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Ахмет Байтұрсынұлы
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Aouezov Moukhtar «Khassen bifrons»

23.11.2013 1907

Aouezov Moukhtar «Khassen bifrons»

Негізгі тіл: «Khassen bifrons»

Бастапқы авторы: Aouezov Moukhtar

Аударма авторы: not specified

Дата: 23.11.2013

«Quelle hauteur... Est-ce que je vais gagner le mont ? Et quand cette nuit terrible et douloureuse va-t-elle finir ?.. Des rochers noirs, nus, imprenables, l’obscurité et la solitude desespérantes... Comment me suis-je retrouvé dans ce monde sans éclaircies ?.. »

Le cheval tremble sous son corps en bougeant à peine ses jambes. La peur semble dominer le cheval aussi. Et les montagnes, fières et sévères, s’éloignent de plus en plus, elles l’attirent et l’apeurent... Il fouette son cheval... Est-ce qu’ils vont traîner encore longtemps ?.. Les blocs deviennent de plus en plus escarpés et inabordables... Mais qu’est-ce que c’est ? La terre s’ouvre sous lui en un abysse sombre sans fond, et il ferme les yeux avec horreur. Les sons disparaissent, le monde s’assombrit, et la respiration de la mort l’enveloppe... Est-ce que c’est déjà la fin ?..

-        La mort ?.. Je meurs !.. O-oh ! – cria-t-il en tremblotant quand soudain, d’une façon sourde, comme de loin, il entendit le coup de la porte familier. Après le coup, en rejetant le mauvais rêve, le cri de Jamila s’entendit. La voix de sa femme méchante, perçante allait vers lui comme un salut. La porte claqua de nouveau. Il soupira lourdement et ouvrit les yeux.

-     Ouh, les diables ! Vous voulez nous mettre dans un tombeau ! – Sa voix se renforçait.

La solitude disparut, la mort noire intruse partit, les montagnes s’éloignaient et fondaient... Il était sur terre, dans sa maison, dans son lit.

-     C’est toi, Jamila?

-     Qu’est-ce que vous avez ? – La femme soucieuse s’approcha de son lit. – Pourquoi vous soupirez comme ça ? Est-ce que vous êtes tombé malade ?

Khassen ne répondit pas. Il était couché dans son lit en regardant distraitement d’un regard fiévreux, en reprenant ses sens. Tout autour était comme toujours : et le désordre du matin dans la chambre, et la mauvaise humeur de Jamila -  la conséquence de ses querelles infinies, fatigantes avec ses parents, et les claquements de la porte. «  Si je mourais et je resuscitais maintenant, elle m’accueillerait de la même façon », - pensa-t-il avec fatigue en regardant le visage de la femme. Voilà elle, sa vie, se tient devant lui.

Il peut tendre sa main et la toucher, la caresser ou la pincer, lui dire un mot doux ou crier, - rien ne changera. Il ressentit de nouveau une irritation sourde qui ne le laissait pas les derniers temps.

-         Mais dites-moi enfin, qu’est-ce que vous avez ? – La voix de Jamila devenait plus douce, plus féline, - il savait que ce serait ainsi. – Peut-être c’est à cause de tout l’alcool hier. Vous n’avez pas de fièvre ? Peut-être je vais apporter le thérmomètre ? Est-ce que vous avez beaucoup bu hier ?..

-         Je ne suis pas malade.

-         Mon cher, mais qu’est-ce que vous avez ?

-         J’ai juste eu un mauvais rêve... – Khassen commença-t-il. Il tendit la main pour caresser sa femme mais sa main toucha la hanche maigre de Jamila et tomba sans forces sur la couverture.  

Le visage de la femme changea et devint gris tout de suite

-         Oh mon Dieu ! Vous allez vous chagriner comme ça à cause d’un rêve...  – Sa voix trembla et s’éleva de nouveau jusqu’au cri :  - Et vous savez que votre bru a poussé une grande assiette du four et l’a cassée. Vous entendez ? Elle a cassé l’assiette !

-         Quelle assietté ? – demanda Khassen en pensant à tout à fait autre chose.

-         Mais celle que j’ai achetée au marché bas. J’ai tant rêvé à une assiette pareile, et voilà... Qu’ils...

-         Arrête, j’en ai assez ! – Khassen l’interrompit-il tout bas. – Quelle heure est-il ?

-         Il est sept heures, - répondit Jamila fâchée.

-     Alors il se trouve qu’il est encore tôt. Mais là je ne pourrai plus m’endormir... Jamila s’adoucit, s’assit sur le bord du lit. Khassen regarda sa femme de travers, sans lever sa tête. Elle avait l’air fatigué, tiré, des rides précoces se dessinaient encore plus brutalement sur son visage bazané aux pommettes saillantes. Sa tête était enveloppée d’un vieux châle gris qu’elle portait toujours à la maison. Ils se rencontrèrent du regard, et Jamila comme si elle bascula, lui souria piteusement juste de ses lèvres. Tout triste, Khassen se tourna au mur : il n’y a pas de femme plus laide dans le monde entier. Jamila bondit du lit et sortit en vitesse de la chambre. Le claquement de la porte sonna comme un coup de feu.

Dans l’antichambre on entendit une toux de vieillard retentissante. Ensuite des pas brusques et fréquents comme des coups de marteau s’entendirent et on put entendre des voix apeurées : un homme marmonnait quelque chose de sa voix de basse enrouée et étouffée, et la femme lui répondait en murmurant. « Bien sûr, ce sont eux », - pensa Khassen en pressant l’oreille pour écouter les voix du frère aîné et de la bru qui déménagèrent récemment chez lui de l’aoul. Il écoutait, et ses pensées partaient loin, dans le passé... Khassen se souvint de l’année 18, de la garde blanche. A l’époque il était chef du comité de district, mais ensuite il tomba malade et rentra à la patrie, dans la steppe, chez ces vieux. Il était malade pendant longtemps. Et quand il se rétablit, Jamila, avec qui il s’était marié un an avant, avait fait un grand toï[1] et une baïga[2]. Deux ans après encore un toï, cette fois-là c’était à l’occasion de sa libération de la prison soviétique. Jamila tint sa promesse, celle de donner des cadeaux à tous si le mari revenait sain et sauf : elle donna l’ordre d’abattre des brebis, elle appela des femmes et leur donna la viande... Même s’il essayait bien, Khassen ne pouvait pas se souvenir d’une occasion où Jamilia aurait plaint quelque chose pour lui. Chaque été il venait à la maison, et la femme n’était jamais avare pour faire un régal : on abattait une trentaine ou même une quarantaine d’agneaux. Elle n’oubliait jamais de faire un cher cadeau à son mari. La première fois elle lui offrit un cheval bai avec une pelote d’un cheval ambleur, après un cheval isabelle, ensuite un coursier magnifique avec une crinière blanche... Ouii... Elle l’aimait alors... Il valait bien donner pour elle, une fille d’une famille riche, un kalym de trente moutons et de dix têtes de gros bétail. Il le valait bien....

Il est vrai aussi que sa fonction de juge d’instruction et après celle de juge a bien servi aux meneurs de sa famille, surtout pendant les élections au comité de volost et à la direction de la coopérative. Les liens familiaux sont forts dans la steppe, et Jamila savait influencer Khassen. Combien d’affaires monta-t-on suivant les insignations de sa famille ! Les dénonciations et les instructions toutes seules écrites par lui autorités d’aoul valèrent bien ! Comment lui et sa femme attaquaient-ils et poursuivaient-ils les pauvres qui se prononçaient contre ses parents riches ! Combien de gens chassèrent-ils du parti, combien de gens jugèrent-ils ! Ouii... Les conseils dans la steppe à l’époque étaient plus doux que la cire. Ils savaient traiter les pauvres... Et tout était décidé selon les souhaits de Jamila, tout était fait d’après ces mots...

-Vous vous levez ? Le thé est prêt, mais on a peu de pain, - grommela Jamila d’un air mécontent en paraissant dans la porte.

Khassen se leva sans rien dire, s’habilla et sortit dans l’antichambre où vivaient ses deux frères et sa bru. La chabmre en face était occupée par une famille russe. Khassen ne pouvait toujours pas s’habituer aux voisins et se fâchait toujours quand ils paraissaient dans l’antichambre. Maintenant ils semblaient être chez eux : on pouvait entendre des gens parler tout bas, parfois on entendait leurs rires.

Sans s’attarder et sans se retourner Khassen sortit vite dans la cour.

Cette année le printemps ne gâtait pas les gens avec de beaux jours, mais aujourd’hui c’était un matin clair et brillant. Au loin s’échafaudaient des montagnes. Khassen regarda le pic de la Grande Alma-Ata... Sur la terre où Khassen était né et où il avait grandi, on n’avait pas de montagnes  avec des monts partant dans le ciel, toujours enveloppés de nuages. Dans la steppe infiniment large on rencontrait parfois des buttes plates, et sa terre était simple, ouverte et claire à l’homme. Sans pouvoir en détacher les yeux, Khassen regardait les montagnes. Elles étaient belles, mais leur beauté ne le touchait pas. Des nuages noirs naviguaient au-dessus des montagnes. En descendant jusqu’à la ceinture verte des sapins et des pins ils se raréfiaient, se déchiraient et partaient en grosses panaches de poils touffus. Dans les éclaircies des flocons gris de la brume en mouvement incessant, des cimes enneigées brillantes, des rochers sombres, des clairières et des forêts couleur vert vif papillotaient en un cortège infini. Dans l’entourage serré des masses rocheuses s’élevait fièrement un pic, il paraissait solitaire à cause de son hauteur. Sa poitrine était prise dans les bras des nuages, sur sa cime la neige brillait comme une calotte ouzbek brodée d’argent.  D’une forme régulière, avec trois lignes des pans réguliers il ressemblait à une pyramide créée par les anciens. Il semblait que c’était un grand monument aux pyramides, que les gens avaient jadis mis des milliers de pyramides en une et l’avaient laissée aux descendants... Le pic  rappelait à Khassen son rêve déchirant, et il sembla à ses yeux fatigués que le pic avait lui-même bougé de sa place et qu’il était entré dans la mer de nuages et de brume blanche et mousseuse... Khassen se sentit infiniment petit devant cette masse silencieuse et tout d’un coup il eut cette peur inepte que la montagne pouvait l’écraser de son poids énorme. Pour un moment il imagina même que le pic allait sur lui, qu’il pesait sur lui...

Il savait d’où il avait tout ça : ces pensées lourdes, pesantes, ce sentiment de solitude, cet agacement étouffant.

Qui est lui dans cette nouvelle vie, qui, s’il le veut ou non, s’ancra bien et entre dans toutes les maisons ? La victoire du socialisme devient un fait indiscutable. On ne peut pas s’en détourner, parce qu’il est partout, dans tout ce qui entoure Khassen. Il est aussi haut et inconquérable comme ce pic l’est. Et aussi inabordable, parce que lui, Khassen, il n’est pas parmi ses fondateurs et ses constructeurs. Est-ce qu’il aurait pu se retrouver parmi eux ? Qui va lui dire – qui a besoin de ce qu’il soit parmi eux ?.. Et le passé ?

Jamila rencontra Khassen dans l’antichambre. Elle tenait des éclats de l’assiette dans ses mains. Son visage brûlait de fureur.

- Tu vois ? – Elle lui tendit les éclats.

«Elle eut encore une fois le temps de se quereller », -pensa Khassen avec dépit.

-     Mais pourquoi tu ne dis rien ? – cria la femme. – Voilà ce qu’elle a fait de l’assiette ! Elle l’a poussée du hfour...

Khassen tordit la bouche avec mépris. « Hfour », - la mima-t-il tout bas. – Une savante. Elle estropie la langue maternelle qui n’a ni lettre « h », ni lettre « f ». Et dans sa jeunesse elle bûchait « Mouhammadiya » et « Sybatylgasine ». A l’époque,il se souvenait qu’elle avait signé l’un de ces mots doux en arabe  même : « Benté Fazyl », - la fille de Fazyl. Son érudition est comme l’amble d’une vache... »

-         Elle l’a poussée du hfour, - répéta Jamila.

-         Mais arrête avec ton hfour ! – Il se détourna de sa femme et vit alors son frère et sa bru assis tranquillement près du mur. Ayant rencontré son regard fâché ils clignèrent les yeux comme les efants qui avaient gaminé et avaient détourné les yeux avec un air coupable.

Khassen rougit et passa vite devant eux dans la salle de séjour.

-     Ce n’est pas possible d’être tranquille avec vous ! – leur dit-il entre les dents, donna un coup de pied aux chaussurs de caoutchouc de la bru qui étaient sur son chemin, poussa la porte de son épaule et se cacha dans sa chambre.

Les chaussures volèrent de côté et se cognèrent contre un lit de fer bas sur lequel était couché le frère cadet de Khassen. Celui-là se leva mécontent.

-     Mais c’est intolérable ! – s’écria-t-il, ses larges sourcils noirs se décalèrent, son jeune visage aux joues roses s’assombrit. Il regarda la bru cadette d’un air réprobateur, avec des yeux brillants du sommeil profond : - Jamila, mais qu’est-ce qui vous prend enfin ?  Ayez honte !

L’intervention de Salim avait visiblement encouragé le frère aîné, un vieillard maigre, maladif à la barbe blanche fine.

-     Tout est ta faute, - réprimandait-il sa femme avec un air fâché. – Tu es aveugle ou quoi ? Ou l’ennemi te chassait ? Pousser par terre une assiette de la taille d’un toundouk ! Est-ce possible de ne pas s’en chagriner ?

-       Alors, calmez-vous, - dit Salim. Il bondit du lit et se mit vite à s’habiller. – Une assiette s’est cassée, c’est tout. Cest pas si grave...

-       Mais est-ce que tu comprends quelle assiette c’était ? – s’agaça Jamila.

-       Même si elle était en or...

-       Je l’ai chassée pendant tout l’hiver au marché bas.

-       Et alors ? – sourit Salim. – Il est déjà l’heure de se calmer.

De la chambre voisine sortit une grande femme russe d’une trentaine d’années, au visage ouvert, amical. Ses grands yeux bleus irradiaient la bonté. Des cheveux gris passaient à travers ses cheveux coupés malgré son jeune âge.

-       Comme c’est dommage, - s’attrista-t-elle ayant vu les éclats dans les mains de Jamila avec lesquels elle ne pouvait toujours pas se séparer. – L’assiette était vraiment belle. Mais cela peut arriver à tout le monde, Jamila, - se mit-elle à calmer la voisine. – Moi aussi, j’ai cassé beaucoup de vaisselle. C’est le destin de la vaisselle d’être cassée. Cela s’est passé par mégarde.

-       Je ne trouverai pas d’assiette pareille !

-       Mais si, Jamila. J’ai vu récemment la même assiette au magasin.

-       Laissez-la, Anna Ivanovna. Il n’y pas un jour où elle ne se dispute pas avec quelqu’un, - remarqua Salim.

Jamila ne se retint pas et jeta les éclats par terre.

-       Mais regarde-le, il me fait encore des observations ! Mais vous voyez ?

-       Salim, est-ce que tu n’en as pas honte ? Elle est plus âgée que toi. – Anna Ivanovna hocha la tête avec un air réprobateur. En voyant tout le monde se calmer peu à peu, elle se pressa de changer le sujet de la conversation. – Dis-moi plutôt si tu as lu mon livre ?

-       Oui, je l’ai lu. C’est un livre intéressant, Anna Ivanovna.

-          Oui, Gorki a décrit merveilleusement l’enfance. Tu es étudiant, tu dois lire le plus possible.

-          Bien sûr, Salim. Alors, il est l’heure de partir au travail. Khassen en passan entendit la conversation du frère avec la voisine et ralentit le pas. «Qu’ils sont bavards ! – pensa-t-il avec agacement. – Mais il y a vraiment des gens pareils... Ils se passionnent des fantaisies de quelqu’un, des beautés de papier. Et ils trouvent du temps pour des broutilles pareilles... Et moi je n’ai pas le temps pour les livres. Le livre de la vie me suffit. Il est plus difficile. Je voudrais bien me procurer de la viande aujourd’hui, par exemple. Ce serait beaucoup plus utile que les livres... »

Pour gagner le bureau où travaillait Khassen il fallait monter une large rue droite plantée de jeunes bouleaux. Il était en retard aujourd’hui, mais pour une raison peu claire il marchait lentement en traînant paresseusement les jambes comme un vieux cheval forcé.

Des hommes et des femmes se pressant au travail le dépassaient, une foule s’étalait dans des établissements. Devant lui, comme s’il l’observait, s’élevait le pic noir. Khassen essayait de ne pas le regarder.

Ayant marché deux quartiers il vit Kassymkan traverser la rue devant lui.

-     Eh, attends ! – Khassen l’appela-t-il.

Kassymkan se retourna à sa voix. C’était un grand homme aux épaules étroites entre deux âges, au long visage maigre.

-        Mais alors, presse le pas, - brusquait-il son copain. – Pourquoi tu te traînes à peine ?

-        Mes jambes ne marchent pas, - répondit Khassen. Il s’approcha, il serra la main à Kassymkan. – On est sans viande.

-        Qui aurait pu penser que viendra le jour où Jamila restera sans viande, - ria celui-là d’une façon perçante.

-        Arrête de rire, j’ai très mal au ventre. Dis-moi plutôt : tu pourras te procurer de la viande quelque part ? Si tu t’en procures, je prendrai un litre de vodka sur mon chemin de retour.

Kassymkan rit de nouveau :

-         Tu plaisantes... Je n’ai pas vu de viande moi-même depuis une semaine. Qu’est-ce qu’on dit de la ration ? – Il devint sérieux.

-         Mais pourquoi parler de la ration, - Khassen fit un signe de la main. – Est-ce qu’il est possible d’en vivre ? Eh, si l’on mangeait à notre faim de la viande de mouton et du saucisson de cheval frais...

-         Peut-être qu’on inventera quelque chose, tu te souviens comme on a fait la fois dernière ?

-         Tu penses qu’on y arrivera ? – Khassen regarda le copain avec espoir. – Ce printemps maudit : au printemps il est toujours difficile de se procurer de la viande, il n’y a que filer sa corde...

-         Oui, comme on dit, - on n’a rien à mettre sous la dent. D’ailleurs, Khassen, est-ce que tu pourras te procurer des chaussures pour ma femme, et aussi il serait bien d’avoir une coupe d’étoffe pour un manteau d’été.

-          Mais je les cherche moi-même, Kassymkan. J’ai insinué plusieurs fois, à ceux qui j’ai aidé à être employés, mais jusque là sans succès.

Kassymkan, sachant bien le caractère de Khassen, lui jeta un coup d’oeil défiant.

-         Je parle sérieusement, Khassen.

-         Je ne plaisante pas non plus.

-         On dit que ce qui est bon à prendre, est bon à rendre, Khassen, - et ayant tapoté le copain sur le dos, Kassymkan continuait à moitié plaisantant, à moitié sérieusement. – Tu aurais pu au moins payer les chaussures jaunes dont je me suis procurées pour toi en hiver. C’est pour toi que je me suis disputé avec le comité  local, que j’ai obtenu la résolution chez Neyman lui-même. Et toi ?

-         Je te paierai, n’aie pas peur. La dette pend sur moi en lasso pilaire, et tu ne devras pas me dire quand il pourrira sur mon cou, - Khassen se déroba-t-il.

-         Et c’est tout ce que tu peux me dire ?

-         Kassymkan, - continua Khassen hâtivement. – Ne me dérange pas en vain. Pensons plutôt comment on peut contourner Salmenov.

-         Pourquoi ?

-         On dit qu’on a amené la bonneterie à Kazkraïsoyuz.

-         On ne pourra rien faire. Il ne se soucie que de sa personne, - répondit Kassymkan avec une indifférence prétendue, bien qu’on voyait qu’il était vraiment intéressé par la nouvelle.

-         Ma femme disait qu’il achetait les vêtements toujours en paires. A la paire masculine toujours une paire féminine, et toujours de la même couleur.

-         Ah, parbleu ! Et j’ai entendu qu’il             avait trois complets tous neufs dans son placard, avec les étiquetttes.

-         Voilà, tu vois. – Khassen devint tout triste. Leurs rêves de la viande et des chaussures quand les autres avaient une telle richesse, lui semblèrent piteux, mesquins. – Mais bon, laissons-les. Quest-ce quon entend dire de nos affaires ?

Kassymkan réfléchit un peu et répondit ayant baissé la voix :

-     On espère avoir une amélioration, mais qui sait ?.. C’est difficile maintenant, tu le sais toi-même...

Personne n’osa parler ouvertement de la chose la plus secrète.

-         Peut-être que nos affaires iront mieux, - soupira Khassen. – Les gens se rétablirent quand même après « Aktaban choubouroundy ».

-         On dit qu’ils ne ménageront pas leurs forces, - c’est ainsi que je l’ai compris. Mais la lutte ne sera pas facile, - annonça Kassymkan à mi-voix et rit fort tout à coup : - Et nous, nous parlons de la viande... Ha-ha-ha !..

En rencontrant Kassymkan il semblait à Khassen qu’il se reconnaissait en lui comme s’il voyait sa réflection dans le miroir. Et maintenant, en regardant la silhouette de Kassymkan grotesque, il se sentit l’amertume se lever dans son âme parce que celui-là se moquait non seulement de lui-même, mais de lui, Khassen, aussi, de leur état et de leurs espoirs qui avaient peu de chance d’être réalisés... Avant  entre eux il y avait un abîme sans fond, ils se trouvaient sur deux pôles de la vie et étaient infiniment loin l’un de l’autre. Mais maintenant, à l’heure difficile pour tous les deux, ils ne pouvaient pas se passer l’un de l’autre.  

-     Alors, on rit... – dit Khassen avec un rire jaune. – Qu’est-ce qui nous arrive ? Et nous devrions nous approcher, nous unir. – Khassen mentionna par mégarde ce qui était arrivé il y a longtemps  contre leur volonté.

Ils se regardèrent et rirent nerveusement, fort. Leur rire s’interrompit aussi soudain qu’il commença. Kassymkan serra fort la main de Khassen, et en courbant le dos, s’en alla à grands pas. Khassen se traîna dans son bureau.

La majorité des employés étaient déjà sur leurs places. Khassen longeait le couloir infiniment long sans hâte, ensuite il traversa une pièce spacieuse commune en saluant ses collègues.

-      Ah, Ivan Semenovitch, bonjour ! Bonjour, Nikolay Petrovitch ! Salut, Marc Aronovitch ! – Il s’inclinait  à gauche et à droite en retenant soigneusement son chapeau des doigts et en souriant. – Bonjour, Zinaïda Nikolayevna !..

Ayant remarqué que le gérant du bureau était déjà arrivé, Khassen changea tout de suite : une dignité lente avec laquelle il gagnait sa place avait disparu comme par enchantement. Il se renfrogna, a ouvert sa serviette avec un air préoccupé, en tira un tas de papiers criblés, et l’ayant mis sur la table,se dirigea vers le bureau de Jarasbaïev.

Le chef lui parut surtout réservé et sérieux. Dans son pince-nez qui lui donnait l’air extraordinairement sérieux et qui soulignait la maigreur de son visage, il se tenait droit, ayant serré les lèvres, et écoutait attentivement l’expéditionnaire. Khassa pensa avec aversion que le gérant ressemblait maintenant à un cheval serré dans la sangle, dont tous les nerfs sont unis dans un écheveau avant les courses. Cet homme ira loin...

«Il veut montrer que même s’il n’a pas d’éducation, mais il est déjà spécialiste et praticien et qu’il avait acquis « le génie pratique américain », - pensa Khassen en s’approchant de la table à petit pas. Un sourire moqueur peu perceptible passa sur ses lèvres.

L’ expéditionnaire rapportait vivement :

-      Voilà le projet du décret du conseil des commissaires du peuple concernant le nouveau projet de construction... C’est un télégramme urgent de la région de Kazakhstan de l’Est... il faudrait y  répondre au plus vite. La décision de la réunion du collège d’hier, - parcourez-la et signez. On va l’envoyer dans les régions...

Le comptable triste et chauve qui se tenait ici, ayant attendu une pause, commença son discours d’une voix ennuyeuse :

-           Camarade Jarasbaïev ! Je dois aller à la réunion à la banque, c’est urgent.

-           La réunion concernant quelle question ? – Jarasbaïev leva la tête des papiers ayant brillé des verres de son pince-nez avec un air important.

Khassen eut son coup d’oeil et le salua.

-      La discussion réitérée du devis de chantier, - répondit le comptable. – Je dois donner l’argumentation.  

-         Mais alors allez-y plus vite ! Défendez notre proposition et regardez bien que le devis ne soit pas réduit...

Khassen s’assit au bout de la table. Il s’était déjà habitué à la nouvelle direction. Comme chef du service des ressources humaines il essayait de leur parler le plus souvent sans manquer de possibilité de prendre des conseils, de parler du travail, de montrer sa diligence. Le dirigeant du trust était un homme sociable, poli, et Khassen sans se gêner aucunement, intervint dans sa conversation et commença à donner ses remarques.

-      Oui, oui, alors, c’est cette affaire, je m’en souviens... – il rabroua même l’expéditionnaire quelques fois en le mettant en mauvaise posture avec une joie secrète.

Jarasbaïev semblait ne pas y avoir fait attention quoique tout le monde comprît que Khassen essayait par tous les moyens possibles de faire croire qu’il était un spécialiste irremplaçable qui non seulement savait de quoi vivait le trust, mais aussi de quoi vivaient les régions et les districts. Et Jarasbaïev avant de venir dans le trust d’élevage, occupait des postes importants, mais n’avait pas de connaissances spéciales que le nouveau travail exigeait. Il n’est pas étonnant que les premiers jours Khassen lui semblait un aide irremplaçable. Ils parlaient longtemps, et Khassen décrivait au nouveau gérant la difficulté extraordinaire du travail du trust en nommant comme par mégarde « les spécialistes adroits » auxquels il fallait prendre garde.  Il disait qu’ils s’étaient accrochés ici et qu’ils ne souciaient que de leurs appartements et salaires, et ensuite, quand ils solidifieraient leur situation et gagneraient de l’argent, ils déménageraient dans d’autres endroits confortables, plus calmes. Lui, Khassen, il les connaît bien... En général il se révélait qu’on pouvait faire confiance seulement à Khassen. Mais les derniers temps leurs conversations devenaient de plus en plus rares, et cela préoccupait le chef du service des ressources humaines.

Jarasbaïev donna brièvement l’ordre à l’expéditionnaire et le laissa partir.

-        Mais alors, que direz-vous ? – s’adressa-t-il enfin à Khassesoln.

-        Voilà la demande de trois kazakhs. On parle tous de la nationalisation du personnel, et à Karaganda, aux régions d’Aktubinsk et de Kazakhstan de l’Est on n’a toujours pas de spécialistes kazakhs. Je pense qu’on peut envoyer ces camarades gérer les cadres et agir déjà avec leur aide. Vous savez vous-même que des bureaucrates occupent ces places et ne font rien. Si nous ne nous mettons pas nous-mêmes à nationaliser intensément...

-        Connaissez-vous bien ces gens ? – Jarasbaïev lui coupa la parole. 

-        Très bien. C’est pourquoi je les recommande.

-        Ils sont des spécialistes ?

-        Avant ils travaillaient dans la coopérative et occupaient des postes dans le domaine logistique.

-        Et leurs connaissances ?

-        Lesquelles ?

-        Quelle est leur éducation ? Est-ce qu’ils ont l’expérience de travail avec les gens?

-        Oh, soyez tranquille. Ce sont des gens d’un âge mûr, alors on n’a rien à craindre. Jarasbaïev regarda attentivement dans les yeux de Khassen.

-        Pourquoi vous recommandez toujours des gens d’un âge mûr ?

-     Les jeunes ne restent pas longtemps chez nous, - réponda Khassen hâtivement. – On les emploie aujourd’hui, et demain ils iront soit faire leurs études, soit à un travail plus facile.

Le gérant rit d’un air tendu :

-        Et à moi il me semble que vous ne cherchez pas tout simplement de jeunes spécialistes kazakhs dynamiques.

-     Mais qu’est-ce que vous dites, camarade Jarasbaïev !

-         Mais oui ! Comme parmi ceux que vous employez, il n’y en a presque pas.

-         Vous dites qu’il n’y en a pas ? – Khassen ne savait quoi dire. – Oui, peut-être vous avez raison...

-        Et voulez-vous que je vous nomme des ingénieurs qui pourraient nous être utiles ?

-     Mais ils n’iront pas travailler chez nous.

-         Et est-ce que votre service s’intéresse à ceux qui font leurs études dans des établissements spéciaux ?

-         Mais où les chercher, camarade Jarasbaïev ? – Khassen leva-t-il ses sourcils. De petites gouttes de sueur se montrèrent sur son front.

-         Mais les instituts de Moscou, de Leningrad, de Kazan. Combien de kazakhs terminent leurs études cette année, vous le savez ? Et dans un an, dans deux ans ?

-     Je les tenais en compte, mais...

-     Alors dites-moi : à combien d’étudiants payons-nous des bourses ? – Jarasbaïev l’interrompit-il.  

-     Je ne le sais pas exactement...

-     Il me semble que vous n’avez pas résolu la question de préparation et de sélection des candidats. Et ça veut dire qu’il ne peut même pas s’agir de nationalisation quelconque.

Khassen se ramassa à cause des arguments exacts, convaincants du  gérant. Il était difficile de lui objecter, surtout que Jarasbaïev ne lui laissait pas le temps de se concentrer.

-     Alors, camarade le chef du service des ressources humaines, nous payons la bourse à dix étudiants kazakhs. Hier j’ai signé l’ordre de bourse pour encore quatre étudiants.

-         Très bien... Mais ils devront encore étudier et étudier, - Khassen se retrouva-t-il, - et moi je parle de la nationalisation d’aujourd’hui...

-         On a parlé de ce sujet plusieurs fois avec vous. Est-ce que vous savez les instructions du comité de région et du gouvernement ?

-         Oui, oui... Mais le problème est que les délais urgent.

-         Parlons concrètement. Quel est le pour-cent de kazakhs-spécialistes par rapport au nombre total des employés cette année ?

Khassen gratta son front d’un air perpexle.

-         Le pour-cent... je ne peux pas le dire exactement.

-         Alors combien de kazakhs avez-vous employés ?

-         Une dizaine déjà.

-         Et cela, c’est sur cent-cinquante employés ! Et ce sont qui ? Bien sûr que ce sont un commissionnaire, une techinicienne de surface et des copistes employés sur mon ordre ?

-         Oui, eux aussi... Eux aussi.

Non, camarade ! – Des notes métalliques apparurent dans la voix de Jarasbaïev. Cela n’ira pas comme ça. Vous parlez le plus du bureaucratisme, et vous ne luttez pas avec lui vous-même. Vous travaillez avec négligence... Je vous donne dix jours  pour amener à trente pour cent le nombre des kazakhs qui travaillent dans notre établissement.

-         Mais on n’a besoin que des spécialistes qualifiés !

-         Et est-ce que vous et moi, nous ne sommes pas des ingénieurs ?

-         Mais alors comment faire si l’homme n’a point de connaissances ? – Khassan ne cédait-il pas. – Vous savez vous-même que ce n’est pas un travail facile.

-         Mais vous ne prenez pas en compte que votre génération, et on a encore nos jeunes – forts, dynamiques, consciencieux. Des plans quinquennals seraient des mots gaspillés si nous n’avions pas de richesse culturelle p  areille. Si vous êtes capable de quelque chose, sélectionnez, préparez des jeunes employés, -répondit Jarasbaïev et leva le combiné du téléphone. – La sous-station, s’il vous plaît.

-         Et qu’est-ce que je fais avec ces camarades ? – demanda Khassen après un court silence.

-    Envoyez-les chez moi.

Khassen se leva et se dirigea lentement vers la sortie. Près de la porte il ne se retint pas, se retourna et dit d’un air vexé :

-    Bien sûr que c’est moi que vous reprochez de tout cela.

-    On ne cherche pas les coupables ici, - objecta Jarasbaïev. – Il s’agit d’une affaire importante, et c’est son résultat qui est important. Sous-station ! Connectez-moi au secrétariat du conseil des commissaires du peuple !

-    Toute la direction ne pouvait pas...

-        Alors, bien ! – Jarasbaïev se cala sur la chaise. – Mais vous n’avez jamais rapporté vos difficultés. Ni au collège, ni à moi.

-        Je craignais d’être mal compris : on dira que je ne fais rien ou que je ne peux pas le faire.

-        Rien de pareil. Il se trouverait que vous êtes le seul à travailler. Et voilà qu’on a dix personnes maintenant.

Khassen ne reconnaissait pas Jarasbaïev. Il se tint pendant quelque temps, il allait encore dire quelque chose, mais il n’osa pas. Un froid lui courut dans le dos quand il fermait la porte derrière lui. La compréhension du fait qu’on l’avait traité comme un homme faible, brouillon, était douloureuse : il pensait qu’il ressemblait à un cheval errant solitaire chassé du haras par un étalon fort et soigné...

«Et alors, tout cela est à cause du fait qu’il a le billet de parti et le poste, - se consola-t-il mentalement en essayant de se calmer, d’être axé. Revenu à sa table, il tira encore un tas de papiers de sa serviette. – Si j’étais à sa place, vous verriez déjà tous... Je vous montrerais... »

Soudain, comme s’il sentait un regard attentif de quelqu’un, Khassen se tourna à la fenêtre. Le grand pic d’Alma-Ata l’observait en silence, sans hâte, et des nuages d’orage noirs tourbillonnaient sur sa poitrine... Khassen soupira et regarda autour. Le chiffreur, le secrétaire et la dactylographe assis dans son bureau travaillaient avec passion, et ils se foutaient de ses soucis. Khassen se leva doucement et sortit dans le couloir.

Un homme aux lunettes avec une monture d’écaille, râblé, calme d’aspect, qui se tenait dans un bout éloigné du couloir, agita le bras pour saluer Khassen, et sans hâte, en se dandinant, marcha à sa rencontre. Il avait une cigarette dans sa bouche.

-        Tu n’auras pas de feu, Khassen Nourbaïtch ? – Khassen lui tendit le paquet.

-        Recommandez-moi, s’il vous plaît, Aleksey Nikolayevitch, - s’adressa-t-il au spécialiste ancien « irremplaçable » du trust, -qui peut-on employer ?  Jarasbaïev exigea nationaliser notre personnel.

-        Apprenez à forger des gens. Prenez un marteau, une petite enclume et forgez des employés. Ha-ha-ha !

-    J’ai un travail difficile, - soupira Khassen.

-        Ne vous chagrinez pas, mon cher, - Aleksey Nikolaïevitch roucoula-til d’une voix de basse bienveillante, calmante. – Ne soyez pas si sensible. Je vous comprends très bien... Mais que faire ? – Il alluma sa cigarette et en répandant la fumée regarda Khassen d’un regard examinateur. – Jouons plutôt demain, avant le week-end à la poule..

-        D’accord. On invitera aussi l’adjoint-gérant.

-        Ca marche, - accepta Alexey Nikolayevitch et ria ayant tapoté l’interlocuteur sur l’épaule. – Aimez-vous les autorités, Khassen Nourbaïtch ? Une bonne lame...

-    Je ne suis pas trop pour les directeurs kazakhs. Les russes, ils sont pas mal. Ils savent ne pas rappeler son état dans la compagnie... Bon, on se réunira, Alexey Nikolayevitch. Il faut aussi parler sérieusement.

-    D’accord, - l’autre souffla-t-il la fumée de cigarette en s’éloignant à pas sûrs.

Khassen revint chez lui, vint de s’asseoir à table et s’occupa des papiers quand dans une minute comme s’il s’était souvenu soudain de quelque chose, se leva vite et se dépêcha au comité local.

-    Camarade Sergueyev !

Un jeune homme sérieux aux lunettes leva la tête des papiers et regarda Khassen.

-        C’est vous qui avez distribué les cartes d’alimentation. Camarade Jarasbaïev vous chargea hier de résoudre ma question.

-        Oui, on les a distribuées.

-        Quelle catégorie pour moi ?

-        La deuxième.

-        Mais vous plaisantez ! J’ai beaucoup de personnes à ma charge, je ne peux pas être dans la deuxième catégorie. Mais je vous l’ai dit plusieurs fois ! Et vous... Je ne pourrai plus travailler ici !

-        Mais attendez. Pourquoi faut-il être si tranché ?

-        Mais oui, vous pouvez le dire sans savoir ma situation !

-        Mais permettez-moi de le dire, mais je reçois moi-même la ration de la troisième catégorie.

-        Cela ne me concerne pas ! – Khassen cria presque cet argument. – Vous ne créez pas de conditions pour les employés nationaux ! Vous voulez que nous partions !..

-        Mais alors quelle catégorie voulez-vous ?

-        Et la première ? Qui reçoit la première ?

-        Les mêmes dix personnes.Les rations ne suffisent même pas aux grands spécialistes et aux membres du présidium. Vous le savez bien.

-        Laissez tomber ! Je ne veux même pas l’écouter !.. – coupa Khassen en sortant en courant de la pièce.

Et il alla se promener à travers tout le bâtiment. Il montait des escaliers, il entrait dans des services où des kazakhs étaient assis à tables, il se renseignait auprès d’eux dans quelles listes ils étaient inclus.

-       Cette nationalisation ! – se chagrinait-il. – Essaye d’attirer des employés nationaux. Mais pas un seul kazakh est sur la liste de la première catégorie. Un chauviniste acharné gouverne le comité local. On ne peut pas le taire.

- Mon cher Karim, pense toi-même, - convaincait-il le jeune kazakh qui était membre du  comité local. – Nous travaillons pas pour l’argent, mais pour pour l’honneur... Il ne s’agit pas du tout de cinq ou dix livres de farine, mais de principe. Pas un seul kazakh ne reçoit de produits de la première catégorie. Comment est-ce qu’on va convaincre les kazakhs de travailler chez nous ? Tu le sais toi-même, qui qu’on invite, avant tout ils vont poser des questions sur les conditions de travail.

- Mais la première catégorie est pour les spécialistes et les membres du présidium, - objecta le jeune homme.

-          Mais en tout cas il n’y en aura pas pour tous les spécialistes, Karim. Bon, on va essayer de leur assurer un ravitaillement selon nos possibilités. Qu’ils mangent, mais qu’ils fassent leur affaires : ils créeront l’industrie, ils finiront le bâtiment du plan quinquinnal. Nous, on sera rassasiés de cette joie...

Le gars rit d’une manière bienveillante :

-          Ne les mesurez pas aux standards américains. Ils sont des spécialistes soviétiques ; et il ne faut pas nous partager en kazakhs et russes.

-          Je dis ce que je pense, mon cher. Les arguments politiques, c’est déjà ton domaine. En le disant plus simplement: l’aoul est à nous, ils sont des hôtes, on va patienter... Il ne faut pas se disputer entre nous, kazakhs.

-          Mais de quoi est-il question alors ?

-          Il est question du fait, mon cher, que demain un spécialiste kazakh peut venir dans notre trust. Quelle ration va-t-il recevoir ? Ne pouvait-on pas ayant donné aux russes quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la ration commune de la première catégorie, laisser une ou deux places pour les kazakhs ?

Le gars répondit aux argument d’un rire insignifiant, et Khassen décida de ne plus continuer la conversation.

-     Bon, qu’il soit comme c’est destiné... Je ne vais pas m’énerver pour ça. Je m’en fous des chauvinistes au comité local et du reste, - récapitula-t-il en se détournant.

Khassen revint chez lui. Il en avait froid sur le coeur, il sentait qu’il ne pouvait pas laisser cette question sans résolution, l’oublier. En s’asseyant lourdement sur la chaise, il vit de nouveau un haut pic par la fenêtre, ce témoin silencieux de son impuissance. Les nuages partirent, et la cime blanche brillait d’une lumière ébloissante. On avait du mal à la regarder...

Khassen mit un temps considérable pour se calmer et s’occuper des papiers. Peu à peu il se passionna et ne s’aperçut pas quelqu’un s’approcher de lui, et seulement à entendre les salutations il leva la tête. Un solliciteur se tenait devant lui – un grand homme au visage grêlé et à la longue moustache rousse. Amanbaï dans son veston foncé avec un col monté, son treoukh[3] et ses bottes avec de hautes tiges apparut devant les yeux de Khassen, comme un envoyé d’une contrée lointaine. Khassen sentit soudain comment ses yeux se radoucirent. Il se leva, serra la main à Amanbaï.

-     J’ai donné ta demande à Jarasbaïev même, - dit-il quand tous les deux ils s’assirent. – J’ai parlé. Je t’ai recommandé.

-     Et qui est Jarasbaïev ?

-     Est-ce que tu ne le sais pas ? Il est un homme important dans la ville. C’est notre gérant.

-     Eh, mais d’où puis-je le savoir ?

-         Et oui, c’est vrai. Il veut parler avec toi en personne. Tu diras que tu es dans l’économie, que tu as une grande expérience. Tu as compris ? Il milite pour la nationalisation, qu’il donne un ordre qu’on t’engage... Je pense quon tengagera, - Khassen le rassura-t-il.

-         Ce serait bien si c’était ainsi, - se raviva Amanbaï. – J’ai de l’expérience, j’ai travaillé à l’assemblée locale et à la coopérative...

-     Parfait.

-     Et j’ai travaillé comme expéditionnaire dans un sovkhoze d’élevage pendant les deux derniers ans.

-         Dans quel sovkhoze ? Près d’ici ?

-         Pas loin d’ici. Au sovkhoze « Jylga ».

Khassen se pencha un peu, se coucha presque sur la table. Il toucha l’épaule de l’interlocuteur.

-     Mais c’est très bien. Peut-être que tu pourras trouver de la viande, Amanbaï ? On a faim ici..

Amanbaï rit:

-         Hier je n’ai pas pu te le demander en présence des gens. Est-ce que ça va si mal que ça ?

-         Ne le demande même pas, - se renfrogna Khassen. – On est complètement affamés. Et on te portera dans nos bras si tu trouves de la viande. SI au moins on mangeait un peu de soupe coursée, on s’asseyait et on se souvenait du passé...

Amanbaï regarda autour, et s’étant  assuré qu’il n’y avait pas de kazakhs dans la pièce, se mit à parler plus fort.

-     Je pense que je peux trouver quelque chose. On a amené un cheval dans la ville. – Après un court silence il ajouta. – Mais il y a aussi un petit hic. Mais on en parlera après. On trouvera un endroit bien caché où l’on pourra l’abattre ?

-            Mais bien sûr ! – Khassen devint joyeux, s’agita sur la chaise. – On peut le faire chez Kassymkan. Ou même chez nous. On pourra le faire aujourd’hui ? 

- Je vous le dirai un peu plus tard. Il y a encore des choses à arranger.

- Il serait bien de le faire aujourd’hui.

-     Si j’arrange tout, ce sera possible même aujourd’hui, - répondit Amanbaï. Il se tut et se remit à parler ayant baissé la voix. – Qu’est-ce qu’il faut attendre, Khasseke ? Des changements ? Qu’est-ce qu’on entend dire ?

-Ah, mais de quels changements peut-on parler ? Tu sais le proverbe : « La chance vit dans l’aoul voisin », - Khassen venait-il de dire avec désespoir, mais s’étant souvenu qu’ils ne s’étaient pas vu depuis longtemps, il contourna la question : - Je l’ai dit juste comme ça... Ils essayent de faire des choses... Quelque chose changera, ça c’est sûr.

-    Que faut-il croire ?

-     Mais ce que je te dis. La faim accentue le flair, comme les gens disent. – Il rit ensemble avec Amanbaï. – Mais c’est vrai... On n’a pas fait de choses à l’heure, l’occasion a passé, on leur a donné le temps de se renforcer, et maintenant...

-    Oui, et maintenant ?

-     Des difficultés temporaires. Mais tout s’arrangera, mon ami, - Khassen le calma-t-il et ajouta en conclusion : - Maintenant écoute-moi : ne quitte pas le sovkhoze, demande à Jarasbaïev de te laisser ici. Ne parle même pas de Karagande, c’est clair ? On se verra le soir, on parlera de tout le reste.

Amanbaï dit au revoir et sortit.

Amanbaï venait juste de partir quand Jamila était venue. Khassen remarqua tout de suite ses souliers souillés et son manteau terne froissé. Jamila s’approcha en traînant à peine ses pieds, et s’assit sur la chaise, fatiguée.

- Qu’est-ce que tu as ? – l’accueillit-il avec mécontentement. – On peut croire que tu viens d’échapper à un incendie. Est-ce qu’on ne peut pas être plus propre ?

Des chambres spacieuses et claires du trust de la région étaient bien différentes de petites pièces exigues et enfumées de leur appartement, et les nouvelles tables polies et les chaises qui étaient ici était un rêve de longue date. Et les collègues assis dans cette pièce étaient bien et proprement habillés, et près de Jamila qui vieillissait prématurément en s’affairant et courant des marchés, ils ressemblaient aux gens d’un autre monde. « Mais pourquoi devait-elle traîner jusqu’ici », - pensa Khassen en regardant de travers son visage de tanné et ses mains fendillées, bronzées jusqu’à la noirceur. Et Jamila était assise sans faire attention à rien,elle n’avait rien à faire avec ce que Khassen pensait et ressentait.

Jadis il était dans la direction, il n’endurait aucune privation. Ces jours heureux la femme était assise à la maison, prenait soin d’elle-même, et il se souvenait qu’il regardait avec un autre regard les femmes qui devaient travailler, aller au bureau... Mais le temps, quand il se tenaît en maître dans la ville, et qu’on l’accueillait, lui et Jamila, comme des gens aisés,passa. Le changement vint d’une façon si inattendue et aussi si brusque comme s’ils avaient perdu le chemin d’une manière inaperçue. Et les voilà maintenant attardés dans la vie. Le pic d’Alma-ata s’élevait fièrement, et la pièce spacieuse répandait impitoyablement la lumière. Il était assis dans son bureau – l’un des nombreux employés humbles dans ce trust...Il eut mal pour lui, il se chagrinait à cause de Jamila séchée, rabaissée. Lui-même et sa femme lui paraissaient des orphelins, des beaux-fils de la nouvelle vie.  

-    Tu as l’air fatigué, - s’aperçut Khassen. Sa voix était maintenant sympathisante et douce. – Qu’est-ce que tu as ? Tu as besoin de quelque chose ?

Jamila déçue d’abord par l’accueil peu chaud de son mari, se radoucit un peu.

-        A Kaztorg on donnait des bas et le tricotage en soie. J’ai fait la queue quoique j’étais sans sou dans la poche et je suis restée là pendant toute la journée. Quand c’était mon tour, la marchandise était vendue. Que ce Kaztorg pourrisse !

-        Est-ce que cela peut être autrement ? – rit Khassen. – Ce n’est pas si simple d’acheter quelque chose. Comme si tu ne le savais pas...

-        Que faire ? Je n’ai rien.

-        Attends, je vais écrire une note à Salmenov. – Khassen prit une feuille de papier et trempa la plume dans l’encre. – On dit qu’à Kazkraïsoyuz ils ont aussi du tricotage... Jamila se calma complètement.

Khassen exposa sa demande en quelques mots ayant mentionné où il travaillait, donna de l’argent à Jamila et se leva de la table pour l’accompagner. Jamila cacha la note et en levant le sac avec des pommes de terre, demanda comme si elle ne le faisait pas exprès :

-        Que penses-tu de la conduite de Salim d’aujourd’hui ?

-        Oui, qu’est-ce qu’il disait ? De quoi a-t-il encore besoin ? – se renfrogna Khassen. Le matin, en se dépêchant il n’eut pas le temps de comprendre leur dispute, il entendit juste d’une oreille que Salim faisait la leçon à Jamila à propos de quelque chose.

-        Il défend son frère et la bru. On voit qu’il les dresse contre moi. Il paraît qu’il est mécontent de notre attitude envers eux !

-        D’où a-t-il ces manières ? – Khassen commença à s’agacer. – Quel droit a-t-l de mettre son nez dans des affaires des autres ?

-Peut-être qu’il se sentit un homme, -  Jamila plissa-t-elle les lèvres. – Il me dit ouvertement : «  Mais est-ce que vous n’avez pas honte... »

Les derniers temps Khassen commença à s’apercevoir de l’indépendance des opinions de son frère qu’il n’avait pas du tout avant. Salim grandissait vite, mais encore plus vite son caractère, ses relations avec les gens changeaient. C’était comme s’il devenait un étranger, il cessait de considérer les avis des adultes. Les mots de Khassen sur ce que les enfants du même père, les gens nés près du même âtre, venant de la même tribu doivent aller vers le même but en essayant de ne pas perdre l’un l’autre sur le chemin, ne retrouvaient plus la résonance chez Salim. Khassen savait que c’était l’influence de la nouvelle vie qu’il n’accepterait jamais lui-même. Et il avait peur qu’un monde étranger, détestable essayât obstinément d’entrer dans sa famille, dans sa maison, et l’heure viendra quand il ne pourrait plus l’empêcher.

-         Dis-lui qu’il ne crâne pas, - Khassen le dit-il avec un effort. – Ou je le chasserai. Je le nourris, et il me dit des choses insolentes. S’il ose piper encore un mot, je le taperai dans les dents ! Ca suffit !

-         Vous le dites à lui aussi, - demanda Jamila. – Les autres étudient et prennent encore soin de la famille : ils apportent tellement des choses dans la maison. Et il n’est bon à rien. On lui demande d’apporter quelque chose, et il se cabre.

-         Il est devenu membre de komsomol, activiste...

-         Il me dit qu’il n’est pas un radin. Alors il se trouve que nous qui partageons avec lui le dernier morceau de pain, nous sommes des radins. Il dit que pendant qu’il fait ses études, il a le droit de recevoir seulement une bourse.

-         Tiens, comme il veut passer pour un saint de merci ! Mais attendons, on verra !.. Contente des paroles de son mari Jamila pensa qu’il faudrait bien lui préparer son bechbarmak préféré. Elle se souvint de la viande.

-         Vous vous procurerez de la viande, Khassen ? Avez-vous entrepris quelque chose ? -  Il semble qu’on aura de la chance aujourd’hui, - répondit Khassen. Je te raconterai plus tard. Vas, Jamila,  vas-y, essaye d’obtenir le tricotage.

Jamila sortit.

 

 

Khassen s’assit de nouveau pour s’occuper des papiers. Pourtant il n’eut même pas le temps d’en parcourir un ou deux que Semenov, secrétaire de cellule de parti, s’approcha de lui. Khassen détestait ses instructions et c’est pourquoi il prétendait d’être très occupé.

-         Camarade Jarasbaïev et toute notre cellule pensent que le travail dans le domain de la nationalisation bat de l’aile, - Semenov se mit-il à parler en s’asseyant au bout de la table. – Comment ça va ? Quentreprenez-vous ?

-         Je ne pense qu’à ça, - Khassen soupira-t-il lourdement. – L’ordre du comité de région est bien clair, mais chez nous le pour-cent de la nationalisation n’atteint même pas le nombre de dix. J’ai l’impression, camarade Semenov, que nous mangeons le pain gratuitement, - continuait Khassen. Il semblait qu’il était bien attristé par l’état actuel. – Je ne peux pas du tout traiter la question de la nationalisation indifféremment. Nous, les employés kazakhs, ne travaillons pas pour recevoir le pain. N’est-ce pas ?

-         Oui, bien sûr, vous avez raison, - accepta Semenov. – Parlez-moi, s’il vous plaît de la sélection des candidats.

Khassen toussa, regarda involontairement le pic froidement renfrogné par la fenêtre. Il détourna hâtivement les yeux. Le pic faisait comme s’il était toujours derrière son dos...

-         Mais tu le sais, camarade Semenov... Le parti et le gouvernement savent à quel point il est difficile maintenant de trouver des employés kazakhs qualifiés, surtout des spécialistes...

-         Promouvez-les d’en bas, apprenez-leur des choses. On peut préparer de bons employés en peu de temps. Il faut envoyer les jeunes faire les études, au moins aux cours de comptables. Et il faut aussi proposer aux camarades russes d’étudier la langue kazakhe. C’est vrai que c’est leur obligation directe, mais vous devrez quand même les contrôler.

Khassen, perdu d’abord au début de la conversation, s’était déjà dominé. Il est vrai qu’avant il ne voulait rien savoir sur la promotion des employés parmi les jeunes, sur des cours. Et maintenant, comme par complot, tout le monde ne faisait qu’en parler.

-     Mais c’est ce que nous, on planifie, - se joignit-il aux paroles de Semenov et sourit. – C’est bien que la cellule de parti s’en soucie aussi. Vous savez vous-même que personne ne m’aidait jusqu’à ce jour-là. J’étais seul. Maintenant tout ira bien avec l’aide de la cellule.

-     Vous auriez commencé ce travail il y a longtemps ?

-     Je voulais juste vous informer dans quel état étaient nos projets. Dès maintenant on va tout concerter...

-     Qu’est-ce qui est entrepris en pratique?                            

-         En ce moment on a l’intention de graduellement préparer des spécialistes kazakhs. – Khassen toussa encore une fois. – On donnait des bourses à dix étudiants. Maintenant on va les décerner à encore quatre étudiants...

-         Je le sais,- Semenov l’interrompit-il. – C’est fait à l’initiative du camarade Jarasbaïev.

-         C’est vrai, c’est vrai, - Khassen se mit-il à hocher de la tête, - camarade Jarasbaïev est au courant de toutes les affaires. Alors on a proposé à faire employer des spécialistes kazakhs dans des organisations régionales. On a admis quelqu’un à la direction du trust. C’est vrai que leur nombre est insignigiant, mais tout de même... En général la politique du parti est claire. Nous devons agir en commun maintenant, camarade Semenov, et ne pas ménager nos forces pour accomplir les ordres du parti.

-         Jusque là c’étaient juste des mots, - conclua Semenov en frappant la paume contre la table. – Faites un plan des actions détaillé et suivez-le à la lettre. La deuxième chose : mettez-nous au courant du travail fait tous les dix jours. Voilà.

Khassen se leva après Semenov.

-     Tout est clair, camarade le secrétaire. C’est bien que vous êtes passé. On a enfin parlé en toute franchise, - remerciait-il en accompagnant Semenov jusqu’à la porte.

* * *

 

 

Après la querelle avec Jamila Salim alla aux cours. Il se dépêchait, il avait beaucoup à faire aujourd’hui. D’ailleurs tous ces jours étaient remplis de cours, de travail de komsomol et de syndicat. Il interceptait des gens nécessaires aux couloirs entre les cours, à la cantine, au foyer. Maintenant une discussion politique devait avoir lieu à l’institut, ou comme les étudiants eux-mêmes l’appelaient, un combat politique. S’en étant souvenu Salim pressa le pas.

Il était un garçon dynamique et prêt à aider, les camarades l’aimaient. Il avait une santé solide, et lui suffisait-il à roupiller une heure ou deux la nuit que déjà le matin il était prêt à se plonger dans le tas d’affaires, sa veste déboutonnée, ses cheveux épais rejetés négligemment en arrière. Son arrivée à l’institut ressemblait à l’invasion d’une armée: ils donnait des commissions aux uns, il prenait des conseils aux autres, il discutait acharnément avec le reste du monde. La vie publique était jusque là la chose la plus principale pour Salim, et il s’y donnait entièrement. Mais aujourd’hui, après la querelle avec la bru, il comprit tristement qu’il ne prêtait pas d’attention suffisante à la vie de la maison, à la situation de son frère aîné et de sa femme. Il venait tard à la maison. Ensuite il lisait dans l’antichambre à la lumière d’une lampe posée sur le tabouret près du lit. Des fois il restait pour la nuit dans le foyer. La querelle du matin le fit penser...

Quinze jours passèrent depuis que le frère aîné et sa femme avaient déménagé dans la ville. Khassen ne le voulait pas beaucoup, mais Salim en sachant que les parents étaient souvent malades, les convoqua par une lettre.

Le jeune homme se souvenait que le frère aîné et la bru se gênaient en présence de Khassen avant aussi quoiqu’ils attendaient son arrivée avec impatience chaque fois. Il leur suffisait d’entendre dire que Khassen arrivait qu’ils faisait propager cette nouvelle avec joie à travers des aouls proches en parlant de l’intelligence extraordinaire et de l’éducation du frère.Ce n’est pas sans leur participation qu’on louât la femme de Khassen, Jamila. Sa robe avait une coupe spéciale, celle de ville, d’une étoffe la plus chère, et elle-même était bien élevée, polie, respecte les vieux... Le jour de l’arrivée de leurs parents connus le frère aîné et sa femme qui n’étaient en rien différents des gens de steppe simples, devenaient d’une manière inattendue des gens remarquables, respectés par tout le monde.

Salim qui grandissait dans les bras du frère aîné admirait aussi Khassen. Aucun des garçons du même âge n’avait un tel frère connu qui serait si respecté même par des riches d’aoul et des atkaminers[4]. Tout le monde ne cessait pas de dire que Khassen tout-puissant allait s’occuper de l’éducation de Salim, qu’il allait le faire parvenir, qu’il ferait pour lui ce que d’autres ne verraient même pas dans leurs rêves. Salim ne quittait pas son frère même d’un seul pas, l’accompagnait dans ses visites, et en faisant des câlins, montait aux genous de Jamila. L’admiration d’enfant devant le frère resta avec Salim pour de longues années ; il le croyait aveuglément, il lui obéissait sans faille et était convaincu qu’il devait être toujours ainsi. Les deux derniers ans, en faisant ses études à l’institut, Salim habitait principalement au foyer. En hiver il était occupé avec ses cours, examens, et en été avec la pratique aux kolkhozes et sovkhozes. Il venait dans la maison du frère les jours de fêtes, pour un jour ou deux. Juste à la fin de cet hiver, quand ils furent à court du bois au foyer et il fut impossible d’y travailler, il déménagea temporairement chez le frère. Et les souvenirs de son enfance lointaine   l’attirèrent aussi vers Khassen et Jamila. Il avait mal de la steppe, de son aoul et il ne pouvait pas se dominer. Deux mois passèrent depuis...

Il fut déjà deux fois témoin des querelles pareilles sottes. Salim ne comprenait pas  - qu’est-ce qu’il y avait ? Qu’est-ce qui se passe dans la maison ? D’où viennent ces disputes ? Mais ses émotions ne touchaient ni Khassen, ni Jamila. C’était inattendu pour lui. Jamila comprit ses efforts d’arranger les relations dans la famille comme un désir d’attiser des disputes, et Khassen prenait soin de ne pas faire attention à lui. Et des réflexions douloureuses ne laissaient pas Salim tranquille. Avec chaque jour de nouvelles conjectures et découvertes s’y ajoutaient, et il arrivait au fur et à mesure à la conclusion que ce n’étaient pas juste des incompréhensions familiales, mais un conflit des gens avec des opinions et des avis différents. Le monde ancien auquel Khassen et Jamila étaient attachés,s’effondrait comme une assiette cassés en mille morceaux ce matin, et c’était fâcheux que le frère ne le voyait pas. Et peut-être qu’il n’était pas en mesure de comprendre la nouvelle vie ?.. Avant Salim le croyait éduqué et il se trouva que le frère n’avait point de connaissances plus ou moins sérieuses en aucune science !..  On le verra jamais avec un livre. Qu’est-ce qu’il sait, par exemple, sur l’étude de Marx et de Lénine, sur le matérialisme dialectique ? Avant, quand Khassen faisait ses études, tout cela était défendu. Alors il se trouve qu’il n’a aucune notion sur la théorie du marxisme et léninisme... Mais comment est-ce possible ?

-Célébrité, - marmonnait Salim en se souvenant comment des riches d’aouls louaient Khassen l’écume à la bouche. -  A juger par l’opinion de ceux qui t’aimaient, on voit bien pour qui tu as fait des efforts. Mais tout de même tu voulais arriver à quelque chose avant. Et maintenant ? Tu t’es fourré comme un souslik dans son trou et tu ne te soucie que de toi-même. Tu juges tout du point de vue de ton ventre : si le petit déjeuner est servi à l ‘heure, si le déjeuner est nourrissant, si l’on a réussi à se procurer des assiettes et des bas... Et si quelque chose ne te réussit pas, c’est toujours la faute du pouvoir soviétique, du socialisme... A-ah...

Salim sentait par intuition qu’il avait raison. La conduite de Khassen le rendait triste. Mais est-ce qu’il était une exception ? Il y en a beaucoup comme ça. Et lui-même aussi, Salim... Lui aussi, il a des vestiges de l’ancien, des traits créés sous l’influence de Khassen et des pareils à lui. Pourquoi ne l’a-t-il pas compris avant ? Il ne pouvait pas ? Ou il ne voulait pas ?

Peut-être qu’il n’osait pas, la foi en infaillibilité de son frère jadis célèbre l’empêchait ?.. Fâché,Salim serrait ses poings, se mettait à marcher plus vite. Ses sourcils se rencontraient renfrognés à la racine du nez. « Ou peut-être on aura encore besoin de tout cela ? – pensa-t-il  et tout de suite ressentit un soulagement. – On trouvera toujours des gens qui loueront  « les bons temps anciens ». Alors on pourrait leur montrer ces « bons »temps, ces représentants vivants de la vie d’antan, des khassens... Bon, - dit-il avec un signe de la main, quelles bêtises !.. Quelles idées absurdes...»

Salim s’approchait de l’institut. Il se souvint de nouveau de la discussion à venir avec les étudiants de la faculté de physique et mathématiques.

Dans la salle numéro trois les deux groupes étaient au complet. Le sujet de la discussion était « Le nouveau dans les principes d’organisation de notre parti » était annoncé en grosses lettres soigneusement écrites en encre noire sur une feuille de papier. Ici même des questions étaient énumérées : sur les moyens de développement du sens civique des gens, sur le renouvellement de la société, sur la lutte avec les vestiges du passé.  

Le premier à repondre à ces questions devait être le groupe de la faculté de physique et de mathématiques. La parole était prise  par un jeune homme maigre au visage pâle et aux longs cheveux noirs avec une raie au milieu. Membre de komsomol, du même âge que Salim, il parlait d’un ton assuré ayant pris pour base de son discours l’organisation des services de politique dans la république. On l’écoutait attentivement, on prenait des notes dans des bloc-notes. On ne voyait ici point de rivalité entre les orateurs ou d’hostilité entre des groupes séparés, on sentait que les membres de komsomol s’étaient rassemblés ici pour réfléchir plus et pour comprendre ensemble la politique du parti. Le deuxième à parler fut un étudiant de la mêma faculté, ensuite le troisième, et ils tous complèterent l’un l’autre d’une manière ou d’une autre.

En général tous disaient des choses correctes bien que ce fût un peu superficiel. D’autres discours manquaient de clarité, quelques-uns manquaient de logique, de concret. Salim ne posait pas de questions, mais en voyant que l’un des garçons de sa faculté commença à se moquer des étudiants de la faculté et s’était comporté d’une façon provocante, lui fit une remarque :

-      Il semble que tu as oublié que tu n’étais pas venu pour te battre ?

Mais quelqu’un de son groupe avait déjà posé la question :

-     A votre avis, qui est plus fort, le service de politique ou le comité régional ? Tout le monde éclata de rire, le premier rapporteur avait repris la parole pour répondre mais il s’était embrouillé et tout chez lui finit en opposition de l’activité du service politique et du comité régional. Il ne parlait pas maintenant d’un ton si assuré et passionné que la première fois, mais en riant et en se distrayant sur des répliques. Il fut  assailli des questions, tout le monde se mit à parler en même temps, en interrompant l’un l’autre, on commença la dispute dans de différents endroits de la salle. Quelqu’un essaya de corriger le rapporteur et brouilla tout à fait la question. On fit du battage autour de la question. La salle se partagea en deux camps.Alors là c’était Salim qui avait demandé la parole. Il tenait à raconter à ses camarades ce dont il pensait en allant ici mais il se fit ainsi qu’il avait commencé à parler à d’autre chose complètement.

-     Camarades, la question est posée d’une manière incorrecte ! – dit-il. Le bruit baissa dans la salle. – On ne peut pas opposé le comité de région aux services de politique. Les camarades qui cherchent qui d’eux est plus faible et plus fort se trompent aussi. Il faut partir du principe de leur unité...

Salim évalua les discours des camarades, expliqua la cause de la création des services de politique par le parti, de leur nécessité vitale. Les arguments de Salim étaient convaincants et bientôt il avait déjà complètement dominé l’attention des auditeurs. Il parlait du devoir de liquidation de distinction entre la ville et la campagne, du fait que si les vestiges du passé étaient encore présents dans la ville, ils fleurissaient, sans doute, dans des aouls. L’une des parties les plus compliquées du travail du parti est le développement du sens civique et de la culture dans l’aoul. Et là on ne pouvait pas douter de l’importance des services politiques, mais on ne pouvait tout de même pas oublier l’unité vivante de l’activité des comités régionaux du parti et des services de politique. Tout était correct et clair dans le discours de Salim. On l’applaudit même avec approbation mais après lui personne ne demanda plus la parole. Les membres de komsomol en parlant d’une manière animée se dirigèrent vers la sortie. Et Salim se souvint tout à coup de ses doutes et émotions, tout ce qu’il allait dire dans son discours. « Alors, une autre fois, - pensa-t-il. – J’aurai encore le temps... »

 

* * *

Il était vers midi quand Jamila était arrivée à Kraïsoyuz. On lui avait dit que Salmenov était à la réunion et elle se mit à l’attendre. Une heure passa, puis une heure et demie...La fatigue l’embrassa. Du matin elle avait couru au marché, l’avait parcouru de long en large, se bousculait dans des queues, et maintenant cette attente fatigante... Et après on ne sait pas ce qu’elle en aura ?.. Lui donnera-t-on du tricotage ou non ? Peut-être, il vaut mieux partir ? Mais partir quand Salmenov se trouvait à quelque pas d’elle derrière la porte était encore plus difficile.Les bas et le tricotage, c’est si rare maintenant ! Elle ne travaille pas, le seul revenu de la famille est le salaire de son mari, et le manque de l’argent se sent toujours dans la maison. Si l’on achète quelque chose, ce n’est qu’après une longue discussion et seulement quand on ne peut pas du tout se passer de cet achat. Tout se calcule jusqu’au dernier sou. Comment pouvait-elle ne pas se chagriner à cause de l’assiette cassée ce matin ?.. Le besoin fait chasser Jamila dans des queues, dans des bureaux, chez des connaissances. Il la fait chercher des rencontres avec des gens nécessaires, de s’acrrocher à eux. Non, elle ne peut pas partir sans avoir vu Salmenov.

La vie lui apprit beaucoup de choses : de se procurer des vêtements et le lendemain de les vendre à un prix triple au marché. Comme Khassen elle apprit à ne pas en avoir honte. Des fois quand il y avait une possibilité d’obtenir quelque chose dans deux endroits, Jamila essayait de contourner les queues.

Parfois elle y arrivait, mais des fois on la dénonçait, on l’attrapait et alors elle mentait comme elle pouvait, de toutes les manières possibles, parfois elle prétendait être stupide. Dans des queues, dans des bousculades et des entassements incroyables, elle ne perdait jamais son sang-froid. Elle savait bien à quel point parfois il fallait avoir de la poussée et de l’insolence. Et en mentant, en poussant des gens, elle avançait obstinément vers son but, vers l’étal. Mais bientôt on commença à la reconnaître et Jamila eut des ennuis deux ou trois fois. Elle se souvint qu’une femme ouïgoure l’avait accomodée de toutes pièces et l’avait poussée dans la poitrine aux yeux de tous les gens dans la queue. Jamila ne l’oubliera jamais. Mais il fallait le supporter, parce que des coups du sort beaucoup plus durs lui arrivaient. C’était aissi vrai que l’homme ne pouvait pas être plus fort que son époque. On était forcé de chercher des portes secrètes, où tromper quelqu’un et où peut-être voler quelque chose. Elle et Khassen se comprenaient sans paroles. Et de quoi pouvaient-ils parler, vraiment ? Tous les deux font la même affaire. Une affaire est une main... La réunion prenait du temps.

-     Oh mon Dieu !.. – soupira Jamila. – Le dîner n’est pas prêt. Que faire ? Attendre encore ou il ne vaut pas le faire ? Si je pars, je vais rester sans bas et robe... Ventrebleu ! Mais qu’est-ce qu’il fait là-bas ?

Salmenov sortit enfin. Il la salua, lui demanda gentiment comment elle allait, plaisanta bienveillamment. Mais après avoir écouté la demande de Jamila il devint sévère comme s’il s’était détaché.

-         On n’ pas encore de prix. Dès qu’on les a, je vous le dirai.

-         Mais j’ai attendu pendant si longtemps...- s’attrista Jamila. – Peut-être que vous pourrez m’aider tout de même ?

Mais Salmenov était implacable.

-         Mais je vous dis qu’on ne va vendre la marchandise à personne pour le moment, - répondit-il et se dirigea vers le bureau.

-         Mais ne me laissez pas quand même bredouille. – Jamila fit encore quelques pas en le suivant.

-    D’accord... D’accord ! – répondit celui-là sans se retourner.

-    Au moins la moitié de ce que vous allez acheter pour votre Rachel... – cria Jamila en s’attardant derrière lui.

Salmenov ne répondit pas. Elle attendit encore jusqu’à ce que la porte se ferme derrière lui et jura tout bas.

C’était la chaleur. Il était difficile de marcher. Jamila jurait les rues d’Alma-Ata, Salmenov, sa maison à l’extrémité de la ville qui était si loin. Ses genoux se  pliaient, ses épaules s’alourdirent. Elle marchait hâtivement en montant une rue escarpée, ses pieds soit se plongeaient dans la douce poussière qui s’envolait, soit trébuchaient contre les bouts aigus des caillous cassés. En tombant presque elle posait lourdement ses pieds comme un cheval maigri qui avait trébuché contre une culée. Il lui semblait que tout s’écroulait en elle.

-    Oh, merde! Que vous meuriez, vous tous ! – jurait Jamila entre ses dents. Elle maudissait le soleil qui brûlait si impitoyablement en faisant comme s’il la perçait de ses rayons.

A moitié vive elle se traîna jusqu’à la maison, mais elle franchit le seuil ayant froncé maussadement les sourcils, en adoptant le même air froid, inaccessible qu’elle avait en partant au marché le matin. Khassen  était couché sur le lit, tourné au mur, en attendant le déjeuner. Le beau-frère et la bru mettait la pièce en ordre en s’affairant autour. Jamila passa devant les vieux en gardant le silence comme si elle n’avait pas remarqué leur présence. Les vieux se ranimèrent, la regardèrent vite en même temps et baissèrent tout de suite timidement les yeux. Avec ce même air maussade Jamila alluma le réchaud de pétrole et se mit à cuisiner le déjeuner.

Le premier à ne pas se retenir fut le beau-frère. Il s’approcha de Jamila en tenant des éclats de l’assiette à la main.

-       Je pense qu’on peut coller le plat... Il est cassé juste en trois morceaux...

On voyait que le vieux avait décidé de faire revenir la paix dans la famille de tous les moyens.  Quelque lourde ne fût l’offense de ce matin, il agissait selon la coutume sage de vieux gens  qui ne supportaient pas de querelles dans la famille.  Et là ils étaient encore une raison involontaire de la dispute, eux-mêmes, les vieux. Jamila se tenait le dos tourné à lui, et le vieillard ne voyait pas son visage frémir et se mettre lentement à rougir.

-          Si tu me donnes un peu d’argent, j’irai moi-même au marché demain, - continua le vieillard peu courageusement. – Il suffit de le fixer à l’aide de deux ou trois rivets de cuivre...

-          Alors maintenant vous avez décidé d’avoir l’argent par ruse ? – jeta Jamila indignée dans le visage du vieillard. – Des gens comme vous gagnent gros sur nos sous. Voilà ce que vous avez en tête maintenant !.. Quand est-ce que vous avez habité comme des gens honnêtes sans essayer d’avoir un morceau ? – ayant frappé la porte avec fracas, elle sortit en courant dans la cour et faillit heurter contre Salim.

Salim resta bouche bée de surprise.

Il rentrait à la maison étant de l’humeur la plus joyeuse. C’était le printemps d’Alma-Ata incomparable dehors, le ciel était clair, un haut soleil de midi faisait comme s’il caressait un jeune corps solide. Juste aujourd’hui il fit vraiment chaud. Des feuilles d’émeraude brillantes qui n’eurent pas encore le temps de se couvrir de poussière, murmuraient joyeusement sur des arbres qui s’élevaient d’un haut mur régulier sur les deux côtés des rues. L’eau propre et crystalline des cimes enneigés en reluisant tintait dans des aryks ; des feuilles blanches, rouges et roses des pruniers, des pommiers, des lilas précocement fleuris papillotaient parmi la verdure des feuilles ; des rossignols chantaient. L’air descendait des montagnes par des vagues douces, l’air  fait des arômes des arbres, des fleurs et de l’herbe. Cet air splendide enivrait en remplissant la poitrine de joie... Et tout à coup Jamila... La même qu’elle était le matin comme s’il n’y avait pas ces quelques heures après la dispute... Comme si elle n’avait pas d’yeux et elle ne voyait pas le printemps... Il laissa Jamila passer et entra dans la maison.

-       Je lui ai dit que j’ai besoin d’un peu d’argent pour réparer l’assiette. Et elle pensa que je voulais lui prendre ces sous par ruse. – Le vieillard soupira ayant hoché tristement la tête. – Je n’ai pas entendu de mots pareils des étrangers, mais voilà que je les ai eus de la bouche de ma belle-fille. Et je la portais dans mes bras quand elle était petite... Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?

-       Notre belle-fille. Elle est la nôtre... Après Khassen et toi elle est notre plus chère enfant. Nous vous avons tous gardés dès votre enfance... – les lèvres de la vieille femme tremblèrent, elle pleura en essuyant ses larmes de son bras. – Je m’en fiche, elle dit... Moi ça va encore, mais l’appeler lui, avec sa barbe blanche, un voleur...

Salim écoutait les vieux avec une douleur dans le coeur. Après la mort de leurs parents le frère aîné et sa femme nourrissaient Khassen et Salim dès leur enfance. Salim les aimait et respectait comme il aimait et respectait son père et sa mère et il ne pouvait pas admetre que maintenant les vieux malades et faibles vivent loin de l’aoul. Mais pour Khassen qui avait quitté tôt la maison des parents, leur arrivée devait être mal à propos. Mais qu’est-ce qu’il faut faire pour qu’ils tous vivent en paix ? Le frère aîne en a tant de fois parlé. Il sembla étonnant à Salim que de bonnes idées anciennes des kazakhs sur les relations familiales pouvaient encore exister dans cette maison.

-    Vous ne comprenez pas encore que beaucoup de choses ont changé. Les vieux campements sont délaissés par les gens.Eux, - Salim jeta un coup d’oeil du côté du séjour, - ils ont fini de mener leur vie nomade aussi... mais de l’autre côté. Ils ont changé, et vous voulez que tout reste comme avant...

Les vieux ne le comprirent pas. Le vieux s’approcha plus près de Salim, se pencha vers lui et commença à parler en murmurant :

-        Salim, explique-le-nous clairement !Tu parles d’une façon peu claire. Qu’est-ce qu’il y a, il n’a pas assez d’argent ? Des problèmes avec la nourriture ? Peut-être ils ont honte de nous ? Pourquoi ne le disent-ils pas franchement ? Est-ce que nous leur sommes à charge, comme des bouches de trop ?..

-        Non, ce n’est pas la question. Ils reçoivent une ration considérable, et ils ont des provisions. Comment autrement expliquer le fait que vous vivez dans l’antichambre et que vous mangez séparément ?

-        Oui,c’est vrai, c’est vrai ! – Le vieux hocha la tête blanche pensivement. Jamila entra, et le vieux se tut ayant remarqué que la bru ne s’était pas encore calmée.

-        Vous êtes tous sur moi, comme si c’était le djout..

-         Qu’est-ce qu’il y a, Jamila, tes parents te sont à charge ? – Salim rit aigrement.

-        Oui ! – semporta Jamila.

-        Tu es obligé de les nourrir ? Vous êtes complètement ruinés, c’est ça ?

-        Peut-être c’est toi qui paies pour tout dans cette maison ? – para Jamila la main sur la hanche. – Continue à parler !.. On t’écoute.

-        Bien sûr que tu es sûre que tu trouveras un moyen de te débarrasser des bouches de trop ?

Jamila  se mit à crier :

-    Ca suffit de bavarder ! Tu es mon conseiller ou quoi ?!

- Mais qu’est-ce que tu fais, Jamila ! – dit Salim. – Vous êtes devenus de vraies nullités. – Ce n’est pas à toi de juger les adultes ! Béjaune ! Ecornifleur ! Tu n’es capable de rien toi-même, tu es à a notre charge...

-     Ce n’est pas vrai ! – dit Salim en se mettant en colère. – Je ne suis pas à votre charge !

-     Non ? Pourquoi alors vis-tu ici ?

-         Ah je comprends maintenant ! Alors sache que dès maintenant je ne mangerai pas de morceau de pain dans ta maison !

-         Mais regardez comme il est devenu fier ! – Jamila le mesura d’un regard méprisant.

Ayant entendu le bruit Khassen sortit de la salle de séjour et se jeta sur Salim.

-    Mais qu’est-ce que tu racontes ici ? Toi... Tu te prends pour un homme ?

-    Je dis la vérité.

Salim n’était plus en colère, il parlait calmement, fermement, sûr de sa raison. Cela mit Khassen en fureur. En s’agitant convulsivement et en roulant les yeux il ne pouvait prononcer un seul mot durant un certain temps. Enfin ayant serré ses poings et en bégayant d’une fureur impuissante il cria :

-    Si c’est comme ça... alors pars d’ici ! – La fureur qu’il retenait bien ou mal au bureau s’échappa. – Fous le camp ! Je ne veux pas te voir !..

Salim resta implacable.

-        Jallais partir moi-même.

-        Tu es à ma charge !

-    C’est un mensonge ! – Salim ne se retint pas, bondit sur ses pieds. – Quand Jamila le dit, ça va encore... Mais toi !.. Mais bon, peu importe maintenant.

Salim se mit à ramasser sa literie. Khassen se ressaisit, un désarroi se refléta sur son visage. Evidemment il ne s’attendait pas à une telle tournure brusque.

-    Mes chers, cessez de vous disputer, - dit le frère aîné. Nous avons le même père...

Mais la décision de Salim était irrémédiable.

-    Il ne faut pas m’en persuader... – Ayant plié la literie il campa sa casquette sur sa tête.

L’indépendance du frère cadet renforca la décision de Khassen.

-        Je vois que tu es devenu très intelligent dans ton istitut nul ! Et c’est tout ce qu’on t’a appris ?

-        Tu ne le comprendras pas, c’est au-delà de ton intelligence. Ne touche même pas à cette question, - Salim sourit-il malicieusement.

-    Oh je vois ce qu’on t’apprend !

Khassen sentit que la haine envers Salim l’enveloppait de plus en plus. Oui, c’était la haine envers tout le nouveau qui était née il y a longtemps et qui se cachait profondément dedans. En grandissant indépendamment elle embrassait tout son être et s’était retournée contre son frère les ayant complètement séparés. Maintenant il ne lui paraissait plus en son frère. Khassen se séparera plutôt avec son frère que permettra au nouveau d’entrer dans sa maison. Il eut ce désir de trouver maintenant de tels mots offensifs, de porter un tel coup à Salim qu’il ne pourrait pas les supporter. Et il dit sans réfléchir :

-    Dans ce cas-là, - Khassen montra du doigt du côté du frère aîné, - emmène-les avec toi !Que je sois un mauvais frère pour tout le monde !.. C’est cela que tu veux prouver ?  

Les vieux se mirent à pleurer.

-        Cher Salim, notre petit, se mirent-il à le prier, mais toi, cède-lui au moins... Oh mon Dieu, quel malheur !..

-        Il ne faut pas pleurer. Pourquoi pleurez-vous ? – se fâcha Salim. – Avez-vous peur que vous n’aurez rien à manger ?

-        Rien à manger ? – mima Khassen. – Vous commencez à réfléchir ?

-        Ne pleurez pas. Il voulait nous punir, mais il se trompa dans son calcul, - Salim calma-t-il les vieux. Il se dirigea vers la sortie. – Je ramènerai mes affaires et je reviendrai vous chercher. Vous saviez toujours bien travailler, - on va s’en sortir.

Khassen fit volte-face et alla dans sa chambre..

Salim tint sa parole. Le soir même il ramena les vieux dans le foyer. Khassen était couché dans la salle de séjour et il les entendait faire ses valises. Il ne sortit pas pour dire au revoir. Jamila dit qu’il dormait. Peu de temps après elle entra dans la chambre toute joyeuse.

-        Que veux-tu ? – grommela Khassen en fronçant les sourcils d’un air mécontent.

-        Ils sont partis !

-        Partis... – répéta Khassen tout bas après elle. – Je me suis fâché contre Salim. Il la bien mérité... Et eux... je les plains...

-        A mon avis qu’ils crèvent ! On va voir comment il va survivre. Il n’a ni appartement, ni produits. Il n’a même pas de vaisselle ! Il est nu comme un ver.- Jamila rit d’un air victorieux.  – On va maintenant le regarder!

-         Mais laisse ça ! – dit Khassen l’ayant regardée avec un air aliéné. – Tu as bien trouvé contre qui te venger ! Oh mon Dieu, comme les temps ont changé ? Où allons-nous ? Est-ce que nous n’avons pas été une seule famille ? – dit-il tristement. – C’est la faute de qui ?

-         Vous vous énervez sans cesse. – Jamila regarda le mari avec inquiétude. – Nous nous sommes toujours souciés des gens, et qui va s’en souvenir maintenant ? Oui,  on vous appelait « ak-jourek », compatissant, et quoi ? Voilà comment Salim s’est comporté avec nous. Et nous le portions dans les bras, nous lui avons tout donné.

Jamila entendit le mot « compatissant » pour la première fois de la bouche des atkaminers d’aoul et l’employait toujours avec un plaisir particulier. Avant, dans l’aoul, ce mot était perçu par les conjoints comme un mot leur appartenant souverainement. Juste les derniers ans personne n’appelait plus Khassen compatissant, mais le mot favori encore vivait dans leur maison. Ou en disant plus correctement, sa vie touchait à la fin.

Khassen se leva et se mit à mettre son veston.

-         Compatissant... oui-i, compatissant ... – marmonna-t-il tristement. – Fais de bonnes choses pour les gens, mais n’attends pas de gratitude. On profitera de ta bonté, et on te couvrira de fange ensuite. Cest ce qui nous est arrivé, Jamila ?

-         Bon, - remarqua Jamila contente du fait qu’elle avait réussi à calmer son mari. – On a déjà vécu beaucoup d’années. Ce quon a fait, on ne le défera pas !

Après s’être habillé Khassen se plongea en réflexions.

-     Mais en fait tu as raison, - dit-il. Sa voix sonnait déjà  plus sûre, bien qu’elle fût toujours basse. – Bon, alors, si c’est comme ça maintenant, que personne ne vienne plus ici, - finit-il en se dirigeant vers la sortie.

Il ferma la porte de son épaule, sortit dans la cour.

-     Je les chassai moi-même. J’ai fait des choses et maintenant je me torture...- marmonna-t-il sourdement.

La montagne grandit tout à coup devant lui. C’était si soudain qu’on sembla que son visage fut en feu. Il s’arrêta en désarroi.

-    C’est vrai. Je me torture maintenant moi-même... – marmonna-t-il de nouveau comme si quelqu’un le révelant se tenait sur son seuil.

Il leva la tête, regarda le pic. Le granit couvert d’une ombre grise répandait un froid glacé. Khassen vit soudain des sourcils froncés avec menace, un visage couvert de fissures noires de rides... S’étant rejeté en arrière il lui jetait un coup d’oeil perçant... Des yeux plissés... A deux pas de lui... Khassen hocha les épaules en frémissant craintivement.

-        Mon Dieu, mais qu’est-ce que c’est que cette obsession ? – agita-t-il de la main et marcha vite vers la porte cochère.

-        Vous allez là où vous avez l’intention d’aller ? – Une voix de Jamila forte, grossière le gagna juste comme elle avait fait ce matin quand il venait de se réveiller après un rêve cauchemaresque. – Et moi, qu’est-ce que je fais ?

Khassen s’arrêta, regarda autour. On ne voyait personne ni dans la rue, ni dans la cour, mais il jugea tout de même nécessaire d’être prudent.

-        Viens ici ! – appela-t-il sa femme en marchant à sa rencontre. – Dès qu’il fait nuit, prends un sac, des assiettes et cours chez Kassymkan. Et reste là, ne pars nulle part.

-        Mais on ne peut pas faire comme ça. Je connais la femme de Kassymkan. Elle va bavarder trop, elle me confondra et elle siphonnera une part du lion, - continua Jamila. – Et si elle n’ y réussira pas, la nourriture ne lui sera pas utile.

Khassen n’écouta pas sa femme, poussa la porte cochère et sortit dans la rue.

Amanbaï était déjà Kassymkan. Une bouteille avec un litre de vodka commencée était posée entre eux d’où ils avaient déjà, évidemment, bu un verre. Les hors d’oeuvre n’étaient pas bien... Ayant vu Khassen tous les deux bondirent sur les pieds et le saluèrent bruyamment.  

Kassymkan versa de la vodka de nouveau, et en riant, tendit un verre à Khassen.

-    Rince-toi la dalle !

Khassen s’approcha de la table, mais il ne prit pas de verre.

-        Eh, cette eau a besoin d’autres hors d’oeuvre, - rit-il avec ses copains et regarda Amanbaï. – Je m’attendais à voir quelque chose de chaud, un rôti, par exemple. Et ça c’est quoi ? – Khassen montra le morceau de pain du doigt. – Je ne vais pas boire si c’est comme ça.

-        Nous t’attendions, - dit Kassymkan. – Il faut penser à quelque chose.

-        Et où est notre cheval ?

-        Ce n’est pas loin... C’est tout près, - se troubla Kassymkan. – D’abord, tu sais, il faut décider d’une affaire.

-        Alors ? – Khassen regardait avec impatience tantôt l’un, tantôt l’autre.

-        Comme c’est bien que nous nous sommes enfin réunis ! – rit Amanbaï avec bienveillance. – On va passer du temps ensemble, comme avant, on va parler, on se souviendra de la vie ancienne. Et après on décidera.

-        Ecoute, pouvez-vous parler directement ? Où est le cheval ?

-        Mais il est ici. Il se tient là... Comme tu es incompréhensible, - Kassymkan essaya-t-il de calmer son copain. – Maintenant on va décider de tout.

Amanbaï trinqua avec Khassen, but.

-        Aujourd’hui je te disais qu’une chose m’empêchait, - commença-t-il en s’adressant à Khassen. – Alors voilà l’affaire. J’ai ramené le cheval du sovkhoze où je travaillais avant. C’était un bon cheval, solide. Mais il y a deux mois il a commencé à boiter. Son pied s’est enflé. Le vétérinaire l’a examiné de tous les côtés et n’a pas pu définir la raison. J’ai apporté un cadeau au vétérinaire, je l’ai convaincu que le cheval était inguérissable, qu’on appelait cette maladie « une boiterie éternelle » parmi les gens. Alors je lui ai arraché le bilan. Après je l’ai convaincu à donner mon cheval bai pour un traitement chez un médicastre. Je l’ai ramené dans un aoul, et on l’y a tellement nourri durant deux mois...

-        Gras ? – Khasssen saliva même en entendant quelqu’un mentionner un cheval engraissé.

-        Oui, il a de la graisse de largeur d’un doigt, - répondit Kassymkan. – Ou peut-être plus..

Khassen animé et joyeux avait déjà versé lui-même de la vodka, trinqua avec ses copains, il but.

-         Alors, continue ! – fit-il un signe de la tête à Amanbaï.

-         En général tout est bien de ce côté. Le seul obstacle est un kolkhozien qui connaissait ce cheval avant. Il est des stakhanovistes. D’ailleurs, c’est lui qui m’a amené jusqu’à la ville. Ayant vu le cheval, durant tout notre trajet il grondait le vétérinaire  qui selon lui ne comprenait rien et ne pouvait distinguer entre un cheval en bonne santé et un cheval malade. Je commençai d’abord à dire qu’il serait bien d’abattre le cheval, et qu’il avait de la graisse de largeur de deux doigts et que sa viande devait être délicieuse, mais était-ce possible ? Il s’emporta : « Abattre un cheval pareil quand on manque de chevaux dans le kolkhoze ?! »

-         Et tu n’as pas pu le convaincre ! – reprocha Kassymkan. – Tu aurais pu dire que son pied ne guérissait pas, que le vétérinaire avait raison. Il y a des documents quand même !

-         Oui, je l’ai dit. Mais pas tout. J’ai aussi laissé quelque chose à dire pour le futur.

Khassen rit content de l’habileté d’Amanbaï.

-         Tu as bien fait ? Comment peut-on faire confiance à un kazakh sot ?

-         Je n’ai pas parlé de documents, de bilan de vétérinaire.

La ruse d’Amanbaï plut aussi à Kassymkan.

-         Très bien ! – ne se retint-il pas. – On voit que tu as une tête bien.

-         Mais alors, de quoi on parle ici ! – Khassen se leva, fit passer son index à travers la gorge. – Il faut abattre le cheval... Makhan kouchaït ! – ajouta-t-il en déformant exprès les mots.

Kassymkan ne se décidait toujours pas.

-         Et on ne le considérera pas comme une maraude ? Tu sais que les lois sont sévères maintenant.

-         Arrêtez ça ! – Khassen lui coupa-t-il pas la parole. Sa voix devint tout de suite sévère. – Le  pouvoir soviétique ne s’appauvrira pas à cause d’un petit cheval. Est-ce qu’il nous a pris peu de bétail ? Alors abattez-le, diable ! Ca ne sert à rien de tourner autour du pot !

Amanbaï et Kassymkan ne dirent rien.

-        Bon, alors, il est où, ce kolkhozien ? – se domina Khassen en voyant l’indécision de ses copains. – Il faut l’inviter, le nourrir à sa faim et lui fermer sa gueule. Personne ne nous empêche à part lui ?

-        Khassymkan s’inquiète parce que celui-là était venu ici aujourd’hui et avait vu le cheval, - annonça Amanbaï.

-        Voilà, - confirma Kassymkan. – C’est dangereux tout de même.

Mais il était déjà difficile d’arrêter Khassen. Dans une demi-heure Amanbaï suffisamment saoul l’avait soutenu aussi. Enfin, ayant épuisé tous les arguments, le prudent Kassymkan dut se mettre d’accord avec ses copains. Le sort du cheval bai était décidé. Entre temps la nuit était venue, et l’on avait abattu le cheval sans crainte dans la cour.  Les femmes de Khassen et de Kassymkan, sans détacher les regards l’une de l’autre, s’affairaient autour des hommes découpant le cheval.

A la maison, les trois copains se mirent à boire la deuxième bouteille de vodka en forçant sur le rôti de cheval chaud et gras. Leurs langues se déchaînèrent, des pensées secrètes se révélèrent. Ils se souvinrent de toutes les histoires et de toutes les affaires des années 18 et 19 chères à leurs coeurs, quand le pouvour soviétique n’était pas encore arrivé dans la steppe. Khassen en bombant fièrement son torse prononça :

-    Nous sommes des gens qui ont fait des affaires historiques ! Tous les trois, nous resterons dans l’histoire !..

Mais n’eut-il pas le temps de finir son discours qu’un piètinement fort s’entendit près de la porte. Des voix étrangères s’entendirent. Kassymkan ayant saisi la bouteille avait plongé de peur sous la table. Quatre hommes vêtus d’un uniforme militaire entrèrent. Amanbaï avait reconnu dans le cinquième le kolkhozien qui l’avait amené dans la ville.

Il était inutile de parler, de prouver son innocence. Khassen essaya tout de même de s’opposer.

-     Nous sommes des cadres... Nous sommes des employés responsables de l’administration de la région... – L’enivrement avait tout de suite quitté sa tête. On ne l’écoutait pas...

On fit sortir les copains dehors.

Au tournant de la rue le regard de Khassen glissa en avant. Le grand pic d’Alma-Ata le regardait froidement- lointain et inaccessible... Régulier comme le granit, le pic d’Alma-Ata qui ne connaît pas de défaites...

1935



[1]Toï – une grande fête

 

[2] Baïga – course de chevaux chez les peuples turcs

[3] Treouch – un chapeau chaud avec des oreillons

[4] Atkaminer – membre des autorités au Kazakhstan activement participant aux affaires de la vie publique

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