakhs

[3] Djaylaou – un pâturage d’été

[4] Koumgan – une cruche à col étroit

[5] Kamtcha – un fouet

[6] Mirza – un fonctionnaire en Asie Centrale

[7] Khodja – un homme dont l’origine vient des missionnaires arabes confessant l’islam

[8] Aksakal – chef d’une tribu chez les peuples turcs

[9] Koumgan – une cruche au goulot étroit

[10] Batyr – un gaillard, un preux

[11] Mirza – un chef d’une tribu

[12] Atkaminer – serviteur du groupe dirigeant au Kazakhstan avant la révolution

[13] Chokpar – arme kazakhe

[14]Tokal – la deuxième femme, une amante

[15] Kouyrdak – rôti traditionnel cuisiné avec de la viande et des oignons chez les kazakhs

Көп оқылғандар